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Repenser le commerce international
Thierry Warin
École Polytechnique de Montréal
Middlebury College (USA)
Fellow CIRANO
Tout d’abord, permettez-moi de dire à quel point c’est un honneur et un privilège que d’être en si
bonne compagnie. Merci à Mr Claude Montmarquette, Mr Jarislowsky et à vous dans la salle pour
votre intérêt dans cette conversation.
Ensuite, j’aimerais vous laisser à la fin de cette présentation avec au moins quatre réflexions. La
première est que les économistes n’ont pas toujours tord. Je sais bien qu’au beau milieu de la pire
crise financière et économique depuis 1929, cela semble être un objectif difficile à atteindre, mais
comme l’on dit en économie : toutes choses égales par ailleurs, si l’on fait l’hypothèse que c’est
possible, alors… La deuxième réflexion est que les organisations internationales font plutôt du bon
travail compte-tenu de l’ampleur et de la complexité de leurs tâches mais qu’il faut revoir les notions
de multilatéralisme et de bilatéralisme. Ne nous voilons pas la face, le multilatéralisme est en panne.
La troisième réflexion est que le système capitaliste mondial qui est dans sa troisième phase depuis
la révolution industrielle du XIXème siècle ne va pas si mal compte-tenu qu’il en est encore à l’âge de
l’enfance, peut-être préadolescence. La quatrième réflexion est la plus importante selon moi : il faut
repenser les concepts et les théories. Il faut revenir à ce que les concepts veulent vraiment dire et
quelles sont leurs limites. Les économistes doivent apprendre un peu de la science de la sémantique.
Par exemple, à chaque fois que l’on démontre la supériorité d’un équilibre sur un autre, il faudrait
être sûr d’avoir pris en compte les coûts d’ajustement pour passer du premier équilibre (inférieur) au
second équilibre (supérieur).
Le 12 janvier 2010, Haïti était frappée une nouvelle fois par une catastrophe naturelle. En 35
secondes, un tremblement de terre violent mais pas plus fort que d’autres tremblements de terre
ailleurs dans le monde va tuer plus de 200 000 personnes et laisser 1,5 millions de personnes sans
abri, encore aujourd’hui. Plus de 40% du maigre PIB d’Haïti provient (1) des envois d’argent par la
diaspora et (2) des dons bilatéraux et multilatéraux. Pourtant, lorsque l’on survole l’Île de la Tortue
jusqu’aux flans de Fort Jacques, on ne peut comprendre pourquoi cette île qui a être très belle et
qui pourrait le redevenir est dans un tel état. Comme un peu plus de 5 milliards d’êtres humains sur
terre, les Haïtiens ont des difficultés à se joindre à la table des économies développées.
Le thème du débat d’aujourd’hui porte sur « Repenser le commerce international. » Ce thème est
exactement le titre d’un livre publié par l’économiste et Prix Nobel Paul Krugman en 1994. C’était le
début de ce que les économistes appelaient « la nouvelle théorie du commerce international. » Cette
nouvelle théorie se voulait plus puissante, plus fine, plus proche des mécanismes réels des
économies et mettait l’accent sur l’infrastructure, l’innovation et les facteurs de production
spécialisés. Dans un autre genre, les années 1990 sont aussi les années du « Consensus de
Washington » : les organisations internationales (Banque mondiale et Fonds Monétaire
International) pensaient avoir trouvé le modèle de développement économique : désendettement,
dévaluation, ouverture des économies aux marchés mondiaux. Les théories du commerce
international nous enseigne que les pays vont se spécialiser et/ou différencier leurs produits
amenant alors à un approfondissement des économies et donc un renforcement de ces mêmes
économies. D’un côté, Paul Krugman expliquait les mécanismes, de l’autre les institutions voulaient
forcer ces mécanismes et remplir après tout leur mandat : aider le monde. Seulement on avait oublié
les coûts d’ajustement. Passez d’un équilibre à un autre même supposé meilleur est coûteux. Le
pire coût est le syndrome du gagnant : le gagnant est celui qui rafle tout.
Ont suivi la crise Mexicaine en 1994, la crise asiatique de 1997, la crise argentine de 1998, la crise
russe de 1998, la bulle internet de 2000 et la crise de la titrisation des prêts hypothécaires de 2007.
Force est de constater qu’il est nécessaire de « repenser le commerce international. »
En ce qui me concerne, j’aimerais « repenser le commerce international » de deux façons différentes.
La première est qu’il faut repenser « l’organisation » du commerce international. La crise
économique aujourd’hui est une excellente opportunité pour repenser le mandat des organisations
internationales, leur nombre, les acteurs, redéfinir la multilatéralisme par rapport au bilatéralisme
toujours très fort. Il ne s’agit pas de faire disparaître le FMI ou la Banque Mondiale, ou l’Organisation
Mondiale du Commerce ; sans ces institutions les citoyens les plus fragiles des pays les moins
développés n’auraient même pas de lendemain. Mais il s’agit de revoir les mandats, les modes de
fonctionnement et surtout la vraie place du multilatéralisme.
La deuxième façon de repenser le commerce international est davantage au niveau académique. Je
veux amener la réflexion ici au-delà de la réforme des institutions internationales. Repenser le
commerce international, cela veut dire pour moi raffiner les modèles des économistes, de travailler
sur une nouvelle « nouvelle théorie du commerce international » qui prendrait en compte la
régionalisation davantage que la mondialisation, qui intègrerait les dimensions culturelles et
environnementales sans oublier l’éthique. Cette nouvelle théorie qui mettrait en avant le « bien-
être » et non pas seulement le PIB serait le pendant de ce que la Commission Sen-Stiglitz-Fitoussi
proposait pour l’alternative à la mesure d’une économie que représente le PIB. Ces nouveaux
modèles intègreraient donc la complexité du monde tel que vécu par les êtres humains : ils vivent
dans des régions économiques (théorie des zones monétaires optimales) plus que des pays
(définitions politiques), ont des habitudes (culture), des exigences sociales (protection de
l’environnement, règlementations sanitaires, etc.). Ces modèles nous serviraient à mieux représenter
la mécanique du commerce international (les délocalisations pour raisons de coût, mais aussi pour
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raisons technologiques par exemple), les échanges Nord-Nord et les difficultés des pays en
développement à être compétitifs, et ces modèles plus descriptifs de la complexité du monde
permettraient d’être un peu moins doctrinaire ou idéologique quand il s’agit de mettre en place des
politiques économiques : du point de vue conceptuel, la mondialisation, c’est-à-dire un monde
homogène, transparent, facilement lisible, n’existe pas et n’est pas prête d’exister. Thomas Friedman
et son monde plat, ce n’est pas pour demain. Le commerce international est guidé non pas
seulement par les barrières tarifaires, mais aussi par des barrières non tarifaires : oui des
règlementations que l’on peut harmoniser… ou homogénéisées, avec en plus des barrières
naturelles : la culture, la distance géographique, la connectivité, l’infrastructure, etc. Par exemple,
doit-on un pays en veloppement de subventionner une industrie quand un pays développé a
subventionné une infrastructure d’excellence (aéroports, trains, autoroutes, éducation, etc.). La
définition d’une subvention est une zone grise.
Cette complexité entre tous ces blocs, toutes ces couches, peut faire penser que d’essayer de
supprimer des couches pour faciliter les échanges est la recette. C’est l’argument du « nivellement
du terrain de jeu. » Et bien la réalité est plus compliquée. Je pense plutôt que lorsque l’on a compris
qu’en effet le monde est complexe et bien la meilleure solution est de mettre en place l’équivalent
de la discrimination positive : ne pas avoir peur de mettre en place des politiques pragmatiques.
Vous noterez que je n’ai pas dit protectionnistes, mais plutôt des politiques qui tiennent compte des
demandes des citoyens : pas de peinture au plomb, intégrer les coûts environnementaux (taxe
carbone par exemple). Ces politiques seraient évidemment différentes dans les pays développés et
dans les pays en voie de développement, c’est déjà le cas. Au lieu de faire des pays développés
(occidentaux) le marché ultime de la consommation, cela forcerait les pays en voie de
développement à trouver leur modèle. Les organisations internationales trouveraient alors leur
nouveau mandat qui serait non plus un consensus homogène pour tous les pays, mais une solution
adaptée aux besoins de chacun dont le but ultime n’est pas une seule forme de société de
consommation.
Repenser le commerce international, pour le scientifique que je suis, veut plutôt dire repenser les
explications des flux commerciaux actuels. C’est de la responsabilité des économistes que de
proposer de nouvelles explications. La crise financière n’a pas été une bonne publicité pour les
économistes jusqu’à présent, mais comme le disait apparemment Rockefeller : « il ne faut pas perdre
de vue les opportunités à saisir au moment d’une bonne crise. » Merci.
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