roulette qui voit la boule s’arrêter sur un numéro. Tous deux accompagnent le mouvement de la
chose désirée par une intention, esquissant ainsi ce que Bergson appelle un « schème sensori-
moteur » ; de cette esquisse de mouvement naît dans son imagination une représentation
fantasmatique qui double la chose (l’esprit de l’animal pour le chasseur, la chance ou le hasard
pour le joueur). C’est pourquoi Bergson montre, en s’appuyant sur les analyses de son ami William
James sur le tremblement de terre de San Francisco, que tout homme pense de façon primitive
lorsqu’il est en situation de risque. La fonction de la religion est donc d’assurer l’homme dans les
risques qu’il court en se projetant dans le monde. Bergson écrit : « L’origine première de la religion
n’est pas la crainte mais une assurance contre la crainte. » (DS, p. 159) ; « L’homme est le seul
animal dont l’action soit mal assurée, qui hésite et tâtonne, qui forme des projets avec l’espoir de
réussir et la crainte d’échouer. » (DS, p. 215-216)
Cette pensée de l’assurance est présente dès Matière et mémoire où Bergson montre que la fonction
de l’intelligence est d’assurer l’action du corps sur les choses en établissant une bonne distance
dans la perception. Elle s’éclaire dans le cadre des débats sur la responsabilité sans faute à la fin
du dix-neuvième siècle analysés par François Ewald dans son Histoire de l’Etat-Providence
(1986). La multiplication des accidents du travail du fait de la complexité croissante de la vie
industrielle obligeait à ne pas en attribuer la faute à l’ouvrier, car cela l’aurait découragé de
travailler, mais à la vie sociale elle-même, en inventant des systèmes d’assurance mutuelle. L’Etat-
Providence s’est constitué pour doubler l’Etat juge et prêtre par une machine assurantielle qui
prévoit les accidents apparaissant sur son territoire – on reconnaît ici les thèses de Michel Foucault
sur le passage du pouvoir souverain à la biopolitique. Mais cet Etat-Providence est entré en crise
dans les années trente, en sorte que Bergson s’en remet à la figure d’un héros capable d’inventer
de nouvelles formes d’organisation internationale (d’où son soutien au président américain Wilson
en vue de la création de la Société des Nations après la guerre) plutôt qu’à un Etat socialement
défini sur un territoire clos. À l’assurance, qui s’inscrit dans le cadre clos d’un Etat, Bergson
oppose la confiance, qui vient de l’appel du héros, et qui en est la « transfiguration » par l’élan
vital. Il écrit : « Le mysticisme a beau transporter l’âme sur un autre plan : il ne lui en assure pas
moins, sous une forme éminente, la sécurité et la sérénité que la religion statique a pour fonction
de procurer » (DS, p. 225) On passe ainsi d’une sociologie des risques dans le cadre de la religion
statique à une anthropologie des catastrophes dans le cadre de la religion dynamique. Le héros est
celui qui, face à une catastrophe brisant le fil continu de la vie ordinaire, retrouve les possibilités
créatrices de l’élan vital, au lieu de répéter seulement les représentations fantasmatiques inventées
par la société pour s’assurer contre les risques.
4. Lévi-Strauss et l’échange
Lévi-Strauss est apparemment très éloigné de Bergson : on oppose souvent le structuralisme au
spiritualisme, la structure inconscientes aux données immédiates de la conscience. Mais on
manque ainsi le problème moral qui unit ces deux penseurs. Ce problème est le suivant : comment
rétablir une forme de confiance morale après la catastrophe de la guerre ? À ce problème, Bergson
répond par l’appel du héros, et Lévi-Strauss par la structure de l’échange ; mais ces deux réponses
s’inscrivent dans un cadre commun. Lévi-Strauss a, comme Bergson, fait l’expérience de la