tsafon - UNC-Chapel Hill

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T S A F O N
Revue d’études juives du Nord
Dossier : Halakha, interprétation et usage
Gérard Étienne, poésie et judéité
Mira Magen : On ne m’a pas prise à l’armée
Les archives secrètes du ghetto de Varsovie
n° 65 printemps – été 2013
Tsafon 65
T S A F O N
Revue d’études juives du Nord
n° 65 printemps – été 2013
Table des matières
Dossier : Halakha, interprétation et usage
(rassemblé par Christophe Batsch et Françoise Saquer-Sabin)
À nos lecteurs
p. 5
Dossier
Halakha, interprétation et usage
Batsch Christophe, Saquer-Sabin Françoise : Présentation du dossier
Dalsace Yeshaya : Halakha et modernité. Un système juridique en mutation
Friedheim Emmanuel : Regard de la diaspora babylonienne sur Eretz-Israël à
l'époque talmudique. Quelques remarques
Batsch Christophe : Les sources du droit juif et la Halakha ancienne.
Nominalisme ou loi divine préétablie ?
Marienberg Evyatar : La Halakhah. Observée ou ignorée ? Unificatrice ou
séparatrice ?
Morgenstern Matthias : L’anthropologie rabbinique et les débats actuels sur la
bioéthique
Vana Liliane : Loi juive (halakhah) et bioéthique. Procréation médicalement
assistée, gestation pour autrui, homoparentalité et monoparentalité
Benhamou Isaac : La promesse d’embauche et la conclusion du contrat de
travail. Une comparaison entre le droit français et le droit hébraïque
p. 7
p. 17
p. 31
p. 47
p. 63
p. 73
p. 85
p. 111
Varia
Grossman Simone : Gérard Étienne, poésie et judéité
p. 125
Édition : Traduction – Littérature
Magen Mira : On ne m’a pas prise à l’armée. Traduit de l’hébreu par l’atelier
de traduction hébraïque de l’université Charles-de-Gaulle – Lille 3 dirigé
par Saquer-Sabin Françoise, avec la collaboration de Duris-Massa Chantal
et Goudaert Françoise
p. 145
Note de lecture
Delmaire Danielle : Qui écrira notre histoire ? Les archives secrètes du
ghetto de Varsovie, Samuel Kassow
p. 159
Informations
À travers les livres
À travers les revues
À travers les films
Résumés
p. 165
p. 173
p. 181
p. 185
p. 187
3
Tsafon 65 : La Halakhah. Observée ou ignorée ? Unificatrice ou séparatrice ?
La Halakhah
Observée ou ignorée ?
Unificatrice ou séparatrice ?
Evyatar Marienberg*
La Halakhah, la loi juive, jouait-elle un rôle unificateur, ou au
contraire séparateur, dans la société juive ? Et fut-elle observée par un
grand nombre de juifs ?
Ma réflexion sur le sujet sera articulée en deux parties : la pratique
halakhique d’une part, et la façon de penser, autrement dit, la mentalité
halakhique, d’autre part. J’emploierai les verbes au temps passé même si,
évidemment, la Halakhah continue d’être centrale pour un nombre
important de juifs, jusqu’à aujourd’hui. Néanmoins, à cause des grandes
différences entre le monde moderne et les sociétés du passé, notamment
en ce qui touche aux questions se rapportant à la Halakhah, j’ai décidé de
ne pas traiter la place de celle-ci dans le monde juif moderne.
Il est souvent dit, et considéré quasiment comme acquis, que la
pratique halakhique était un facteur unificateur pour la société juive,
depuis l’Antiquité et jusqu’au XVIIIe siècle, au moins. Selon une formule
bien connue, créée semble-t-il en 1898 par Asher Ginsberg, mieux connu
sous son pseudonyme littéraire « Ahad ha-Am » : « C’est le Shabbat qui
gardait Israël plutôt qu’Israël ne gardait le shabbat »1. Bien que ce slogan
*
Université de Caroline du Nord (USA) à Chapel Hill. Cet article est une version
légèrement remaniée d’une présentation que j’ai donnée dans une conférence organisée
par M. Shmuel Trigano à Paris, le 14 février 2010. Je remercie chaleureusement M.
Trigano de m’avoir invité à cette conférence.
1
« ‫ שמרה השבת אותם‬,‫» יותר משישראל שמרו את השבת‬. Ahad ha-Am (Asher Zvi Ginzburg,
1856-1927), Ha-Shiloah 3, 6, 1898.
63
Evyatar Marienberg
ait été initialement prononcé dans un contexte très séculier, il a été
adopté par beaucoup d’apologistes de la pratique juive. De plus, cette
formule a été élargie pour y inclure maints aspects de la loi juive.
D’après cette affirmation, c’est la loi qui a gardé le peuple juif. Sans la
Halakhah, le peuple juif n’aurait pas pu survivre longtemps, loin de sa
terre, en subissant tant de persécutions.
Cette idée peut être remise en question de diverses manières. Tout
d’abord, la majorité des juifs ont-ils vraiment observé la Halakhah durant
leur histoire ? Non seulement des apologistes orthodoxes, mais aussi
beaucoup de chercheurs, moi inclus, ont trop souvent présumé que la
réponse à cette question était positive. Souvent, nous supposions que
l’attitude « normale », « courante », « habituelle », des juifs, dans
certaines périodes et en certains lieux, par exemple le monde ashkénaze
au Moyen Âge ou l’Europe de l’Est avant le mouvement de la Haskala,
était d’observer, ou tout au moins d’essayer d’observer, la Halakhah.
Lorsque nous nous sommes trouvés confrontés à des sources qui
suggéraient que certains juifs, en tels endroits, n’avaient pas observé
certaines pratiques, nous les avons considérées comme l’exception qui
confirmait la règle. On a certes affirmé que, dans le monde ashkénaze
médiéval, la pose des tefillin n’était pas toujours respectée, pas plus que
l’apposition des mezuzot2. Nous savions que des juifs avaient utilisé les
fours de leurs voisins non juifs et qu’ils ont employé les shabbes goys de
telles manières que la Halakhah talmudique ne permettait pas3. Nous
savions aussi pertinemment que les pratiques de niddah n’étaient pas
toujours observées méticuleusement4. Beaucoup d’entre nous n’avaient
pas vraiment réfléchi sur les coutumes alimentaires de tous ces juifs,
grands ou petits marchands qui circulaient constamment sur les routes et
s’arrêtaient sur les marchés de diverses villes en Europe. Il nous semblait
que les écarts entre la réalité et les normes selon les textes étaient
confinés aux marges des communautés et que la majorité des juifs
demeuraient pieux et observaient, autant que possible, la Halakhah.
Souvent, nous acceptions les explications apologétiques des rabbins de
2
Voir par exemple Sefer Mitzot Gadol, Asin, 3 ; Tossafot sur TB Shabbat 49a.
Eric Zimmer, « Baking Practices in Medieval Ashkenaz » [en hébreu], Zion, 43, 2000,
pp. 141-162 ; Jacob Katz, Le Shabbes Goy, traduit de l’hébreu par Yehoshua Rash,
Paris, Stock, 1986.
4
Voir par exemple, parmi d’autres, Shaye J. D. Cohen, « Purity, Piety, and Polemic Medieval Rabbinic Denunciations of ‘Incorrect’ Purification Practices », dans Rahel R.
Wasserfall (éd.), Women and Water - Menstruation in Jewish Life and Law, Hanover,
Brandeis University Press, 1999, pp. 82-100.
3
64
Tsafon 65 : La Halakhah. Observée ou ignorée ? Unificatrice ou séparatrice ?
l’époque, qui avaient essayé de justifier ces écarts en faisant des
distinctions halakhiques toujours plus fines.
Il est temps de remettre en question ces certitudes. S’il est sûr que
de nombreux juifs ont suivi certains aspects de la loi, il n’en reste pas
moins qu’il est bien difficile de savoir ce qu’il en fut réellement et quelle
proportion de la population juive était concernée. Peut-on encore dire que
la norme, pour les juifs, était de respecter la Halakhah, et le non-respect,
l’exception ? Peut-être la réalité était-elle exactement l’inverse ? Il m’est
difficile de répondre mais il faut, au moins, poser la question.
Dans un livre publié en 20085, David Malkiel a rappelé aux
chercheurs qui étudient le monde ashkénaze médiéval, un monde qui se
trouve aussi au centre de mes propres études, qu’il fallait prendre plus au
sérieux les textes qui suggèrent des écarts (en anglais, deviances) par
rapport à la Halakhah. Autrement dit, un nombre si important de
témoignages de rabbins sur les écarts dans leurs communautés montre
que peut-être ces pratiques n’étaient-elles pas des écarts, mais bien plutôt
la norme. D’après plusieurs études sur les juifs du Saint Empire romain
germanique des XVIe-XVIIIe siècles, on peut admettre raisonnablement
que le niveau d’observance des juifs ruraux (et ceux-ci représentaient la
très grande majorité des juifs dans l’Empire) était minime. En effet, ils
n’avaient tout simplement pas les moyens nécessaires de se permettre
une telle observance : sans communautés (ni institutions communales),
sans rabbins et bien souvent pauvres, ils étaient préoccupés par d’autres
considérations. Leurs voisins chrétiens savaient qu’ils étaient juifs et
qu’ils n’allaient pas à l’église, que durant certains jours de l’année ils
avaient des rites spéciaux et, ces jours-là, ne s’adonnaient pas au
commerce, qu’ils se mariaient entre eux. Mais les pratiques, pour
beaucoup d’entre eux, semblaient s’arrêter là. La Halakhah ne jouait pas
un rôle important dans leur vie6.
Dans un article sur les pratiques du bain des juifs médiévaux,
Joseph Shatzmiller écrit :
Les juifs ne possédaient pas un bain rituel dans chaque localité, ou même,
comme déjà mentionné, un bain ordinaire, séculier. On se demande comment
5
David Malkiel, Reconstructing Ashkenaz : The Human Face of Franco-German
Jewry, 1000-1250, Stanford University Press, 2008, pp. 148-199.
6
Voir par exemple Stefan Rohrbacher, « ‘Er erlaubt es uns, ihm folgen wir’ : Jüdische
Frömmigkeit und religiöse Praxis im ländlichen Alltag », dans Sabine Hödl, Peter
Rauscher, et Barbara Staudinger (éds), Hofjuden und Landjuden. Jüdisches Leben in der
Frühneuzeit, Berlin-Wien, Philo-Verlag, 2004, pp. 271-282.
65
Evyatar Marienberg
ceux qui vivaient dans de minuscules localités pouvaient obéir à l’antique loi.
S’immergeaient-ils dans un cours d’eau considéré selon la loi comme un moyen
de purification rituelle acceptable ? Se sont-ils ponctuellement rapprochés d’une
communauté voisine plus importante ? Ou n’ont-ils pas suivi les préceptes à la
lettre ? Je n’ai pas de réponse à ces questions, cependant cette dernière
possibilité ne peut être écartée sans une réflexion approfondie.7
Cette troisième proposition que Shatzmiller mentionne à demi-mots
mérite d’être sérieusement prise en considération, tant pour les bains
rituels que pour toute la pratique halakhique.
Toutes ces questions et remarques, que je considère comme
importantes, ont néanmoins des retombées limitées sur la question
initiale à propos du rôle unificateur de la Halakhah. La véritable question
est la suivante : unification de qui ? De ceux-là seuls qui observaient la
Halakhah ? Mais ceux qui ne l’observaient pas, ou qui l’observaient
d’une manière très minimale, qu’ils fussent une minorité ou une majorité,
étaient-ils exclus de cette union ? Alors dans ce cas, la Halakhah n’étaitelle pas plutôt un facteur de séparation et de division qui aurait permis à
ceux qui se considéraient comme les « gardiens de la Halakhah » de
rejeter tous ceux qui apparaissaient moins scrupuleux pour des raisons
pratiques, idéologiques, ou autres ? Est-ce qu’en l’absence d’une loi
juive, qui prétendait gérer la vie juive dans presque tous ces aspects, les
juifs n’auraient pas été plus unis ?
Il est possible d’imaginer qu’un certain pourcentage, peut-être non
négligeable, de juifs qui étaient rejetés de la communauté en raison de
leur laxisme halakhique, se sont intégrés, lentement ou rapidement, dans
la majorité non juive d’alentour. Se pourrait-il donc que l’une des raisons
pour lesquelles bien des juifs ont quitté le judaïsme, et ce pas seulement
dans les deux ou trois derniers siècles, soit précisément la Halakhah ?
Les halakhistes ont certainement essayé de créer un groupe homogène. Il
ne faut jamais oublier que, dans ce processus, souvent analysé en
s’appuyant seulement sur le point de vue des rabbins, il est fort probable
qu’ils ont poussé hors de la communauté un grand nombre de juifs qu’ils
ne jugeaient pas assez soucieux des préceptes halakhiques. Quelles
conclusions doit-on vraiment tirer de la rupture apparue entre le Xe et le
XIIe siècle, entre le judaïsme rabbinique et les Caraïtes ? De grands
halakhistes ont mis l’accent sur cette opposition. Qui peut nous dire dans
quelle mesure leur décision fut la bonne ? L’histoire juive ne manque
7
Joseph Shatzmiller, « Les bains juifs aux XIIe et XIIIe siècles », Médiévales, 43, 2002,
p. 85.
66
Tsafon 65 : La Halakhah. Observée ou ignorée ? Unificatrice ou séparatrice ?
pas, en effet, de ces décisions fondées sur une rupture, et ce très souvent
pour des raisons rituelles. Si l’on en croit la Bible, Esdras et Néhémie
contraignaient ceux qui retournaient à Jérusalem à répudier leurs femmes
étrangères8. Les Sages du IIe siècle de l’ère commune imposèrent une
séparation entre les disciples juifs de Jésus et les autres juifs9. Bien plus
récemment, en Allemagne au XIXe siècle, le rabbin Ezriel Hildesheimer
eut une certaine responsabilité dans l’émergence d’un véritable schisme
entre juifs orthodoxes et réformés10. Chaque fois des motifs halakhiques
ont été invoqués pour justifier ces actes de séparation.
Il n’est pas rare d’entendre des orateurs juifs affirmer une certaine
supériorité du judaïsme sur le christianisme, fondée sur l’idée que, dans
le christianisme médiéval, une personne qui ne professait pas la
« bonne » foi était exclue, tandis que dans le judaïsme il existait une
grande pluralité théologique et philosophique. Tant qu’un juif ou une
juive respectait la Halakhah, ils pouvaient opter pour n’importe quelle
idée théologique. Cette comparaison est non seulement simpliste, mais
fausse. En premier lieu, cette représentation du christianisme est erronée.
Dans le christianisme médiéval, les anathèmes étaient prononcés presque
toujours avec la formule suivante : « celui qui dit que…, qu’il soit
anathème ». La faute n’était pas d’opter pour certaines idées mais de les
propager. À supposer que l’on ne tienne pas compte de ce fait, il m’est
difficile d’admettre qu’un système de contrôle reposant sur des pratiques
est moins opprimant qu’un système reposant sur des concepts
théologiques11. Dans les deux cas, se conformer à la norme était exigé
des fidèles s’ils voulaient rester à l’intérieur de leur communauté. Dans le
cas des juifs, la Halakhah a rempli ce rôle de contrôle. Dans la vie
quotidienne, la pression sociale était probablement suffisante pour que
l’on puisse assurer que les membres de la communauté restaient plus au
moins fidèles, au moins officiellement, à la Halakhah. Dans les cas plus
8
Esdras 9-10 ; Néhémie 10, 29-31 ; 13, 1-3.
Voir Dan Jaffé, Le Talmud et les origines juives du christianisme : Jésus, Paul et les
judéo-chrétiens dans la littérature talmudique, Paris, Cerf, 2007.
10
Voir David Ellenson, Rabbi Esriel Hildesheimer and the Creation of a Modern
Jewish Orthodoxy, Tuscaloosa, University of Alabama Press, 1990.
11
Une phrase très souvent citée de Noam Chomsky semble caractériser exactement de
telles situations : « La manière la plus sage de garder le peuple passif et obéissant est de
strictement limiter l’éventail d’opinions acceptables, et de permettre un débat très vif à
l’intérieur de cet éventail ». (Noam Chomsky, The Common Good, Odonian Press,
1998, p. 43). Personnellement je ne vois pas une grande différence entre « éventail
d’opinions » (« spectrum of acceptable opinion ») et « éventail de pratiques
acceptables ».
9
67
Evyatar Marienberg
extrêmes, la peur d’un herem, d’une excommunication, mais aussi de
sanctions moins sévères auxquelles s’ajoutait la certitude que le monde
hors de la communauté ne les attendait pas à bras ouverts, poussaient
probablement beaucoup de juifs à rester plus ou moins fidèles à la
Halakhah. La preuve nous en est donnée durant la période moderne, mais
aussi auparavant. Lorsque les communautés ne peuvent plus exercer des
sanctions sévères et lorsque le monde non juif devient moins hostile,
l’observance de la Halakhah connaît bien des limites.
Bien évidemment, les partisans d’une telle rigueur excluante et
d’un tel contrôle halakhique diront, et ils le font très souvent, que toutes
ces sanctions, aussi pénibles fussent-elles, étaient nécessaires pour la
sauvegarde du peuple juif. Mais cet argument mène à un cercle vicieux.
En effet, nous ne savons pas, et nous ne pouvons pas savoir, comment
aurait été le judaïsme si de telles décisions d’exclusion n’avaient pas été
prises. Bref, il est tout aussi impossible de savoir si, durant le MoyenÂge par exemple, la norme pour les juifs était d’observer la Halakhah,
qu’il est impossible d’avoir la certitude que le peuple juif a pu survivre,
comme groupe plus ou moins unifié, grâce à l’existence de la Halakhah.
Mais si la Halakhah n’a peut-être pas unifié tous les juifs dans leur
vie quotidienne, peut-être a-t-elle unifié les juifs qui l’ont observée, dans
leur façon de penser, créant une certaine « mentalité » commune.
Dans son dernier livre, intitulé : L’ascenseur de Shabbat et autres
subterfuges juifs, Alan Dundes écrit :
[Les juifs] ne transgressent peut-être pas la lettre de la loi, mais il semble bien
qu’ils négligent, volontairement, l’esprit de la loi.12
Dundes n’était certainement pas le premier à penser de la sorte.
D’après l’auteur de l’Évangile selon Marc, Jésus a porté des accusations
similaires :
Isaïe a bien prophétisé de vous, hypocrites, ainsi qu'il est écrit : « Ce peuple
m'honore des lèvres ; mais leur cœur est loin de moi… » Vous mettez de côté le
commandement de Dieu pour vous attacher à la tradition des hommes... Vous
annulez bel et bien le commandement de Dieu pour observer votre tradition…
12
Alan Dundes, The Shabbat Elevator and Other Sabbath Subterfuges : An Unorthodox
Essay on Circumventing Custom and Jewish Character, Lanham, Rowman &
Littlefield, 2002, p. 85 : « They may not violate the letter of the law, but they do appear
to blatantly disregard the spirit of the law ».
68
Tsafon 65 : La Halakhah. Observée ou ignorée ? Unificatrice ou séparatrice ?
vous annulez ainsi la parole de Dieu par la tradition que vous vous êtes
transmise...13
Jésus de Nazareth et Alan Dundes de Berkeley, deux juifs distants
de presque deux mille ans, ont-ils raison ?
Il me semble que oui. Et, je ne vois rien de négatif dans ces
« accusations ». Ce n’est pas une critique à laquelle on doit répondre,
c’est tout simplement la description d’une certaine réalité culturelle.
On peut citer des dizaines et des dizaines d’exemples pour lesquels
la Halakhah permet des pratiques qui semblent contredire l’esprit de la
loi biblique ou rabbinique. Beaucoup sont liés au jour de Shabbat : la
minuterie de Shabbat, l’ascenseur de Shabbat, le shabbes goy, l’eruv, le
plat chauffant de Shabbat, les ceintures pour les clefs. Même certaines
nourritures dites « juives » sont d’autres exemples de conduite similaire :
le gefilte fish, le tcholent, la dafina. D’autres pratiques destinées à
contourner la Halakhah ne sont pas liées au jour de Shabbat : les
perruques pour les femmes mariées, les diverses méthodes qui permettent
la récolte durant l’année sabbatique, la vente du hamets avant la Pâque,
l’eau dans les bains rituels, les chaussures de « baskets » durant Yom
Kippour… et bien d’autres encore. Tous ces pratiques (et pour expliquer
chacune d’elles il faudrait des pages entières) sont des solutions destinées
à contourner des interdits bibliques ou talmudiques. Elles permettent
d’observer la « lettre » de la loi, en ignorant souvent son « esprit ».
Pourquoi la vie rituelle et les usages du judaïsme abondent-ils en
tant de contournements de la Halakhah ? On peut suggérer plusieurs
réponses mais je n’en mentionnerai qu’une seule.
Dans une étude récente, Christine Hayes a exploré certaines
différences caractéristiques entre la Halakhah que l’on trouve dans les
textes mishniques, et la Halakhah suivie par plusieurs groupes juifs
anciens appelés « sectaires »14. Hayes emploie, dans son argumentation,
deux termes juridiques : « nominalisme » et « réalisme ». Si l’on
caricature quelque peu ces deux attitudes, on peut dire que pour un juriste
« réaliste » les catégories légales doivent toujours représenter une
certaine réalité. Le « nominaliste », en revanche, tout en estimant qu’il
est préférable que la réalité soit respectée juridiquement, considère
13
Marc 7, 6-13 (Bible de Jérusalem).
Christine E. Hayes, « Legal Realism and the Fashioning of Sectarians in Jewish
Antiquity », dans Sacha Stern (éd.), Sects and Sectarianism in Jewish History, Leiden,
Brill, 2011, pp. 119-146.
14
69
Evyatar Marienberg
toutefois qu’une telle exigence n’est pas obligatoire, surtout si cela
présente certains avantages.
Ainsi, le réaliste insiste pour qu’une action soit interdite dès lors
qu’elle est objectivement négative, tandis que le nominaliste dira que,
dans certains cas, l’interdiction n’est pas liée à la vraie nature de l’acte.
Ou encore, le réaliste préférera créer de nouvelles catégories juridiques si
une situation donnée l’exige, alors que le nominaliste optera pour
l’utilisation de catégories existantes, même s’il faut jongler pour insérer
une nouvelle pratique dans une ancienne catégorie.
Dans son étude, Hayes montre que souvent la Halakhah sectaire
était de tendance réaliste, tandis que la Halakhah des rabbins était plutôt
nominaliste. Les rabbins eux-mêmes étaient conscients de cette
différence d’attitude et ils ont fréquemment essayé de se défendre,
sachant que leur attitude était susceptible d’être ridiculisée par les
réalistes qui y voyaient une aberration. Hayes n’est pas la seule à
analyser ces comportements. D’autres auteurs, réfléchissant sur la
Halakhah postérieure à l’époque talmudique, ont insisté eux aussi, sans
utiliser les mêmes termes, sur le grand relâchement de la Halakhah face
aux réalités de la vie. L’un des essais les plus connus sur le sujet est
L’Homme de la Halakhah du rabbin Joseph Dov Soloveitchik15.
La Halakhah des rabbins, acceptée par la tradition juive, est de
tendance nominaliste. C’est cette caractéristique qui permet cette
flexibilité dès lors que cela semble utile aux halakhistes. Étant donné
l’existence d’un fossé important entre les catégories halakhiques et la
réalité, fossé considéré comme acceptable selon la pensée halakhique, de
tels contournements ne posent pas, ou presque pas, de problèmes.
D’aucuns diront que cette compréhension de la Halakhah favorisait
une certaine manière de penser chez les juifs qui ont essayé de vivre
selon ce principe. Alan Dundes, cité plus haut, déclare que :
…les juifs ne sont pas le seul peuple qui pratique cet art du contournement. Tous
les peuples sur terre inventent probablement des méthodes socialement
acceptables pour permettre des actes qui sont interdits par la loi. Les juifs ne sont
pas uniques. Néanmoins, peu de peuples ont utilisé cet art d’une manière aussi
perfectionnée.16
Si Dundes a raison, peut-être pourrait-on parler d’une unité créée
par la Halakhah. Celle-ci unit les juifs qui respectent ses préceptes, tout
15
16
Publié en anglais en 1944. La traduction française date de 1981.
Alan Dundes, The Shabbat Elevator, op. cit., p. 81.
70
Tsafon 65 : La Halakhah. Observée ou ignorée ? Unificatrice ou séparatrice ?
en les séparant des autres juifs. Mais la Halakhah a également créé parmi
ces mêmes juifs une certaine manière de penser, un certain type de
catégorisation.
***
Durant les dernières décennies, un grand nombre de concepts sur la
culture juive, jusqu’ici considérés comme acquis, ont été bouleversés.
Nous savons bien aujourd’hui que la Bible, et aussi la littérature
talmudique, sont bien loin de la conception monothéiste que nous avons
voulu y voir. De même, il est de plus en plus clair que la rupture entre les
juifs qui croyaient en Jésus et les juifs qui n’ont pas adhéré à son
enseignement fut très complexe. Très peu de chercheurs considèrent
encore que les rabbins de l’époque talmudique représentent le
« véritable » ou l’« authentique » judaïsme, ou que ces rabbins ont eu une
influence importante sur leurs contemporains. Les raisons des
persécutions des juifs durant toute leur histoire ne sont plus présentées
comme une one side story, résultant d’un éternel antisémitisme. Les juifs
ashkénazes n’étaient pas rigoureusement séparés de leurs voisins
chrétiens, et les juifs en Espagne n’ont pas bénéficié d’un long « Âge
d’or ». Bref, l’histoire des juifs est vraiment bien plus complexe que l’on
croyait.
Certes, cette disparition de mythes qui ont aidé des générations de
juifs à donner un sens à leur histoire, n’est pas toujours facile à accepter.
Néanmoins, si l’étude du judaïsme veut être scientifique, utilisant les
mêmes méthodes que d’autres études sur la culture et sur l’histoire
humaine, il n’y a pas d’autres choix. Les réponses quant à la véritable
place de la Halakhah dans l’histoire des juifs n’étant guère faciles à
apporter, nous sommes obligés d’ouvrir le débat. Des historiens, qui
travaillent sur le monde chrétien, ont montré qu’un « Âge d’or de la Foi »
avant l’époque moderne est une invention romantique du XIXe siècle. Il
est temps de considérer que, chez les juifs aussi, un « Âge d’or de la
Halakhah » n’a peut-être existé que dans l’imagination de certains,
animés de vœux pieux.
71
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