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IMAGES DU PHILOSOPHE
s’applique qu’aux ta ontôs onta et à leurs articulations, autrement dit une
dialectique pure, purifiée de toute considération doxique et sensible, et qui
apprécie justement différences et identités entre les êtres (les Formes), mais
aussi entre les manières d’être – rendant ainsi justice aux différences
ontologiques. Avec ce passage du Sophiste, on tient donc la raison de
l’impossibilité pour le philosophe d’apparaître comme il est.
Il n’est vraiment philosophe que lorsqu’il dialectise, cherche à
comprendre ce que chaque être est en lui-même et en quoi il diffère des autres,
mais ce travail de la pensée ne peut donner lieu à aucune représentation, à
aucune image, et rend par essence le philosophe imperceptible aux non-
philosophes. Or c’est du point de vue de l’ignorance du plus grand nombre
qu’est posée la question d’ouverture du dialogue; de ce point de vue, le
philosophe est toujours pris pour un autre, et Socrate énumère alors trois
images: sophiste, politique et fou.
Je vais examiner ces trois images l’une après l’autre, en commençant,
comme le fait l’Étranger d’Élée, par le sophiste. Cependant, avant de faire ce
qu’il fait: me demander “ce que cela peut bien être”, je voudrais passer par une
question préalable. Car les Dialogues qui précèdent la République peuvent se
lire comme autant de tentatives, de la part de Platon, pour résoudre ce problème:
comment rendre évidente la différence du philosophe, ou encore: comment
faire reconnaître un philosophe à qui ne l’est pas soi-même? Cet homme “tout
à fait philosophe” qu’est l’Étranger d’Élée, pose ses questions sous une forme
définitionnelle. Mais avant d’arriver dans le Sophiste à cette formulation, Platon
avait dû affronter une autre difficulté: puisque les dieux n’ont pas donné aux
philosophes la grâce (kharis) de se montrer aux autres tels qu’ils sont, par quel
moyen rendre leur différence manifeste même à ceux qui ne la comprennent
pas? Ce moyen, c’est l’incarnation du philosophe dans le personnage de Socrate.
En construisant son Socrate, Platon donne à la philosophie sa manifestation, et
plus encore sa séduction – séduction ambiguë, dangereuse, puisqu’elle peut
être considérée aussi bien comme une entreprise de perversion que comme
une voie de conversion (epistrophè). Avec un Socrate toujours montré en action,
mais jamais nommé philosophe, Platon nous a légué une figure qui n’a plus
jamais cessé de hanter la philosophie, et qui fonctionne aussi bien comme sa
bonne que sa mauvaise conscience.
Comme toute image, elle est à interpréter, car elle est solidaire d’une
ou plutôt de plusieurs perspectives. C’est d’elle que je vais partir.
KLÉOS N.4: 191-248, 2000