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Ecrits de Psychomotriciens —
N°3 — Page 3
Cet héritage cartésien nous a façonné un vécu corporel, émo-
tionnel et affectif soumis au mental et au langage. Cette
conception participe de ce que l’on peut appeler la
« somatophobie » de notre occident pour reprendre le mot de
Mme Jaquet.
Et pourtant, à peine 50 ans après la diffusion de la pensée de
Descartes, un autre philosophe affirme l'unité de l’être. Ce
philosophe maudit, durement exclu à 22 ans de la commu-
nauté juive dont il fait partie et dont les idées et les livres sont
rejetés pendant un siècle et demi, remet en cause la concep-
tion dualiste de l’homme et propose un modèle dans lequel
les puissances du corps ont les mêmes dignités que celles de
l’esprit.
Pour Spinoza (1632-1677), l’âme, terme qu’il remplace par
celui d’esprit, est tout simplement « la conscience du corps »,
et non pas l’œuvre du Dieu créateur personnel de la Bible
mais d'un Dieu Nature parfaitement connaissable par la rai-
son. Spinoza, qui a lu Descartes et en apprécie le rationalisme
nous dit : « L’objet de l’idée constituant l’esprit humain est le
corps ».
Pour lui, ce qui va constituer l’esprit humain, ce sur quoi la
conscience va s’appuyer pour se développer, c’est le corps.
Avant d'aller plus loin dans notre exposé, nous allons préciser
ce que signifie pour nous les mots « pensée » et « esprit ».
Par pensée, nous entendons d’abord une activité du vivant, en
tant que matière qui s'adapte constamment à son milieu. Le
non vivant n’évolue pas en fonction de l’environnement alors
que le vivant, en relation avec le milieu change constamment.
Cela laisse-t-il entendre que la plante pense, puisqu’en tant
que matière vivante, elle va s'orienter vers le soleil dont elle a
besoin pour se développer ? Mon chien ou mon chat sont-ils
doués de pensées lorsqu'ils font preuve de comportements
adaptés aux conditions environnementales ? Oui, dans cette
acceptation première du mot. Mais de façon limitée. En effet,
la différence fondamentale entre la pensée de l'homme et
celle que l'on pourrait attribuer aux végétaux ou aux ani-
maux, c'est la qualité réflexive de notre pensée. Nous avons
conscience de cette activité. La capacité de penser est un
principe inhérent au vivant, la capacité réflexive de la pensée
est propre à l'homme. Mon chien pense, mais ne sait pas qu’il
pense. Nous, nous savons que nous pensons, nous pouvons
penser notre pensée et la prendre pour objet. C'est ce principe
qui permet le travail en psychothérapie. Je pense et je réflé-
chis sur mes contenus de pensées. Ce terme de « pensée »
englobe donc, non seulement, comme nous avons l’habitude
de le faire, les opérations de l’intellect, de la volonté et de
l’imagination, autrement dit les représentations conscientes,
mais aussi les perceptions des sens et les activités ou compor-
tements qui en découlent. « Les corps pensent avant de par-
ler » nous dit François Roustang.
Quant au mot esprit, il s’entendra dans le sens de conscience
ou « contenu psychique » et sera donc inclus dans le proces-
sus de pensée.
Dans cette perspective, le terme de pensée est plus large que
ce qui est habituellement appelé « contenu psychique ». Il
englobe aussi ce que l'on peut appeler activités ou comporte-
ments d'un individu en interaction avec l'environnement.
Pour saisir cela, il suffit d'imaginer le tout petit bébé qui, au
travers de son corps, manifeste bien sa qualité de vivant en
agissant et réagissant aux sensations proprioceptives et exté-
roceptives. Son comportement manifeste bien une pensée,
une pensée en acte, qui ne s'exprime pas par le langage ver-
bal. Il ne peut bien évidemment pas définir ses propres per-
ceptions, ni les distinguer les unes des autres, mais finira par
se sentir sujet de ces perceptions.
François Roustang illustre bien cette pensée en acte en évo-
quant la « psyché ». Pour lui la psyché est « animatrice du
corps » et il écrit dans son livre « La fin de la plainte » : « Il
n'y a pas de corps animé sans âme et pas d'âme sans corps.
La psyché c'est l'âme bien sûr, mais l'âme comme souffle
vivant. Sans psyché, il n'y a que le cadavre, mais sans le
corps il n'y a pas de psyché et pas davantage de psychique ni
de psychisme ». Il évoque bien cette force inhérente au vi-
vant, ce souffle de vie qui anime le corps.
La faculté de penser est enracinée dans le corporel. La pen-
sée consciente est toujours acquise et seconde, le corps et la
pensée en acte sont premiers.
Revenons à Spinoza. Il est clair qu’il ne s’est jamais posé la
question du fonctionnement de la pensée chez le nourrisson,
mais les propositions qu’il fait pour dire le développement de
la pensée réflexive et la place qu’il accorde au corps sont
tout à fait passionnantes, surtout pour nous psychomotri-
ciens.
Pour Spinoza, ce qui est nécessaire pour que l’esprit humain
se développe, ce par quoi la pensée réflexive va se manifes-
ter, c'est la notion « d'idée ». C’est à partir du moment où
nous avons une idée que nous entrons dans la pensée ré-
flexive.
Or, une idée ne peut pas exister sans objet. Une idée est tou-
jours idée de quelque chose. Une idée pure, c’est-à-dire une
idée qui ne peut pas être accrochée à un objet est impossible.
On ne peut pas penser l’impensable. Le premier objet auquel
nous sommes tous confrontés, nous dit Spinoza, c’est le
corps. « L’objet de l’idée constituant l’esprit humain est le
corps », mais il ajoute aussitôt « est le corps, c’est-à-dire un
certain mode de l’étendue existant en acte et n’est rien d’au-
tre ». Cela veut dire que pour que la pensée réflexive se dé-
veloppe, il ne suffit pas qu'il y ait un corps, mais un corps
vivant, existant en acte, c'est-à-dire en relation permanente
avec son environnement.
Repensons au nouveau-né. C’est bien au travers de son corps
comme objet vivant, en relation constante avec l’environne-
ment, que la pensée en acte pourra se développer et devenir
pensée réflexive. Cette pensée réflexive n’est qu’une manière
de penser le corps et de s’en faire une idée. Contrairement à
Descartes nous ne dirions plus « je pense donc je suis » mais
« je ressens, je suis ».
Jusque là rien de bien nouveau, car nous savons bien que la
pensée n’est pas d’origine extérieure et qu’elle est bien reliée
à l’expérience au corps. Tout le monde connaît l’importance
du dialogue « tonico-émotionnel » ou du « Holding », la ma-
Des esprits animaux aux neurotransmetteurs, qui sait ce que peut le corps ? (suite)