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prononcent étaient, en 1979, des « actes de langage » (speech acts
) dans un sens très réel : par
leur paroles, les travailleurs se constituaient en autogestionnaires. Les spectateurs se voient
responsabilisés d’une façon analogue : le déroulement même de la performance et sa spécificité
dépendent de leurs efforts, ils gèrent le spectacle. Certains spectateurs remarquent, après cette
expérience, que la dramaturgie – que Bernat appelle une « mise-en-abîme » –, que cette glissade
des idéologies sous-jacentes, leur a échappée complètement : ils devaient faire un boulot trop
stressant.
Ces deux productions sont, évidemment d’une manière très différente, exemplaires pour la
tendance, dans le théâtre contemporain, de « re-politiser », d’une façon assez explicite, le
rapport entre spectateur et évènement scénique
. Cette tendance, dans sa version moderniste,
est née, on le sait, dans les courants d’avant-garde signés Meyerhold et Artaud et dans le
performance art
, mais elle est en réalité liée à l’histoire même du théâtre occidental, à partir
de la tragédie attique. La tragédie était intégrée dans la vie de la communauté politique
d’Athènes ; l’expérience du spectateur faisait partie de sa constitution subjective comme
citoyen de la cité, malgré l’ambiguïté profonde des figures théâtrales qui n’arrivaient
précisément pas à se constituer comme sujets politiques
. Mais dans un passé plus récent, la
théâtralité, aussi bien dans le sens strict – le monde des spectacles – que dans le sens large –
une qualité du domaine public – est une donnée centrale dans le développement de la société
moderne et bourgeoise. Et elle continue de l’être au vingtième siècle et après. On pourrait dire
– ce n’est qu’une supposition – que le postmodernisme dans l’art théâtral a obscurci l’aspect
politique qui est toujours présent dans le rapport entre spectateur et spectacle. Évidemment, la
confirmation tacite du statuquo « bourgeois » dans le théâtre de divertissement n’est qu’un écho
faible de l’enjeu politique qui caractérisait des formes théâtrales historiques : je reviens sur ce
développement. Pour ce surplus de dépolitisation, je me réfère ici à la thèse de Fredric Jameson,
qui considère la culture postmoderniste comme l’expression d’un capitalisme post-industriel
.
La fragmentation du sens serait, dans cette hypothèse, le reflet de l’implosion des structures de
classe – pour longtemps la stratification dominante de la société occidentale. La question qui
se pose ici est donc la suivante : dans quelle mesure une redéfinition politique du rapport scène-
spectateur – une opération qui peut être dramaturgique, spatiale ou autre –, dans quelle mesure
alors ajoute-t-elle un élément significatif aux rapports de théâtralité entre le discours politique
et la pratique théâtrale concrète ? Je me limite, dans ces réflexions provisoires à l’ère dite
« bourgeoise », à partir du dix-huitième siècle.
Pour Richard Sennett, la distinction entre le rôle public et le rôle privé d’un individu gagne
une importance significative dans les sociétés urbaines et anonymes qui se constituent au dix-
huitième siècle
. Des changements socio-économiques profonds sont à la base d’une
croissance énorme des centres métropolitains comme Londres et Paris, et ces changements
Searle, John R., Speech acts. An essay in the philosophy of language, Cambridge, Cambridge University
Press,1969, p. 16-19.
Pour ne citer que deux textes théoriques récents : Neveux, Olivier, Politiques du spectateur. Les enjeux du théâtre
politique aujourd’hui, Paris, La Découverte, 2013 et Badiou, Alain, Rhapsodie pour le théâtre. Court traité
philosophique, Paris, PUF, 2014.
Crombez, Thomas, Het antitheater van Antonin Artaud. Een onderzoek naar de veralgemeende artistieke
transgressie, toegepast op het werk van Romeo Castellucci en de Socìetas Raffaello Sanzio, Gent, Academia Press,
2008, p. 14-38. Même s’il est difficile de qualifier Artaud comme artiste politique, la transgression généralisée
qu’il inspire est proche d’un agonisme politique comme décrit par, entre autres, Chantal Mouffe (Mouffe, Chantal,
Agonistics. Thinking the World Politically, London/New York, Verso, 2013, p.5-9). Ceci dit, il est bien sûr difficile
d’inclure l’esthétique d’Artaud dans un discours démocratique (voir Jannarone, Kimberly, Artaud and His
Doubles, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2010).
Lehmann, Hans-Thies, Theater und Mythos. Die Konstitution des Subjekts im Diskurs der antiken Tragödie,
Stuttgart, J.B. Metzler, 1991, p. 127-145.
Jameson, Fredric, “Postmodernism or the cultural logic of late capitalism”, New Left Review, 145, p. 59-92.
Sennett, Richard, The fall of public man, London, Penguin, 1977, p. 89-106.