Mettre les maux en mots, médiations dans la consultation épistolaire

Mettre les maux en mots,
médiations dans la consultation
épistolaire au
XVIIIe
siècle
:
les
malades du Dr Tissot
(172û-1797)
Résumé.
Cet article se fonde sur une recherche menée
à
partir de la cor-
respondance médicale du
Dr
Tissot (1728-1797), un médecin suisse qui jouissait
d'une renommée européenne au siècle des Lumières. Conservées
à
la biblio-
thèque cantonale et universitaire de Lausanne, ces archives recèlent plus d'un
millier de consultations épistolaires, soit des lettres ou mémoires décrivant le
cas de malades dans le but d'obtenir des conseils ou des soins. Ces documents
constituent une source exceptionnelle en ce qui concerne le vécu de la maladie
et ses modalités d'écriture. Ils soulignent en particulier
le
contexte social dans
lequel surgit un problème de santé, en mettant en lumière la participation d'in-
termédiaires dans les différentes phases de la démarche thérapeutique.
On
dis-
tinguera les divers rôles que peuvent assumer ces médiateurs, tout en s'attelant
à
comprendre les raisons de leur intervention. Une telle étude sur les média-
tions dans la consultation épistolaire propose une perspective originale pour
explorer les représentations ou attitudes face
à
la santé, et esquisse une image
complexe de la relation soignant-soigné, se déroulant ainsi sous la forme de
l'écrit.
Abstract. Samuel Auguste Tissot (1728-1797) was a Swiss physician from
Lausanne, who enjoyed a great reputation in his lifetime, thanks to his publica-
tions and professional expertise. His persona1 records contain many pieces of
correspondence and more than a thousand written consultations, which are
I
documents describing the disease of a person, that were sent to a physician in
order to solicit advice on diagnosis and treatments. This collection is very inter-
esting in many aspects, notably for giving an insight into the patients' points of
view. This perspective, which is often difficult to adopt because of the lack of ar-
chival materials, has been presented recently as an essential alternative to the
traditional history of medicine. Written consultations allow an original reflec-
tion on the perception or expression of sickness and shed new light on the pa-
Séverine Pilloud, historienne,
Institut
Universitaire d'Histoire de la Médecine et de la
Santé Publique, Lausanne (IUHMSP), 1, ch. Des Falaises, 1005 Lausanne, Suisse.
CBMH/BCHM
/
Volume
16:
1999
/
p.
215-45
216
SÉVERINE
PILLOUD
tient-practitioner relationship. They reveal a complex network of mediations,
that is, actions undertaken by individuals at any step of the epistolary consulta-
tions. This article aims at defining the different kinds or levels of mediations
that one can find in the documents in order to understand when and why there
are sometimes mediators, and which role they play. Such a study should dem-
onstrate that the experience of sickness is not only the business of a single per-
son, but involves several people. The patient-doctor relationship is not exclu-
sively a binary one, but often includes the active participation of third parties.
Vous dites qu'il faut beaucoup d'attention et d'habitude pour bien juger de
l'etat d'un malade que l'on ne voit pas; votre experience et vos lumieres ont si
bien etabli votre reputation
à
cet egard que j'executerai avec beaucoup plus de
confiance ce que vous me prescrirés que tout ce qu'un autre m'ordonneroit en
me voyant. Je vais vous decrire mon etat le mieux qu'il me sera possible1.
C'est ainsi que le chevalier de Rotalier s'exprime, en introduction
à
la
lettre qu'il adresse au Dr Tissot, le premier octobre
1771.
La consultation
épistolaire constituait un genre relativement répandu au XVIIIe siècle2,
le diagnostic étant alors en grande partie fondé sur l'exposé des
symptômes ressentis par le malade.
On
ignore toutefois encore quelle
place exacte était dévolue au rapport au corps dans la relation thérapeu-
tique3. Cet article ne nourrit pas l'ambition d'analyser dans le détail les
caractéristiques de cette pratique médicale et encore moins celles de la
médecine des Lumières. 11 vise plutôt
à
mettre en exergue la spécificité
de l'interaction soignant-soigné ainsi conjuguée sous la forme écrite, en
particulier ce qui a trait
à
la médiation. Par ce terme, je me réfère
à
des
actions accomplies par des tierces personnes ayant une incidence sur le
rapport qu'entretiennent le malade et son médecin. Un tel objet d'étude
devrait permettre de projeter un éclairage original sur la relation théra-
peutique, encore souvent perçue,
à
tort me semble-t-il, sur le mode
binaire, comme
un
dialogue singulier entre deux acteurs quelque peu
isolés sur le devant de la scène. Il me paraît au contraire important de
tenter de saisir l'importance du décor contextuel et des rôles secon-
l
daires. Car en effet, si c'est bien Monsieur de Rotalier qui prend
lui-même la plume pour formuler sa demande de soins, tous les pa-
tients ne procèdent pas de la sorte, et l'on voit souvent des médiateurs
s'immiscer
à
un niveau ou un autre de la consultation.
On
tentera de les
repérer et de comprendre les raisons de leur intervention
à
partir de la
correspondance du Dr Tissot4, un médecin lausannois qui jouissait
d'une renommée européenne au siècle des Lumières, réputation due en
grande partie au succès remporté par ses écrits médicaux5. C'est
toutefois moins cet illustre praticien que sa clientèle qui retiendra mon
attention, l'objectif étant de contribuer
à
écrire une histoire de la santé
du point de vue des patients et de leur entourage immédiat, une ten-
dance qui s'affirme depuis quelques années déjà dans l'historiogra-
Mettre les maux en mots, médiations dans la consultation épistolaire
217
phie6. Je m'intéresserai plus précisément
à
la façon dont les personnes
touchées par la maladie, que ce soit les individus souffrants eux-mêmes
ou leurs proches, font le pas de s'adresser
à
un thérapeute en mettant
B
sa disposition un exposé écrit de leurs problèmes. Autrement dit, com-
ment met-on les maux du corps en mots sur le papier?
On
peut difficile-
ment répondre
à
cette question en faisant l'impasse sur le thème de la
médiation, un phénomène inhérent
à
la forme écrite, dans laquelle la
rencontre entre le demandeur et le prestataire de soins se fait sur la base
d'un médium textuel; ce n'est pas un discours prononcé sur le vif mais
un document rédigé, une reconstruction, dont la trame, la forme et le
contenu sont sans doute eux-mêmes en partie influencés par l'oeuvre et
la personnalité du médecin auquel on s'adresse. Ce n'est toutefois pas
de cette forme de médiation que je vais traiter; une telle perspective
im-
pliquerait des développements nécessitant des outils d'analyse de type
linguistique ou narratologique. Je ne m'étendrai pas non plus sur les au-
tres genres de médiations propres
à
la société ou
à
la médecine du XVIIIe
siècle, comme celle représentée par l'argent par exemple. Je focaliserai
plutôt mon propos sur l'intervention de médiateurs dans la consulta-
tion écrite.
Il s'agit, en premier lieu, de répertorier les différents types de média-
tions qui peuvent se présenter. Rappelons une évidence
:
pour qu'une
relation thérapeutique épistolaire s'établisse, il faut que quelqu'un re-
connaisse une situation pathologique, prête attention aux signes et aux
symptômes qui la caractérisent, et en fournisse un compte-rendu, qui
sera envoyé au médecin avec prière de fournir une réponse. Or les
sources montrent que ces différentes étapes ne sont pas toujours as-
sumées par les malades eux-mêmes, mais par des intermédiaires. Exa-
minons
à
quel moment peut se situer leur action.
MÉDIATION
EN
AVAL
DU PROJET DE CONSULTATION
i
La décision de solliciter les conseils de Tissot est parfois prise par une
tierce personne. Ainsi, Monsieur Pétion, prêtre vicaire de la paroisse de
St-George, prend la liberté de lui écrire
à
propos d'un homme non iden-
tifié, âgé d'une trentaine d'années, souffrant d'un problème d'équilibre
et de vue depuis trois ans7. Le malade a déjà consulté un médecin et es-
sayé divers traitements, sans résultats. Finalement, il a tout abandonné,
«se persuadant que c'étoit des vapeurs». Le prêtre, qui a acheté
L'Avis au
peuple sur sa santé,
se demande quant
à
lui s'il ne s'agit pas d'une mala-
die de nerfs et si les bains froids pourraient être utiles.
Il est intéressant de noter cette référence
à
cet ouvrage de Tissot, qui
allait connaître un succès retentissant?. Malgré ce que son intitulé sug-
gère, il était en réalité adressé aux intermédiaires sociaux, en premier
lieu les ecclésiastiques9, qui côtoyaient une population plus modeste,
218
SÉVERINE
PILLOUD
souvent rurale, ayant difficilement accès aux prestations médicales. Il
s'agissait de former des médiateurs de soins, capables de prodiguer des
secours rudimentaires, avant de faire éventuellement appel
à
un soi-
gnant plus expérimenté, ainsi que l'explique l'auteur lui-même en in-
troduction
:
Le titre d'Avis
au peuple
n'est point l'effet d'une illusion qui me persuade que ce
livre va devenir une pièce de ménage dans la maison de chaque paysan
:
les dix-
neuf vingtièmes ne sauront sans doute jamais qu'il existe; plusieurs ne sau-
raient pas
le
lire;
un
plus grand nombre, quelque simple qu'il soit, ne le com-
prendrait pas. Mais je le destine aux personnes intelligentes et charitables qui
vivent dans les campagnes, et qui, par une espèce de vocation de la Providence,
sont appelées
à
aider de leurs conseils tout le peuple qui les environne. L'on
sent aisément que j'ai en vue, premièrement, messieurs les pasteurs
[
. . .
1.
J'ose,
en second lieu, compter sur les seigneurs de place
[
.
.
.].
En troisième lieu, les
personnes riches, ou au moins aisées, que leur goût, leurs emplois, ou la nature
de leurs fonds, fixent
à
la campagne, elles
se
réjouissent en faisant du bien,
seront charmées d'avoir quelques directions dans l'emploi de leurs soins chari-
tables.1°
Le prêtre Petion représente le type même de relais social visé par Tis-
sot; il consulte pour
un
homme peu fortuné et fait appel
à
la «charité»
du médecin, «qui s'étend aux pauvres comme aux riches». Sans son in-
tervention, le malade n'aurait probablement jamais eu le projet de
s'adresser
à
Tissot. Il n'en aurait sans doute pas eu les moyens finan-
ciers, et peut-être ne connaissait-il même pas le nom du médecin
lausannois.
On
peut du moins affirmer que l'ecclésiastique a com-
battre la résignation du patient, qui n'attendait plus de soulagement.
La Comtesse de Vougy, qui écrit pour son mari, doit elle aussi lutter
contre une certaine inertie de la part du malade, du moins le perçoit-elle
ainsi". Il aurait longtemps «négligé» ses problèmes de santé, refusant
de suivre les conseils diététiques qu'elle lui donnait. Elle demande en
quelque sorte
à
Tissot de lui donner raison face
à
son époux récalcitrant.
«Mon intention est de le décider
à
vous aller trouver», écrit-elle, pré-
I
cisant que le principal intéressé ignore tout de sa démarche.
Il arrive que ce soit un médecin qui sollicite l'aide de Tissot pour l'un
de ses patients. C'est le cas de Monsieur Milleret, qui, depuis
15
mois, ne
parvient pas
à
soigner les diarrhées de Madame de L'Ecluze12. Se si-
tuant lui-même dans la position du consultant, il explique qu'il a «be-
soin d'un avis superieum. Le Dr Metzger espère lui aussi faire profiter
une de ses clientes épileptiques des lumières du praticien lausannois,
mais il entend bien en tirer également quelques avantages personnels13.
Il l'admet ouvertement
:
Mettre les maux en mots, médiations dans
la
consultation épistolaire
219
Outre l'interet de l'humanité, le premier mobile de tout medecin honnete
homme, je souhaiterais de pouvoir soulager la malade, pour me recommender
à
une famille puissante et en credit. C'est ce qui m'a determiné, Monsieur,
à
vous ecrire. Ma petite reputation cherche
à
s'etayer de la grandeur de la votre.
Il est clair que les préoccupations de l'auteur ne sont pas centrées uni-
quement sur le bien-être de la malade,
à
tel point que celle-ci est quasi-
ment absente de la lettre.
On
ignore tout de ses syrnpti3mes, de son vécu
ou de sa douleur. Monsieur Metzger n'en sait d'ailleurs pas beaucoup
plus puisqu'il ne l'a jamais vue. Il se base sur le récit de la soeur de la pa-
tiente, témoin des crises épileptiques. Il y a également, ici, une média-
tion de l'observation. Examinons ce deuxième type de plus près.
~~ÉDIATION
DE
L'OBSERVATION
Les informations relatives aux symptômes, aux signes cliniques ou
à
l'évolution de la maladie ne sont pas toujours fournies exclusivement
par le patient. Le récit des maux peut inclure des éléments provenant de
point(s) de vue étranger(s) ou constituer le fruit de regards croisés14.
À
ce titre, les dossiers médicaux, qui réunissent plusieurs consultations
épistolaires concernant les mêmes malades, offrent souvent un grand
intérêt15.
Celui de la princesse de Vaudemont est particulièrement éloquent16.
Ce sont des auteurs non identifiés, très probablement des soignants, qui
racontent l'histoire de sa maladie. Leur relation est accompagnée d'une
vingtaine de feuillets, sur lesquels sont décrites les
19
crises de convul-
sions qui se produisirent entre mi-juin et
fin
juillet
1780.
Chaque docu-
ment physique expose
un
accès, qui peut durer parfois plus de
17
heures.
On
sait
à
la minute près quand s'est déclenché le malaise, quelle
a été sa durée,
à
quel moment ont eu lieu les divers spasmes, combien
de fois ils se sont répétés, etc. Voici,
à
titre d'illustration, ce qui s'est
passé dans la nuit du mercredi
26
au jeudi
27
juillet
:
l
La princesse s'est eyanouie
à
8
heures
15
minutes. La roideur s'est établie
à
8
heures
25
minutes.
A
9
heures et
12
minutes, la princesse a eu un mouvement
convulsif qui aduré
4
minutes; il a eté suivi d'un cri; elle s'est levée toute droite
sur les pieds.
A
3
heures, quelques legers mouvements convulsifs ont été les
avant-coureurs d'un assés fort [accb] pour que son altesse soit sauté
[sic]
par
dessus le dossier du lit si elle n'eut pas
éttr
bien surveillée.
.
.
Plusieurs malades rédigeant eux-mêmes leur consultation tentent de
dresser le tableau le plus complet possible de leur maladie en ajoutant
à
leurs propres observations les commentaires ou hypothèses étiolo-
giques faits par des médecins ou des tiers. C'est notamment le cas de
Monsieur Vauvilliers, qui propose différentes explications
à
ses symp-
tômes avant de citer les diagnostics émis par les soignants auxquels il
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