Présentation Contre l’exclusion : repenser l’économie. Jalons pour un programme Juan-Luis Klein et Benoît Lévesque Repenser l’économie pour contrer l’exclusion ! Voila le défi, ambitieux, hardi et aux significations multiples posé par cet ouvrage1. Une telle réflexion répond au besoin de comprendre les problèmes nouveaux provoqués par la crise de l’Étatprovidence et par la configuration d’un contexte où la croissance ne crée pas suffisamment d’emploi pour résorber le chômage et l’exclusion, qui deviennent des caractéristiques stables et structurelles de nos sociétés. L’exclusion, considérée jadis comme un problème résiduel et limité, qui ne concernait que des couches sociales marginales et que les politiques de redistribution du revenu et d’investissement public devaient vite résoudre, se révèle aujourd’hui comme le problème crucial de la société fordiste en crise. Certes, la répartition inégale de la richesse, et donc l’existence des riches et des pauvres, constitue la base de la rupture sociale qu’engendre l’exclusion ; mais elle ne suffit pas pour l’expliquer. Les inégalités sociales ont toujours existé sous le capitalisme, y compris dans les pays où la régulation fordiste et l’État-providence avaient réussi à en atténuer les effets. La pauvreté, même dans les pays affichant les plus forts indicateurs de richesse matérielle, a été le lot de 1. Ce livre réunit les textes de seize communications et deux commentaires présentés au colloque annuel de l’Association d’économie politique, tenu à Montréal, sous les auspices de l’Université du Québec à Montréal, les 14 et 15 octobre 1994. Les textes des communications ont été rédigés avant et retravaillés après le colloque. Les deux commentaires ont été élaborés sur place, à chaud, et traduisent l’esprit des débats tenus durant le colloque. 10 Contre l’exclusion : repenser l’économie groupes significatifs de la population, tels par exemple certaines catégories d’immigrants ou les citoyens de certaines régions considérées comme marginales. L’exclusion qui affecte la société aujourd’hui n’est donc pas le résultat des inégalités sociales et économiques, propres au capitalisme, mais plutôt d’une stratégie de gestion de ces inégalités. Elle est le produit de la crise de l’État keynésien, voire d’une conception de la gestion du social qui cherche à assurer la maintien des privilèges des couches sociales dominantes, même si le rythme général de croissance a ralenti comparativement aux années fastes de la société fordiste. Il en résulte une société divisée en deux grandes classes : ceux qui ont tous les droits, qui jouissent d’une large sécurité sociale, qui bénéficient d’un revenu stable, et ceux qui voient leurs droits de citoyens érodés par des revenus faibles et incertains, par la remise en question des programmes de sécurité sociale et par leur rapport précaire au marché du travail. Ce problème est à la fois individuel et global. Il est individuel parce que qui dit exclusion dit exclus. La situation d’exclusion est à l’origine de vécus spécifiques, de drames humains, mais aussi de solidarités nouvelles entre des individus qui constituent le ferment d’un secteur communautaire riche en liens sociaux et en énergie innovante. Mais l’exclusion constitue aussi, et surtout, un problème global, dans la mesure où elle révèle une crise profonde des modalités de régulation qui jadis cimentaient la société et la reproduisaient. L’État-nation, dont les attributs économiques ont été conçus et introduits sous l’impulsion de la pensée keynésienne, est en crise. Cette crise ne se traduit pas par la disparition de l’État, ni comme lieu de pouvoir économique et politique ni comme espace d’articulation de la lutte politique. Elle ne sonne pas non plus l’heure de la disparition de la nation comme espace de régulation. La crise de l’État-nation exprime surtout l’asservissement des États et de leurs dispositifs régulateurs, notamment de leurs politiques sociales et économiques, aux normes financières imposées par des instances transnationales, voire mondiales. La mondialisation progressive de l’économie a fait éclater le cadre étatique de régulation économique et sociale. Les politiques économiques et sociales qui visaient le renforcement des appareils productifs et des marchés nationaux sont remplacées progressivement par des politiques d’ouverture économique, ce qui, par le fait même, pose des standards de compétitivité plus élevés. Dans ces nouveaux espaces économiques supranationaux, les grandes corporations bénéficient des rentes de localisation et d’avantages comparatifs multiples, ce qui apporte un dur coup aux politiques sociales des États. C’est que ces politiques comptaient parmi leurs objectifs celui d’intégrer au marché l’ensemble des citoyens, d’en faire des consommateurs dans le but justement de renforcer le marché intérieur et, partant, de soutenir l’appareil productif national. Sous la gestion fordiste du social, pauvres et riches constituaient des consommateurs, d’où leur intégration malgré leurs différences structurelles. L’intégration se réalisait par la consommation et était soutenue par des politiques sociales dont la rentabilité se mesurait en fonction de la reproduction élargie du capital. Présentation 11 Or, la mondialisation dissocie la géographie de la production de celle du marché. La performance des entreprises n’est donc plus dépendante des marchés nationaux. Plus besoin désormais de politiques visant à renforcer le marché intérieur. Les États ont alors été poussés à sacrifier leurs politiques sociales nationales au profit de la compétitivité internationale et ont choisi d’appuyer les entreprises et instances productives compétitives et performantes. Aussi, l’exclusion est-elle le résultat de l’effet de la crise du fordisme et d’une stratégie d’inspiration néo-libérale adoptée par les États occidentaux pour faire face à cette crise. Conduits par l’influence combinée des institutions internationales, des grandes corporations et des capitaux locaux assoiffés de concurrence, les États ont adhéré à un modèle, le modèle néo-libéral qui exclut une partie des citoyens. Mais est-il possible de faire autrement ? Voilà la question implicite à laquelle cet ouvrage essaie de répondre. Heureusement, la réponse est oui. Les différents auteurs montrent que l’option néo-libérale ne constitue pas la seule stratégie pour affronter la crise de l’État-providence. Les travaux qui suivent font la preuve qu’il est possible d’élaborer des stratégies visant la recimentation de la société. Or, ces stratégies ne peuvent pas être élaborées à partir des outils économiques traditionnels, soient-ils néoclassiques ou keynésiens. C’est l’économie dans son ensemble qui doit être repensée, élargie afin de réintégrer la société dans son raisonnement. Une telle réflexion doit porter aussi bien sur les fondements épistémologiques de l’économie que sur le statut que celle-ci accorde aux diverses pratiques et expérimentations sociales qui visent justement à contrer l’exclusion. Cet ouvrage propose donc le besoin de repenser, voire de renouveler l’économie, en considérant des valeurs négligées par les modèles traditionnels, tels la solidarité, la communauté, les sentiments d’appartenance, l’effet du milieu local, la durabilité du développement. Au travers des seize contributions théoriques et empiriques qu’il regroupe — œuvre de sociologues, économistes, géographes et politicologues, originaires du Québec, d’autres provinces canadiennes, des États-Unis, du Mexique et de la France —, se dessinent en filigrane les contours d’un cadre d’analyse et d’action qui, comme on le verra, émerge comme une option face à l’économisme de la stratégie néo-libérale. L’ouvrage est divisé en quatre parties. La première réunit trois contributions (Lévesque, Roustang et Goulet) qui signalent les sens distincts mais complémentaires que doit prendre la remise en question de l’économie dans le contexte de la crise de la société fordiste et dans la perspective de dénouer l’impasse de l’exclusion. Ces auteurs posent les jalons d’un programme de reconstruction de la société basé sous le signe de la solidarité et du développement durable. Il en découle que la lutte contre l’exclusion exige la révision des objectifs et des choix éthiques qui guident la gestion du social et les politiques de développement en vigueur dans nos sociétés. La société salariale, dont la crise motive la dualisation de la société, doit être remplacée par une société postsalariale où les divers acteurs sociaux et économiques structurent de nouveaux compromis et un nouveau contrat social. Dans ce nouveau paradigme, activité ne voudrait pas dire emploi, revenu ne voudrait pas dire salaire, richesse matérielle 12 Contre l’exclusion : repenser l’économie ne voudrait pas dire bien-être. Repenser l’économie renvoie donc à la remise en question des paramètres de développement et de performance économique hérités du fordisme et de l’économie keynésienne. La deuxième partie regroupe quatre contributions (Caillé, D.-G. Tremblay, Vachon et Coallier, et Boismenu) qui mettent l’accent sur la dualisation du marché du travail et insistent sur le besoin de repenser la gestion sociale du travail. Les auteurs montrent que la dualisation du marché du travail est une facette importante de l’exclusion même si elle n’en couvre pas tous les aspects. C’est que la dévalorisation économique du chômeur et du travailleur précaire conduit à leur dévalorisation sociale, ce qui entraîne l’un des effets les plus pernicieux de l’exclusion : la structuration d’une couche sociale constituée par des citoyens dévalorisés par la société. Certes, l’exclusion du marché du travail affecte toutes les catégories sociales. Mais elle touche davantage les jeunes, qui s’en voient fermer les portes et qui doivent recourir au travail précaire, ainsi que les travailleurs plus âgés qui, mis au chômage par la modernisation et la délocalisation des structures productives, ne disposent pas d’outils efficaces et réalistes de reconversion. Cette situation est d’autant plus aiguë dans les quartiers industriels des agglomérations urbaines, dans les régions mono-industrielles et dans les zones rurales. Les politiques sociales en vigueur, de plus en plus punitives à l’égard des travailleurs précaires et des chômeurs, négligent le fait que le chômage et le travail précaire ont des conséquences sociales importantes. L’exclu du marché du travail pendant une période prolongée est écarté des milieux sociaux dans lesquels s’offrent les possibilités de travail permanent et bien rémunéré. L’exclusion est donc entretenue par un cercle vicieux où l’alternance travail précaire-chômage aboutit inlassablement aux programmes d’assistance sociale. Or, les gouvernements, à travers des programmes d’aide à l’emploi insuffisants et mal conçus, encouragent les prestateurs d’assistance sociale à accepter des travaux précaires qui ne font que redémarrer le cycle. La troisième partie regroupe cinq travaux consacrés à l’analyse de cas aussi divers que le Québec (Favreau), la France (Archambault), le Mexique (Hiernaux-Nicolas) et l’Inde (P.-A.Tremblay). Au travers des cas analysés dans ces travaux, les principes de l’économie solidaire énoncés préalablement par Laville prennent forme et dévoilent leurs possibilités et leurs limites. Il appert que, contrairement à la vision traditionnelle qui les dissocie, les activités monétaires et les activités non monétaires doivent être réunies dans la perspective de la socialisation de l’État-providence. Combinant le principe de la solidarité avec celui de la rentabilité, l’économie solidaire se construit par des partenariats privé-public, par la combinaison du travail salarié et des activités non rémunérées, par l’engagement des milieux locaux dans des formes innovantes d’entrepreneuriat social et par la mise en place d’institutions et d’espaces où se négocient de nouveaux liens entre l’État et la société civile. Ascendants et tissés à partir de la base, ces nouveaux liens se créent au rythme d’expériences partenariales qui tantôt répondent au désengagement de l’État et assument, dans une Présentation 13 forme de sous-traitance, la conduite des programmes sociaux que celui-ci délaisse, tantôt expriment des formes innovantes où le milieu se construit et se prend en main. La quatrième partie abonde davantage dans ce sens. Les travaux de Godbout, Morin, Beaudry et Dionne, et Grell examinent les rapports entre l’État et la société civile. La crise dans les rapports État–citoyen se traduit par le renforcement des identités locales et des réseaux forgés au sein des communautés. La société civile, opposée à la mobilité qu’impose l’option néo-libérale, se fragmente en communautés micro-locales où les appartenances territoriales priment les distances sociales. Les tissus sociaux créés dans le vécu de l’exclusion sont mis à profit par des projets collectifs qui amènent les communautés locales à s’affirmer et à se mobiliser pour la maîtrise de leur développement. Enfin, les commentaires de Andrew et Mendell rappellent que la remise en question de l’État-providence ne doit pas conduire à la disparition de l’État. Si les communautés locales émergent comme les bases de la reconstitution des sociétés, celle-ci ne peut se faire en dehors de la lutte politique. Or, le principal champ d’action de celle-ci est encore l’État. L’État n’est pas en crise, c’est la fonction qu’il a assumée qui l’est. Aussi, repenser l’économie veut dire en même temps repenser l’État et ses rapports aux citoyens et aux communautés locales. L’économie solidaire émerge donc comme une option qui se construit par des expériences diverses devant à la fois tenir compte de la privatisation de l’État-providence et recréer de nouveaux rapports avec les instances publiques. Même si elle n’a pas encore conquis toute la légitimité et la reconnaissance nécessaires à son acceptation comme formule globale, cette option progresse, couvrant une part de plus en plus large de la gestion du social. Elle constitue donc moins un moyen de réinsertion des exclus — bien que, souvent, les expériences qui la composent visent d’abord cet objectif —, qu’une voie de recomposition sociale et de retissage des liens sociaux rompus par les politiques néolibérales de réponse à la crise. Une véritable réponse à l’exclusion exige un renversement de perspective, une révision des principes de la gestion du social et de l’économie. Une véritable politique d’intégration sociale doit : 1) s’appuyer sur le respect du droit du citoyen et assurer à tous l’accès aux services et aux revenus, 2) revoir le statut du travail dans la distribution de la richesse et dans la valorisation des individus, 3) utiliser l’innovation technologique comme outil de déconcentration des activités et d’habilitation des milieux locaux, base de la reconstruction de la société civile, et 4) favoriser, aussi bien au plan national qu’au plan local, la concertation entre les différents acteurs sociaux (État, syndicats, entreprises et milieux associatifs) qui sont susceptibles de recréer les liens sociaux et politiques brisés par la crise et les politiques néo-libérales en cours.