ait été initialement prononcé dans un contexte très séculier, il a été
adopté par beaucoup d’apologistes de la pratique juive. De plus, cette
formule a été élargie pour y inclure maints aspects de la loi juive.
D’après cette affirmation, c’est la loi qui a gardé le peuple juif. Sans la
Halakhah, le peuple juif n’aurait pas pu survivre longtemps, loin de sa
terre, en subissant tant de persécutions.
Cette idée peut être remise en question de diverses manières. Tout
d’abord, la majorité des juifs ont-ils vraiment observé la Halakhah durant
leur histoire ? Non seulement des apologistes orthodoxes, mais aussi
beaucoup de chercheurs, moi inclus, ont trop souvent présumé que la
réponse à cette question était positive. Souvent, nous supposions que
l’attitude « normale », « courante », « habituelle », des juifs, dans
certaines périodes et en certains lieux, par exemple le monde ashkénaze
au Moyen Âge ou l’Europe de l’Est avant le mouvement de la Haskala,
était d’observer, ou tout au moins d’essayer d’observer, la Halakhah.
Lorsque nous nous sommes trouvés confrontés à des sources qui
suggéraient que certains juifs, en tels endroits, n’avaient pas observé
certaines pratiques, nous les avons considérées comme l’exception qui
confirmait la règle. On a certes affirmé que, dans le monde ashkénaze
médiéval, la pose des tefillin n’était pas toujours respectée, pas plus que
l’apposition des mezuzot2. Nous savions que des juifs avaient utilisé les
fours de leurs voisins non juifs et qu’ils ont employé les shabbes goys de
telles manières que la Halakhah talmudique ne permettait pas3. Nous
savions aussi pertinemment que les pratiques de niddah n’étaient pas
toujours observées méticuleusement4. Beaucoup d’entre nous n’avaient
pas vraiment réfléchi sur les coutumes alimentaires de tous ces juifs,
grands ou petits marchands qui circulaient constamment sur les routes et
s’arrêtaient sur les marchés de diverses villes en Europe. Il nous semblait
que les écarts entre la réalité et les normes selon les textes étaient
confinés aux marges des communautés et que la majorité des juifs
demeuraient pieux et observaient, autant que possible, la Halakhah.
Souvent, nous acceptions les explications apologétiques des rabbins de
2 Voir par exemple Sefer Mitzot Gadol, Asin, 3 ; Tossafot sur TB Shabbat 49a.
3 Eric Zimmer, « Baking Practices in Medieval Ashkenaz » [en hébreu], Zion, 43, 2000,
pp. 141-162 ; Jacob Katz, Le Shabbes Goy, traduit de l’hébreu par Yehoshua Rash,
Paris, Stock, 1986.
4 Voir par exemple, parmi d’autres, Shaye J. D. Cohen, « Purity, Piety, and Polemic -
Medieval Rabbinic Denunciations of ‘Incorrect’ Purification Practices », dans Rahel R.
Wasserfall (éd.), Women and Water - Menstruation in Jewish Life and Law, Hanover,
Brandeis University Press, 1999, pp. 82-100.