Le spectateur du politique. Éléments pour une recherche sur le

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Le spectateur du politique. Éléments pour une recherche sur le spectateur de théâtre et
sa citoyenneté
Klaas Tindemans
Deux spectacles récents jettent, d’une manière bien distincte, un regard particulier sur
l’engagement du public dans sa qualité citoyenne. 100% Bruxelles est une production du
collectif suisse-allemand Rimini Protokoll. Ses membres créent une forme de théâtre
documentaire dans lequel des thèmes et des phénomènes contemporains sont présentés par des
« experts du quotidien. »
1
Il peut s’agir d’une relecture du Capital de Karl Marx par un
économiste de l’ancienne RDA actuellement au chômage, par un ex-maoïste qui gagne
maintenant bien sa vie en introduisant des investisseurs dans la bureaucratie chinoise, ou par
un escroc condamné pour avoir organisé une vente pyramidale
2
. Ou d’une série de témoignages
de muezzins du Caire sur leur métier
3
. Ou même d’un achat collectif d’actions de l’entreprise
Daimler-Benz afin de les distribuer aux spectateurs de théâtre qui veulent observer l’assemblée
annuelle comme un évènement théâtral
4
. 100% Bruxelles est la version bruxelloise d’une
formule déjà appliquée aux villes de Berlin, Vienne, Athènes, Vancouver, Paris tout
récemment et plein d’autres
5
. D’autres versions sont prévues pour Darwin, Philadelphie et
Amsterdam. La formule est e à l’occasion du centenaire du Hebbel Theater à Berlin,
Rimini Protokoll occupe un bureau permanent. La recherche du 100% commence chaque fois
avec une visite au service de statistique de la région urbaine concernée. Les créateurs et les
fonctionnaires fixent ensemble quelques paramètres démographiques, parmi lesquels
l’espérance de vie, la la répartition de la population selon leur origine nationale, la connaissance
linguistique, les langues parlées à la maison, le degré d’activité professionnelle, le revenus
annuel disponible. De cette façon on détermine un échantillon représentatif de cent personnes
habitant dans la ville, Bruxelles le cas échéant. Si on dispose d’une période de préparation bien
longue , la première personne dans le cas de Bruxelles, un fonctionnaire du service de
statistiques en cherche une deuxième et on continue jusqu’à ce que tous les profils soient
trouvés. Mais dans la plupart des cas, cet enchaînement spontané s’arrête aux délais trop
strictes et les producteurs sont alors obligés d’organiser un casting. À Bruxelles, on a encore
ajouté quatre personnes sans papiers absentes dans les statistiques, évidemment. Le soir du
spectacle, ces 104 personnes se présentent, toutes munies d’un objet qui leur est cher : un
vêtement, un livre, un souvenir intime, etc. La première partie de la représentation est une sorte
de preuve de la représentativité du groupe. Les gens se divisent selon les caractéristiques
prioritaires pour les statistiques : nationalité, emploi, âge. Parfois ce calcul est interrompu par
des histoires très personnelles, mais cela ne fait que colorer ce traité visuel de géographie
sociale. Il n’y a aucun drame qui s’annonce, mais en même temps des mécanismes
d’identification se manifestent. Les gens murmurent, les spectateurs se demandent, à voix basse,
1
Dreysse, Miriam, et Florian Malzacher (réd.), Experten des Alltags. Rimini Protokoll, Berlin, Alexander Verlag,
2007.
2
Karl Marx: Das Kapital, erster Band (2006).
3
Radio Muezzin, 2008.
4
Hauptversammlung, 2009.
5
Kunstenfestivaldesarts / 100% Bruxelles. 2014. http://kfdarc.live.statik.be/fr/archive/100-brussels (accès le 08
26, 2014).
Rimini Protokoll / 100% Bruxelles. 2014. http://www.rimini-protokoll.de/website/de/project_6368.html (accès le
08 26, 2014).
De Vos, Esther (réd.), 100% Brussels / Rimini Protokoll, Bruxelles, Kunstenfestivaldesarts, 2014 (livret
programme).
2
quel Bruxellois sur scène les représenterait le mieux. Puis un ensemble musical entre sur scène,
et les 104 acteurs reprennent leur liberté. À partir d’ici, ils ne doivent plus correspondre aux
positions statistiques, ils expriment leurs opinions et leurs sentiments personnels avec toutes
les hésitations et les hypocrisies qui ne sont que trop humaines. Le spectacle se transforme en
bal populaire, en sourdine, parce que tous les interprètes sont bien conscients de la vulnérabilité
avec laquelle ils se sont livrés. Et c’est effectivement cette vulnérabilité intime, dans les idées,
dans les expériences et dans les sensibilités, qui rend cette production réellement théâtrale. C’est
ici que le public est invité à se poser des questions sur sa propre insertion dans une société
urbaine très fragmentée. L’illusion de convivialité qui est forcément communiquée par cet
ensemble, aussi statistique qu’il soit, se montre bien fragile, et cette impression demeure dans
la salle. Un peu L’amertume et la mélancolie laissent subtilement leurs traces. Je me souviens
de deux hommes qui témoignaient qu’ils avaient grandi sans leur mère, un Bruxellois de souche,
entre deux âges, et un jeune refugié afghan.
Le public est engagé d’une toute autre manière dans Numax Fagor Plus de l’artiste catalan
Roger Bernat
6
. Bernat crée des environnements interactifs, en immergeant, par des mécanismes
techniques, son audience dans une fiction, ou dans une reconstitution documentaire selon le
cas. Il marche là sur un terrain bien dangereux entre manipulation et association volontaire, en
confrontant ses spectateurs à leur liberté relative. Le discours de Numax Fagor Plus est basé
sur l’expérience autogestionnaire de Numax, une usine d’électroménager qui a fait faillite en
1979. Cette expérience a été documentée par un cinéaste, et Roger Bernat voulait en faire un
reenactment, une reconstitution d’un épisode légendaire du syndicalisme espagnol, peu de
temps après la mort du caudillo Franco. Fin 2013, une autre usine d’électroménager, Fagor,
faisait aussi faillite, en raison de la crise financière. Fagor fait partie du groupe coopératif
basque Mondragon, parfois considéré comme alternative exemplaire au capitalisme actionnaire.
Bernat organisa et enregistra ce reenactment de Numax par des travailleurs licenciés de Fagor,
ainsi qu’une deuxième reconstitution par les anciens travailleurs de Numax eux-mêmes, trente-
cinq ans après les évènements. Dans la production, quelques extraits de ces trois
enregistrements le reportage historique de Numax, puis les deux reconstitutions sont
montrés, mais le public, assis en cercle autour de deux écrans vidéo, est invité à participer à la
quatrième couche de l’histoire de Numax. Une actrice commence à lire le texte d’une des
travailleuses de Numax, et progressivement les spectateurs sont invités à lire les autres rôles.
Finalement, l’actrice « officielle » transmet même son rôle d’animatrice à un membre du public.
Au niveau du discours, on est témoin d’une double transformation. D’abord, la clarté de la lutte
des classes qui régnait chez Numax en 1979 est diluée dans les reconstitutions : les dialogues
ne sont pas simplement répétés, ils sont mélangés avec des commentaires contemporains qui
indiquent bien, par exemple, les différences pratiques et fondamentales entre autogestion et
coopératisme. Cette transformation idéologique, qui se montre dans l’absence de ce qu’on
pourrait appeler une « dogmatique référentielle »
7
dans le cas Fagor, est redoublée par une
transformation chez les spectateurs. Ceux qui participent réalisent que les phrases qu’ils
6
Kunstenfestivaldesarts / Numax Fagor Plus. 2014. http://kfdarc.live.statik.be/fr/archive/numax-fagor-plus (accès
le 08 26, 2014).
Roger Bernat / Numax Fagor Plus. 2014. http://rogerbernat.info/en/shows/numax-fagor-plus/ (accès le 08 26,
2014).
Numax-Fagor-Plus / Roger Bernat/FFF. Bruxelles: Kunstenfestivaldesarts, 2014 (livret programme).
7
« Dogmatique » signifie ici un ensemble et un programme de principes, de « lois » logiquement supérieures,
permettant d’interpréter des questions particulières – surtout les questions juridiques (voir Herberger, Maximilian,
Dogmatik. Zur Geschichte von Begriff und Methode in Medizin und Jurisprudenz, Frankfurt am Main, Vittorio
Klostermann, 1981, p.4-5). Ici, ce programme de principes serait surtout politique, même idéologique.
3
prononcent étaient, en 1979, des « actes de langage » (speech acts
8
) dans un sens très réel : par
leur paroles, les travailleurs se constituaient en autogestionnaires. Les spectateurs se voient
responsabilisés d’une façon analogue : le roulement même de la performance et sa spécificité
dépendent de leurs efforts, ils gèrent le spectacle. Certains spectateurs remarquent, après cette
expérience, que la dramaturgie que Bernat appelle une « mise-en-abîme » , que cette glissade
des idéologies sous-jacentes, leur a échappée complètement : ils devaient faire un boulot trop
stressant.
Ces deux productions sont, évidemment d’une manière très différente, exemplaires pour la
tendance, dans le théâtre contemporain, de « re-politiser », d’une façon assez explicite, le
rapport entre spectateur et évènement scénique
9
. Cette tendance, dans sa version moderniste,
est née, on le sait, dans les courants d’avant-garde signés Meyerhold et Artaud et dans le
performance art
10
, mais elle est en réalité liée à l’histoire même du théâtre occidental, à partir
de la tragédie attique. La tragédie était intégrée dans la vie de la communauté politique
d’Athènes ; l’expérience du spectateur faisait partie de sa constitution subjective comme
citoyen de la cité, malgré l’ambiguïté profonde des figures théâtrales qui n’arrivaient
précisément pas à se constituer comme sujets politiques
11
. Mais dans un passé plus récent, la
théâtralité, aussi bien dans le sens strict le monde des spectacles que dans le sens large
une qualité du domaine public est une donnée centrale dans le développement de la société
moderne et bourgeoise. Et elle continue de l’être au vingtième siècle et après. On pourrait dire
ce n’est qu’une supposition que le postmodernisme dans l’art théâtral a obscurci l’aspect
politique qui est toujours présent dans le rapport entre spectateur et spectacle. Évidemment, la
confirmation tacite du statuquo « bourgeois » dans le théâtre de divertissement n’est qu’un écho
faible de l’enjeu politique qui caractérisait des formes théâtrales historiques : je reviens sur ce
développement. Pour ce surplus de dépolitisation, je me réfère ici à la thèse de Fredric Jameson,
qui considère la culture postmoderniste comme l’expression d’un capitalisme post-industriel
12
.
La fragmentation du sens serait, dans cette hypothèse, le reflet de l’implosion des structures de
classe pour longtemps la stratification dominante de la société occidentale. La question qui
se pose ici est donc la suivante : dans quelle mesure une redéfinition politique du rapport scène-
spectateur une opération qui peut être dramaturgique, spatiale ou autre , dans quelle mesure
alors ajoute-t-elle un élément significatif aux rapports de théâtralité entre le discours politique
et la pratique théâtrale concrète ? Je me limite, dans ces réflexions provisoires à l’ère dite
« bourgeoise », à partir du dix-huitième siècle.
Pour Richard Sennett, la distinction entre le rôle public et le rôle privé d’un individu gagne
une importance significative dans les sociétés urbaines et anonymes qui se constituent au dix-
huitième siècle
13
. Des changements socio-économiques profonds sont à la base d’une
croissance énorme des centres métropolitains comme Londres et Paris, et ces changements
8
Searle, John R., Speech acts. An essay in the philosophy of language, Cambridge, Cambridge University
Press,1969, p. 16-19.
9
Pour ne citer que deux textes théoriques récents : Neveux, Olivier, Politiques du spectateur. Les enjeux du théâtre
politique aujourd’hui, Paris, La Découverte, 2013 et Badiou, Alain, Rhapsodie pour le théâtre. Court traité
philosophique, Paris, PUF, 2014.
10
Crombez, Thomas, Het antitheater van Antonin Artaud. Een onderzoek naar de veralgemeende artistieke
transgressie, toegepast op het werk van Romeo Castellucci en de Socìetas Raffaello Sanzio, Gent, Academia Press,
2008, p. 14-38. Même s’il est difficile de qualifier Artaud comme artiste politique, la transgression généralisée
qu’il inspire est proche d’un agonisme politique comme décrit par, entre autres, Chantal Mouffe (Mouffe, Chantal,
Agonistics. Thinking the World Politically, London/New York, Verso, 2013, p.5-9). Ceci dit, il est bien sûr difficile
d’inclure l’esthétique d’Artaud dans un discours démocratique (voir Jannarone, Kimberly, Artaud and His
Doubles, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2010).
11
Lehmann, Hans-Thies, Theater und Mythos. Die Konstitution des Subjekts im Diskurs der antiken Tragödie,
Stuttgart, J.B. Metzler, 1991, p. 127-145.
12
Jameson, Fredric, “Postmodernism or the cultural logic of late capitalism”, New Left Review, 145, p. 59-92.
13
Sennett, Richard, The fall of public man, London, Penguin, 1977, p. 89-106.
4
auront un impact plus que considérable sur le comportement quotidien. Dans ces
environnements urbains, les distinctions sociales ne sont plus discernables à première vue ; le
domaine public est désormais unifié. Tout le monde est devenu un étranger pour tout le monde,
et les apparences comptent alors effectivement pour définir le statut social. Ces statuts sociaux
sont eux-mêmes devenus instables dans une société qui devient de plus en plus méritocratique.
Le spectacle sociétal n’est donc pas exhibitionniste, mais il est né des nouvelles contraintes de
la sociabilité. Sennett constate que le theatrum mundi n’est plus une métaphore, mais une réalité
dans ces nouvelles villes. Dans le théâtre, la notion d’un public est définie, mais en plus, ce sont
les codes de confiance codes of belief qui déterminent la crédibilité des personnages, sur
scène mais également dans la vie quotidienne. Le corps et la parole du citoyen urbain ne
symbolisent plus une réalité référentielle, qui existerait indépendamment de ces performances,
mais ils créent désormais cette réalité même. Ce changement paradigmatique implique alors
que les conventions, les règles qui règnent dans les théâtres sont considérées comme des
instruments de discipline sociale dans un sens plus large. Cela explique par exemple la
disparation des sièges sur scène en 1759, à la Comédie-Française
14
. Cette opération s’inscrit
d’abord dans l’effort pendant tout le 18ième siècle de discipliner les parterres des théâtres,
une évolution qui se poursuivra dans l’installation des sièges fixées au parterre à la Comédie-
Française, en 1782, contre le plaidoyer de Jean-François Marmontel pour une audience
spontanée et chaotique
15
. Une discipline, garantie par la police, en est le résultat et cela prouve
a contrario l’importance politique du maintien de l’ordre dans le microcosme théâtral, cette
espace d’antagonismes exprimés à haute voix. En plus, cette démarche doit garantir une
lisibilité accrue de l’illusion théâtrale. Les codes doivent être clairs, afin de pouvoir imiter la
vie quotidienne. La théorie théâtrale de Diderot, formulée entre autres dans son Paradoxe sur
le Comédien, consacre ces principes : c’est l’artificialité du signe qui lui rend son efficacité,
aussi bien théâtrale que sociale
17
. Dans cette conception, on peut garantir l’itérabilité des signes
sociaux, comme mis-en-forme sur scène. Dans cette même période, la distinction entre le
domaine privé et le domaine public devient normative, comme réflexion de la distinction
ontologique entre nature et culture. D’où l’expression de Sennett : « Le public est une création
humaine, le privé est une condition humaine. »
18
Cela impliquerait que les accidents de la vie
familiale comme l’existence d’enfants illégitimes – ne devraient d’aucune manière influencer
la crédibilité de la vie publique de l’homme politique, par exemple. Et là aussi Diderot reflète
les faits sociaux, en définissant le métier de l’acteur comme indépendant de la vérité
sentimentale sous-jacente , une définition qui donne aux comédiens et à son audience le statut
d’acteurs nettement publics
19
. On comprend alors bien que Jean-Jacques Rousseau condamne
le théâtre comme pratique urbaine, dans une ville qui se prête trop facilement à feindre les
valeurs et les vertus parce que sa stratification même dépend de cette théâtralité une
théâtralité qui discipline en effet les antagonismes trop marqués.
20
14
Sur l’histoire des « banquettes » sur scène: Mittman, Barbara G., Spectators on the Paris stage in the seventeenth
and eighteenth centuries, Ann Arbor, UMI Research Press, 1984, p. 77-96, citée par Ravel, Jeffrey S., The
contested parterre. Public theater and French political culture 1680-1791, Ithaca/London, Cornell University
Press, 1999, p. 72.
15
Marmontel, Jean-François, Œuvres de Marmontel (tome quatrième, Ire partie), Paris, A. Belin, 1819, p.829-
833. Ce texte était publiée comme le lemme « Parterre » dans le supplément de l’Encyclopédie de Diderot en
d’Alembert, en 1777.
17
Sennett, o.c., p. 110-115.
18
Sennett, o.c., p. 98.
19
Diderot, Denis, Paradoxe sur le comédien. Précédé des Entretiens sur le fils naturel, Paris, Flammarion, 1981,
p. 128-135
20
Voir Rousseau, Jean-Jacques, Lettre à M. d’Alembert sur son article Genève, Paris, Flammarion,1967, et
l’interprétation de cette anti-théâtralité chez Sennett, o.c., p. 115-122 et Wiles, David, Theatre and citizenship. The
theory of a practice, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, p. 110-147.
5
L’étape suivante dans le développement urbain et donc aussi des rapports théâtraux, c’est
l’industrialisation capitaliste. Ce mode de production va, du point de vue de la culture publique,
essayer de fixer les rapports sociétaux et, notamment, de transformer l’expérience de diversité
typiquement urbaine en société de consommation. Lapparition des grands magasins libre
entrée, prix fixes devient le symbole de ce que Marx appelle le « fétichisme des
marchandises »
21
. Mais comme les rapports sociaux sont disciplinés aussi bien du côté
bourgeois que du côté prolétaire , la tension implicite mais dynamique entre domaine public
et domaine privé ne peut plus rester arbitraire : cette évolution culmine, selon Sennett, dans la
notion de « personnalité » qui va dorénavant dominer la position sociale de l’individu
22
. La
personnalité, c’est le moment la théâtralité devient une réalité et n’est plus perçue comme
outil social. La personnalité, c’est le prisonnier des apparences et la victime des voyeurs. Ce
n’est pas un hasard si les romans policiers, les détectives dévoilent la « vraie » personne
derrière les masques, deviennent populaires au dix-neuvième siècle. Les détectives sont des
voyeurs au superlatif. Toutes ces transformations redéfinissent aussi le statut de la
vraisemblance théâtrale. La scène du dix-neuvième siècle prenons le mélodrame, par exemple
ne raconte plus la réalité urbaine, la méfiance règne. Paradoxalement, le goût pour
l’exactitude historique, chez Kean, chez la troupe de Meiningen, reflète justement le désir de
vérité qui est frustré dans la vie quotidienne. L’artiste le comédien, le musicien est jugé
selon les mêmes critères de personnalité, c’est-à-dire la conformité de son apparence à sa vie
sentimentale intérieure. On est bien éloigné de Diderot.
23
Avec le romantisme, le public investit
dans une personnalité fantasmatique, qui obtient un sens quasi-politique. Quand les théâtres et
les salles de concert installent des autorités les chefs d’orchestre – qui incarnent cet idéal, les
nouveaux codes de conduite du spectacle notamment le silence absolu dans l’auditorium
sont plus que le reflet d’une hiérarchie sociale.
24
Ces codes anticipent en même temps un siècle
le culte de la personnalité atteindra une nouvelle dimension, même sans tenir compte du
totalitarisme sécularisé qui marquerait la première moitié du vingtième siècle. Le culte de la
personnalité a des conséquences sociétales et politiques. Dans plusieurs mouvements populaires
du dix-neuvième siècle, on constate que les conflits sont plutôt formulés en termes de crédibilité
qu’en termes d’accomplissement. Dans le théâtre et sur la scène politique, dit Sennett, les
acteurs essaient de distraire l’attention de la substance, du texte, de l’argument, au profit d’une
personnalité partagée par la communauté qu’elle vise. La personnalité doit transformer ce que
Ferdinand Tönnies appelle la Gesellschaft « société » en Gemeinschaft « communauté »,
c’est-à-dire une société dotée d’une convivialité imaginaire aussi bien dans le passé que dans
le présent.
25
Sennett élabore sur l’exemple du poète Alphonse de Lamartine, qui par sa
personnalité « romantique », arrive à maîtriser l’énergie populaire dangereuse en 1848. Par sa
performance pacifiante et disciplinante, il détache la révolution républicaine de sa substance
idéologique et, en même temps, de l’antagonisme de la lutte des classes.
26
Par ce surplus de
personnalité, bien théâtralisé, une communauté politique devient une Gemeinschaft dans le sens
spécifique de Tönnies. Mais le résultat pourrait être une dépolitisation, une disparition des
substances idéologiques dans les luttes politiques un phénomène qui n’a cessé de hanter aussi
bien les politiciens que les politicologues, bien que pour des motifs inverses. La star absolue de
cette logique au vingtième siècle est sans doute Ronald Reagan qui, avec une éducation
rhétorique et un passé de comédien, devient l’incarnation du rêve « consumériste » dans le
21
Sennett, o.c., p. 130-149.
22
Sennett, o.c., p. 150-174.
23
Sennett, o.c., p. 174-176.
24
Sennett, o.c., p. 195-212.
25
Tönnies, Ferdinand, Gemeinschaft und Gesellschaft. Abhandlung des Communismus und des Socialismus als
empirischer Culturformen, Leipzig, Fues’s Verlag, 1887.
26
Sennett, o.c., p. 227-232
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