T S A F O N
Revue d’études juives du Nord
Dossier : Halakha, interprétation et usage
Gérard Étienne, poésie et judéité
Mira Magen : On ne m’a pas prise à l’armée
Les archives secrètes du ghetto de Varsovie
n° 65 printemps été 2013
Tsafon 65
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T S A F O N
Revue d’études juives du Nord
n° 65 printemps été 2013
Table des matières
Dossier : Halakha, interprétation et usage
(rassemblé par Christophe Batsch et Françoise Saquer-Sabin)
À nos lecteurs
p. 5
Dossier
Halakha, interprétation et usage
Batsch Christophe, Saquer-Sabin Françoise : Présentation du dossier
p. 7
Dalsace Yeshaya : Halakha et modernité. Un système juridique en mutation
p. 17
Friedheim Emmanuel : Regard de la diaspora babylonienne sur Eretz-Israël à
l'époque talmudique. Quelques remarques
p. 31
Batsch Christophe : Les sources du droit juif et la Halakha ancienne.
Nominalisme ou loi divine préétablie ?
p. 47
Marienberg Evyatar : La Halakhah. Observée ou ignorée ? Unificatrice ou
séparatrice ?
p. 63
Morgenstern Matthias : L’anthropologie rabbinique et les débats actuels sur la
bioéthique
p. 73
Vana Liliane : Loi juive (halakhah) et bioéthique. Procréation médicalement
assistée, gestation pour autrui, homoparentalité et monoparentalité
p. 85
Benhamou Isaac : La promesse d’embauche et la conclusion du contrat de
travail. Une comparaison entre le droit français et le droit hébraïque
p. 111
Varia
Grossman Simone : Gérard Étienne, poésie et judéité
p. 125
Édition : Traduction – Littérature
Magen Mira : On ne m’a pas prise à l’armée. Traduit de l’hébreu par l’atelier
de traduction hébraïque de l’université Charles-de-Gaulle Lille 3 dirigé
par Saquer-Sabin Françoise, avec la collaboration de Duris-Massa Chantal
et Goudaert Françoise
p. 145
Note de lecture
Delmaire Danielle : Qui écrira notre histoire ? Les archives secrètes du
ghetto de Varsovie, Samuel Kassow
p. 159
Informations
p. 165
À travers les livres
p. 173
À travers les revues
p. 181
À travers les films
p. 185
Résumés
p. 187
Tsafon 65 : La Halakhah. Observée ou ignorée ? Unificatrice ou séparatrice ?
63
La Halakhah
Observée ou ignorée ?
Unificatrice ou séparatrice ?
Evyatar Marienberg*
La Halakhah, la loi juive, jouait-elle un rôle unificateur, ou au
contraire séparateur, dans la société juive ? Et fut-elle observée par un
grand nombre de juifs ?
Ma réflexion sur le sujet sera articulée en deux parties : la pratique
halakhique d’une part, et la façon de penser, autrement dit, la mentalité
halakhique, d’autre part. J’emploierai les verbes au temps passé même si,
évidemment, la Halakhah continue d’être centrale pour un nombre
important de juifs, jusqu’à aujourd’hui. Néanmoins, à cause des grandes
différences entre le monde moderne et les sociétés du passé, notamment
en ce qui touche aux questions se rapportant à la Halakhah, j’ai décidé de
ne pas traiter la place de celle-ci dans le monde juif moderne.
Il est souvent dit, et considéré quasiment comme acquis, que la
pratique halakhique était un facteur unificateur pour la société juive,
depuis l’Antiquité et jusqu’au XVIIIe siècle, au moins. Selon une formule
bien connue, créée semble-t-il en 1898 par Asher Ginsberg, mieux connu
sous son pseudonyme littéraire « Ahad ha-Am » : « C’est le Shabbat qui
gardait Israël plutôt qu’Israël ne gardait le shabbat »1. Bien que ce slogan
* Université de Caroline du Nord (USA) à Chapel Hill. Cet article est une version
légèrement remaniée d’une présentation que j’ai donnée dans une conférence organisée
par M. Shmuel Trigano à Paris, le 14 février 2010. Je remercie chaleureusement M.
Trigano de m’avoir invité à cette conférence.
1 « םתוא תבשה הרמש ,תבשה תא ורמש לארשישמ רתוי ». Ahad ha-Am (Asher Zvi Ginzburg,
1856-1927), Ha-Shiloah 3, 6, 1898.
Evyatar Marienberg
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ait été initialement prononcé dans un contexte très séculier, il a été
adopté par beaucoup d’apologistes de la pratique juive. De plus, cette
formule a été élargie pour y inclure maints aspects de la loi juive.
D’après cette affirmation, c’est la loi qui a gardé le peuple juif. Sans la
Halakhah, le peuple juif n’aurait pas pu survivre longtemps, loin de sa
terre, en subissant tant de persécutions.
Cette idée peut être remise en question de diverses manières. Tout
d’abord, la majorité des juifs ont-ils vraiment observé la Halakhah durant
leur histoire ? Non seulement des apologistes orthodoxes, mais aussi
beaucoup de chercheurs, moi inclus, ont trop souvent présumé que la
réponse à cette question était positive. Souvent, nous supposions que
l’attitude « normale », « courante », « habituelle », des juifs, dans
certaines périodes et en certains lieux, par exemple le monde ashkénaze
au Moyen Âge ou l’Europe de l’Est avant le mouvement de la Haskala,
était d’observer, ou tout au moins d’essayer d’observer, la Halakhah.
Lorsque nous nous sommes trouvés confrontés à des sources qui
suggéraient que certains juifs, en tels endroits, n’avaient pas observé
certaines pratiques, nous les avons considérées comme l’exception qui
confirmait la règle. On a certes affirmé que, dans le monde ashkénaze
médiéval, la pose des tefillin n’était pas toujours respectée, pas plus que
l’apposition des mezuzot2. Nous savions que des juifs avaient utilisé les
fours de leurs voisins non juifs et qu’ils ont employé les shabbes goys de
telles manières que la Halakhah talmudique ne permettait pas3. Nous
savions aussi pertinemment que les pratiques de niddah n’étaient pas
toujours observées méticuleusement4. Beaucoup d’entre nous n’avaient
pas vraiment réfléchi sur les coutumes alimentaires de tous ces juifs,
grands ou petits marchands qui circulaient constamment sur les routes et
s’arrêtaient sur les marchés de diverses villes en Europe. Il nous semblait
que les écarts entre la réalité et les normes selon les textes étaient
confinés aux marges des communautés et que la majorité des juifs
demeuraient pieux et observaient, autant que possible, la Halakhah.
Souvent, nous acceptions les explications apologétiques des rabbins de
2 Voir par exemple Sefer Mitzot Gadol, Asin, 3 ; Tossafot sur TB Shabbat 49a.
3 Eric Zimmer, « Baking Practices in Medieval Ashkenaz » [en hébreu], Zion, 43, 2000,
pp. 141-162 ; Jacob Katz, Le Shabbes Goy, traduit de l’hébreu par Yehoshua Rash,
Paris, Stock, 1986.
4 Voir par exemple, parmi d’autres, Shaye J. D. Cohen, « Purity, Piety, and Polemic -
Medieval Rabbinic Denunciations of ‘Incorrect’ Purification Practices », dans Rahel R.
Wasserfall (éd.), Women and Water - Menstruation in Jewish Life and Law, Hanover,
Brandeis University Press, 1999, pp. 82-100.
Tsafon 65 : La Halakhah. Observée ou ignorée ? Unificatrice ou séparatrice ?
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l’époque, qui avaient essayé de justifier ces écarts en faisant des
distinctions halakhiques toujours plus fines.
Il est temps de remettre en question ces certitudes. S’il est sûr que
de nombreux juifs ont suivi certains aspects de la loi, il n’en reste pas
moins qu’il est bien difficile de savoir ce qu’il en fut réellement et quelle
proportion de la population juive était concernée. Peut-on encore dire que
la norme, pour les juifs, était de respecter la Halakhah, et le non-respect,
l’exception ? Peut-être la réalité était-elle exactement l’inverse ? Il m’est
difficile de répondre mais il faut, au moins, poser la question.
Dans un livre publié en 20085, David Malkiel a rappelé aux
chercheurs qui étudient le monde ashkénaze médiéval, un monde qui se
trouve aussi au centre de mes propres études, qu’il fallait prendre plus au
sérieux les textes qui suggèrent des écarts (en anglais, deviances) par
rapport à la Halakhah. Autrement dit, un nombre si important de
témoignages de rabbins sur les écarts dans leurs communautés montre
que peut-être ces pratiques n’étaient-elles pas des écarts, mais bien plutôt
la norme. D’après plusieurs études sur les juifs du Saint Empire romain
germanique des XVIe-XVIIIe siècles, on peut admettre raisonnablement
que le niveau d’observance des juifs ruraux (et ceux-ci représentaient la
très grande majorité des juifs dans l’Empire) était minime. En effet, ils
n’avaient tout simplement pas les moyens nécessaires de se permettre
une telle observance : sans communautés (ni institutions communales),
sans rabbins et bien souvent pauvres, ils étaient préoccupés par d’autres
considérations. Leurs voisins chrétiens savaient qu’ils étaient juifs et
qu’ils n’allaient pas à l’église, que durant certains jours de l’année ils
avaient des rites spéciaux et, ces jours-là, ne s’adonnaient pas au
commerce, qu’ils se mariaient entre eux. Mais les pratiques, pour
beaucoup d’entre eux, semblaient s’arrêter là. La Halakhah ne jouait pas
un rôle important dans leur vie6.
Dans un article sur les pratiques du bain des juifs médiévaux,
Joseph Shatzmiller écrit :
Les juifs ne possédaient pas un bain rituel dans chaque localité, ou même,
comme déjà mentionné, un bain ordinaire, séculier. On se demande comment
5 David Malkiel, Reconstructing Ashkenaz : The Human Face of Franco-German
Jewry, 1000-1250, Stanford University Press, 2008, pp. 148-199.
6 Voir par exemple Stefan Rohrbacher, « ‘Er erlaubt es uns, ihm folgen wir’ : Jüdische
Frömmigkeit und religiöse Praxis im ländlichen Alltag », dans Sabine Hödl, Peter
Rauscher, et Barbara Staudinger (éds), Hofjuden und Landjuden. Jüdisches Leben in der
Frühneuzeit, Berlin-Wien, Philo-Verlag, 2004, pp. 271-282.
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