L`anorexie mentale : un nouveau champ de pratique pour le

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Vol. 4, no 2, automne 2000 Interactions
Essais de maîtrise
L’anorexie mentale : un nouveau champ
de pratique pour le psychologue
en relations humaines
Steve Curadeau, psychologue
RÉSUMÉ
La diversité des champs de pratique du psychologue en relations humaines est susceptible
de l’amener à œuvrer auprès de clientèles posant un défi de taille au modèle coopératif
préconisé au Département de psychologie de l’Université de Sherbrooke. L’anorexie
mentale, un trouble psychiatrique grave, représente un de ces champs très peu documentés
en psychologie des relations humaines. Le présent article vise à démontrer théoriquement
qu’il s’avère possible, respectant certaines conditions, d’articuler ce modèle auprès des
anorexiques. L’idée centrale est de soumettre un cadre conceptuel et des éléments
méthodologiques fondés sur une expérience professionnelle de l’auteur. Pour explorer cette
idée, les limites des thérapeutiques actuelles sont présentées. Le modèle coopératif exercé
dans le rôle d’aidant est ensuite amené. L’auteur explicite les postulats théoriques qui en
sont à la base. Sont aussi repérées les trois structures relationnelles en psychologie des
relations humaines, en lien avec les thérapeutiques de l’anorexie. Enfin, deux enjeux à
l’application pratique du modèle sont retracés. Un cas type illustre une démarche
d’intervention selon les trois conditions de la coopération.
À l’instar de plusieurs syndromes connus, l’anorexie mentale se situe à la jonction
des sciences médicales, psychiatriques, et psychologiques. Plusieurs perspectives
thérapeutiques sont expérimentées auprès des anorexiques. Aucune ne correspond
intégralement aux exigences du modèle coopératif, tel qu’il est conçu et pratiqué
au Département de psychologie de l’Université de Sherbrooke. L’objectif de cet
article n’est cependant pas de présenter un nouveau mode de traitement. Il vise à
démontrer théoriquement l’applicabilité du modèle coopératif auprès des
personnes atteintes d’anorexie mentale. La relation coopérative, étant l’une des
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assises de la psychologie des relations humaines, il convient de l’approfondir et de
la situer dans le contexte des soins de santé à fournir à une anorexique. En ce sens,
cet article répond aux souhaits des auteurs Pronovost, Jinchereau et LeBlanc
(1997) qui soulignent l’importance de mener des études où le psychologue en
relations humaines est susceptible d’intervenir.
Dans la littérature, les explicitations relatives au processus relationnel qui s’établit
avec une anorexique sont lacunaires. Du moins, les conclusions que l’on dégage à
ce sujet sont limitées. Ce manque de précision amène à clarifier les enjeux
relationnels que suscite une relation coopérative entre l’aidante27 et l’anorexique
dans le cadre d’une relation d’aide. Pour ce faire, l’auteur de cet article s’est
inspiré de son travail d’aidant auprès des personnes souffrant d’anorexie. Il tente
ainsi de conceptualiser la modalité d’intervention coopérative qu’il pratique. Sa
démarche l’a conduit à formuler l’interrogation suivante : quels sont les enjeux et
l’apport du modèle coopératif dans l’intervention professionnelle auprès des
personnes présentant une anorexie mentale? Pour répondre à cette question, une
méthode dialectique est proposée. Elle consiste à soulever les contradictions
émanant de l’état des connaissances théoriques sur les traitements de l’anorexie.
Elle propose une optique relationnelle pour approfondir la dynamique complexe
de ce trouble. Compte tenu qu’il s’agit d’une question ouverte, les réponses
potentielles qui en découleront devraient également demeurer ouvertes, c’est-à-
dire sujettes à des réflexions pratiques.
L’article est divisé en six parties. La première partie (Les définitions) fournit des
données épidémiologiques et descriptives. Un contexte théorique constitue la
deuxième partie. Les principales causalités avancées et les thérapeutiques
dominantes y sont présentées. Une troisième partie aborde les postulats centraux
d’intervention retenus par l’auteur. Ces derniers permettent de comprendre la
philosophie de la relation d’assistance, préconisée ici comme modalité concrète
d’intervention coopérative. Une quatrième partie traite de la relation humaine et de
ses différentes structures reconnues en psychologie des relations humaines. Ces
structures sont envisagées dans leur rapport avec les thérapeutiques de l’anorexie.
La cinquième partie ébauche des enjeux à considérer dans la façon de gérer une
27 Afin d’alléger le texte et pour utiliser un langage qui soit exempt d’une forme sexiste,
l’expression “ aidante ” désignera la personne qui intervient auprès de la personne “ aidée
(l’anorexique). Cette dernière expression (“ aidée ”) pourra, quant à elle, être à l’occasion
remplacée par l’expression cliente ”, qui signifie implicitement la “ personne cliente ”. De
même, l’expression “ la psychologue ”, utilisée au féminin, désignera implicitement “ la personne
exerçant la profession de psychologue ”.
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intervention coopérative individuelle auprès de ces personnes. Une dernière partie
consiste en l’illustration d’un cas type à partir duquel l’application des trois
conditions de la relation coopérative y est élaborée. Il est important de retenir que
cet article traite des aspects théoriques de l’application du modèle retenu à des
personnes anorexiques. En ce qui a trait à la dimension pratique (les deux
dernières parties), c’est-à-dire plus à la marge d’innovation qui peut être avancée
en respectant les règles de l’art en psychologie avec cette clientèle, il faut garder
en tête le caractère relatif et contextuel des principes d’intervention relatés.
LES DÉFINITIONS
L’épidémiologie
L’anorexie mentale représente un trouble dont l’évolution à long terme peut être
potentiellement fatale. La mortalité survient chez 5 à 20 % des individus
lorsqu’une chronicité symptomatique s’est installée (Crow, Praus et Thuras, 1999;
Theander, 1985). Dans les cas sévères, pour lesquels les critères diagnostiques ont
été établis selon le DSM-IV (American Psychiatric Association, 1996), ce trouble
affecte environ de 0,01 % à 1 % des adolescentes et des jeunes femmes
(Wakeling, 1996). L’âge de survenue se situe, dans une proportion de 90 %, entre
12 et 25 ans. Plusieurs études soulignent une augmentation de l’apparition de ce
trouble à l’âge adulte, passé l’âge de 25 ans (Blinder, Chaitin et Goldstein, 1988).
L’anorexie est observée chez les femmes dans 90 à 95 % des cas recensés (Garner
et Garfinkel, 1985). Ce désordre alimentaire peut souvent être associé à d’autres
problèmes psychiatriques comme les troubles compulsifs obsessionnels, la
dépression, les perturbations faisant suite à un traumatisme, de même qu’à des
troubles de la personnalité (Kaplan et Sadock, 1998; Saccomani, Savoini,
Cirrincione, Vercellino et Ravera, 1998). On estime généralement qu’il y aurait
environ 5 % des femmes qui présenteraient des symptômes du trouble sans
toutefois répondre à l’ensemble des critères diagnostiques (Strober, Freeman et
Morrell, 1999).28
28 La prévalence de l’anorexie mentale est difficile à évaluer. Il faut considérer que les gens en
général, professionnels y compris, sont de plus en plus sensibilisés à cette problématique. Cela
explique qu’ils la reconnaissent et la diagnostiquent plus facilement. D’autre part, il faut tenir
compte que la nosographie retenue et les instruments utilisés pour identifier le trouble
(autoquestionnaire, entretien) influent grandement sur la prévalence. Par ailleurs, l’augmentation
des conduites alimentaires atypiques chez l’humain complique la délimitation d’un seuil
pathologique sur un continuum.
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L’anorexie mentale
Les individus souffrant d’anorexie mentale se caractérisent par leur peur excessive
de l’obésité, leur recherche obsessionnelle de la minceur et leurs problèmes de
perception corporelle. Ces derniers provoquent, chez plusieurs individus atteints,
une distorsion dans la façon dont ils perçoivent leur corps, ou certaines parties de
celui-ci (Alfred, Heilbrun et Witt, 1990; Bruch, 1975; Hennighausen, Enkelmann,
Wewettzer et Remschmidt, 1999). On parle de “ distorsion de l’image du
corps29 ”, car plus la personne maigrit, plus elle se perçoit comme étant trop grosse
(Cash et Deagle, 1997).
Ces personnes montrent des symptômes qui sont pathognomoniques du trouble.
On observe une diminution substantielle des portions alimentaires avec tri des
aliments, des séances excessives d’activités physiques, une consommation abusive
de laxatifs ou de diurétiques, et une utilisation compulsive du pèse-personne
(Davis, 1999). Des épisodes de boulimie surviennent fréquemment, accompagnés
de vomissements auto-provoqués. Toutes ces manifestations visent à provoquer
des pertes de poids importantes (Leichner, 1987). Avant l’apparition des
symptômes, la personne a tendance à socialiser très peu et à s’isoler (Pauzé et
Lacharité, 1994). Elle vit souvent un sentiment d’impuissance devant l’existence.
La personne manifeste aussi des attentes élevées envers elle-même, elle craint le
vieillissement, la sexualité et l’indépendance (Bruch, 1990; Leichner).
À mesure que l’amaigrissement s’accentue, une symptomatologie physique est
susceptible de survenir : des étourdissements, faiblesses, pertes de conscience,
difficultés de concentration, une peau sèche et pâle ainsi que des douleurs
abdominales (Lena, 1987). Toutes les manifestations précédentes caractérisent la
conduite anorexique. Elles ont été codifiées dans des grilles d’évaluation et sont
utilisées en recherche et en clinique pour faire un diagnostic du trouble (DSM-IV,
1996; Feighner, Robins, Gruze, Woodruff, Winokur et Munoz, 1972).
29 Dans la perspective constructiviste décrite plus loin dans cet article et adoptée par l’auteur, il n’y
pas nécessairement de distorsion ou de bonne image du corps. Puisque dans cette perspective, la
réalité est un construit, il y a la perception de son corps par l’anorexique elle-même, et la
perception de ce corps par autrui. Le cœur du problème semble donc davantage se situer dans
l’écart des perceptions respectives et relatives qui subsistent. On ne peut ainsi présumer qu’il y a
une perception davantage “ normale ” à laquelle devrait adhérer l’anorexique en réponse à un
traitement particulier (Curadeau, 1996).
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LE CONTEXTE THÉORIQUE
L’historique
C’est plus précisément au XIXe siècle que les premiers tableaux cliniques
suffisamment valables sont retenus (Bemporad, 1997). C’est au Dr William Gull
(1874 : voir Brumberg, 1988), en Angleterre, que l’on doit l’expression
Anorexia Nervosa ”, signifiant une absence d’appétit nerveuse. Remarquons que
cette terminologie est contestée. Les personnes anorexiques, loin d’avoir perdu
l’appétit, éprouvent au contraire une faim insatiable jusqu’à un stade avancé du
trouble. Il semble plus s’agir d’un refus psychogène de se nourrir plutôt que d’une
véritable anorexie. À la même époque, le Dr Charles Lasègue (1873), en France,
publia un des premiers articles à ce sujet intitu: “ De l’anorexie hystérique ”.
Quoique l’on ait l’impression que ce trouble ait commencé à se répandre dans les
années 60, il est plausible de penser qu’il a toujours existé. Sa “ propagation
contemporaine coïnciderait plus précisément avec le moment où il s’est
véritablement inscrit dans un discours (Eliacheff et Raimbault, 1989).
Les principaux modèles théoriques explicatifs
On retrouve l’accord des auteurs concernant la complexité de ce trouble.
Malheureusement, l’expression “ anorexique ” bénéficie d’une diffusion
médiatique considérable dans notre société, mais au prix de confusions souvent
très préjudiciables qui se répercutent dans les milieux de soins. L’évolution des
conceptions étiologiques de la dernière décennie a cependant permis des progrès
notoires en regard de certaines positions causatives réductionnistes antérieures. On
pense que la genèse de ce trouble englobe plusieurs facteurs psychologiques,
familiaux et sociaux. Une prédisposition constitutionnelle et génétique n’est pas
exclue : aucun de ces facteurs n’ayant pu, à lui seul, rendre compte de la survenue
du trouble. Une multiplicité de modèles théoriques existe. Ces modèles sont
regroupés en trois catégories : les modèles mettant l’accent sur les facteurs
physiologiques, ceux insistant sur les facteurs psychosociaux, et ceux prônant les
facteurs développementaux.
Des auteurs associent l’apparition de l’anorexie à des facteurs biologiques
(Blinder et al., 1988; Study group on anorexia nervosa, 1995). Un mauvais
fonctionnement hormonal ou un (des) problème(s) neurologique(s) en serait(ent) à
l’origine. Cependant, étant donné que l’amaigrissement observé dans l’anorexie
provoque des modifications biologiques importantes, le problème reste entier de
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