Espaces de pouvoirs nationaux, espaces de pouvoirs internationaux : Stratégies cosmopolites et reproduction des hiérarchies sociales Yves Dezalay et Mikael Rask Madsen En réaction contre le paradigme étatique, qui dominait la discipline des relations internationales (R.I.), depuis deux décennies, un petit groupe de chercheurs, proches de l’économie ou de la sociologie politique, ont mis l’accent sur l’importance croissante d’espaces de pratiques transnationales qui échappent à des logiques d’Etats1. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles ces travaux, tout en prenant en compte l’activité des grandes bureaucraties internationales, comme celles de l’ONU ou de la Banque Mondiale, ont préféré analyser des univers de pratiques, jusque-là négligés par la théorie dominante des relations internationales : entreprises multinationales2, communautés épistémiques3 et surtout ces réseaux militants4 qui se sont développées à partir de la fin des années soixante autour de thèmes comme les droits de l’homme et la défense de l’environnement. Avec la fin de la guerre froide, la mondialisation des marchés financiers et l’essor des nouvelles technologies de communication, ces nouveaux espaces de pratiques transnationales se sont multipliés, en même temps que s’accroissait leur sphère d’influence, notamment aux dépens des champs nationaux dont ils contribuaient à remettre en question l’autonomie. Vers la fin des années 90, bon nombre d’auteurs, comme Sassen5, Strange6, Negri7, y ont vu le signe d’un déclin structurel et presque inéluctable des Etats Nations. Une décennie plus tard, ce dépérissement annoncé n’apparaît plus comme une évidence. Au contraire. Le renforcement des institutions étatiques, voire leur reconstruction post-conflits, sont même affichés désormais comme des objectifs politiques prioritaires8. Le retour de l’Etat gendarme se nourrit de la « guerre contre le terrorisme »9, mais aussi des interventions militaires et 1 Thomas Risse-Kapen, (ed.) Bringing Transnational Relations Back In : Non-State Actors, Domestic Structures, and International Institutions, Cambridge, Cambridge University Press. 1995 ; Martha Finnemore, National Interests in International Society, Ithaca, Cornell University Press, 1996. 2 Susan Strange, States and Markets, London, Pinter. 1988. Saskia Sassen, The Global City : New York, London, Tokyo, Princeton, Princeton University Press, 1991. 3 Peter Haas, « Introduction : Epistemic Communities and International Policy Coordination », Knowledge, Power and International Policy Coordination, special issue, International Organization 46, 1992, pp. 1-36. 4 Margaret Keck, Kathryn Sikkink, Activists beyond Borders, Advocacy Networks in International Politics, Ithaca, Cornell University Press, 1998. 5 Saskia Sassen, Loosing Control ? Sovereignty in an Age of Globalization, New York, Columbia University Press, 1996. Saskia Sassen, Territory, Authority, Rights: From Medieval to Global Assemblages, Princeton, NJ: Princeton University Press 2006. 6 Susan Strange, The Retreat of the State, The Diffusion of Power in the World Economy, Cambridge, Cambridge University Press, 1996. 7 Michael Hardt and Antonio Negri, Empire, Cambridge, MA: Harvard University Press, 2000. 8 A titre d’exemple de ces programmes qui se revendiquent explicitement d’un nouvel impérialisme de la Rule of Law comme instrument d’une politique mondiale de restauration des Etats nations, voir : Jane Stromseth, David Wippman, Rosa Brooks, Can Migth Make Rights ? Building the Rule of Law After Military Interventions, Cambridge, Cambridge University Press, 2006. 9 Robert Rotberg, « Failed States in a World of Terror » », Foreign Affairs, 3, Juillet-Août 2002, pp. 12-24. Eisenstat S. J. Porter, J. Weinstein, « Rebuilding Weak States »Foreign 1 humanitaires qui sont menées au nom des droits de l’homme ou pour imposer la paix dans des conflits internes. L’Etat régulateur revient lui-aussi à l’ordre du jour : tant pour coordonner les politiques de développement10 que pour contrôler les risques systémiques liés aux crises financières. De manière plus générale, ces deux modèles d’intervention étatique sont sollicités pour trouver des réponses aux tensions sociales suscitées par la compétition exacerbée sur les marchés internationaux : accès aux matières premières, déséquilibres commerciaux, délocalisations, accélération des flux migratoires… Ce retour sur l’Etat dans un contexte d’internationalisation accrue offre une opportunité pour repenser les relations entre le national et l’international, en évitant de s’enfermer dans le paradigme classique qui réduit tout aux Etats nations, sans pour autant céder aux illusions des discours prescriptifs sur la globalisation. D’ailleurs, cette voie moyenne, qui insiste sur les interactions multiples entre ces différents espaces nationaux, internationaux et locaux fait l’objet d’un consensus très large entre des auteurs, issus d’approches disciplinaires et théoriques très différentes. « Le local est aussi global »11. Cette formule fait presque l’unanimité, même si sa contraction autour de la notion de « glocalism » suscite bien des réserves. Pourtant, rares sont les travaux de recherche qui vont au-delà du rappel obligé et presque incantatoire sur les effets locaux de la globalisation afin de s’interroger sur les agents ou les circuits à travers lesquels s’exercent ces influences entre les différents niveaux de gestion des enjeux politiques12. De surcroît, cette approche multi-niveaux conduit à minimiser l’importance du niveau intermédiaire, celui des institutions de l’Etat national. Comme si elles étaient court-circuitées par cette interaction directe entre des acteurs locaux et des luttes globales. Bref, paradoxalement, ce consensus sur la globalisation n’a guère fait progresser les travaux pionniers qui avaient mis en lumière l’importance des transferts internationaux de compétences et la circulation des experts entre les espaces nationaux13. Ce chapitre s’efforce de combler cette lacune en suggérant quelques pistes d’approches de ces phénomènes. Il commence par un rappel des principales problématiques, en soulignant leurs apports mais aussi leurs lacunes ou leurs aveuglements. Paradoxalement, la quasi totalité de ces travaux passe sous silence la dimension élitiste de ces stratégies internationales. C’est donc cet aspect que nous avons choisi de privilégier dans un deuxième temps, en nous appuyant sur des recherches empiriques inspirées par la sociologie des champs du pouvoir et des savoirs d’Etat développée par Pierre Bourdieu14. Cette démarche théorique nous a conduit à inclure ces pratiques d’import-export d’expertise de gouvernement dans une problématique plus large qui porte sur la (re)production internationale des savoirs de gouvernement et des Affairs, 1, Janvier-février 2005. Francis Fukuyama, Nation-building. Beyond Afghanistan and Irak, Washington, John Hopkins University Press. 2006. 10 Banque Mondiale, Work in Low-Income Countries Under Stress : A Task Force Report, World Bank LICUS Task Force, 2002. 11 John W. Meyer, John Boli, George M. Thomas, Francisco O. Ramirez, « World Society and the Nation-State », The American Journal of Sociology, 103, 1 (Juillet 1997), pp. 144-181. 12 Pierre-Yves Saulnier, « Tel Mickey Mouse jouant au tennis… Charles S. Asher et l’internationalisation de la public administration»,», Actes de la recherche en sciences sociales, 151-152, 2004, pp.49-56 13 Peter A. Hall (ed.) The Political Power of Economic Ideas. Keynesianism across Nations, Princeton, Princeton University Press, 1989. 14 Quelques uns de ces travaux ont été présentés dans le numéro de la revue Actes de la recherches en sciences sociales sur la « sociologie de la mondialisation ». Cf. Yves Dezalay , , «Les courtiers de l’international : Héritiers cosmopolites, mercenaires de l’impérialisme et missionnaires de l’universel », Actes de la recherche en sciences sociales, 151-152, 2004, pp. 5-35 ; 2 élites d’Etat. Comme le rappelle Anne Catherine Wagner, depuis très longtemps, « les hiérarchies sociales se construisent en référence à des espaces qui débordent le cadre de l’Etat-nation »15. En retour, ces stratégies d’internationalisation des élites nationales nourrissent aussi la compétition sur les marchés symboliques d’import-export d’expertise entre les différents savoirs, les milieux professionnels, mais aussi les espaces nationaux. Les luttes hégémoniques entre des Etats dominants, s’efforçant d’imposer leurs savoirs, leurs idéologies et leurs modèles politiques, contribuent à alimenter ces luttes de palais16 et ces « bagarres territoriales (« turf battles »17 ). En retour, ces stratégies d’exportation symbolique leur fournissent à la fois des agents, des alliés et des protégés18. La reproduction des hiérarchies domestiques dans les champs nationaux est ainsi indissociable des luttes hégémoniques pour redéfinir la hiérarchie internationale des modèles et des savoirs d’Etat19. Et la structuration des espaces de pratiques transnationales autour d’un marché international de l’expertise d’Etat va de pair avec la restructuration des Etats nations. On ne peut comprendre comment s’imbriquent les multiples facettes de ces phénomènes complexes si l’on ne tient pas en compte la dimension élitiste de ces stratégies d’internationalisation qui sont à la fois le moyen et l’effet d’une internationalisation des champs de reproduction des élites nationales d’Etat20. Cette caractéristique fondamentale explique en effet les phénomènes d’homologie entre ces multiples espaces sociaux qui se superposent à différents niveaux, des plus locaux aux plus internationaux. Ce qui leur permet, sinon de fonctionner de manière complémentaire, du moins de minimiser les conflits. Pourtant, les recherches sur les réseaux transnationaux d’expertise ne prennent guère en compte les logiques scolaires dans lesquelles sont produits ces experts et leurs compétences, et elles ignorent encore plus les logiques sociales ou familiales qui pèsent fortement sur la reproduction de ces hiérarchies scolaires. Avant de suggérer quelques pistes pour analyser les modalités de la circulation internationale des savoirs de gouvernement et ses effets dans les champs nationaux du pouvoir d’Etat, il faut donc revenir sur ces différents courants de recherches afin de souligner leurs acquis, mais aussi de mettre en évidence leurs silences ou leurs cécités. 15 Anne-Catherine Wagner, Les classes sociales dans la mondialisation, Paris, La Découverte, 2007, p. 22. Voir aussi du même auteur : Les nouvelles élites de la mondialisation, Paris, PUF, 1998. 16 Yves Dezalay, Bryant Garth, La mondialisation des guerres de palais. La restructuration du pouvoir d’Etat en Amérique Latine, entre notables du droit et « Chicago Boys », Paris, Seuil, 2002. 17 Andrew Abbott, The System of Professions : an Essay on the Division of Expert Labor, Chicago, University of Chicago Press, 1988 ; Yves Dezalay, David Sugarman (eds.), Professional Competition and Professional Power, Londres, Routledge, 1995. 18 Peter H. Smith, Talons of the Eagle, Dynamics of U.S.-Latin American Relations, New York, Oxford University Press, 1996, chap. 6 « Making Friends », p. 143 et svtes. 19 Giuliana Gemelli (ed.) The Ford Foundation and Europe, 1950s-1970s, Cross-Fertilization of Learning in Social Science and Management, Bruxelles, European Inter-University Press, 1998. Nicolas Guilhot, « Une vocation philanthropique, George Soros, les sciences sociales et la régulation du marché mondial », Actes de la recherche en sciences sociales, 151-152, 2004, pp 36-48. 20 Pierre, Bourdieu, Conclusions d’un colloque sur « L’internationalisation et la formation des cadres dirigeants », Monique de Saint Martin et Mihai D. Gheorgiu (dir.), Les institutions de formation des cadres dirigeants, Paris, MSH, 1992, p; 281-283. 3 Des analyses des réseaux transnationaux qui négligent leur ancrage national. Il n’est pas inutile de commencer cette revue des problématiques par les travaux pionniers, déjà mentionnés, qui sont à l’origine de cette notion de réseaux transnationaux. En les parcourant, on s’aperçoit en effet qu’ils n’ont pas fondamentalement remis en question l’opposition entre espaces nationaux et internationaux, autour de laquelle s’est construit le paradigme qui a contribué à définir les Relations Internationales comme un objet et une discipline spécifiques. Certes, en mettant l’accent sur tout un ensemble de réseaux d’échanges d’expertise et de savoirs, qui débordent des frontières nationales, ils se sont efforcés d’élargir cette vision des R.I. exclusivement centrée sur les Etats. Mais cette rupture n’est pas allé jusqu’à remettre en question l’autonomie de cette discipline, qui s’est constituée en se démarquant des sciences sociales par un double cloisonnement intellectuel et territorial. Comme si ces pratiques transnationales se situaient à l’écart des espaces nationaux et qu’elles ne pouvaient pas être analysées dans une logique de continuité, en s’appuyant sur les problématiques développées par les sciences sociales et politiques. Ainsi, il est surprenant de constater que les recherches sur les communautés épistémiques ne prennent pas du tout en compte les analyses sociologiques sur la reproduction sociale des savoirs et des champs professionnels. Pourtant, comme le soulignent tous ces auteurs, c’est en s’appuyant sur leur autorité et leur prestige social que ces experts réunis par des croyances partagées (« shared beliefs ») peuvent peser sur les choix des décideurs21. D’ailleurs, ce deuxième groupe d’agents n’est pas davantage explicité par des références aux analyses de la sociologie politique sur les élites d’Etat. On pourrait faire des observations assez similaires pour le courant de recherches sur les « transnational issue networks », notamment en ce qui concerne la stratégie du « boomerang » qui joue un rôle central dans leur problématique. En effet, selon ces auteurs, c’est le « blocage » des communications entre un Etat et les ONG locales qui inciterait ces dernières à développer des stratégies internationales, en s’appuyant sur d’autres Etats où elles disposent de plus de leviers d’influence22. Cependant, là-encore, l’essentiel de l’analyse porte sur cette dimension internationale, en négligeant la spécificité des histoires nationales, susceptibles d’expliquer le jeu local des positions entre Etat et ONG, souvent d’ailleurs plus complexe ou ambiguë que ce qu’implique cette notion de « blocage ». Paradoxalement, alors même qu’elles se réclament de paradigmes constructivistes, où l’accent est mis sur la relation entre agents et structures sociales, la plupart de ces problématiques reste fondamentalement a-sociologique. Car ces agents ne sont jamais situés – ou de manière très accessoire – dans les espaces nationaux où ils ont acquis des ressources, familiales, scolaires, professionnelles ou politiques, susceptibles d’influencer leurs parcours ultérieurs dans des espaces transnationaux, notamment en ce qui concerne leurs pratiques ou leurs choix stratégiques23. Cette dé-contextualisation des opérateurs est renforcée par un désintérêt, voire 21 Haas, op.cit. p. 15. Keck, op. cit. p. 13. 23 Pourtant, des recherches récentes ont montré l’importance de ces ces variables qui sont à la fois sociologiques et nationales : Pascal Dauvin, Johanna Siméant, Le travail humanitaire. Les acteurs des ONG, du siège au terrain, Paris, Presses de Sciences Po, 2002 ; Eric Agrikoliansky, Olivier Fillieule, Nonna Mayer, L’Altermondialisme en France, la longue histoire d’une nouvelle cause, Paris, Flammarion, 2005 ; Eric Agrikoliansky, Isabelle Sommier (eds.) Radiographie du mouvement altermondialiste, Paris, La Dispute, 2005. De manière plus générale, on peut se référer à la revue critique très complète de la production savante sur les Transnational Social Movements par Johanna Siméant « Des mouvements nouveaux et globaux ? Sur les mouvements sociaux « transnationaux » dans quelques ouvrages récents » (Référence à demander). En ce qui concerne le personnel des grandes 22 4 même un aveuglement à l’égard des hiérarchies, familiales et/ou scolaires, ainsi que des luttes sociales et/ou politiques, qui déterminent, dans chacun des espaces nationaux les jeux de relations, complémentaires ou conflictuelles, entre l’Etat et ces autres structures institutionnelles, entreprises, professions, ONG… qui font l’objet de ces analyses. Certes, la rareté et les faiblesses des analyses sociologiques sur la dimension internationale des pratiques nationales - savantes, professionnelles ou militantes…- peut contribuer à expliquer, sinon justifier, cette cécité sociologique des recherches sur les espaces transnationaux. Cette faiblesse reflète le statut de cette discipline et les difficultés d’accès à des terrains éloignés, complexes et coûteux. Elle tient aussi aux insuffisances de la méthodologie comparative dans laquelle s’inscrivent ces recherches dans les rares occasions ou elles se risquent à sortir des frontières nationales. En effet, cette comparaison entre des espaces nationaux, définis a priori comme relativement autonomes, n’incite guère à s’interroger sur les filières et les réseaux transfrontaliers qui favorisent les transferts d’institutions ou de savoir faire. Tout en faisant l’objet de recherches spécifiques bien documentées24, la circulation internationale des savoirs et des expertises n’est que rarement prise en compte dans la construction scientifique des objets de recherches en sciences sociales ou politiques25, qui restent le plus souvent définis par rapport à des territoires nationaux, ou leurs prolongements coloniaux. L’accélération de la mondialisation dans la dernière décennie a cependant contribué à bousculer ces cloisonnements disciplinaires, en suscitant des recherches, en nombre encore trop restreint, qui s’interrogent sur les effets de l’internationalisation dans les espaces nationaux. Ce sont donc ces problématiques que nous allons présenter de manière plus approfondie, en insistant sur leurs spécificités et leurs complémentarités. Ces éclairages contrastés vont nous permettre d’affiner l’approche des relations entre pratiques transnationales et espaces nationaux qui fait l’objet de ce chapitre. On peut commencer cette revue de la littérature par les travaux du sociologue catalan, Manuel Castells, professeur à l’Université de Californie, dont la trilogie « The Information Age» se présente comme une synthèse sociologique de la mondialisation.26 De surcroît, les thèses qu’il développe sur la globalisation du local sont très représentatives de ce qu’on pourrait qualifier de sens commun des mouvements sociaux transnationaux qui critiquent la mondialisation, ou s’efforcent de la réformer. On ne reprendra pas ici l’essentiel de son argumentation sur la globalisation des réseaux autour desquels se structure la nouvelle société d’information, mais seulement les développements présentés dans le deuxième volume,où il explique comment cette fabrication de l’opinion publique par des médias mondialisés contribue à accélérer la crise des Etats nations. Comme beaucoup d’autres critiques de la mondialisation, sa démonstration part de l’internationalisation des marchés financiers qui fragilise les fondements de l’Etat social. Car institutions internationales voir Cf. Jean-Marc Coicaud, « International organizations as a profession and distribution of power »,chapitre à paraître In Andres Solimano, Mobility of talent, United Nations University-World Institute Development for Economic Research (UNU-WIDER). 24 Gemelli, The Ford Foundation… op.cit. ; Dezalay, Garth, La Mondialisation … op. cit. ; Guilhot. « Une vocation philanthropique… », op. cit. 25 On peut d’ailleurs se demander si cette difficulté à penser les phénomènes d’import-export scientifiques n’est pas liée au rôle déterminant qu’ils jouent dans les stratégies académiques visant à redéfinir les nouvelles frontières du savoir et les hiérarchies internes aux différentes disciplines, de même que leurs positions respectives dans le champ du pouvoir académique. 26 Manuel Castells, The Power of Identity, Londres, Blackwell, 1997, voir en particulier le ch. 5 « A powerless State ? », p. 243 et svtes. 5 la mobilité internationale des capitaux diminue les ressources fiscales et aggrave l’endettement des Etats (247). Elle diminue aussi leur contrôle sur les activités économiques27, et plus encore sur les pratiques criminelles qui se mondialisent. A partir de ces thèses assez usuelles, il développe un argumentaire de sociologie politique pour expliquer comment les stratégies d’internationalisation des élites nationales contribuent à aggraver cette crise. En s’appuyant sur les travaux de Streeck et Schmitter28, il analyse la construction d’instances étatiques supranationales comme une tentative des dirigeants nationaux pour restaurer à un niveau supérieur les pouvoirs qu’ils ont perdu dans les Etats nations. L’Union Européenne serait ainsi l’ébauche d’un « super-Etat », fonctionnant selon la logique d’une sorte d’accord de cartel de gouvernement afin de préserver une part de la souveraineté étatique affaiblie par la mondialisation. Selon Castells, cette analyse vaut aussi pour l’émergence d’une gouvernance mondiale, à travers la mise en place d’institutions et de normes internationales. Cependant, si cette stratégie permet aux dirigeants nationaux de préserver une part de leurs privilèges, elle contribue aussi à une lente érosion de l’autonomie des Etats nations en les réduisant progressivement à n’être plus que de simples composantes ou des relais de cette autorité politique mondialisée. De surcroît, comme cette dernière est condamnée à l’impuissance en raison des compromis sans cesse renégociés qu’elle requiert, les bureaucraties internationales tendent à fonctionner selon leur propre logique, idéologique ou professionnelle, comme le font les technocrates du FMI et de la Banque Mondiale. Ainsi, les effets de la globalisation des marchés sont renforcés par le fonctionnement en circuit fermé de ces superstructures étatiques mondialisées, dont les normes sont relayées par les bureaucraties nationales. Cette imposition en cascade explique ce qu’il qualifie de « relocalisation du politique » (p.272) : les enjeux et les revendications politiques se déplacent au niveau local ou régional, où elles se traduisent par une recrudescence des manifestations identitaires, voire nationalistes. Le mouvement zapatiste et la résurgence des mouvements anti-fédéralistes aux Etats-Unis lui fournissent des illustrations de ces processus de résurgence du local, qui participe d’une restructuration de l’ordre politique sur un modèle de type « néomédiéval » (p.306). En effet, le dépérissement des Etats nations est accéléré par les contradictions des élites politiques qui ne peuvent ignorer ces revendications identitaires, alors même qu’elles s’en éloignent de plus en plus pour s’inscrire dans la rationalité des réseaux d’une gouvernance mondialisée. « Plus les Etats défendent ces revendications communautaires, moins ils sont efficaces comme agents d’un système global de pouvoir partagé. Plus ils triomphent sur la scène planétaire, en étroit partenariat avec les agents de la globalisation, moins ils représentent leurs populations nationales » (p.308). La vogue de ces analyses tient sans doute au fait qu’elles font écho aux pratiques militantes de la mouvance altermondialiste, auxquelles elles apportent une caution intellectuelle. En retour, ces mobilisations qui ont bénéficié d’un large relais médiatique, n’ont pas seulement accru l’audience de ces thèses critiques, elles ont aussi contribué à en faire des prophéties auto-réalisées29. Toute la stratégie de ces mouvements consiste en effet à profiter de la 27 Sur ce point, Saskia Sassen est d’ailleurs plus nuancée. Elle note que ces firmes multinationales s’appuient sur des savoirs et des technologies, financières, juridiques ou comptables, qui sont produits et homologués par des institutions étatiques nationales, le plus souvent américaines et plus rarement européennes (Losing Control, op. cit. p. 13). 28 Wolfgang Streeck, Philip Schmitter, « From national corporatism to transnational pluralism : organized interests in the single European market », Politics and Society, 19 (2), pp. 133-63. 29 D’ailleurs, on retrouve désormais des argumentaires très voisins dans la littérature institutionnelle sur les « Failing States, dont la fragilité tiendrait pour partie à des élites « tournées vers l’extérieur pour leur légitimation et la définition de leur mode de vie et des 6 couverture médiatique des grandes réunions ou sommets internationaux comme le G8 ou le Forum de Davos, pour dénoncer les dirigeants nationaux comme des agents de la mondialisation, sans égards pour les dommages qu’elle cause à leurs administrés ou concitoyens. Cette mise en scène de la « trahison » des élites face à leurs responsabilités nationales, est complétée par la promotion des organisation militantes ou des Contre - Forums Sociaux comme le lieu d’expression d’une société civile qui entend faire prévaloir une autre mondialisation : par exemple, la mobilisation de réseaux transnationaux pour défendre des communautés ethniques ou territoriales, victimes de la mondialisation et ignorées par leurs autorités nationales. Dans cette posture classique de l’intellectuel comme porte parole et défenseur des minorités exploitées et sans voix, on retrouve un certain nombre de professionnels, détenteurs de savoirs d’Etat comme le droit, qui veulent mettre leur expertise institutionnelle au service d’une « counter-hegemonic globalization 30». Ses promoteurs théorisent cette stratégie comme une « gouvernance par la base » (« bottom up ») qui s’opposerait à des réformes par le haut (« top down »), importées et imposées par des élites cosmopolites. La réalité est plus ambiguë. Beaucoup d’ONG spécialisées dans l’assistance au développement se réclament de ce modèle de gestion communautaire, qui bénéficie désormais de l’appui des grandes institutions étatiques, comme la Banque Mondiale ou USAID, dans le cadre de leur nouvelle politique de reconstruction des « Etats fragiles » (failed States »). La pluralité des stratégies militantes est ainsi à l’image de la diversité sociologique et politique de ces mouvements qui s’inscrivent dans des histoires nationales aussi spécifiques que complexes31. La complexité de ces phénomènes n’incite donc pas seulement à aller au delà d’un argumentaire très manichéen qui oppose bonne et mauvaise mondialisation, elle nous conduit aussi à questionner cette vision trop réductrice d’élites nationales n’ayant d’autres choix que de se convertir en agents de la mondialisation ou de se réinventer en champions du local. Ces contradictions des élites dirigeantes, qui doivent appliquer à des situations nationales très spécifiques des savoirs de gouvernement à vocation universelle, sont au centre de la problématique du « découplage », telle qu’elle a été développée par les sociologues du courant néo-institutionnaliste afin d’analyser la circulation internationale de l’expertise. Dans la définition de leur objet de recherche, ils se positionnent explicitement par rapport au débat constitutif des R.I. en soulignant que l’étude des transferts internationaux de savoirs d’Etats leur permet d’aborder les processus d’internationalisation en évitant les deux écueils opposés d’une réduction à des relations entre Etats nations, conformément au paradigme réaliste, ou de la dénégation des effets de frontière par des théories de la globalisation qui anticipent leur déclin. A partir du constat d’une forte isomorphie, au moins formelle, entre tous les Etats nations, termes et techniques nécessaires pour la gestion interne de leurs sociétés »(D. Darbon et P. Quentin, « Etats fragiles : des Etats à historicités décalés », in J.M. Châtaignier, H. Magro, Etats et sociétés fragiles, Entre conflits reconstruction et développement, Paris, Karthala, 2007, p. 487). 30 Cf. Boaventura de Sousa Santos and César A. Rodríguez-Garavito, ‘Law, Politics, and the Subaltern in Counter-Hegemonic Globalization’ in Boaventura de Sousa Santos and César A. Rodríguez-Garavito (eds.), Law and Globalization from Below: Towards a Cosmopolitan Legality (Cambridge; Cambridge University Press, 2005), pp. 1-25. Voir aussi : Austin Sarat, Stuart Scheingold, (eds.) Cause Lawyering and the State in a Global Era, Oxford, Oxford University Press, 2001. 31 Agricoliansky et al. Op. cit. 7 Meyer et ses collègues formulent l’hypothèse qu’elle ne peut s’expliquer que par des emprunts à un socle commun de savoirs et de représentations culturelles produits par ce qu’ils qualifient de « World Society ». Ces normes globales s’imposent naturellement, avec la force de l’évidence, aux acteurs locaux, car elles sont investies d’une forte légitimité scientifique 32. En effet, selon ces auteurs, la force de cette société globale tient à ce qu’elle regroupe l’ensemble des détenteurs de savoirs professionnels rationalisés. En reprenant la formule de Mead, ils estiment que ces « scientific rationalized others »33 détiennent une autorité suprême, en tant que clercs d’une sorte de morale civique à vocation universelle. Ce modèle d’une expertise mondialisée est donc assez proche des notions de communautés épistémiques développées par Haas34 , qui ont inspiré toute une lignée de travaux sur les « issue networks »35 ou les communautés professionnelles36 . Il les enrichit cependant en les inscrivant dans une sociologie du conflit. La compétition entre les producteurs de ces savoirs multiples conduit à leur renouvellement permanent. La ré-actualisation de cet ensemble d’expertises de gouvernement se nourrit aussi des crises et des conflits qui sont autant d’opportunités pour développer de nouvelles compétences pour mieux diagnostiquer et gérer ces « nouveaux problèmes sociaux ». Cependant, la principale contribution théorique de cette sociologie néo-institutionnaliste tient à la manière dont elle problématise la transplantation locale de ces expertises à vocation universelle : les prescriptions des experts sont relayées et réinterprétées sélectivement par des acteurs locaux qui s’en servent comme argument de pression dans le jeu politique national pour les faire homologuer par les Etats nations. Les particularismes et les intérêts de ces intermédiaires sont donc la source de divergences (« decoupling » (152)) entre ces normes globales et leur mise en oeuvre locale. Cet écart s’accroît dans les Etats de la périphérie dont les ressources – et les contraintes – ne permettent guère d’appliquer les dernières technologies d’une modernité politique, telles qu’elles sont développées par les institutions dominantes de cette société globale. Cependant, tout en mentionnant l’influence prépondérante de puissances hégémoniques, comme les Etats-Unis, (167), ils soulignent que la force des prescriptions de cette World Society tient précisément à sa faible institutionnalisation. Loin de s’imposer en mobilisant l’autorité d’un Etat mondial centralisé, elles se diffusent au contraire, en profitant des contradictions entre ces multiples dispositifs qui se concurrencent et même s’opposent. Ce flou permet à chacun des groupes d’intérêts locaux de se réclamer de la légitimité de ces savoirs mondialisés en les réinterprétant en fonction de ses besoins et de ses stratégies. Loin d’être une source d’impuissance, cette absence d’Etat fait au contraire la vitalité et le dynamisme de cette World Society. En effet, s’ils veulent mobiliser la légitimité de ces normes universelles, les acteurs locaux doivent faire appel à la compétence des savants et des professionnels qui sont seuls habilités à produire des représentations rationnelles de la modernité politique. Leurs demandes contribuent à infléchir ces discours prescriptifs en fonction de leurs intérêts particuliers. Mais ce travail de redéfinition renforce aussi l’autorité des réseaux d’une expertise mondialisée, tout en élargissant leur audience à de nouveaux acteurs qui en font des usages locaux très différenciés. Cette problématique du découplage est assez proche des hypothèses présentées par Pierre Bourdieu sur la « circulation internationale des idées ». Même si ces réflexions visaient 32 Meyer et al. Op. cit., p.175. Id. p.166. 34 Haas, op. cit. 35 Keck, Sikkink, op. cit. 36 Anne-Marie Slaughter, « Breaking Out : The Proliferation of Actors in the International System », in Yves Dezalay, Bryant Garth (eds.), Global Prescriptions, The Production, Exportation , and Importation of a New Legal Orthodoxy, Ann Harbor, University of Michigan Press, 2002. 33 8 essentiellement le champ littéraire, elles s’appliquent aussi aux transferts internationaux d’expertises et de savoirs de gouvernement. Là-aussi, « les textes ( et dans ce cas on pourrait ajouter les normes et les institutions ) voyagent sans leur contexte ». Et, « le sens et la fonction d’une œuvre étrangère (ou en l’occurrence les usages et l’autorité d’une expertise importée) sont déterminés au moins autant par le champ d’accueil que par le champ d’origine ». Comme le souligne Pierre Bourdieu, ces transferts d’un espace national à un autre s’accomplissent à travers toute une série d’opérations sociales, d’abord de sélection, puis de réinterprétation et donc de « marquage » par les importateurs en fonction de leur positions et de leurs intérêts, enfin de relecture selon les catégories de perception et les problématiques produites par le champ de réception. Dans le cas plus spécifique des savoirs et des expertises d’Etat, ces effets de réinterprétation sont même amplifiés par l’importance des ressources politiques, académiques ou institutionnelles, qui peuvent être mobilisées par les importateurs ou les exportateurs. Celles-ci sont d’ailleurs à la mesure des enjeux - diplomatiques, géopolitiques ou économiques - que représentent ces opérations d’import-export symbolique pour les Etats dont ils sont des agents. Cette importance des enjeux ne fait qu’exacerber les luttes de concurrence qui se jouent dans chacun de ces espaces nationaux autour de ces transferts d’institutions ou de technologies de gouvernement. Cette spécificité ne peut que rendre encore plus pertinente une problématique de recherche qui privilégie l’analyse des stratégies des passeurs en fonction des positions qu’ils occupent dans leurs espaces nationaux. Bourdieu oppose ainsi « les réseaux d’échanges complexes entre détenteurs de positions institutionnelles dominante », ce qu’il qualifie d’« internationale de l’establishment », et « les importations hérétiques » par des « marginaux qui importent un message et des positions qui ont de la force dans un autre champ afin de renforcer leur propre position de dominés ». Comme il raisonne essentiellement à partir des échanges littéraires, il met l’accent sur les importateurs. « Les luttes internationales pour la domination en matière culturelle et pour l’imposition du principe de domination dominant (…) trouvent leur plus sûr fondement dans les luttes au sein de chaque champ national – luttes à l’intérieur desquelles la définition nationale (dominante) et la définition étrangère sont elles-mêmes mises en jeu en tant qu’armes et en tant qu’enjeux ». On peut cependant transposer cette problématique aux sociétés hégémoniques. Il a d’ailleurs montré, dans un texte ultérieur, les effets paradoxaux de cette exportation hégémonique des luttes domestiques. « L’impérialisme culturel (…) ne s’impose jamais mieux que lorsqu’il est servi par des intellectuels progressistes (…) peu suspects en apparence de promouvoir les intérêts hégémoniques d’un pays contre lequel ils portent le fer de la critique sociale (117)»37. Avant de montrer comment on peut appliquer concrètement ces hypothèses, il est nécessaire de préciser les enjeux spécifiques de cette relation hégémonique lorsqu’elle porte sur des savoirs et des expertises de gouvernement. Cette notion, inspirée par les écrits de Gramsci, est au centre des analyses de Karel Van der Pijl, sur les « Global Rivalries »38. Leur principal apport est d’éclairer cette notion d’un marché international des dispositifs étatiques à partir d’une analyse historique et politique de la diversité des modèles d’Etat en fonction des intérêts stratégiques des bourgeoisies nationales. A l’opposé des thèses de Negri sur la dissolution et l’absorption des Etats nations au profit d’un dispositif impérial dont ils deviendraient de simples agents ou relais, cet auteur insiste au contraire sur les rivalités qui continuent à opposer dans l’espace international deux modèles d’Etat qui sont le produit d’une 37 Pierre Bourdieu, Loïc Wacquant, « Sur les ruses de la raison impérialiste », Actes de la recherche en sciences sociales, 121-122, mars 1998, pp. 109-118. 38 Kees Van Der Pijl, Global Rivalries from the Cold War to Iraq, Londres, Pluto Press, 2006. 9 longue histoire de la compétition économique et politique entre des bourgeoisies nationales. Le modèle dominant est celui d’un Etat libéral et modéré, structuré par et pour une oligarchie foncière, puis largement diffusé, sinon imposé, par la colonisation britannique, avant d’être repris et relayé par cette alliance économique politique que cet auteur analyse comme une « Transatlantic ruling class »39. Sa prépondérance dans l’ordre international s’explique par l’antériorité de la domination du capitalisme britannique sur l’économie mondiale, qui le met en position de force par rapport à ses concurrents potentiels. Pour essayer de compenser leur retard , les entrepreneurs des « contenders States »s’appuient sur l’autorité et les ressources d’Etats forts. C’est le modèle de l’Etat prussien, étendu par Bismarck à l’ensemble de l’Allemagne, qui est ensuite copié en dehors de l’Europe par tous les partisans d’une modernisation forcée, impulsée par l’Etat : samourais réformateurs de l’Ere Meiji, dirigeants léninistes ou maoistes, ou encore ces alliances de technocrates et militaires que l’on retrouve aux commandes des Developmental States qui se sont multipliés dans le contexte de guerre froide… Ce modèle de développement étatique est surtout efficace comme stratégie de décollage ; après ce rattrapage initial, il s’adapte difficilement à la concurrence sur les marchés internationaux, où il se heurte de surcroît à l’hostilité de milieux financiers qui sont, selon la formule de Polyani, fondamentalement « nomades ». A partir de ces travaux sur la construction d’un « transatlantic alliance », Pijl montre que le modèle anglo-américain d’un capitalisme financier, qui est à la fois inscrit dans des structures d’Etat tout en préservant sa liberté de circulation entre des Etats, s’est imposé comme modèle dominant pour structurer les relations économiques et surtout financières internationales. Et son hégémonie est renforcée par toute une série de dispositifs symboliques - juridiques, culturels, éducatifs – qui fonctionnent selon une logique similaire, à la frontière du privé et du public, du marché et de l’Etat. Ces structures hybrides – réseaux professionnels, epistemic communities, ONG, think tanks…- ont en commun d’affirmer leur autonomie vis-à-vis des institutions d’Etat, tout en leur empruntant bon nombre de leurs ressources, financières ou symboliques : tant pour faire homologuer les normes qu’ils produisent et diffusent, que pour exercer des pressions en mobilisant la force militaire. L’intérêt stratégique de ces multiples dispositifs est aussi de servir d’interface, afin de faciliter le dialogue avec les élites d’Etats concurrents, mais aussi les convaincre des avantages de ces réseaux internationaux de pouvoir très ouverts. C’est ainsi que des lieux de sociabilité, comme la conférence du Bilderberg ou le Forum de Davos contribuent à la cooptation des fractions les plus cosmopolites des bourgeoisies nationales, en faisant miroiter tous les avantages d’une ouverture sur l’international. Ils participent ainsi à la restructuration des Etats interventionnistes ou autoritaires, en incitant les élites qui les ont bâti et s’en sont servis à investir dans des institutions, des savoirs et des politiques plus conformes aux normes et donc plus perméables aux pratiques de la gouvernance internationales40. L’un des principaux mérites heuristique de cette problématique est d’éclairer non seulement les enjeux géo-politiques de cette confrontation internationale entre des modèles et des stratégies d’Etat, mais aussi d’y introduire une dimension historique. En dépit de son antériorité et de son ancrage dans les réseaux transatlantiques, financiers ou professionnels, l’hégémonie de ce modèle d’un Etat libéral reste précaire. La crise de 1929 et la lutte contre les régimes autoritaires ont ainsi conduit à une sorte de mise entre parenthèse, au moins temporaire de cette idéologie. An plan national, comme dans les pratiques internationales. Le New Deal et l’émergence des Welfare States visent à mobiliser les ressources et l’autorité 39 Kees Van Der Pijl, The Making of an Atlantic Ruling Class, Londres, Verso, 1984. Comme celles du Washington Consensus : cf. Yves Dezalay, Bryant Garth, « Le « Washington Consensus », Contribution à une sociologie de l’hégémonie du néo-libéralisme Actes de la recherche en sciences sociales, 121-122, mars 1998, pp.3-22. 40 10 d’Etat autour de politiques keynésiennes qui s’accompagnent d’un compromis socialdémocrate. Et les grandes institutions internationales construites au lendemain de la guerre sont le prolongement et l’ancrage international de cet interventionnisme d’Etat, justifié par le contexte de guerre froide qui accroît les impératifs de reconstruction économique et de développement social. Au contraire, l’ampleur de la contre-révolution néo-libérale à partir des années 80 tient à ce qu’elle ne vise pas seulement à remettre en question les institutions nationales de l’interventionnisme d’Etats, mais aussi les dispositifs internationaux d’encadrement du développement, comme les technocraties de la Banque Mondiale , qui les finançaient et les cautionner. La réorganisation des institutions internationales va de pair pour avec la restructuration des dispositifs étatiques nationaux. La principale faiblesse de ces thèses tient à leur vision très schématique de ces logiques de domination qui ne leur permet pas d’analyser la position et les stratégies spécifiques des professionnels et des experts. Réduits à leur fonction d’intellectuel organique, ils ne font qu’exprimer et mettre en œuvre les intérêts de cette classe dominante41. Ils sont en quelque sorte structurellement transparents, sinon invisibles. Pourtant, dans sa sociologie de la Globalisation, Leslie Sklair insiste sur l’importance du rôle à la fois idéologique et gestionnaire de ces « globalizing professionals », regroupés dans les grandes firmes internationales de droit des affaires et les multinationales de l’audit et du conseil aux entreprises42. Cependant, ces remarques théoriques restent d’ordre programmatique, car ces professionnels n’apparaissent guère dans les études de cas qu’il développe. D’ailleurs, Sklair fait très peu de références aux travaux sociologiques ou historiques sur ces milieux professionnels. Les recherches d’Anne-Catherine Wagner sur « Les classes sociales dans la mondialisation »43 proposent quelques pistes pour analyser les stratégies internationales de ces milieux d’experts professionnels. En effet, elle ne se contente pas de rappeler l’ancienneté du « cosmopolitisme des hautes classes » (p. 10), qui précède la construction de l’Etat moderne dans l’Europe de la Renaissance44 ; elle décrit aussi la complémentarité entre les différentes variantes de ce capital cosmopolite, qui peut être académique, aristocratique ou marchand. Chacun de ces trois pôles est structuré selon des logiques spécifiques : l’universalisme des lettrés qui s’inscrit dans les traditions du savoir ecclésiastique; la volonté de distinction des lignées élitistes qui marquent ainsi leur supériorité vis-à-vis de la culture et des langues vulgaires des basses classes ; le capitalisme familial des marchands et des banquiers qui s’appuient sur ces réseaux de parenté afin de gérer les risques inhérents aux échanges entre des centres d’activités géographiquement éloignés45. Cependant, même si ces 41 Tout en décrivant de manière plus précise le rôle des grands entrepreneurs cosmopolites de la European Round Table dans la relance d’une construction européenne centrée autour d’un grand marché,Bastiaan Van Apeldoorn reprend le postulat fondamental de ce courant du Transnational historical materialism : les origines sociales et les trajectoires individuelles des membres de cette élite présentent un faible intérêt heuristique puisqu’ils agissent en tant que représentants d’un capitalisme transnational. Cf. Transnational Capitalism and the Struggle over European Integration, Londres, Routledge, 2002. 42 Leslie Sklair, The Transnational Capitalist Class, Oxford, Blackwell, 2001, p. 17 et 139. 43 Anne-Catherine Wagner, Les classes sociales dans la mondialisation, Paris, La Découverte, 2007. 44 Lauro Martines, Lawyers and Statecraft in Renaissance Florence, Princeton, Princeton University Press, 1968. 45 Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, Xve-XVIIIe siècle, t. 2 Les jeux de l’échange, Paris, Armand Colin, 1979, p. 164 et svtes. « Réseaux, quadrillages et conquêtes ». 11 différentes fractions d’élites cosmopolites cultivent des valeurs spécifiques, elles entretiennent aussi des relations très étroites, notamment autour de pratiques juridiques qui facilitent la circulation entre ces différents pôles ainsi que le cumul de ces différentes espèces de capital cosmopolite. Martines montre ainsi que dans l’Italie de la Renaissance, l’élite des grands diplomates du droit combine toutes les formes d’excellence, savante et familiale, économique et relationnelle – ce qui leur permet de servir de médiateur entre les potentats locaux, mais aussi de préserver une certaine autonomie vis-à-vis de ces princes ou chefs de guerre. Ne serait-ce que parce que ce savoir universel et ces relations cosmopolites leur donnent la possibilité de s’expatrier pour se mettre au service d’autres Cités-Etats. Pendant plusieurs siècles, les facultés de droit – et les institutions jouant un rôle similaire comme les Inns of Court – ont ainsi été au cœur de la reproduction des noblesses d’Etat dans les sociétés européennes46. Et c’est ce modèle qu’elles ont ensuite exporté comme stratégie de cooptation des élites colonisées. Comme cette promotion de juristes coloniaux visait essentiellement à des objectifs politiques – dans un premier temps, faciliter la gestion des populations locales, puis ultérieurement maintenir les liens entre les métropoles et ces nouveaux Etats sous tutelle – l’accès à ces formations savantes était réservé aux héritiers des lignées de notables locaux, qui contrôlaient l’essentiel des ressources économiques, grâce à leurs réseaux clientélistes. Ainsi, le processus colonial et ses prolongements politiques à travers la construction d’ « Etats importés »47n’ont fait que renforcer cette symbiose très étroite entre un capital cosmopolite composite – tout autant savant et professionnel que culturel et relationnel – et tout un ensemble de ressources d’origine essentiellement familiale, inscrites dans les multiples rouages du pouvoir local. Même si elle s’est fortement développée et diffusée dans le contexte colonial, cette stratégie de reproduction internationale d’élites nationales s’applique aussi de manière plus générale aux relations de concurrence entre des espaces nationaux. Tant en ce qui concerne les échanges commerciaux et financiers que dans les affrontements politiques entre des Etats ayant des ambitions hégémoniques. Ces deux aspects sont d’ailleurs étroitement imbriqués. En effet, la combinaison de légitimité savante et d’autorité sociale dont disposent ces experts en savoirs d’Etat représente une contribution très utile dans la gestion des risques et des conflits liés à l’internationalisation du capital financier. Ces professionnels peuvent ainsi valoriser leurs services, mais ils en profitent aussi pour tenter de remodeler ces processus économiques et ces logiques financières en fonction de leurs propres intérêts. Ainsi, l’essor du commerce international au XIX ième siècle s’est accompagné de la promotion de l’idéologie du libre échange, mais aussi d’un attachement au pacifisme qui a permis aux juristes cosmopolites d’investir dans la construction des bases institutionnelles d’une justice internationale48. Le détour par l’international permet en effet de faciliter la circulation des ressources et des personnes entre des sphères de pouvoir qui restent institutionnellement séparés dans les espaces nationaux. Les frontières géographiques font ainsi office de sas, à l’abri desquels les 46 Selon la formule de Bourdieu , qui qualifie les titres juridiques de « diplôme de bourgeoisie ». Pierre bourdieu, La noblesse d’Etat, Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Editions de Minuit, 1989, voir plus particulièrement p. 539 et svtes « Les robins et l’invention de l’Etat ». 47 Bertrand Badie, L’Etat importé, L’occidentalisation de l’ordre politique, Paris, Fayard, 1992. 48 Guillaume Sacriste, Antoine Vauchez, « La guerre hors-la-loi, 1919-1930, Les origines de la définition d’un ordre politique international », Actes de la recherche en sciences sociales, 151-152, mars 2004, pp. 91-95 ; Mikael Rask Madsen, « ‘Make law, not War’, Les sociétés impériales confrontées à l’institutionnalisation internationale des droits de l’homme », Actes de la recherche en sciences sociales, 151-152, mars 2004, pp. 96-106. 12 élites cosmopolites peuvent exploiter au mieux la diversité de leurs capitaux symboliques afin de cumuler les positions ou d’opérer des reconversions opportunistes. Les ressources familiales, notamment en termes de capital relationnel, représentent un atout décisif pour le succès de ces carrières où le passage par l’international facilite l’accès à cette compétence multi-positionnelle , qui caractérise les sommets des classes dirigeantes. Anne Catherine Wagner cite ainsi (p. 13) le cours de droit diplomatique du Pr. Pradier Fodéré, paru en 1881 : « Il faut avoir la franchise de reconnaître que la grande naissance aide au moins les négociations. Quand on se pose en seigneur en face de grands seigneurs étrangers, la situation devient meilleure : on traite sur un pied d’égalité, on obtient plus parce qu’on est avec ses pairs ». Cependant, même si elle joue un rôle déterminant, cette variable sociologique n’échappe pas aux effets de brouillage, produits par les barrières culturelles. Si elles permettent de valoriser le capital cosmopolite transmis par des lignées familiales, les carrières internationales sont aussi propices à des stratégies d’expatriation plus durables et surtout beaucoup plus risquées. C’est le profil des « cadets d’empire » que l’on retrouve aujourd’hui aussi bien parmi les managers expatriés des multinationales que dans les réseaux des ONG spécialisées dans l’assistance au développement ou l’intervention humanitaire. Cependant, parmi ces agents qui sont essentiels au fonctionnement des institutions internationales, entreprises ou ONG, rares sont ceux qui réussissent à utiliser ce passage par l’international comme un tremplin pour réussir des carrières nationales. Ainsi, même dans les multinationales, les plus hauts postes restent détenus par des dirigeants formés dans des filières essentiellement nationales (p. 32). C’est vrai aussi dans les milieux académiques ou professionnels. Les opportunités de promotion s’amenuisent avec l’éloignement plus ou moins durable des centres de pouvoir. L’univers des praticiens de l’international est ainsi structuré sur le modèle d’un espace dual. On peut y transposer la grille de lecture proposée par Pierre Bourdieu pour le champ religieux où il opposait princes de l’église et bas clergé. Les premiers bénéficiaient d’une autorité et de profits ecclésiastiques qui redoublaient leur capital aristocratique, alors que les seconds n’obtenaient cette légitimité qu’au prix de renoncements temporels non négligeables. De même, les fractions cosmopolites des élites nationales peuvent accumuler du capital de notoriété internationale sans sacrifier leurs ambitions nationales. Bien au contraire, puisque ces deux stratégies se renforcent l’une l’autre. Ainsi, paradoxalement, c’est ce petit groupe de privilégiés, qui ne consacre qu’une partie de son temps et de ses ressources à des pratiques internationales qui en accapare l’essentiel des profits, et surtout qui en détermine les priorités et les enjeux majeurs. En résumé, le marché de l’expertise internationale est un marché élitiste, protégé par des barrières à l’entrée aussi discrètes qu’efficaces. Pour y accéder, il faut disposer de compétences culturelles et linguistiques qui relèvent pour l’essentiel d’un capital social hérité. Avant d’être renforcées et légitimées par des cursus scolaires internationaux très coûteux, les prédispositions à l’international sont l’apanage des héritiers de lignées familiales cosmopolites, que l’on retrouve même dans les réseaux des ONG les plus prestigieuses. Les enjeux de l’internationalisation sont ainsi indissociables de la reproduction des hiérarchies sociales dans les espaces nationaux49. Comme le rappelle Anne Catherine Wagner, depuis très longtemps, « les hiérarchies sociales se construisent en référence à des espaces qui débordent le cadre de l’Etat-nation »50.Dans l’espace des pratiques internationales, les opérateurs dominants sont ceux qui peuvent mobiliser des ressources acquises et homologuées dans des champs nationaux de pouvoir, en particulier des titres et des diplômes d’Etat. En contrepartie, 49 Yves Dezalay, « Les courtiers de l’international… op. cit. Anne-Catherine Wagner, Les classes sociales… op. cit. p. 22. Voir aussi du même auteur : Les nouvelles élites de la mondialisation, Paris, PUF, 1998. 50 13 la mobilisation d’un capital international de compétences et de relations représente un atout non négligeable dans des stratégies de pouvoir dans le champ national. Elle renforce la position des dominants qui peuvent faire valoir leur appartenance à ces internationales de l’establishment que constituent le Club de Bâle, les cercles de l’arbitrage commercial international ou les anciens de la Banque Mondiale et du FMI. Elle peut aussi servir d’appui à des fractions dominées des milieux professionnels qui s’efforcent de se faire reconnaître en tant qu’importateurs d’une expertise dûment homologuée hors des frontières : par exemple dans les droits de l’homme ou la protection de l’environnement. Les hypothèses et les problématiques sur lesquelles s’appuie cette sociologie de la mondialisation s’inscrivent dans le prolongement des travaux de Bourdieu sur la genèse des « Esprits d’État »51 et la reproduction des « Noblesses d’État » dans les espaces nationaux52. A partir d’une analyse de la circulation internationale de l’expertise dans les champs professionnels, notre objectif est de fournir des pistes pour s’interroger sur l’internationalisation des instances de reproduction des noblesses d’Etat53 ou la genèse d’un champ international du pouvoir d’Etat54. En effet, dans cette compétition internationale pour l’universel, les élites qui dominent les champs professionnels nationaux mobilisent des ressources d’État, accumulées à la faveur d’une série plus ou moins longue et plus ou moins réussie d’investissements dans la construction de l’État et la ré-actualisation permanente des technologies de gouvernement. L’autorité de ces savoirs professionnels, et donc leur valeur sur le marché international d’import export symbolique, sont très dépendantes de leur homologation par des institutions étatiques. Les affrontements entre puissances hégémoniques pour diffuser leur modèle d’État, et s’imposer dans le même temps comme le pivot d’un champ international du pouvoir d’État en voie de constitution, doivent donc être analysées comme des luttes élitistes. Celles-ci visent à accélérer l’internationalisation des filières de reproduction des noblesses d’État nationales, pour compenser l’accroissement de la compétition sur les marchés universitaires nationaux, par une revalorisation du capital linguistique et culturel des héritiers des vieilles lignées d’élites cosmopolites. La sociologie des enjeux de concurrence sur les marchés d’import-export des savoirs d’État permet ainsi d’appliquer une démarche structurale pour étudier des processus d’internationalisation qui restent étroitement imbriqués dans les luttes domestiques ou les affrontements entre espaces nationaux. L’internationalisation des champs professionnels est aussi très propice à une approche microsociologique s’appuyant sur une sociographie très minutieuse des agents de l’international, pour analyser de manière très concrète les différents types de capital symbolique que ces stratégies d’internationalisation leur permettent de mobiliser et d’accumuler. Cette problématique n’implique donc nullement de postuler l’existence - ou la genèse - d’un (ou des) espace(s) des relations internationales structuré(s) selon une logique de champ55. Tout au contraire, l’un des mérites heuristiques de cette problématique est qu’elle permet d’analyser simultanément le recours à des ressources internationales dans l’espace national et inversement, la mobilisation de compétences et de légitimités d’origine nationale sur le 51 Pierre, Bourdieu, « Esprits d’Etat, Genèse et structure du champ bureaucratique », Actes de la recherche en sciences sociales, 96/97, 1993, pp. 49-52. 52 Pierre, Bourdieu, La noblesse d’Etat, op. cit. 53 Pierre, Bourdieu, Conclusions… op. cit. 54 Pierre, Bourdieu, Les structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, 2000. 55 En effet, postuler l’existence d’un champ des relations internationales relève d’un discours prophétique ou prescriptif, à l’opposé de la démarche réflexive qui est à la base de la sociologie des champs. 14 marché international des expertises de gouvernement56. Les deux facettes de cette stratégie sont d’ailleurs étroitement imbriquées. C’est parce qu’ils disposent à la fois d’un capital culturel cosmopolite et de multiples formes de capital social homologuées par des institutions de l’État nation que les héritiers de la fraction la plus internationalisée des élites nationales peuvent jouer le rôle de courtiers entre leur espace national et celui des pratiques internationales. Ce double jeu stratégique contribue à déterminer les objectifs politiques qu’ils poursuivent au plan international, tant autour d’institutions comme l’ONU ou la Banque Mondiale57, que par le canal des ONG, qui jouent sur le double registre de la mobilisation militante et des médias. Ainsi, toute analyse des espaces de pratiques internationales doit non seulement prendre en compte les jeux de pouvoir dans les espaces nationaux qui en sont l’écho, mais aussi les stratégies éducatives de reproduction des élites nationales qui contribuent à définir les usages des institutions internationales. 56 Cette problématique s’applique aussi à la sociologie des constructions européennes. Cf. Antonin Cohen, Yves Dezalay, Dominique Marchetti, « Esprits d’Etat, entrepreneurs d’Europe, Actes de la recherche en sciences sociales, 166-167, mars 2007, pp. 4-13. Voir aussi : Yves Dezalay et Mikael Madsen, La construction européenne au carrefour du national et de l’international, in A. Cohen, B. Lacroix, P. Riutort,(dir.), Les formes de l’activité politique. Éléments d’analyse sociologique (18e-20e siècles), Paris, Presses Universitaires de France, 2005. 57 Cf. Jean-Marc Coicaud, op. cit. 15