La médiation culturelle en milieu urbain

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LA MÉDIATION CULTUREUE EN MILIEU URBAIN
PAR
Marie-Caroline VANBREMEERSCH
CEFRESS, Université de Picardie Jules Verne
Comment la culture légitime officielle s'intègre-t-elle à un patrimoine social
et symbolique dans un espace dévalorisé? Comment les espaces urbains hiérarchisés génèrent-ils des catégories typiques de médiateurs culturels ? Comment
les réussites des médiateurs, malgré toutes les différences qui divisent le monde
des médiateurs culturels, sont-elles portées par des inscriptions dans les
"vieilles familles" de la ville? Comment enfin la durée d'existence des médiateurs pose-t-elle la question du savoir-vivre social qui les a portés et légitimés?
MÉDIATEURS VISIBLES ET MÉDIATEURS INVISIBLES
On sait combien les politiques culturelles, à l'échelon urbain local, déplacent d'enjeux, objets d'une compétition entre villes concurrentes extrêmement
soutenue, compte tenu de leurs retombées multiples, aussi bien économiques,
que sociales, ou encore symboliques l . En les évoquant très rapidement, citons
pour exemple quelques aspects parmi les plus appréciés. Ainsi la valorisation
de l'image urbaine à travers la mise en valeur d'une identité propre constitue
un potentiel distinctif reconnu à l'intérieur des politiques municipales ; un
potentiel distinctif qui bénéficie à l'image de la ville par rapport à l'extérieur,
mais qui bénéficie également à la régulation urbaine par l'identification positive que les habitants peuvent développer grâce à cette construction culturelle
1. Voir par exemple l'évocation qu'en donne Mollard (C.) dans L'ingénierie culturelle,
Paris, P.U.F, 1994.
CURAPP - Questions sensibles, PUF, 1998.
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QUESTIONS SENSIBLES
interne. D'autres modes de valorisation et d'autres retombées comme les bénéfices financiers directs - le tourisme culturel notamment - sont aussi largement importants; ou encore, les bénéfices en termes de création d'emploi, très
sensibles; l'amélioration du bien-être urbain résultant de l'activité culturelle
apporte sa contribution en termes de qualité de vie ; enfin, le développement
et l'entretien d'un patrimoine culturel à fonction identitaire constituent une
source de prestige qui peut être valorisé lui aussi en effets d'image. A travers
ces valorisations diverses s'expliquent ainsi un certain nombre d'enjeux qui
traversent les investissements culturels assez importants réalisés par les municipalités dans le cadre d'une différence et d'une concurrence affrontant les
différentes villes à l'intérieur de l'espace régional.
Qui sont les médiateurs parmi les acteurs de ces politiques culturelles ?
Claude Mollard2 distingue quatre groupes de partenaires, "quatre familles"
d'acteurs dans le système culturel. Entre elles se jouerait un "jeu des quatre
familles", à la fois un ''jeu de pouvoirs" et un "jeu de frontières" déterminant
infine les figures de la culture contemporaine. Les deux premières familles sont
les "Artistes-Créateurs" et les "Publics" qui déterminent "un système artistique" ; entre eux se noue une relation affective privilégiée, "brûlant l'amour et
la haine", "relation intense; unique, passionnée", formant un "axe" qui structure finalement "l'ensemble des échanges et des transactions qui constitue le
marché de la culture". La troisième famille est celle des "Décideurs" : ce sont
les dépositaires du pouvoir politique et du pouvoir financier (Etat, collectivités
locales, banques, entreprises culturelles). Enfin, la quatrième famille, qui nous
intéresse plus particulièrement ici, est celle des "Médiateurs". "Constituée des
universitaires, des critiques, des journalistes, une espèce dérivée de la famille
des publics, une sorte de public privilégié", sa fonction principale est de produire les normes du "bon goût", et en conséquence de jouer le rôle du relais
pour diffuser la culture auprès des publics moins favorisés sur le plan culturel.
Autour des médiateurs et des décideurs intervenant constamment dans les relations entre les créateurs et les publics, se construit ainsi la politique culturelle
ou le développement culturel entendu comme politique globale de la culture.
Cette définition d'un sur-public de médiateurs constitué presque exclusivement de composantes intellectuelles ne me paraît toutefois rendre compte suffisamment des pratiques du système culturel tel qu'il s'exerce à l'intérieur des
espaces urbains différenciés. L'approche, plus microsociale, qui est celle de
l'observation et de l'enquête3 , fait apparaître d'autres catégories de médiateurs, que j'appellerai, par opposition aux précédents, "médiateurs invisibles". En effet, contrairement à ceux-là dont la visibilité la plus "publique"
possible est une des propriétés dominantes nécessaire à leur mission culturelle,
les médiateurs invisibles se caractérisent par leur très faible visibilité au
regard de la diffusion de la culture légitime. Moins "nobles" certainement au
2. Ibid., pp. 12-16.
3. Cette contribution s'inspire des premiers résultats d'une enquête comparative en cours
meuée actuellement à Amiens.
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sens de leur position sociale, mais plus décisifs peut-être en ce qui concerne les
pratiques réelles de la culture et de la diffusion culturelle à l'intérieur de
l'espace urbain, notamment périphérique, ils représentent le maillon manquant qui relie effectivement les publics à l'échelon microlocal aux offres culturelles proposées. Acteurs éloignés de cette diffusion culturelle qui est
toujours envisagée en termes de démocratisation culturelle, c'est-à-dire d'élargissement croissant des publics à des catégories de plus en plus excentrées par
rapport à la culture légitime, les médiateurs invisibles membres de la communauté locale, assurent la valorisation des normes culturelles proposées en les
érigeant en marqueurs sociaux désirables pour les habitants. Par leur fait, la
norme culturelle devient norme sociale.
Dans la perspective des politiques culturelles élargies aux quartiers défavorisés, ici quartiers périphériques de la ville, le social et le culturel sont liés par
d'étroites connivences. Si l'enjeu esthétique, conçu comme le bon goût, n'est
pas négligeable, la norme du bon goût - à laquelle contribuent activement les
médiateurs culturels très officiels, spécialistes de sa diffusion - intéresse particulièrement ceux en charge du social, alliant les préoccupations du contrôle
social avec des préoccupations éducatives, de formation, etc. En créant les
conditions d'une appropriation sociale de la culture légitime - dans certaines
de ses formes, privilégiées localement - , les médiateurs invisibles construisent
de nouveaux publics. Déplaçant la frontière hiérarchique entre public et autorités culturelles, ils re-fondent la norme de la culture en relation avec des valorisations sociales propres à la communauté de quartier.
Dans l'espace micro-local du territoire urbain qui est la forme la plus communément pratiquée par les habitants des quartiers excentrés et socialement
défavorisés, les médiateurs de la culture relèvent ainsi de deux types distincts,
chacun doté d'une efficacité spécifique.
Les médiateurs visibles - c'est-à-dire les responsables culturels sur place,
les animateurs culturels et finalement tout le secteur associatif de la culture, y
inclus les artistes qui gèrent eux-mêmes la diffusion de leurs oeuvres - développent deux modes de relation: d'une part des relations avec les politiquesles "décideurs" - , et en ce sens ils apparaissent en médiateurs politiques dont
l'essentiel du travail se fait avec la municipalité, d'autre part les relations avec
les publics qui constituent le champ local de leur activité.
La deuxième catégorie est constituée du réseau des médiateurs non officiels,
les médiateurs invisibles. Ce sont tous ceux qui se constituent en interlocuteurs
et en médiateurs hors fonction officielle ès qualité, pour favoriser la rencontre
de l'offre culturelle avec la demande, ou en d'autres termes la rencontre des
actions culturelles proposées, mises sur le marché de la culture, avec un public
territorialisé, forcément un public local caractérisé par ses propriétés distinctives. Ici, le jeu est, principalement, entre les médiateurs invisibles et les
publics, c'est-à-dire la population du quartier, public potentiel et public réel.
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QUESTIONS SENSIBLES
Pour autant, le monde des médiateurs visibles et le réseau des médiateurs
invisibles ne sont pas totalement séparés et ne restent pas indépendants. Il est
de fait qu'un certain nombre de relations se jouent entre ces médiateurs
visibles - officiels, reconnus, professionnalisés pour la plupart - et ces
médiateurs invisibles qui n'ont pas de fonction officielle mais qui agissent
comme intermédiaires entre un public possible - une population territorialisée dans son usage réel et imaginaire de l'espace - , et par ailleurs, les propositions qui émanent des institutions culturelles de tous ordres à l'intérieur de
cet espace local. Pour rendre compte de l'ensemble du système culturel et de
l'ensemble de l'application d'une pratique culturelle à l'échelon d'un quartier, il faudra dès lors également considérer le jeu des interrelations médiateurs visibles/médiateurs invisibles.
APPROPRIATIONS FAMILIALES DE L'URBAIN
ET "TERRITOIRES DE PAROLES,,4
Pour éclairer les mécanismes de ces relations, un premier jalon réside dans
l'importance du micro-social. Les médiations qui se nouent à l'échelon de cet
espace limité du quartier en tant qu'espace vécu et pratiqué quotidiennement,
sont d'abord microsociales, pour ne pas dire microscopiques bien souvent.
Leur ressort essentiel étant l'interconnaissance, celle-ci se révèle opérationnelle à deux niveaux - pour ce qui nous intéresse ici.
Un premier jeu d'interconnaissance permet une politique de clientélisme,
entre la ville et les médiateurs visibles - salariés, ou personnalités locales
ayant été investies pour des raisons charismatiques, ou des raisons d'histoire
personnelle, de cette fonction médiatrice, non salariée, mais effectivement,
d'une certaine façon, officielle.
Le deuxième lieu opérationnel concerne l'interconnaissance à l'intérieur du
fonctionnement ordinaire - ou extraordinaire - de la communauté des habitants, une communauté organisée en territoire, avec ses distinctions, ses subtilités, ses nuances même, et bien entendu avec son poids de complexités et ses
enchevêtrements qui sont non négligeables. Martine Segalen, dans le travail
d'ethnologie qu'elle a mené à propos de la ville de Nanterre 5 , montre comment
la ville est vécue et pratiquée pour la plupart des habitants à travers des "lectures familiales". "Le fait urbain comme fait familial"6 s'exerçe à travers les
parentèles soudées, les distances et les alliances, ou encore les jeux de valorisation distinctives qui définissent pour chacun sa position et sa valeur à l'intérieur de l'espace commun. De sorte que l'appropriation urbaine est moins
4. Je m'inspire ici de l'expression de Marié (M.), Les terres et les mots, Paris, Méridiens
Klincksieck, 1989.
5. Segalen (M.), Nanterriens, les familles dans la ville. Une ethnologie de l'identité,
Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1990.
6. Ibid.
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individualiste qu'une appropriation familiale à travers tout un décryptage relationnel, celui des échanges croisés, à l'intérieur des familles et entre familles,
tout ceci dans le tissu de l'interconnaissance. Le territoire devient cette appropriation croisée de l'espace dans lequel l'on est amené à vivre.
L'ethnologue ajoute la question de la légitimité dans l'analyse des processus identitaires d'appropriation de l'espace urbain territorialisé. Les lectures
familiales vont construire du sens et en ceci vont être fondatrices du quotidien, mais plus particulièrement des légitimités à l'intérieur de ce quotidien.
Ce sont ces légitimités élaborées, vécues et représentées que nous retrouvons
au principe des médiations et de la fonction des médiateurs. C'est là que prennent existence les médiateurs invisibles, désignés par la communauté. Les légitimités construites dans la lecture familiale de la ville constituent ainsi un des
ressorts nécessaires de ces médiations de l'action possible, en l'occurrence,
culturelle. En interrogeant le fait urbain comme fait familial à travers les jeux
des valorisations distinctives entre les familles inégalement situées dans des
hiérarchies sociales dans cet espace 7 , on arrive à avoir une base d'ohservation
de terrain pour découvrir les légitimités en acte qui constituent le rouage
nécessaire pour rendre possibles ces actions médiatrices entre des propositions
qui viennent d'une culture légitime, mais restent le plus souvent totalement
étrangères aux populations locales qui appartiennent à tout un autre univers
socioculturel, et, d'autre part, ces populations qui ont des préoccupations à la
fois d'urgence et/ou simplement totalement différentes, qui les tiendraient éloignées des propositions culturelles.
Il se manifeste là une appropriation diversifiée et nuancée de la culture,
davantage collective que individuelle dans son mode d'élaboration. Par là passent les légitimités de la culture et des actions culturelles précisément offertes,
bien plus que par les instruments techniques de la communication de masse,
dont Marie-Lise Semblat a souligné justement combien ils s'opposent en obstacle à la communication véritables. En ce sens, c'est la "voix populaire" du
quartier qui devient l'auteur de la véritable démocratisation culturelle, bien
plus que la politique volontariste menée par la ville.
Comment cette interconnaissance fondatrice de valeurs, celle des actions
culturelles en particulier, fonctionne-t-elle ? Comment permet-elle justement
de faire passer une culture non légitime au regard des pratiques locales pour
une pratique légitime et utilisable - dont on pourrait faire usage? La communauté d'habitants y apparaît comme "un territoire de paroles". C'est-à-dire
qu'elle fonctionne moins par l'écrit que par la parole. Ce concept de Michel
Marié pourrait être tout à fait opératoire pour analyser les échanges verbaux
qui vont créer des demandes à l'endroit des propositions culturelles, et donc
7. A ce propos, voir Kaufmann (J.-C.), La vie HLM. Usages et conflits, Paris, Economie
et HumanismelLes Editions ouvrières, 1983.
8. Semblat (M.-L.), Intervention au séminaire de formation doctorale du CURAPP sur la
médiation, Amiens, 28 mars 1997.
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QUESTIONS SENSIBLES
permettre la gestion de l'offre culturelle apportée par l'intermédiaire des institutions de la culture (Maisons de jeunes, associations de quartier, etc.).
Toutefois, il ne suffit pas d'un territoire de parole pour fonder les légitimités culturelles, car lui-même peut être simplement considéré comme un support
technique - ce qu'il est aussi. De même, rendre compte des légitimations culturelles à partir des seules lectures (ou interprétations) familiales du fait urbain
- dont la culture est partie prenante - , ne suffit pas davantage. L'approche
reste trop globale en considérant la communauté comme un territoire de
familles quasi homogène, dont on méconnaîtrait les hiérarchies qui creusent ses
dynamiques. C'est cette dimension hiérarchique structurant l'ensemble de la
communauté des familles qui nous permettra d'expliquer le choix des médiateurs culturels invisibles et leur place dans le développement culturel.
PATRIMOINE SOCIAL ET DYNASTIES FAMILIALES
Les grandes enquêtes sur les pratiques culturelles des Français, régulièrement actualisées, rappellent de façon très apparente les difficultés de connaître
avec suffisamment de précision la demande culturelle, car elle est en fait une
multiplicité de demandes culturelles que l'appréhension statistique trop globale
ne peut saisir. Les auteurs de ces travaux, O. Donnat et D. Cogueau9 invitent
en conséquence à multiplier les approches fractionnées qui rendront compte
des idiosyncrasies culturelles à l'échelon des micro-groupes sociaux.
La suggestion est particulièrement intéressante concernant ces publics trop
lointains, trop excentrés par rapport aux propositions culturelles, et dont on
souligne les fortes résistances et l'absence d'intérêt qui rendent vaines nombre
d'actions soutenues dans le cadre des politiques culturelles. En mettant
l'accent sur le particularisme de micro-cultures, les auteurs montrent bien
l'importance de repérer les légitimités comme principe fondateur de la demande de culture.
Qui sont les véritables acteurs de la légitimation culturelle ? Qui sont
ceux qui gèrent, qui apprivoisent et digèrent finalement les propositions
venues "d'en-haut" ? D'où viennent les médiateurs invisibles que désigne la
communauté?
La notion de "patrimoine social" me parait ici opératoire pour analyser et
expliquer les phénomènes de désignation et de délégation qui placent certains
dans la communauté en position de "médiatiser" pour elle les formes légitimes
de la culture dominante. Par patrimoine social, j'entends la diversité, la
9. Donnat (O.), Cogneau (D.), Les pratiques culturelles des Français 1973-1989, Paris, La
Découverte/ La Documentation française, 1990. Donnat (O.), Les Françaisface à la culture.
De l'exclusion à l'éclectisme, Paris, La Découverte, 1997.
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valeur et la continuité de ce tissu social qui garantit la durée du système de
relations dans son espace local urbain (durée qui me semble-t-il, est le point de
départ de l'interrogation qui a été posée aujourd'hui à travers les vacuités qui
se sont créées dans la dissolution des liens, et dont les modes sont désignés
comme exclusions ou désaffùiations). Formé des strates successives de population qui se sont installées dans cet espace, le patrimoine social constitue le
socle, constamment actif, qui produit et reproduit le système des valeurs, des
classements et des hiérarchies à l'intérieur de cet espace. L'on pourra en
mesurer les effets sur les cultures pratiquées et vécues, notamment à travers la
désignation des médiateurs culturels invisibles recrutés dans certaines fractions particulières des hiérarchies patrimoniales locales.
Le patrimoine social, différencié par excellence, retentit sur les formes
d'appropriation culturelle et fonctionne à son endroit dans la mesure où il est
un lieu de production de sens: il crée des univers signifiants, mais il crée aussi
des univers d'autorité. Et c'est à la fois à travers la production de sens et la
production d'autorité que ce patrimoine social différencié - ici, celui des
composantes sociales d'un espace de quartier - va effectivement agir efficacement sur les choix culturels.
C'est ainsi que pour repérer les légitimités et les véritables autorités en
matière de culture, il s'agit de repérer les fractions les plus légitimes de cet
espace.
Il nous faut maintenant faire un détour par les explications plus générales
de la reconnaissance culturelle pour apprécier la situation particulière de ces
populations habitant un espace dévalorisé. On fera l'hypothèse que la reconnaissance sociale du patrimoine culturel est celle que lui accordent les fractions les plus légitimes de l'establisment local. La légitimation de la culture
étant un aspect de la légitimité sociale de la bourgeoisie, par conséquent un
produit de sa propre valorisation, le travail de légitimation s'effectue particulièrement à l'intérieur des fractions les plus légitimes de la bourgeoisie, c'est-àdire les "dynasties familiales", vieilles familles du cru dotées d'un capital
social et symbolique ayant une longue histoire. En ce sens, le capital historique incorporé par les familles favorise la distance nécessaire pour juger et
sélectionner ce qui peut et doit relever du patrimoine culturel et ce qui doit
rester exclu.
Les dynasties familiales constituent ces espaces d'autorité qui définissent
les véritables légitimités en matière de culture. Celles-ci ne sont pas sans lien
avec un "savoir-faire et un savoir-vivre "10 propre à ces milieux. Le vieux socle
urbain des appartenances sociales enracinées dans des généalogies territoriales constitue le dépositaire privilégié de la mémoire urbaine la plus ancienne. Il sert de base aux identifications urbaines et culturelles qui définissent un
10. Concernant la place de ceux-ci, cf. Muxel (A.), La mémoire familiale , Nathan, 1996.
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QUESTIONS SENSIBLES
véritable "savoir-faire et savoir-vivre" propre à cette ville particulière (ici un
"savoir-faire et un savoir-vivre amiénois"), où la culture est avant tout une
propriété sociale associée à un savoir-vivre propre.
En parallèle avec le travail de légitimation effectué par l'establishment, les
"dynasties" populaires et celles de la classe moyenne sont responsables des
cadres de jugement de leur groupe concernant les nouvelles expériences culturelles comme les oeuvres du patrimoine. Pour comprendre leurs réactions à
une conception élargie du patrimoine, il faudra donc comprendre comment il
s'intègre à leur capital social et symbolique. Les territorialités sociales, partiellement superposables aux territorialités urbaines, définiront ici le cadre
d'influence des "vieilles familles" concernant l'accueil - en d'autres termes,
la "réception"ll - des oeuvres culturelles proposées à leur assentiment.
Les médiateurs invisibles apparaissent donc comme les membres des
dynasties familiales/sociales locales, "vieilles familles" ou leurs représentants
dont l'influence rayonne par la légitimité dont elles ou eux disposent dans leur
espace sociallterritorial. Vieilles familles qui font l'opinion, elles mènent aussi
des stratégies d'appui dans les réseaux politiques et sociaux capables de diffuser plus largement leurs jugements qui apparaissent comme l'expression d'une
légitimité peu contestable. C'est ainsi que les professionnels de la culture mettent en oeuvre, au principe de leur réussite, les stratégies de positionnement
social qui leur assurent la légitimité sur le champ social urbain local. Prenant
appui sur le socle social légitime des vieilles familles, de la bourgeoisie notamment, les grands médiateurs culturels, professionnels de la culture, capitalisent à la fois les profits de leur compétence reconnue (avec ou sans titres
scolaires) et les bénéfices symboliques de leur appartenance (directe ou indirecte) aux vieilles familles de la Ville.
Or, ce qui est vrai du centre et des acteurs, officiels ou invisibles, de la culture, peut se vérifier dans le développement culturel des zones périphériques
urbaines. Certes, les dynasties ne sont pas si anciennes dans la plupart des cas,
et ce n'est pas la même ancienneté ne serait-ce que par la jeunesse des quartiers
où les familles sont arrivées il y a une ou deux générations au plus. Mais l'on
peut reconnaître la même relation particulière entre un savoir-vivre local
urbain, incorporé comme un usage normatif du monde et du territoire, et la
promotion au titre d'autorités culturelles de certains individus détenteurs par
ailleurs de l'autorité sociale propre à leurs familles en raison de son ancienneté
dans l'espace local qui sert de référence à la communauté territoriale du quartier. La démocratisation culturelle dans les quartiers périphériques passe ainsi
par le jugement de ces vieilles familles, les mieux placées pour exercer un effet
d'autorité, à travers un de leurs descendants qui sera érigé en médiateur des
consommations culturelles légitimes, parce que sa propre légitimité comme
Il. Concernant la sociologie de la réception des œuvres, cf. Jauss (H.-R.), Pour une esthétique de la réception, Constance, 1972, et Paris, Gallimard, 1978 pour la traduction française.
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membre d'une dynastie familiale lui permet de drainer les appétits vers les productions de la culture offertes par les institutions classiques.
MÉDIATEURS EN RUPTURE
Quelle est la durée de vie des médiateurs culturels "visibles", officiels? Et
comment les médiateurs "invisibles" qui promeuvent une culture "dominante"
en rupture avec celle de leurs aînés, viennent-ils à vieillir? En quels termes se
pose le renouvellement des médiateurs culturels dans ce cas particulier?
Quels sont les enjeux pour les médiateurs officiels de la culture dans un
quartier excentré? Ce sont des emplois d'une part, d'autre part des reconnaissances. Des emplois dans le domaine du culturel, mais aussi, lorsque l'emploi
culturel n'existe plus, d'autres. Selon le jeu d'un népotisme familial ou communautaire bien réglé, des emplois culturels sont reconvertis dans des emplois de
tous ordres, non seulement au niveau du quartier, mais au niveau de l'ensemble
de la ville. Le deuxième enjeu, c'est la reconnaissance, ce sont les carrières. Or,
l'on s'aperçoit de fait que tous ces médiateurs culturels officiels au bout d'un
certain temps ont quitté le quartier. Non pas professionnellement, mais dans
leur vie habituelle. Or la condition de leur réussite réside dans l'immersion pr(}fonde et continue, dans le terreau de l'interconnaissance et de l'inter-reconnaissance ; c'est cet engagement personnel en même temps que professionnel qui
garantit justement l'efficacité de leur professionnalisme. Mais, au bout d'un certain temps, cette immersion devient absolument insoutenable sur un plan personnel, et on constate aujourd'hui que tous se sont excentrés par rapport au
quartier d'activité. Ils y apparaissent désormais comme des experts, et le monde
des experts légitimes de la culture remplace, de plus en plus, le monde des
médiateurs-acteurs sociaux de quartier. On voit la réussite professionnelle au
départ, qui était dans l'articulation très étroite entre l'acteur social et l'acteur
professionnel, fmalement disparaître, usée en quelque sorte par la pratique de
ce type de professionnalisme, externalisant la compétence légitimée par l'Etat ou
la Ville, en même temps que les légitimités internes des médiateurs invisibles
s'imposent avec leurs compétences. Ce qui pose le la question des générations et
de leur renouvellement dans les termes d'une rupture entre catégories de médiateurs, voire de concurrence de légitimités. Une approche plus précise nécessiterait de prendre en compte des générations de médiateurs successifs12 •
De leur côté, les médiateurs invisibles ne sont pas moins dans une position
d'ambivalence génératrice d'ambiguïtés, à terme. On s'aperçoit en effet que
ces médiateurs invisibles qui draînent les publics locaux vers les activités culturelles offertes par le secteur associatif et la politique culturelle municipale,
12. Une approche qui n'a pas été possible jusqu'alors dans le cadre de notre enquête,
notamment en raison dn caractère trop récent de ces phénomènes liés tant au développement
des politiques culturelles dans les quartiers, qu'à celui de professions de la culture elles aussi
récentes.
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QUESTIONS SENSIBLES
présentent des caractéristiques identiques qui les apparentent à des positions
de chefs, mais aussi en rupture avec la génération de leurs aînés. A la fois portés par leur famille qui les légitime aux yeux de la communauté (en tant que
vieille famille avec les propriétés de crédit symbolique qui lui sont liées) et en
rupture avec les aînés de cette famille dont la culture n'est pas la leur et qui ne
reconnaissent pas la culture voulue par leurs descendants.
Ces médiateurs sont des jeunes hommes ou des hommes jeunes, d'environ
22 ans à 35 ans, d'autre part mariés et chefs de famille avec responsabilité
d'enfants. Le fait qu'ils aient ou non du travail, qu'ils aient des ressources
économiques ou pas semble ne jouer aucun rôle dans leur autorité. L'autorité
va au sexe, elle va à la responsabilité familiale, en fait elle va à la position de
jeunes adultes mâles qui deviennent d'une certaine façon les porte-parole et
les chefs d'une communauté territoriale. Les entretiens montrent très nettement qu'ils sont dans une situation de rupture absolue avec la, voire les générations de leurs parents, qui vivent dans une autre culture pour laquelle
l'action culturelle ne peut avoir, et n'aura jamais, probablement, aucun sens.
Cette génération de rupture est aussi une génération qui a une très grande
audience. Parce que, autour de ces médiateurs "invisibles" (de l'extérieur
s'entend), l'audience s'organise par ce qu'on appelait autrefois dans les villages
le commérage. C'est-à-dire qu'elle s'organise par l'espace de la parole, communication de la parole, échange constant qui prend d'autant plus de place sociale
et symbolique dans ces contextes de très grande précarité que la parole remplit
le temps vide en même temps que les autres démonstrations physiques de valorisation de soi et du micro-milieu quotidien. Ainsi la culture légitime que
relaient ces médiateurs culturels invisibles s'apprend-elle comme un certain
usage et une certaine norme de ce qui doit être fait à l'image de ces jeunes
médiateurs, modèles du conformisme désirable. Elle s'apprend d'autant qu'elle
est constamment présentée à la surface du quotidien pour un public particulièrement sensible: les plus jeunes, les enfants ou autres dépendants qui gravitent
à proximité de ces jeunes hommes. De sorte que ces médiateurs, à travers non
seulement leur parole, mais à travers leur être, à travers leur apparence sociale, jouent finalement un rôle mobilisateur extrêmement important où ils médiatisent le rapport culturel comme un signe du savoir-vivre social à l'intérieur
d'une civilité territoriale aux normes des descendants des vieilles familles. Et
n'est-ce pas dans cette fonction de "descendance" que les cultures légitimes
acquièrent les sens articulés à ces micro-milieux sociaux qui fondent autant de
mondes de la culture qu'il peut y avoir de "rrwndes de ['art"13?
13. Becker (Howard 5.), Les mondes de l'art, Californie, 1982, Paris, Flammarion, 1988
pour la tradnction française.
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