1
Causalité mentale et perception de l’invisible
Le concept de participation chez Lucien Lévy-Bruhl
L’œuvre de Lucien Lévy-Bruhl peut être relue aujourd’hui non plus dans le cadre
d’une analyse de la pensée des “ sociétés primitives ”, puisque toute l’anthropologie
contemporaine a déconstruit la croyance à l’existence de telles sociétés1, mais en vue d’une
interrogation sur la nature du mental2. Lévy-Bruhl, historien de la philosophie formé dans le
spiritualisme néo-kantien de Boutroux, qui avait dirigé sa thèse en 1884 sur “ l’idée de
responsabilité ”3, est en effet passé d’une thèse sur “ l’esprit subjectif ”, affirmant l’existence
nouménale d’un sentiment intérieur de responsabilité, à une thèse sur “ l’esprit objectif ”, qui
l’a conduit à étudier l’organisation phénoménale des croyances et des obligations collectives,
et à se rapprocher, quoiqu’en gardant toujours une distance critique, de l’école durkheimienne
de sociologie4. Un tel passage, effectué au long d’une vie intellectuelle de près de soixante
ans, se résume dans la notion de “ mentalité ” : cette notion, aujourd’hui critiquée5, après avoir
joué un rôle majeur dans le courant historique des Annales6, désigne un ordre de pensées
communes aux frontières vagues, irréductible au cadre rigide d’une représentation collective.
Lévy-Bruhl participe ainsi au débat entre psychologie et sociologie qui fut constitutif des
sciences humaines en France au début du vingtième siècle7 ; mais, depuis sa chaire de
philosophie, il se garde de prendre parti dans ces débats, et poursuit de façon indépendante
une œuvre solitaire faite d’hésitations et de reprises incessantes, dont la publication posthume
des Carnets, récemment réédités, nous a livré les traces ultimes8. Lire Lévy-Bruhl
aujourd’hui, ce n’est donc pas chercher une position fixe et établie dans les débats sur la
philosophie de l’esprit, mais en retrouver les incertitudes et les problèmes, au moment de
constitution du dispositif des sciences humaines qui est encore d’une certaine façon le nôtre,
pour en ouvrir à nouveau des possibilités enfouies.
Nous chercherons ici à éclairer le concept de Lévy-Bruhl le plus récurrent dans son
œuvre, et qui a donné lieu au plus grand nombre de malentendus, celui de participation, à
partir d’un des problèmes les plus discutés dans la philosophie de l’esprit contemporaine,
1 Cf. A. Kuper, The Invention of Primitive Society, Transformations of an Illusion, Londres, Routledge, 1988.
2 Cf. notamment S. Mancini, Da Lévy-Bruhl all'anthropologia cognitiva. Lineamenti di una theoria della
mentalita primitiva, Bari, Edizioni Dedalo, 1989 et P. Jorion “ Intelligence artificielle et mentalité primitive.
Actualités de quelques concepts lévy-bruhliens ”, Revue philosophique, 1989, p. 515-539.
3 Cf. L. Lévy-Bruhl, L'idée de responsabilité, Paris, Hachette, 1884.
4 Cf. D. Merllié, “ Lévy-Bruhl et Durkheim. Notes biographiques en marge d’une correspondance ” in Revue
philosophique, 1989, p. 493-514.
5 Cf. G. Lloyd, Pour en finir avec les mentalités, Paris, La découverte, 1993 et P. Ricoeur, La mémoire,
l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 277-292.
6 Cf. J. Le Goff, “ Les mentalités, une histoire ambiguë ”, in J. Le Goff et P. Nora (dir.), Faire de l’histoire
III, Nouveaux objets, Paris, Gallimard, 1974, et J. Revel, “ Mentalités ” in A. Burguière (dir.) Dictionnaire des
sciences historiques, Paris, 1985, p. 449-456.
7 Cf. B. Karsenti, L’homme total. Sociologie, anthropologie et philosophie chez Marcel Mauss, Paris, PUF,
1997, et L. Mucchielli, La découverte du social, Naissance de la sociologie en France, Paris, La Découverte,
1998.
8 Cf. L. Lévy-Bruhl, Carnets (1949), Paris, PUF, 1998, avec une préface de M. Leenhardt et une présentation de
B. Karsenti, et F. Keck, “ Les Carnets de Lévy-Bruhl. Entre philosophie et anthropologie, l’expérience de
l’altérité ”, Gradhiva, n°27, 2000, p. 27-38