Causalité mentale et perception de l`invisible Le concept de

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Causalité mentale et perception de l’invisible
Le concept de participation chez Lucien Lévy-Bruhl
L’œuvre de Lucien Lévy-Bruhl peut être relue aujourd’hui non plus dans le cadre
d’une analyse de la pensée des “ sociétés primitives ”, puisque toute l’anthropologie
1
contemporaine a déconstruit la croyance à l’existence de telles sociétés , mais en vue d’une
2
interrogation sur la nature du mental . Lévy-Bruhl, historien de la philosophie formé dans le
spiritualisme néo-kantien de Boutroux, qui avait dirigé sa thèse en 1884 sur “ l’idée de
3
responsabilité ” , est en effet passé d’une thèse sur “ l’esprit subjectif ”, affirmant l’existence
nouménale d’un sentiment intérieur de responsabilité, à une thèse sur “ l’esprit objectif ”, qui
l’a conduit à étudier l’organisation phénoménale des croyances et des obligations collectives,
et à se rapprocher, quoiqu’en gardant toujours une distance critique, de l’école durkheimienne
4
de sociologie . Un tel passage, effectué au long d’une vie intellectuelle de près de soixante
5
ans, se résume dans la notion de “ mentalité ” : cette notion, aujourd’hui critiquée , après avoir
6
joué un rôle majeur dans le courant historique des Annales , désigne un ordre de pensées
communes aux frontières vagues, irréductible au cadre rigide d’une représentation collective.
Lévy-Bruhl participe ainsi au débat entre psychologie et sociologie qui fut constitutif des
7
sciences humaines en France au début du vingtième siècle ; mais, depuis sa chaire de
philosophie, il se garde de prendre parti dans ces débats, et poursuit de façon indépendante
une œuvre solitaire faite d’hésitations et de reprises incessantes, dont la publication posthume
8
des Carnets, récemment réédités, nous a livré les traces ultimes . Lire Lévy-Bruhl
aujourd’hui, ce n’est donc pas chercher une position fixe et établie dans les débats sur la
philosophie de l’esprit, mais en retrouver les incertitudes et les problèmes, au moment de
constitution du dispositif des sciences humaines qui est encore d’une certaine façon le nôtre,
pour en ouvrir à nouveau des possibilités enfouies.
Nous chercherons ici à éclairer le concept de Lévy-Bruhl le plus récurrent dans son
œuvre, et qui a donné lieu au plus grand nombre de malentendus, celui de participation, à
partir d’un des problèmes les plus discutés dans la philosophie de l’esprit contemporaine,
1
Cf. A. Kuper, The Invention of Primitive Society, Transformations of an Illusion, Londres, Routledge, 1988.
2
Cf. notamment S. Mancini, Da Lévy-Bruhl all'anthropologia cognitiva. Lineamenti di una theoria della
mentalita primitiva, Bari, Edizioni Dedalo, 1989 et P. Jorion “ Intelligence artificielle et mentalité primitive.
Actualités de quelques concepts lévy-bruhliens ”, Revue philosophique, 1989, p. 515-539.
3
Cf. L. Lévy-Bruhl, L'idée de responsabilité, Paris, Hachette, 1884.
4
Cf. D. Merllié, “ Lévy-Bruhl et Durkheim. Notes biographiques en marge d’une correspondance ” in Revue
philosophique, 1989, p. 493-514.
5
Cf. G. Lloyd, Pour en finir avec les mentalités, Paris, La découverte, 1993 et P. Ricoeur, La mémoire,
l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 277-292.
6
Cf. J. Le Goff, “ Les mentalités, une histoire ambiguë ”, in J. Le Goff et P. Nora (dir.), Faire de l’histoire
III, Nouveaux objets, Paris, Gallimard, 1974, et J. Revel, “ Mentalités ” in A. Burguière (dir.) Dictionnaire des
sciences historiques, Paris, 1985, p. 449-456.
7
Cf. B. Karsenti, L’homme total. Sociologie, anthropologie et philosophie chez Marcel Mauss, Paris, PUF,
1997, et L. Mucchielli, La découverte du social, Naissance de la sociologie en France, Paris, La Découverte,
1998.
8
Cf. L. Lévy-Bruhl, Carnets (1949), Paris, PUF, 1998, avec une préface de M. Leenhardt et une présentation de
B. Karsenti, et F. Keck, “ Les Carnets de Lévy-Bruhl. Entre philosophie et anthropologie, l’expérience de
l’altérité ”, Gradhiva, n°27, 2000, p. 27-38
1
9
celui de la causalité mentale . Ce concept désigne en effet chez Lévy-Bruhl un régime de
causalité spécifique, irréductible à la causalité mécanique classique, et dont il trouve la source
dans la métaphysique post-cartésienne de Malebranche. L’analyse de ce concept permet alors
d’expliquer la position singulière de Lévy-Bruhl entre les deux grands penseurs de sa
génération, Durkheim et Bergson, mais aussi la réception ambivalente de son œuvre dans les
deux grands courants philosophiques qui se forment en France après sa mort, la
phénoménologie et le structuralisme. Nous montrerons que la façon dont Lévy-Bruhl décrit le
fonctionnement de la causalité mentale dans la “ mentalité primitive ” dépasse l’opposition
classique entre l’explication par les lois et la compréhension par le sens, ou entre une
approche purement physicaliste et une approche purement herméneutique des phénomènes
mentaux, en ce qu’elle permet de saisir, de façon totale quoique vague, un régime de
signification qui fonctionne en incluant dans le champ de visibilité humaine une perception de
l’invisible.
I La critique de l’évolutionnisme par la sociologie durkheimienne
Le problème de la causalité mentale se pose en sciences humaines à partir du moment
où il ne s’agit plus seulement de savoir comment la causalité agit dans la nature, hors de nous,
sous la forme de succession régulière d’événements observables, mais aussi et surtout de
comprendre comment elle agit dans la nature humaine, en nous, c’est-à-dire dans nos
opérations mentales les plus intimes, y compris celles qui nous font connaître la causalité dans
la nature. La psychologie scientifique s’est constituée, notamment dans le sillage de
l’empirisme de Bacon, Locke et Hume, lorsqu’il fut posé que la même causalité agit hors de
nous et en nous, unifiant l’ensemble des phénomènes de la nature, où l’homme n’était plus
10
qu’un pli particulier, dans un ordre régulier de déterminations . Mais alors il fallait expliquer
que la pensée humaine semblât plus libre et plus régulière que la chute des pierres ou la
transformation des métaux : il fallait donc donner les causes de ce qui échappe apparemment
11
à la causalité, montrer la rationalité des croyances les plus irrationnelles . Le problème de la
causalité mentale s’est posé pour soumettre au régime de causalité classique les pensées
humaines qui semblaient s’y dérober : rêves, superstitions, magie, rituels, mythes – monstres
de la raison qui peuplent ses marges, et qu’elle ne peut inclure qu’en réélaborant constamment
le concept de causalité dont elle a fait son principe et son moteur.
L’évolutionnisme anthropologique a été la première tentative de répondre à ce défi,
12
dans le cadre de l’Angleterre victorienne . Si ce courant nous apparaît aujourd’hui
rétrospectivement comme la justification de la domination d’une population s’estimant
supérieure sur celles qu’elle avait conquises par la voie impérialiste, il est d’abord
l’affirmation de l’unité de l’esprit humain, dont les lois sont supposées s’appliquer partout,
ses variations s’expliquant par des modifications de développement, et non par des races
posées comme des essences trans-historiques et discontinues. Edward Tylor, auteur de
9
Cf. P. Engel, “ Causes mentales ”, in Introduction à la philosophie de l’esprit, Paris, La découverte, 1994, et V.
Descombes, La denrée mentale, Paris, Minuit, 1995, notamment chp. 5.
10
Cf. F. Brahami, Introduction au Traité de la nature humaine de David Hume, Paris, PUF, 2003, notamment p.
77-118 ; M. Malherbe, Qu’est-ce que la causalité ? Hume et Kant, Paris, Vrin, 1993 ; T.L. Beauchamp et H.A.
Rosenberg, Hume and the Problem of Causation, New York-Oxford, Oxford University Press, 1981.
11
Pour une reprise contemporaine de cette démarche, cf. D. Sperber, La contagion des idées, Théorie naturaliste
de la culture, Paris, Odile Jacob, 1993 ; P. Boyer, La religion comme phénomène naturel, Paris, Bayard, 1997 ;
P. Boyer, Et l’homme créa les dieux, Comment expliquer la religion, Paris, Robert Laffont, 2001.
12
Cf. G. Stocking, Victorian Anthropology, Londres-New York, Free Press, 1987.
2
Primitive Culture en 1871, lorsqu’il reprend au linguiste Max Müller le concept de culture
défini comme “ cette totalité complexe incluant la connaissance, les croyances, l’art, la
morale, le droit, la coutume, et toutes les autres capacités et habitudes acquises par l’homme
13
en société ”, n’entend certainement pas séparer la culture du déterminisme naturel, ce qui
conduirait au risque “ culturaliste ” d’une essentialisation des totalités culturelles, mais au
contraire l’y inclure, en vertu du fait que le mental est soumis aux mêmes lois que les faits de
14
la nature. “ S’il y a des lois quelque part, alors elles doivent être partout ” : c’est en suivant
ce précepte que Tylor peut élargir aux phénomènes culturels les lois d’associations
découvertes par Newton dans le domaine physique, et appliquées au domaine mental par
Hume et Stuart Mill. “ Un événement est toujours fils d’un autre, et nous ne devons jamais
15
oublier cette parenté ” : cette parole attribuée à un chef africain permet de retrouver dans les
populations sauvages les plus éloignées un sens commun de la causalité, définie comme
succession régulière d’événements semblables, fixée par l’habitude et la tradition.
Un problème se pose cependant pour une telle science de la culture lorsqu’elle doit
rendre compte d’énoncés et de pratiques qui défient le sens commun, comme ceux portant sur
les esprits des morts qui reviennent pour agir sur les vivants, alors que de tels événements
n’ont jamais été observés. Il faut donc expliquer causalement la croyance à des événements
échappant aux séries régulières de causalité. C’est qu’il y a des événements qui,
quoiqu’entièrement régis par des causalités naturelles aux yeux d’un savant moderne,
16
étonnent le “ philosophe sauvage ” : la mort, qui produit soudainement une différence entre
le corps vivant et le cadavre, et le rêve, qui fait apparaître des doubles aux contours vagues
des personnes vues le jour. Or un phénomène visible fait également percevoir un tel
dédoublement entre le corps et une entité floue qui l’accompagne : c’est la production de
17
l’ombre par une source lumineuse . De là vient que les “ philosophes sauvages ” ont
naturellement associé la perception d’un cadavre, celle d’un personnage de rêve et celle de
l’ombre, et que cette association a produit, par la force de l’imagination (phantasy), la
croyance à l’existence d’âmes des morts qui reviennent hanter les vivants puis, par
abstractions successives, à celle d’esprits organisés en un panthéon naturel. Ainsi s’est formé
ce que Tylor appelle l’animisme, dont il retrouve une survivance dans le “ spiritualisme ” de
18
ses contemporains .
13
E. B. Tylor, Primitive Culture : Researches into the Development of Mythology, Philosophy, Religion,
Language, Art and Custom, Londres, H. Murray, 1871, vol. 1, p. 1.
14
Ibid., p. 22.
15
Ibid., p. 5. Il vaut la peine de citer le passage qui précède : “ Nos chercheurs modernes dans les sciences de la
nature inorganique reconnaissent formellement, à la fois dans et hors de leur domaine de compétence, l’unité de
la nature, la fixité de ses lois, la séquence définie des causes et des effets, à travers laquelle chaque fait dépend
de celui qui s’est produit avant lui, et agit sur celui qui le suit. (…) La véritable philosophie de l’histoire consiste
à étendre et améliorer les méthodes des gens simples, qui forment leurs jugements d’après les faits, et les
vérifient d’après de nouveaux faits. ” (p. 2-5)
16
Cette explication des religions primitives par l’étonnement a d’abord été donnée par Hume et Smith, puis
reprise par Comte dans sa théorie du fétichisme, à laquelle Tylor fait plusieurs fois référence (vol. 1, p. 431 et
vol. 2, p. 210-211). Cf. G. Canguilhem, “ Histoire des religions et histoire des sciences dans la théorie du
fétichisme chez Auguste Comte ”, in Etudes d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1994, p. 8198.
17
Cf. Primitive Culture, vol. 1, p. 387-388.
18
Le terme d’animisme a été formé par Stahl, médecin vitaliste du XVIIIe siècle, et repris par les philosophes de
l’école spiritualiste de Victor Cousin ; Tylor attaque sous ce terme le “ spiritualisme ” des “ recherches
psychiques ” (c’est-à-dire en fait le “ spiritisme ”, même si le passage du “ spiritualisme ” français au
3
Une telle analyse a pour avantage de démystifier toutes les croyances vagues aux
“ esprits ” conçus comme des entités substantielles, au profit de causalités strictement
naturelles, à la rigueur réductibles aux fonctions neurologiques du corps ; mais elle risque
alors, aux yeux de Lévy-Bruhl, de dissoudre la complexité des phénomènes sociaux dans la
simplicité des associations d’idées. L’associationnisme permet bien d’expliquer
rationnellement les croyances apparemment irrationnelles, mais il en fait encore des
“ erreurs ” dues aux emballements de l’imagination, par opposition aux transitions douces et
régulières du sens commun. Si les croyances religieuses aux esprits ne sont que des erreurs,
comment alors expliquer qu’elles aient un véritable pouvoir causal, c’est-à-dire qu’elle
puissent effectivement agir sur les corps des individus ? Le concept empiriste de causalité
comme succession régulière d’événements est mis en crise face au phénomène religieux : si la
croyance aux esprits fait intervenir des événements irréguliers, soit elle est une erreur, et dans
ce cas elle n’est pas véritablement causale, soit elle a une efficacité propre, qui oblige à
19
construire un autre concept de causalité . C’est ici que Lévy-Bruhl rejoint la sociologie de
Durkheim : l’explication de la religion ne peut se faire par la psychologie individuelle, car
celle-ci ne connaît que les événements réguliers de l’associationnisme ; elle doit passer par
une psychologie collective, qui rende compte de son caractère spécifiquement social. Les rites
et les croyances des sociétés primitives n’ont d’efficacité que parce qu’ils obligent les
individus à se soumettre à des comportements et à des opinions communes ; seul le caractère
général de cette obligation, et non l’erreur de quelques philosophes sauvages, explique la
présence universelle de ces coutumes exotiques. “ Pour pouvoir expliquer par une illusion un
fait aussi général que la religion de la nature, encore faudrait-il que l’illusion invoquée tînt
20
elle-même à des causes d’une égale généralité . ”
L’analyse sociologique de la religion doit donc rendre compte de son caractère à la
fois mental et moral. Il est frappant en effet que Tylor ait laissé de côté l’aspect moral de la
religion primitive, considérant celle-ci comme une perversion intellectualiste de la morale
21
naturelle du sens commun ; or si on exclut son caractère moral pour la réduire à un système
de doctrine construit par des “ philosophes sauvages ”, on ne peut rendre compte du fait que
son sens est moins de faire penser les individus que de les faire agir d’une façon déterminée.
C’est pourquoi, à la suite de Durkheim, Lévy-Bruhl n’analyse pas les religions primitives
seulement comme un ensemble d’idées, mais aussi et surtout comme un système de règles et
22
d’obligations . Le concept de mentalité ne désigne rien d’autre qu’un tel système de pensées
“ spiritualism ” anglais à travers l’animisme est un point qui reste à éclaircir). Cf. Primitive Culture, vol. 1, p.
384, n.1, et G. Stocking, “ Animism in Theory and Practice : E.B.Tylor’s unpublished Notes on Spiritualism ”,
Man, 6, 1971, p. 88-104
19
Lévy-Bruhl a posé nettement ce problème en revenant à l’analyse de la croyance chez Hume dans
“ L'orientation de la pensée philosophique de David Hume ”, Revue de Métaphysique et de Morale, XVII, n°5,
septembre 1909, p.595-619.
20
E. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912), Paris, PUF, 1998, p. 77. Sur la notion de
causalité dans l’analyse durkheimienne des religions, cf. A. Rawls, “ Durkheim’s Epistemology. The Neglected
Argument ”, American Journal of Sociology, vol. 102, n°2, Septembre 1996, p. 430-482
21
Cf. Primitive Culture, vol. 1, p. 386. Selon Tylor, la rencontre entre la religion et la morale s’est effectuée
assez tard dans l’évolution, notamment à travers l’invention de la “ rétribution morale ”, c’est-à-dire des
punitions et récompenses dans l’au-delà.
22
Lévy-Bruhl s’est intéressé très tôt à l’évolutionnisme, pour poser de façon “ naturaliste ” les problèmes
moraux qu’il avait abordés dans sa thèse de façon spéculative : cf. “ La morale de Darwin ”, in Revue politique
et littéraire, XXXI, n°6, 10 février 1883, p. 174-175. Le rattachement de Lévy-Bruhl à Durkheim pour poser le
problème moral s’effectue notamment dans La morale et la science des mœurs (Paris, Alcan, 1903) qui eut un
grand rôle dans la diffusion philosophique de la sociologie durkheimienne. Cf. F. Keck, “ Le débat autour de La
4
et d’actions, dans lequel tout s’organise de façon apparemment vague selon des principes
différents de ceux qui régissent la psychologie individuelle : alors que celle-ci recherche avant
tout la clarté et la distinction entre les termes, la logique sociale accepte davantage les
confusions et les contradictions, parce qu’elle est d’abord une logique affective, régie par des
liaisons sociales antérieurs aux termes de la relation, plutôt que par des associations entre des
23
termes nettement délimités . Dans un double mouvement, Lévy-Bruhl critique le concept de
“ nature humaine ” sous-jacent à l’empirisme évolutionniste, qui permet au savant de se
mettre à la place des “ philosophes sauvages ” en se demandant comment il penserait à leur
24
place , et pose une pluralité de “ mentalités ” hétérogènes, incommensurables, nécessitant à
chaque fois un effort de pensée renouvelé pour se déprendre de ses habitudes mentales et
entrer dans une autre mentalité. Ainsi, à la morale évolutionniste, qui subordonne toutes les
religions aux normes du sens commun, Lévy-Bruhl oppose une pluralité irréductible de
systèmes de mœurs, dans un relativisme culturel et moral apparemment absolu.
Durkheim a refusé avec raison une telle radicalité dans le geste ethnologique. Si la
“ mentalité primitive ” était si éloignée de la nôtre, comment pourrions-nous encore en
comprendre les opérations ? C’est qu’elle doit avoir un élément mental et moral commun avec
les conceptions les plus élaborées de la science, permettant à celle-ci de revenir sur sa source
primitive. Cet élément, c’est le concept de sacré, ou plutôt la séparation parmi les choses
entre celles qui sont sacrées et celles qui sont profanes : coupure primordiale par laquelle la
société définit ce qui est proprement de son ordre et ce qui reste du côté des activités
25
économiques ordinaires . Par le sacré ou “ mana ”, la société agit bien comme une force sur
la vie mentale des individus, qu’elle organise en la rattachant à un point central ; mais cette
force est purement mentale, puisqu’elle consiste à réfléchir et réguler l’activité économique.
Par là, Durkheim parvient à expliquer ce qui restait vague dans l’analyse de Tylor : si les êtres
apparaissent doubles, entre leur part visible et leur part invisible, ce n’est pas du fait d’une
erreur ou d’une illusion, mais c’est parce que la société agit pour dédoubler chaque être entre
26
sa part individuelle (ou profane) et sa part collective (ou sacrée) . Ce qui n’était que
morale et la science des mœurs de Lucien Lévy-Bruhl (1903) ”, in F. Worms (dir.), Le moment 1900 en
philosophie, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2004, p. 373-388, et D. Merllié, “ La sociologie de la
morale est-elle soluble dans la philosophie ? La réception de La morale et la science des mœurs ”, in Revue
française de sociologie, n°45-3, 2004, p. 415-440.
23
Nous ne pouvons traiter ici le problème de la “ logique de l’affectivité ” qui échappe selon Lévy-Bruhl au
principe de non-contradiction : nous renvoyons sur ce point à notre livre, La contradiction anthropologique.
Philosophie et anthropologie autour de Lucien Lévy-Bruhl, à paraître aux PUF. Nous prenons ici la question de
la participation moins en son sens “ logique ” que “ phénoménologique ”, à travers l’analyse de la perception.
24
Cf. L. Lévy-Bruhl, Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, Alcan, 1910, p. 83 : “ Cette
théorie [celle de Tylor] est fort séduisante. Il nous semble en effet que, si nous étions à la place du "philosophe
sauvage", nous raisonnerions comme lui, c'est-à-dire comme nous le faisons raisonner. Mais y a-t-il jamais eu de
tels philosophes sauvages ? Les représentations collectives de l'âme, dans les sociétés inférieures, constituentelles une sorte de doctrine, née du besoin de résoudre des problèmes biologiques ? Rien n'est plus douteux. ”, et
p. 7 : “ Je voudrais seulement montrer, en quelques mots, les conséquences qu’a entraînées, pour leur doctrine,
leur croyance à l’identité d’un "esprit humain" parfaitement identique à lui-même au point de vue logique dans
tous les temps et dans tous les lieux. ”
25
Cf. R. Horton, “ Lévy-Bruhl, Durkheim and the Scientific Revolution ”, in R. Horton et R. Finnegan, Modes of
Thought. Essays on Thinking in Western and Non-Western Societies, Londres, Faber and Faber, 1973.
26
Cf. E. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit., p. 85 : “ D’où que vienne l’idée d’un
double, elle ne suffit pas, de l’aveu des animistes, à expliquer comment s’est formé ce culte des ancêtres dont on
a voulu faire le type initial de toutes les religions. Pour que le double devînt l’objet d’un culte, il fallait qu’il
cessât d’être une simple réplique de l’individu et acquît les caractères nécessaires pour être mis au rang des êtres
sacrés. C’est, dit-on, la mort qui opérerait cette transformation. Mais d’où peut venir la vertu qu’on lui prête ? ”
5
succession ordinaire d’événements chez Tylor acquiert alors une véritable puissance causale :
c’est l’intervention extraordinaire de la société comme agent supérieur, qui introduit dans les
corps individuels une parcelle d’esprit social.
Mais une telle solution sociologique pose un problème, que Lévy-Bruhl a parfaitement
identifié : dire que la société se manifeste comme une puissance causale à travers le corps des
individus, c’est hypostasier le social sous la forme d’un sujet collectif. Une notion centrale
dans le dispositif durkheimien atteste d’une telle tentation : celle de représentation collective.
Pour que le social ajoute aux représentations individuelles, dont l’associationnisme a fait le
seul élément de la psychologie, des représentations proprement collectives, du type emblèmes
ou drapeaux, il faut bien supposer que la société existe comme un sujet qui, à travers chaque
27
esprit individuel, se représente les choses par des catégories qui lui sont propres . La société
est donc à la fois sujet et objet de sa propre pensée : observée comme une chose, selon la
première des règles de la méthode sociologique, elle est aussi ce qui permet de représenter les
choses ; et c’est parce qu’elle agit comme cause qu’elle est à la fois chose et sujet
représentatif. Une telle conception implique une métaphysique du social que refuse LévyBruhl, parce qu’elle présuppose comme déjà donnée la socialité dont il faut plutôt décrire la
28
genèse .
De ce point de vue, l’empirisme évolutionniste avait un aspect intéressant, qui justifie
que Lévy-Bruhl le lise de près : c’est que, en se tenant au niveau de la perception et des flux
d’association qui s’y produisent, il ne pose pas la question du type de choses qui est
représenté dans la perception. Analyser la perception, en effet, c’est s’en tenir à l’apparition
elle-même, dans son ambivalence constitutive, sans se prononcer sur ce qui apparaît. Le
problème devient alors celui-ci : comment rendre compte du fait que la perception se présente
comme dédoublée entre une part visible et une part invisible à l’occasion d’événements
singuliers, sans recourir à l’explication naturaliste par l’erreur de quelques philosophes
sauvages, ni à l’explication sociologique par l’intervention de la société sous la forme du
sacré ? Comment se tenir au niveau de la perception elle-même, sans schéma intellectuel
préconçu et imposé de l’extérieur, pour décrire la part d’invisible qui y apparaît et la
constitue ? Comment décrire une causalité mentale dans la perception, sans recourir aux
causes naturelles de l’évolutionnisme associationniste, ni aux causes sociales du rationalisme
sociologique ? Il faut saisir la perception avant qu’elle ne se divise en sujet et objet, avant
qu’elle ne se cristallise en choses et en représentations. C’est ici que la référence à Bergson
devient centrale dans le texte de Lévy-Bruhl.
On reconnaît ici le thème de l’homo duplex que Durkheim reprend à Maine de Biran et à l’Ecole de Montpellier
(Homo simplex in animalitate, duplex in humanitate).
27
Cf. E. Durkheim, “ Représentations individuelles et représentations collectives ” (article paru en 1898 dans la
Revue de métaphysique et de morale), in Sociologie et philosophie, Paris, PUF, 1924, p. 1-48. Ce point a bien été
marqué par B. Karsenti dans sa présentation de ce recueil, qui y voit l’amorce des difficultés de la notion
d’ “ inconscient collectif ” : “ Le point d’ancrage du moi individuel conscient une fois défait, les représentations
inconscientes n’en demeurent pas moins des représentations. En tant que telles, n’exigent-elles pas alors une
entité pour laquelle elles représentent véritablement sur un mode clair et distinct, c’est-à-dire consciemment ? ”
(p. LIII) Lévy-Bruhl avait vu cette difficulté dès Les fonctions mentales en 1910 : “ Les représentations
collectives ne dépendent pas de l’individu. Non qu’elles impliquent un sujet collectif distinct des individus qui
composent le groupe social, mais parce qu’elles se présentent avec des caractères dont on ne peut rendre raison
par la seule considération des individus comme tels. ” (p. 1) C’est pourquoi il abandonna la notion de
“ représentations collectives ” dans La mentalité primitive en 1922.
28
Dans une lettre à G. Davy du 4 mars 1930, Lévy-Bruhl écrit : “ Vous marquez très bien ce qui me sépare de
Durkheim : il y a des postulats impliquant une métaphysique et une morale dans sa doctrine. Vous dites avec
raison que je suis plus empiriste, plus relativiste, et que je n'ai pas la même idée de la science. ” (cité in D.
Merllié “ Lévy-Bruhl et Durkheim ”, art. cit., p. 509.)
6
II La description d’une perception “ mystique ” par la psychologie bergsonienne
La philosophie de Bergson se présente comme la description de l’effet sur l’action
humaine de son rapport avec une “ imprévisible nouveauté ” ; elle s’oriente donc vers la
recherche d’une causalité mentale particulière, qui s’éprouve dans le sentiment de
29
l’écoulement du temps, ce que Bergson appelle “ durée ” . Dans le compte rendu détaillé
qu’il consacre à l’Essai sur les données immédiates de la conscience, Lévy-Bruhl note que la
description intensive et qualitative des états de conscience, comme l’effort, la sensation de
douleur ou les affections de joie, a d’abord un intérêt critique par rapport à la psychologie
30
associationniste, qui décrit ces états à travers des cadres spatiaux extensifs . L’erreur de la
psychologie associationniste est de partir d’une action déjà faite, pour se demander quelle
opération mentale l’a rendu possible ; il faut au contraire, selon Bergson, décrire l’action en
train de se faire, dans l’ensemble des possibles qu’elle ouvre pour celui qui agit librement. Or
c’est là, dans le sentiment de l’écoulement du temps et de compénétration des états de
conscience donnant lieu à un acte libre, qu’apparaît une marge d’indétermination à travers
laquelle l’esprit introduit du possible dans le réel, ce que la psychologie associationniste
laissait entièrement de côté. Un tel renversement conduit à transformer considérablement le
problème de la perception de l’invisible : l’invisible, ce n’est pas ce que l’esprit ajoute au
visible, par projection de ses propres opérations, c’est ce qui apparaît dans le visible lui-même
pour en prolonger le mouvement, l’esprit n’étant alors rien d’autre que cette marge de
possible insérée dans la matière. Une nouvelle analyse de la religion primitive est alors
concevable : le problème qui a conduit les hommes à concevoir des esprits, ce n’est pas la
mort, et le scandale de la vision d’un cadavre, donnant lieu à la représentation de l’âme pour
compenser l’absence du souffle de vie, mais bien plutôt la naissance, c’est-à-dire l’apparition
d’un nouvel être dans un cadre d’action qui semble ne pas lui faire de place, et qui doit se
craquer pour intégrer sa force vitale. L’invisible, alors, ce n’est plus ce qui revient, l’esprit de
l’ancêtre qui double le corps visible, mais ce qui vient, l’événement imprévisible.
Le problème de la causalité mentale consiste donc à décrire en quoi l’apparition d’un
événement imprévisible contraint l’esprit à agir et penser d’une manière déterminée. Bergson
a cherché à résoudre ce problème dans Les deux sources de la morale et de la religion, et il
n’est pas étonnant qu’il ait pris pour interlocuteur Lévy-Bruhl plutôt que Durkheim. La
mentalité primitive n’est pas si étrangère à notre esprit, en effet, puisque nous pouvons la
comprendre en nous replaçant dans la situation d’un homme face à un événement imprévu,
comme une déclaration de guerre ou un tremblement de terre : nous sommes alors amenés à
personnaliser l’événement en agissant comme s’il était doté d’une intention. Il n’y a là, selon
Bergson, rien d’autre que le fonctionnement normal de l’intelligence lorsqu’elle doit agir en
se représentant une marge d’indétermination qui l’effraie, et qu’elle doit combler par
l’intervention d’un esprit intentionnel, comme lorsque le chasseur invoque l’esprit de l’animal
pour combler l’espace incertain entre sa flèche et sa proie. “ Ce que le primitif explique ici par
une cause “ surnaturelle ”, ce n’est pas l’effet physique, c’est sa signification humaine. (…) Si
l’effet a une signification humaine considérable, la cause doit avoir une signification au moins
29
On lit ainsi dans La mentalité primitive que la représentation du temps chez les primitifs “ se rapproche plutôt
d’un sentiment subjectif de la durée, non sans quelque analogie avec celui qui a été décrit par M. Bergson. Elle
est à peine une représentation. ” (La mentalité primitive, Paris, Alcan, 1922, p. 90).
30
Cf. L. Lévy-Bruhl, Compte rendu de H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, in Revue
philosophique, XXIX, n°5, mai 1890, p. 519 : “ Ce n’est rien moins que l’Esthétique transcendantale de Kant,
reprise et critiquée au nom de la psychologie et une conception nouvelle de la conscience, du temps et de la
causalité sortant de cette critique. ”
7
31
égale ; elle est en tout cas de même ordre : c’est une intention. ” La causalité mentale à
l’œuvre dans les croyances primitives n’est donc pas du même ordre que la causalité
mécanique qui explique la chute des pierres, et sur laquelle la psychologie associationniste
avait fondé son analyse : c’est une causalité intentionnelle, qui prolonge dans la perception
des choses extérieures le flux vital de l’action humaine ; c’est une causalité signifiante, qui
mêle les choses d’esprit pour les constituer en signes d’action possible.
Un tel renversement dans l’analyse des croyances religieuses avait été préparé par les
analyses psychologiques de Matière et mémoire. L’erreur commune à la psychologie
associationniste et au rationalisme est selon Bergson d’être restés dans le cadre classique de la
représentation, soit, comme le fait l’associationnisme, en s’en tenant à l’analyse des
représentations pour elles-mêmes, soit, comme le fait le rationalisme, en tentant de rattacher
les représentations aux choses qu’elles représentent. C’est pourquoi Bergson introduit un
troisième terme, celui d’image, à mi-chemin entre les choses et les représentations, pour
décrire le travail dynamique de l’imagination comme mouvement de l’esprit agissant sur les
choses. C’est parce qu’elle doit s’orienter dans un ensemble d’images que l’intelligence est
amenée à former des représentations des choses ; mais les représentations restent engluées
dans ce mouvement dynamique de l’imagination, dont elles désignent seulement un point
32
d’arrêt dans l’action du corps sur les choses . Il y a, autrement dit, un débordement permanent
de l’esprit sur les choses, du fait que le corps agit, qui conduit l’imagination à dédoubler les
choses en signes d’actions possibles. C’est cet enracinement des représentations dans le
travail dynamique de l’imagination que Lévy-Bruhl appelle “ mystique ” ; mais on comprend
à présent qu’il ne s’agit pas par là de désigner une force substantielle mystérieuse, mais de
décrire précisément un travail effectif de l’esprit humain :
“ Les représentations collectives des primitifs (…) impliquent non seulement
que le primitif a actuellement une image de l’objet, et croit qu’il est réel, mais aussi
qu’il en espère ou qu’il en craint quelque chose, qu’une action déterminée émane de
lui ou s’exerce sur lui. Celle-ci est une influence, une vertu, une puissance occulte,
variable selon les objets et selon les circonstances, mais toujours réelle pour le
primitif, et faisant partie de sa représentation. Pour désigner d’un mot cette propriété
générale des représentations collectives qui tiennent une si grande place dans
l’activité mentale des sociétés inférieures, je dirai que cette activité mentale est
mystique. J’emploierai ce terme, faute d’un meilleur, non pas par allusion au
mysticisme religieux de nos sociétés, qui est quelque chose d’assez différent, mais
dans le sens étroitement défini où "mystique" se dit de la croyance à des forces, à des
33
influences, à des actions imperceptibles aux sens, et cependant réelles. ”
“ Ces représentations, à proprement parler, ne sont pas vagues. Elles
paraissent l’être de notre point de vue, accoutumés que nous sommes à penser par
concepts à vives arêtes, et parce que nous prétendons imposer nos formes logiques à
la pensée primitive. Pour elle, qui ignore nos exigences, ces représentations sont au
31
H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1932, p. 151-152. Bergson s’appuie
sur cette analyse pour critiquer l’affirmation de Lévy-Bruhl selon laquelle la mentalité primitive ignore le hasard,
en définissant le hasard comme “ le mécanisme se comportant comme s’il avait une intention. ” (p. 155)
32
Ce point est bien marqué par F. Worms dans son Introduction à Matière et mémoire (Paris, PUF, 1997, p.
216) : “ En inscrivant le mouvement dans les choses extérieures elles-mêmes, Bergson est amené à dépasser en
effet la notion même d’image. L’image, qui pouvait passer au début du livre pour la donnée première de la
connaissance et de l’action, et pour une sorte de réalité primitive, de fond ontologique, devra alors être expliquée
dans sa genèse, plus précisément encore être référée à un travail spécifique de notre "imagination". ”
33
L. Lévy-Bruhl, Les fonctions mentales, op. cit., p. 30.
8
contraire nettes et expresses, sinon distinctes : elles déterminent l’action souvent
34
d’une façon irrésistible. ”
On est proche ici de l’analyse de l’action mystique par Bergson dans Les deux sources
de la morale et de la religion ; et pourtant on en est aussi très éloigné. Pour Bergson, en effet,
l’individu mystique est celui qui s’arrache au cadre figé d’une société pour reprendre contact
avec l’élan vital qui lui permet de devenir source d’action nouvelle - c’est le sens de
l’opposition entre le “ clos ” et “ l’ouvert ” - alors que pour Lévy-Bruhl, c’est toute la réalité
sociale qui est primitivement mystique. L’opposition est importante : elle signifie que la
véritable action face à l’événement imprévisible, que Bergson considère comme incomplète
dans la société et complète seulement dans l’action de grands individus, est assurée pour
35
Lévy-Bruhl par une organisation sociale entièrement rationnelle . Dans son compte rendu de
l’Essai sur les données immédiates de la conscience, Lévy-Bruhl notait déjà : “ J’avoue que
j’ai une incroyable difficulté à me représenter la durée dans sa pureté originelle. Cela tient à
36
ce que nous ne durons pas seuls . ” Refusant le “ moi profond ”, il cherche donc à décrire une
forme d’imagination collective. Pour comprendre ce point, il faut passer du concept de
mystique, qui est commun à Lévy-Bruhl et Bergson, à celui de participation, qui singularise
Lévy-Bruhl parmi ses contemporains.
III Les sources malebranchistes du concept de participation
La démarche de Lévy-Bruhl consiste finalement à radicaliser la thèse de Berkeley
37
selon laquelle “ être, c’est percevoir ou être perçu ” : il n’y a rien d’autre dans les “ choses
sociales ” que des flux de perception, tout le problème étant de décrire comment ces flux
s’orientent dans un champ d’activité mentale différencié. Le problème de la perception de
l’invisible se pose alors de façon nouvelle : il ne s’agit plus de chercher la chose visible avec
laquelle l’invisible met en rapport, pour décider si ce rapport est de vérité ou d’illusion, mais
de décrire la constitution d’un champ de visibilité qui se dédouble en permanence entre une
part visible et une part invisible. Une phrase apparemment énigmatique de Lévy-Bruhl
indique cette direction : “ Les primitifs voient avec les mêmes yeux que nous : ils ne
38
perçoivent pas avec le même esprit ” Il ne s’agit pas ici de dire que ce qui est visible pour
eux ne l’est pas pour nous, selon un relativisme culturel assez banal, mais plus profondément
que le visible se dédouble parce qu’une part d’esprit y joue un rôle constitutif, s’ajoutant au
34
L. Lévy-Bruhl, L’âme primitive (1927), Paris, PUF, 1996, p. 50.
35
Pour un développement de ce point, cf. F. Keck “ Le primitif et le mystique chez Lévy-Bruhl, Bergson et
Bataille ”, in Methodos, 3, 2003, p. 137-157.
36
L. Lévy-Bruhl, art. cit., p. 527.
37
Cf. la référence à Berkeley dans La mentalité primitive, p. 48 : “ Au moment où il perçoit ce qui est donné à
ses sens, le primitif se représente la force mystique qui se manifeste ainsi. Il ne "conclut" pas de l’une à l’autre,
pas plus que nous ne concluons du mot que nous entendons au sens mot. Selon la remarque si fine de Berkeley,
nous entendons vraiment ce sens, en même temps que nous percevons le mot, de même que nous lisons la
sympathie ou la colère sur le visage d’une personne, sans avoir besoin de percevoir d’abord les signes de ces
émotions pour interpréter ces signes ensuite. Ce n’est pas une opération qui s’accomplisse en deux temps
successifs. Elle se fait tout d’un coup. En ce sens, les préliaisons équivalent à des intuitions. ”
38
Les fonctions mentales, op. cit., p. 38.
9
39
mécanisme organique de la vision . C’est cet esprit collectif orientant le champ de visibilité
que Lévy-Bruhl appelle une mentalité. Tout le problème est alors de comprendre comment
40
l’esprit peut ainsi agir dans la perception pour l’orienter socialement .
Le concept de participation, emprunté à Malebranche, permet à Lévy-Bruhl de
41
décrire une telle causalité mentale. Si ce concept traduit la notion platonicienne de metexis ,
qui désigne “ le rapport des êtres sensibles aux Idées, et le rapport qu’ont entre elles les Idées
42
qui ne s’excluent pas ” , il désigne plus particulièrement chez Malebranche un mode de
causalité qui s’ajoute à la causalité mécanique (ou de la nature) pour constituer un ordre moral
(ou de la grâce) : c’est le sens de la thèse “ occasionnaliste ” selon laquelle les causalités
observables dans la nature ne sont que des causalités secondes par rapport à la seule causalité
première, celle de Dieu. Cette thèse prend tout son intérêt dans sa dimension critique à la fois
par rapport à l’empirisme et au rationalisme. Si elle nie en effet qu’il n’y ait que des causalités
naturelles hors de nous, conçues sur le mode du choc entre des corps, elle nie tout autant la
solution cartésienne selon laquelle la véritable causalité est en nous, dans la volonté libre qui
anime le corps. La philosophie de Malebranche, à la différence de celle de Descartes, se tient
en effet au niveau de la perception : à ce niveau, seuls les mouvements des corps sont
43
perceptibles, mais pas les causes qui les meuvent ; et pourtant, ces mouvements peuvent être
vus de deux façons, soit en tant que chocs naturels entre des parties de matière, soit en tant
qu’actions raisonnées dans un ordre moral. Une science naturelle ne voit que les causes
matérielles (ou secondes), mais une science morale se place du point de vue du tout qui
44
constitue un ordre de causalité mentale (véritablement premier) .
La notion de participation permet ainsi à Lévy-Bruhl de décrire, sans quitter le
champ de visibilité qui est la seule donnée pour le savant, un régime de causalité qui dédouble
les choses en autre chose qu’elles-mêmes, et les fait percevoir comme animées d’une causalité
39
Cf. Carnets, p. 125 : “ Chercher s'il n'y aurait pas là quelque chose de fondamental, d'essentiel à l'esprit
humain, qui a le privilège (…) de se représenter, ou du moins de sentir, le pouvoir être autrement, pour qui les
choses, les êtres ont une double réalité, une visible et une invisible. ”
40
Cf. Les fonctions mentales, p. 112 : “ Quoi de plus individuel en apparence que la perception sensible ? Nous
avons reconnu cependant à quel point la perception sensible des primitifs était enveloppée d’éléments mystiques
qui ne peuvent s’en distinguer et qui sont, à n’en pas douter, de nature collective. Il en est de même pour la
plupart des émotions éprouvées, pour la plupart des mouvements accomplis presque instinctivement, à la vue de
tel ou tel objet, même banal. Dans ces sociétés, autant et plus peut-être que dans la nôtre, toute la vie mentale de
l’individu est profondément socialisée. ” Cf. aussi p. 14 : “ Si primitives que soient les sociétés observées, nous
ne rencontrons jamais que des esprits socialisés. ”
41
Lévy-Bruhl reprend explicitement cette notion dans les Carnets (op. cit., p. 146), où il fait dépendre la mimesis
(représentation) de la metexis (participation) : “ La mimesis est raison d’être non pas à titre de causalité, mais à
titre de consubstantialité, c’est-à-dire d’essence communiquée, partagée ; bref, c’est une metexis réelle. ”
42
A. Lalande, Article “ Participation ”, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, (1926), Paris, PUF,
1993, p. 742.
43
Cf. N. Malebranche, De la recherche de la vérité, XVe Eclaircissement, in Œuvres, Gallimard, Pléiade, 1979,
t. I, p. 974 : “ La véritable cause qui meut les corps ne paraît pas à mes yeux. ”
44
Lévy-Bruhl reformule ainsi la distinction bergsonienne entre durée et espace (ou entre métaphysique et
science) à travers la distinction malebranchiste entre causalité première et causalité seconde : “ La théorie
célèbre de M. Bergson qui veut que nous concevions le temps comme un quantum homogène par une confusion
de la durée vivante avec l’espace, qui en est un, ne semble pas s’appliquer à la mentalité primitive. C’est
seulement dans des sociétés déjà développées, lorsque les préliaisons mystiques s’affaiblissent et tendent à se
dissocier, lorsque se fortifie l’habitude de prêter attention aux causes secondes et à leurs effets, que l’espace
devient homogène dans les représentations, et que le temps commence à le devenir aussi. ” (La mentalité
primitive, p. 93)
10
différente de celle qui régit les choses naturelles. Dire que les choses participent les unes aux
autres dans la mentalité primitive, c’est dire qu’une causalité sociale les relie par des formes
invisibles, dont il est pourtant possible de décrire l’organisation ; c’est dire que nous pouvons
tout voir dans la société (comme Malebranche disait que nous pouvons tout voir en Dieu),
45
sans délimiter pour autant un ordre de choses qui serait spécifiquement social , puisque ce
sont toutes choses qui peuvent être vues alternativement comme naturelles (en tant qu’elles
sont des choses) et comme sociales (en tant qu’elles participent les unes aux autres dans un
ordre de causalité sociale). La participation est ce mode de causalité qui transforme les séries
46
aléatoires d’événements naturels en un ordre d’actions socialement motivé .
“ Orientée autrement que la nôtre, préoccupée avant tout des relations et des
propriétés mystiques, ayant pour loi principale la loi de participation, la mentalité des
primitifs interprète nécessairement d’une façon différente de la nôtre ce que nous
appelons la nature et l’expérience. Elle voit partout des communications de
propriétés, par transfert, par contact, par transmission au loin, par contamination, par
souillure, par possession, par une multitude d’opérations, en un mot, qui font
participer, instantanément ou au bout d’un temps plus ou moins long, un objet ou un
être à une vertu donnée – qui le sacralisent par exemple ou le désacralisent au
commencement ou à la fin d’une cérémonie. (…) Dans cette représentation, chez les
primitifs, tout est mystique. Ils ne s’occupent pas de savoir si l’homme cesse d’être
homme pour devenir tigre, et ensuite d’être tigre pour redevenir homme. Ce qui les
intéresse, c’est la vertu mystique qui rend ces individus participables, selon
l’expression de Malebranche, à la fois du tigre et de l’homme, sous certaines
conditions, et par conséquent plus redoutables que les hommes qui ne sont jamais
47
qu’hommes, et que les tigres qui ne sont jamais que tigres. ”
Cette référence à Malebranche, inattendue dans le cadre d’une analyse sociologique, a
48
pour intérêt de réintroduire le concept de causalité première dans une science positiviste , qui
45
Durkheim retrouve ainsi l’idée selon laquelle nous voyons tout de façon sociale, mais il rattache cette vision
au point de vue de la société ou de la conscience collective : “ La société, pour pouvoir se maintenir, a souvent
besoin que nous voyions les choses sous un certain angle, que nous les sentions d’une certaine façon ; en
conséquence, elle modifie les idées que nous serions portés à nous en faire, les sentiments auxquels nous serions
enclins si nous n’obéissions qu’à notre nature animale. ” (Les formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit., p.
93)
46
Ce point a été bien vu par R. Musil, lecteur attentif de Lévy-Bruhl, qui note dans son Journal : “ Autre état :
Lévy-Bruhl décrit la participation exactement comme je l’ai fait de la vie motivée. ” (cité par F. Vatan, Robert
Musil et la question anthropologique, Paris, PUF, 2000, p. 80)
47
FM, p. 104-105.
48
Ce point a été noté par L. Brunschvicg dans L’expérience humaine et la causalité physique, Paris, Alcan, 1922
(qui rétablit cependant, contre Lévy-Bruhl, la causalité cartésienne) et par E. Meyerson dans Le cheminement de
la pensée, Paris, Alcan, 1931 (qui attribue à l’identification scientifique la causalité participative que Lévy-Bruhl
voit dans la mentalité primitive). Une discussion sur l’usage anthropologique du concept philosophique de
participation a lieu entre Lévy-Bruhl et Brunschvicg à la séance de la Société Française de Philosophie
consacrée à L’âme primitive, complétée par deux lettres sur cette question : l’une d’E. Meyerson, pour appuyer
la théorie de Lévy-Bruhl par l’épistémologie de la chimie, l’autre de M. Blondel, auteur de L’action,
interprétation spiritualiste de la pensée de Malebranche à la suite des travaux historiques d’Ollé-Laprune : cf.
Bulletin de la Société Française de Philosophie, XXIX, 1929, p. 130-139.
11
49
en avait condamné l’usage théologique sous la forme de volontés absolues , au profit de la
seule étude des lois de régularités des phénomènes. En parlant de “ loi de participation ”,
Lévy-Bruhl semble éviter de trancher dan ce débat ; mais il abandonnera progressivement
cette notion pour lui préférer celle de “ fait de la participation ”, ses ouvrages cherchant de
plus en plus à “ faire voir ” ou à “ faire sentir ” la participation plutôt qu’à lui imposer un
50
cadre conceptuel préconçu . Lévy-Bruhl semble alors quitter le cadre de l’explication par les
51
lois pour entrer dans celui de la compréhension par le sens . Une telle trajectoire est
singulière pour celui qui a commencé sa carrière d’historien de la philosophie par un ouvrage
52
sur Auguste Comte , et qui semble ici réintroduire, par les références à Bergson et
53
Malebranche, une dimension métaphysique dans l’édifice positiviste de la science sociale .
Cette singularité explique sans doute la réception particulièrement ambivalente de l’œuvre de
Lévy-Bruhl après sa mort.
IV Le concept anthropologique de causalité mentale, entre phénoménologie et
structuralisme
Nous concluerons sur le problème anthropologique qu’a légué Lévy-Bruhl aux deux
paradigmes antithétiques qui lui ont répondu dans la deuxième moitié du vingtième siècle : la
54
phénoménologie et le structuralisme . La phénoménologie s’est constituée en France, à
travers la découverte des œuvres de Husserl, lui-même grand lecteur de Lévy-Bruhl à la fin de
55
sa vie , pour poser précisément le problème d’une causalité mentale qui se constitue dans le
49
La sociologie française s’est constituée avec Comte sur le refus du concept rousseauiste de “ volonté
générale ”, pourtant d’inspiration malebranchiste, parce qu’il reposait sur l’hypothèse métaphysique d’une
causalité absolue.
50
Cf. Carnets, p. 78 : “ Il est légitime de parler de participation et j’en ai donné des exemples incontestables
(appartenances, symboles, relation de l’individu avec le groupe social, etc.) ; il ne l’est pas autant de parler de loi
de participation, loi dont j’avoue moi-même tout de suite que je suis incapable de donner un énoncé exact, ou
même à peu près satisfaisant. Ce qui subsiste, c’est le fait (non pas la loi) que le "primitif" a très fréquemment le
sentiment de participations entre lui-même et tels ou tels êtres ou objets ambiants, de la nature ou de la surnature,
avec lesquels il est ou entre en contact, et que, non moins fréquemment, il imagine de semblables participations
entre ces êtres et objets. ”
51
52
Cf. G. Gurvitch dans Morale théorique et science des mœurs, Paris, Alcan, 1937, p. 27-29.
Cf. L. Lévy-Bruhl, La philosophie d’Auguste Comte, Paris, Alcan, 1900.
53
Dans son article “ L’action ” (in D. Kambouchner (dir.), Notions de philosophie II, Paris, Gallimard, 1995), V.
Descombes remarque que “ le système occasionnaliste (…) prépare les positions du positivisme ”, et se demande
“ si le positivisme ne se condamne pas à l’incohérence lorsqu’il accepte la conception malebranchiste des causes
secondes, mais sans reprendre sa doctrine théologique de la cause première. ” (p. 117) Dans sa présentation de la
philosophie française au public anglophone (History of Modern Philosophy in France, Chicago-Londres, Open
Court-Kegan Paul, 1899), Lévy-Bruhl remarque qu’ “ aucune théorie de la causalité n’est plus en accord [que
celle de Malebranche] avec l’esprit et la pratique de la science moderne ”, car Malebranche a exclu de la nature
tout principe de finalité, y compris la volonté de la conscience cartésienne, pour remettre l’ordre de façon
surnaturelle en Dieu (p. 48-52).
54
Il faudrait rajouter la philosophie analytique, qui a repris ce problème à partir des analyses d’Evans-Pritchard
sur la sorcellerie, inspirées de celles de Lévy-Bruhl : Cf. B. Wilson, Rationality, Oxford, Basic Blackwell, 1970
et M. Hollis et S. Lukes, Rationality and Relativism, Cambridge, MIT Press, 1982. Sur ce point, cf. La
contradiction anthropologique, op. cit.
55
Cf. E. Husserl, Lettre à Lévy-Bruhl du 11 mars 1935, Présentation, traduction, commentaire et notes de Ph.
Soulez, in Gradhiva, n°4, été 1998, et La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale,
trad. et préface de G. Granel, Paris, Gallimard, 1976. Husserl trouvait chez Lévy-Bruhl une description adéquate
du “ monde de la vie ” (Lebenswelt).
12
champ de perception sans se résoudre à une simple série naturelle de faits observables, et sans
non plus recourir à une conscience hypostasiée en dehors de l’expérience. Les notions
husserliennes d’intentionnalité et de “ vision des essences ” (Wesenschau) ont permis de
décrire un rapport sensible au monde constitué par des formes invisibles (les essences des
choses, qui se présentent par esquisses) sans pour autant se ramener à la pure contemplation
par elle-même de la conscience dans l’espace clos de la représentation. On ne s’étonne guère
56
57
58
alors de voir Sartre , Merleau-Ponty ou Lévinas lire Lévy-Bruhl pour y découvrir une
véritable description phénoménologique de l’expérience sociale à travers l’imagination,
l’émotion ou l’horreur. Pourtant, chacun d’eux a finalement critiqué la théorie de la mentalité
primitive pour poser un pôle constitutif de l’expérience humaine que celle-ci ignorerait
encore : la liberté de la conscience néantisante pour Sartre, l’intersubjectivité du rapport Je-Tu
chez Lévinas, et même l’Être sauvage chez Merleau-Ponty. Tout se passe comme si la
participation, avec son intrication singulière entre visible et invisible, restait encore trop floue
pour la phénoménologie, parce que l’expérience sociale doit être rapportée à l’expérience
d’un pôle subjectif pour être véritablement comprise.
Le structuralisme s’est constitué au contraire sur un rejet radical de la pensée de LévyBruhl, du fait même de ses résonances phénoménologiques. Lévi-Strauss construit toute sa
réflexion contre le “ prétendu "principe de participation" ” avec son “ mysticisme empâté de
métaphysique ”, et affirme avec Mauss que “ contrairement à l’opinion de Lévy-Bruhl, [la
pensée sauvage] procède par les voies de l’entendement, non de l’affectivité ; à l’aide de
59
distinctions et d’oppositions, non par confusion et participation . ” Pourtant, le projet
structuraliste est de répondre, avec de tout autres moyens que ceux de la psychologie
classique ou de la phénoménologie, au problème de la causalité mentale : comme l’atteste
60
l’article fondateur de Lévi-Strauss sur “ l’efficacité symbolique ” , le modèle structural,
emprunté à la linguistique saussurienne, doit permettre de comprendre comment une totalité
mentale peut agir dans le champ de perception humaine des phénomènes, à la façon dont la
structure du langage informe notre pensée et notre vision des choses. Loin de revenir au
modèle classique d’une explication par les lois d’association, le structuralisme a construit un
concept spécifique de causalité structurale pour décrire les modalités à travers lesquelles une
structure formelle de significations, feuilletée en plusieurs niveaux et en permanent
56
Cf. J.-P. Sartre, Esquisse d'une théorie des émotions, Paris, Hermann, 1995 (1938), p. 115 ; L'imaginaire,
Paris, Gallimard, 1986 (1940), p. 34-35 ; Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard, 1983, p. 369 : “ Ce que
Lévy-Bruhl appelait l'imperméabilité à l'expérience du primitif peut s'interpréter de façon plus ontologique : dans
la Weltanschauung du primitif, tout ce qui se produit peut être interprété à partir des catégories cardinales de
cette Weltanschauung. A ce niveau la perception est fascination : la notion de production n'existe pas encore ;
seules existent celles d'apparition (dans le champ du désir) et d'actualisation (passage de la puissance à l'acte). ”
On trouve aussi de nombreuses allusions à la mentalité primitive dans les Réflexions sur la question juive (Paris,
Paul Maihier, 1946) : “ L'antisémite ne conçoit qu'une forme d'appropriation primitive et terrienne, fondée sur un
véritable rapport magique de possession et dans laquelle l'objet possédé et son possesseur sont unis par un lien
de participation mystique. ” (p. 28-29)
57
Cf. M. Merleau-Ponty, La phénoménologie et les sciences de l'homme, Paris, CDU, 1975, “ Le métaphysique
dans l’homme ”, in Sens et non-sens, Paris, Nagel, 1966, et Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964.
58
Cf. E. Lévinas, “ Lévy-Bruhl et la philosophie contemporaine ”, Revue philosophique, 1957, p. 557-558, et De
l’existence à l’existant (1963), Paris, Vrin, 1998, p. 98 : “ L’horreur est en quelque sorte un mouvement qui va
dépouiller la conscience de sa "subjectivité" même. Non pas en l'apaisant dans l'inconscient, mais en la
précipitant dans une vigilance impersonnelle, dans une participation, au sens que Lévy-Bruhl donne à ce
terme. ”
59
60
C. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 53 et 319.
Cf. C. Lévi-Strauss, “ L’efficacité symbolique ”, in Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 213-234.
13
61
déséquilibre interne, détermine l’action humaine . S’il y a perception de l’invisible, alors, ce
n’est pas parce qu’une source de sens dédouble les êtres en parts visibles et invisibles, mais
parce que la structure visible est en rapport avec une part irréductible d’invisible qui la
62
déséquilibre en permanence, et la force à se transformer pour se conserver .
Il faudrait alors revenir à la constitution des sciences humaines au XVIIIe siècle, dans
ce moment de transition entre le rationalisme classique et le positivisme moderne, au cours
duquel la part d’invisible constitutive de l’expérience humaine était captée par un savoir
nouveau, avant de se voir régulée et encadrée par le système positiviste. Le moment écossais,
celui de Hume et Smith, résonnerait alors singulièrement avec le moment présent, puisqu’en
découvrant l’intervention d’une “ main invisible ” dans les mécanismes les plus aléatoires de
l’activité économique de la “ société civile ”, les sciences humaines naissantes, loin de donner
une justification rapide de la révolution industrielle et du capitalisme triomphant,
découvraient l’ampleur de la tâche qui s’ouvrait pour penser de façon morale les nouveaux
63
rapports sociaux en cours de formation . Comment décrire cette part d’invisible qui dédouble
l’action humaine entre ce qu’elle est en train de faire et ce qu’elle doit faire, dans la part de
risque et d’invention que suppose toute action libre, sans recourir aux seules causalités
naturelles, mais sans non plus se donner l’intervention magique d’une causalité surnaturelle ?
L’héritage de Lévy-Bruhl, dans son ambiguïté même, prend la forme de cette question.
61
Cf. L. Althusser, “ Contradiction et surdétermination ”, in Pour Marx, Paris, Maspero, 1965, et J. Benoist,
“ Structures, causes et raisons. Sur le pouvoir causal de la structure ”, in Archives de philosophie, n°66, 2003, p.
73-88.
62
Cf. F. Keck, Lévi-Strauss et la pensée sauvage, Paris, PUF, 2004. Gilbert Simondon, dont la pensée peut être
caractérisée comme un structuralisme dynamique, et dont l’analyse de la morphogénèse vitale se réfère
beaucoup à Malebranche, a recouru au concept de participation pour décrire la relation d’information qui relie
l’homme aux techniques : “ L’habileté est une des formes de la puissance, et la puissance suppose un
envoûtement rendant possible un échange de forces, ou plutôt un mode de participation plus primitif et plus
naturel que celui de l’envoûtement. (…) Dans la véritable puissance de l’homme habile, il y a une relation de
causalité récurrente. ” (Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958, p. 92 ; je souligne)
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Cf. l’analyse de la doctrine de la “ main invisible ” par C. Gautier dans L’invention de la société civile,
Lectures anglo-écossaises, Mandeville, Smith, Ferguson , Paris, PUF, 1993, p. 254 : “ L’invisible, qui séparait
Dieu et le monde qu’il rendait possible, vient s’interposer entre les hommes et les résultats de leurs actions. Il y a
dans ce basculement essentiel, passage d’une Théodicée à une Sociodicée, et dans ce passage se révèle le
caractère problématique de toute tentative d’explication, d’élucidation, de dévoilement de cette opacité
constitutive de l’ordre de la coexistence. ”
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Résumé : Le concept de participation, emprunté par Lévy-Bruhl à la philosophie de
Malebranche, est une façon originale de concevoir la causalité mentale qui dépasse
l’opposition entre deux conceptions généralement reçues : la causalité naturelle, conçue par
Tylor et l’associationnisme britannique comme expliquant les opérations magiques par des
erreurs intellectuelles par rapport au “ sens commun ”, et la causalité sociale, élaborée par
Durkheim et la sociologie française pour expliquer les phénomènes moraux et religieux par
l’intervention de “ la société ” comme sujet collectif sous la forme du sacré. Le concept de
participation désigne un mode de causalité qui opère au niveau de l’expérience naturelle, sans
lui ajouter un niveau “ surnaturel ” et proprement social, en dédoublant les choses entre une
part visible et une part invisible dans le champ de la perception. Cette analyse est comparable
avec celle de l’imagination chez Bergson, et éclaire la réception ambivalente de Lévy-Bruhl
dans la phénoménologie et le structuralisme.
Summary : The concept of participation, borrowed by Lévy-Bruhl to the philosophy of
Malebranche, is an original way to conceive mental causality, in that it overcomes the
opposition between two often-received conceptions : natural causality, conceived by Tylor
and British associationnism as an explanation of magical operations by intellectual errors
opposed to the “ common sense ”, and social causality, elaborated by Durkheim and French
sociology to explain moral and religious phenomena by the intervention of “ society ” as a
collective subject through the forme of the sacred. The concept of participation designates a
mode of causality that operates at the very level of natural experience, without adding to it a
“ supernatural ” level, but by doubling things between their visible and invisible aspects in the
field of perception. This analysis can be compared to that of imagination by Bergson, and
throws a light on the ambivalent reception of Lévy-Bruhl by phenomenology and
structuralism.
Mots-clés/Key-words : Anthropologie - Imagination - Magie – Philosophie de l’esprit Religion - Sacré- Surnaturel
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