socius : ressources sur le littéraire et le social
Habitus
Samuel Coavoux (École Normale Supérieure de Lyon)
Si le concept d'habitus a souvent été employé par la philosophie et les sciences
sociales, de Thomas d’Aquin à Marcel Mauss, il tire son acception contemporaine du
travail de Pierre Bourdieu. Dans sa théorie de la pratique, l’habitus désigne un
patrimoine relativement cohérent de dispositions transférables, produit par la
socialisation, qui est au principe de l’action d’un agent social. Il assure ainsi
l’ajustement entre l’agent, son action et son milieu :
« [E]n tant qu’il est le produit de l’incorporation d’un nomos, du principe de vision et de division constitutif
d’un ordre social ou d’un champ, l’habitus engendre des pratiques immédiatement ajustées à cet ordre,
donc perçues et appréciées, par celui qui les accomplit, et aussi par les autres, comme justes, droites,
adroites, adéquates, sans être aucunement le produit de l’obéissance à un ordre au sens d'impératif, à une
norme, ou aux règles du droit » (Bourdieu, 2003, pp. 207-208).
Les dispositions sont des manières de faire, de penser ou de sentir, qui forment « une
matrice de perceptions, d'appréciations et d'actions » (Bourdieu, 1972, p. 178, nous
soulignons).Ces dispositions sont acquises lors des processus de socialisation, et en
particulier de la socialisation primaire, dans l'enfance, sous l'influence de la famille et
de l'école. Enfin, l’habitus, comme patrimoine de disposition, est générateur de
pratiques : il est au principe de l’action sociale. C’est cette définition qui prévaut dans
les usages les plus courants du terme. L’habitus, qui est alors un concept idéal-
typique, sert à décrire un ensemble de dispositions courantes dans un groupe social :
on parlera d’habitus ouvrier ou bourgeois, masculin ou féminin, etc. La notion ainsi
définie prête le flanc à la critique : elle serait déterministe, et ne serait capable de
penser ni le changement social, ni la pluralité des socialisations.
En réalité, l’habitus est pris dans une dynamique perpétuelle. La socialisation, en effet,
perdure à l’âge adulte, au travail, dans la famille, et dans les différents cercles
d’appartenance des individus (Darmon). L’habitus se transforme lentement, car il
conserve un pouvoir d’hysteresis (il permet ainsi d’expliquer pourquoi un individu
changeant de groupe social conserve au moins pendant un certain temps les manières
de faire de son groupe précédent), mais il évolue toutefois. Par ailleurs, l’utilisation
d’idéaux-types apparemment figés et cohérents, comme les habitus de classe, n’est
pas contradictoire avec une analyse plus détaillée de la fragmentation des patrimoines
individuels de dispositions. À la suite de Bourdieu, Bernard Lahire propose ainsi une
exploration systématique de la pluralité des instances de socialisation, de
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l’incohérence des systèmes de dispositions, et des variations de leur transférabilité
(Lahire). Enfin, l’habitus génère les pratiques sans les déterminer absolument : il laisse
place à l’improvisation et à l’émergence de nouvelles dispositions.
La sociologie de la littérature trouve trois usages à ce concept. Il peut d’abord être
employé pour analyser l’œuvre littéraire elle-même. On saisit alors, à travers la
description de l’habitus des personnages, le sens du social dont fait preuve l’auteur.
Catherine Bidou-Zachariasen montre par exemple en quoi La recherche du temps
perdu met en scène la lutte de deux mondes sociaux, la bourgeoisie et l’aristocratie,
caractérisés par des habitus très différents, que résume l’opposition entre Mme
Verdurin et la duchesse de Guermantes (Bidou-Zachariasen).
Cette approche est également fertile pour la sociologie de la production littéraire.
Dans ce cas, c’est la socialisation de l’auteur, et l’habitus qui en résulte, qui peut
permettre de comprendre son œuvre. Dans Les règles de l’art (1998), Bourdieu produit
une analyse de la constitution du champ littéraire à la fin du xixesiècle qui s’appuie
sur la diversité des habitus des écrivains. Ceux qui sont issus de la bourgeoisie
bénéficient à la fois de la liberté de création que leur offrent leurs rentes, et de
l’audace et du sens du placement qui leur permettent de s’engager dans les
entreprises littéraires les plus rentables symboliquement. À l’inverse, les petits
bourgeois, soumis à la pression économique et manquant de familiarité avec le monde
littéraire, se réfugient dans les genres symboliquement dominés (Bourdieu, 1998,
pp. 429-435).
Enfin, l’habitus peut être mobilisé pour comprendre l’effet des expériences
biographiques d’un lecteur sur son expérience. L’enquête biographique menée par
Gérard Mauger, Claude Poliak et Bernard Pudal montre ainsi la manière dont
différentes pratiques de lecture (de divertissement, didactiques, de salut) peuvent être
reliées à la position, aux ressources et aux dispositions des lecteurs.
Bibliographie
Bidou-Zachariasen (Catherine), Proust sociologue. De la maison aristocratique au salon
bourgeois, Paris, Descartes & Cie., 1997.
Bourdieu (Pierre), Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève, Droz, 1972.
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Bourdieu (Pierre), Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris,
Seuil, 1998.
Bourdieu (Pierre), Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, « Points essais», 2003.
Darmon (Muriel), La socialisation, Paris, Armand Colin, « 128 », 2006.
Lahire (Bernard), L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, « Essais &
Recherches », 1998.
Mauger (Gérard) & Poliak (Claude), « Les usages sociaux de la lecture », Actes de la
recherche en sciences sociales, no 123, 1998, pp. 3-24.
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