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Le pop art : enjeux philosophiques et artistiques
Conférence prononcée à l’université d’Ottawa, en 2008, par Isabelle Thomas-Fogiel
Arthur Danto a fait de l’interprétation du Pop-art un enjeu décisif pour l’esthétique
contemporaine. A ses yeux, le pop art, d’une part, consacre la fin de l’ère moderne (qui
commence avec Manet et Mallarmé et finit avec l’expressionnisme abstrait des années 1960).
D’autre part, le Pop-art irrigue, influence, voire détermine l’art de ces quarante dernières
années (de l’art conceptuel au Land art en passant par le Body art jusqu’à des mouvements
aussi différents que le
Light Space de la fin des années 1980 ou les plus récentes
performances du XXI éme siècle). Bien d’autres esthéticiens, philosophes, et historiens
d’art ont également insisté sur l’influence décisive de ce groupe de peintres américains qui
commencèrent dans les années 1960 à utiliser de manière systématique des images banales du
cinéma, de la publicité, du monde urbain et quotidien. Les artiste du Pop art avaient su
s’agréger autour d’un même but1, par delà l’individualité de chacune de leurs oeuvres (les
bouteille de coca de Warhol, les signalisations routières de Robert Indiana , les Michey de
Lichtenstein, les objets récupérés de Rauschenberg, les drapeaux de Jaspers Johns). Ce but,
sanctionné par des expositions communes dés 1962, était de rendre l’art au monde et ainsi de
protester contre sa sacralisation que perpétuait encore, à leurs yeux, l’expressionnisme abstrait
qui dominait alors la scène artistique, et était défendu par des critiques aussi influents
que C. Greenberg ou H. Rosenberg. Pour défier cette conception de l’art, Rauschenberg
assemble des matériaux de récupération de la société de tous les jours (les combine paintings),
Jaspers Johns réintroduit le figuratif, Lichtenstein agrandit une image de bande dessinée pour
en faire une œuvre d’art, Warhol reproduit des photos célèbres (Marilyn) et conteste même
le statut de l’artiste en laissant faire ses tableaux par ses assistants. Il n’est pas une instance
artistique classique qui échappent à leurs critiques : la notion de musée, bien sûr, mais aussi la
notion d’un artiste, sujet souverain, libre et créateur, mais encore la notion d’art et même la
notion d’œuvre. Mais si nous pouvons aisément accorder à A. Danto l’influence du Pop–Art
sur la totalité de la production artistique contemporaine, et par suite son importance cruciale
dans les débats les plus actuels de l’esthétique, il est, en revanche, licite d’émettre bien des
réserves sur la signification esthétique et philosophique qu’il confère à ce mouvement. C’est
ce que je souhaiterai faire ici en discutant l’interprétation de Danto pour proposer une autre
manière de penser ce moment que l’on veut inaugural de l’art contemporain. L’enjeu de cette
1
Il s’agit bien d’un mouvement ou d’une mise en commun ; ainsi dés l’automne 1962 une exposition (galerie Sidney Janis à New-york)
réunit Wahroll, Claes Oldenburg, Jil Dine, Roy Lichtenstein, James Rosenquist. Il y aura toute une série d’exposition collectives entre 63 et
65. La consécration du Pop-Art viendra en 1963 par la récompense inattendue de Rauschenberg à la biennale de Venise.
1
discussion avec Danto est grand puisque, comme je le montrerai, l’interprétation du Pop-Art
par Danto a donné naissance, parfois contre son grée, aux théories esthétiques parmi les plus
marquantes de ces trente dernières années. Critiquer Danto conduit donc également, et
collatéralement, à interroger d’autres théories de l’art. Pour mener à bien cette interrogation
sur les enjeux artistiques et philosophiques du Pop-Art, je proposerai tout d’abord, une
discussion critique des thèses de Danto sur la signification du Pop-art,
je suggérerai,
ensuite, une autre hypothèse de lecture de ce moment artistique et tenterai de la vérifier par
différents arguments. Enfin, une fois cette hypothèse démontrée, il sera loisible de tirer les
conséquences qu’elle implique et les perspectives qu’elle ouvre tant au niveau de l’esthétique
que, plus généralement, de la philosophie de l’art.
Donc Ier moment
Evaluation critique de la thèse de Danto sur le Pop Art.
Et tout d’abord en premier point
a) rappel du parcours de Danto.
Rappelons que Danto initialement philosophe analytique reconnu, auteur d'une Philosophie
analytique de l'histoire, d'une Philosophie analytique de la connaissance et d'une Philosophie
analytique de l'action, s'est lancé, au début des années 1960, dans ce qui aurait dû être une
«philosophie analytique de l'art», mais qui prît une direction différente qui le conduisit à ce
qu’il y a sans doute le plus éloigné de la tradition analytique, à savoir l’idéalisme spéculatif de
Hegel.
C’est surtout après son premier livre d’esthétique (The Transfiguration of the
Commonplace), que Danto développe la théorie inspirée de Hegel, selon laquelle l'art est
arrivé à son achèvement. Ce changement spectaculaire de paradigme prend appui sur un
événement qu'A. Danto ne cessera par la suite de rappeler : le vernissage, le 21 avril 1964,
d’une exposition d'Andy Warhol2 à New York (à la Stable Gallery). De cette exposition,
Danto retient la fameuse Boite Brillo (boite de tampon à récurer) et le fait qu'il suffit à un
artiste d'exposer dans un musée cet objet utilitaire pour qu'il accède à la dignité d’ œuvre
d'art. Quelques semaines plus tard3, il développe pour la première fois la thèse selon
laquelle: «ce qui fait la différence entre une boîte de Brillo et une œuvre d'art qui consiste en
. Voir David Bourdon, Warhol, New York, Harry N. Abrams, Inc., 1989, p. 182.
. Arthur C. Danto, «The Artworld», The Journal of Philosophy, vol. LXI, 1964, pp. 571-584; traduction française par D. Lories, «Le
monde de l'art», Philosophie analytique et esthétique, traduction française et édition par D. Lories, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988, pp.
183-198.
2
3
2
une boîte de Brillo, c'est une certaine théorie de l'art»4. En fait plus rien ne distingue les boîtes
du supermarché de celles exposées par Warhol, si bien que, la boîte du supermarché devient
œuvre d’art à partir du moment où elle est pensée comme telle ; seule cette assignation
extérieure et arbitraire lui confère le titre d’œuvre. Cette exposition, sur laquelle Danto
revient de manière quasi obsessionnelle, a le statut d’un événement fondateur qui
marque le début de notre « période post-historique », qu’il définit comme « moment de
la fin de l’art ».
Pour Danto, plus aucun fait artistique ne viendra falsifier cette inéluctable « fin », même
pas la résurgence, dans les années 1980, d’une certaine réaction néo-expressionisme au Popart des années 60. Avec l’exposition de 1964, nous sommes en fait parvenus au moment
où l’art pose lui-même la question philosophique de son statut. Cette question, dira
Danto, n’est plus : «qu'est-ce que l’art essentiellement », mais: «qu'est-ce qui fait maintenant
la différence entre une œuvre d'art et quelque chose qui ne l’est pas, s’il n'y a plus entre elles
de différence perceptuelle pertinente?»5 Le moment de ces quarante dernières années de
production artistique est le moment de ce qu’il appelle l'assujettissement philosophique de
l'art6. Dès lors que l'art est arrivé au moment de son histoire où il crée les conditions de
possibilité de sa propre mise en question, il ne peut que disparaître en tant qu’art et, comme le
voulait Hegel que Danto cite abondamment, devenir élucidation conceptuelle.
C’est pourquoi l’art post-moderne, qu’inaugure le Pop-Art, doit, selon Danto, être
soigneusement distingué de l'art moderne, qui débute au XIXéme et s'achève avec
l'expressionnisme abstrait d'un Pollock ou d'un Rothko. Cette période moderne (en dépit
des multiples manifestes prônant la rupture d’avec l’art ancien) n’en demeure pas moins à
l’intérieur de ce qu’il est convenu d’appeler l’histoire de l’art. En effet, aux yeux de Danto,
l’histoire de l'art s'est successivement constituée autour de deux « grands «récits». Le
premier remonte au XVIe siècle, à Vasari, pour lequel l'art est conquête progressive des
apparences visuelles et l'histoire de l'art, progrès continu de la représentation. Puis, avec le
retour critique sur soi, propre au «récit» moderniste, représenté chez Danto par les théories de
C. Greenberg, l'art s'interroge sur lui-même et tendra ainsi à devenir son propre sujet : à
l'idéal classique d'invisibilité du travail du peintre, idéal de la disparition du coup de
pinceau, succèdent une peinture où le coup de pinceau ne cherche plus à se faire oublier
puis une peinture entièrement non figurative qui n'est plus constituée que de coups de
pinceau. C’est le sens de l’esthétique de Greenberg qui entend ne plus penser la peinture
. A. C. Danto, «Le monde l'art», art. cité, p. 195.
Ibid.
6
Il s'agit là du titre de son ouvrage paru en 1986: The Philosophical Disenfranchisement of Art, op. cit.
4
5
3
qu’en terme de planéité et de couleurs, esthétique de Greenberg, qui consacre en même temps
qu’elle récapitule cette période moderne de l’art. Mais demandera t-on, quelle différence,
alors, entre la période moderne (Manet, Picasso, Rothko) et la période post-moderne dont
l’exposition de 1964 donnerait le coup d’envoi ? En fait, explique Danto, que l’art soit l’art de
la représentation (période vasarienne) ou le retour de l'œuvre sur elle-même (période
moderne), l'art restait assujetti à une définition de ce qu'était l'art ou de ce qu'il devait être ;
l'histoire de l'art était conçue comme le mouvement par lequel les œuvres réalisaient
progressivement cet idéal. Rien de tel avec la conception post-historique. Il ne s’agit pas de
faire de l’art ni même de réfléchir sur l’art mais de rejeter la notion même d’œuvre d’art, par
exemple en la rendant indiscernable d’un objet manufacturé quelconque.
Ce parcours de Danto restitué et sa thèse principale éclairée, il nous faut maintenant tenter
de la discuter
b) Discussion de l’interprétation de Danto
Le premier argument factuel que l’on peut opposer à Danto est le suivant : pourquoi dater
de 1964 la fin de l’art alors même que Duchamp dés 1912-1917 avait, avec les ready made,
posé la question de la différence entre un objet usuel, industriel et fonctionnel et l’œuvre
d’art, en exposant par exemple un porte-bouteille directement importé du supermarché voisin.
Ainsi, ce que Danto nomme « l’indiscernabilité perceptuelle » entre l’objet de tous les jours et
l’œuvre d’art vaut déjà en 1912. Dés lors, pourquoi choisir le Pop-Art comme origine de notre
période « post-moderne » ou « post-historique » ? Comment dans cette esthétique de Danto,
rendre compte des ready made de Duchamp ?
Outre ce premier fait qui ne cadre pas avec la théorie de Danto, il en est un second plus grave
qui, à mon sens, vient la falsifier. En effet, on ne peut que constater l’écart entre l’exposition
réelle de 1964 et ce qu’en retient Danto pour étayer sa thèse d’une « fin de l’art ». De fait, dans
sa démonstration, Danto fait comme s’il n’y avait qu’une seule Boîte Brillo semblable à celles du
supermarché. Il lui donne exactement le même statut et le même sens que le porte-bouteille de
Duchamp, c’est-à-dire l’interprète comme un ready-made. Or, et c’est ce qui est décisif, tel
n’est absolument pas le cas. A. Warhol n’exposait pas ce jour là des cartons directement
importés du supermarché, mais bien de véritables créations artisanales, puisque il avait
demandé à un menuisier de fabriquer des centaines de boites en contreplaqué, aux
dimensions des boites d’emballage du supermarché. Une fois, le travail du menuisier
effectué, ces boites avaient été peintes par un élève de l’atelier, puis sérigraphiées par
Warhol et Malanga, de façon à reproduire l'aspect des boîtes Brillo mais aussi des paquets
4
de Kellogg's, des conserves Del Monte (fruits au sirop), etc.7. Non seulement les objets
étaient bien façonnés, travaillés et non directement importés mais encore, il n’y avait pas, comme
l’oublient les analyses de Danto, qu’une seule boite mais bien des centaines de boites, agencées
dans la galerie selon une disposition précise ; cette disposition, raconte Robert Indiana, faisait
que les spectateurs évoluaient au sein d’étroits couloirs, dans une sorte de cheminement rendu
difficile par la profusion des boites empilées les unes sur les autres. 8 Dés lors, A. Warhol, loin
d’importer un objet d’usage commun dans un musée, comme l’avait fait Duchamp, a crée
une véritable installation et pensé l’organisation spatiale des boites qu’il avait façonnées.
Nous avons donc bien une composition au sens classique d’Alberti et non pas une importation au
sens de Duchamp. L’interprétation de Danto paraît bien falsifiée ici, dans la simple mesure où
elle ne peut rendre compte du fait même sur lequel elle se penche. Plus encore, c’est l’esthétique
et la philosophie de l’art de Danto qui se trouve affectée, comme nous le verrons par la suite, tant
il a fait de cette exposition la source, le fondement, l’axiome sur lequel repose sa thèse de la fin
de l’art, et sa reprise de la philosophie de Hegel. Il nous faut donc, contre Danto, réentreprendre l’analyse du fait même (l’exposition de 1964) et poser ces questions : Quelle
est la signification de cette composition qui n’est pas simple transfert d’un espace à un autre ?
Pourquoi faire des boites à la ressemblance de boites de supermarché et pourquoi les multiplier
et les agencer selon une disposition précise ?
II) Deuxième moment : Pour une autre interprétation des boites Brillo
A) Proposition de l’ hypothèse
Pour répondre à ces questions, il faut tout d’abord reprendre la description. Comme je le
disais, il n’y a pas une boite brillo, mais une centaine9, parmi d’autres boites de produits
divers. Elles ne sont pas comme dans le supermarché à portée de main d’homme mais
disposées de telle sorte que le spectateur s’en trouve enserré comme par les arbres d’une forêt.
Les terme utilisés par Indiana, pour commenter l’impression ressentie, sont ceux de
« profusion » et de « foisonnement ». Il s’agit ici d’une mise en scène de différents objets
les plus emblématiques de la société de consommation. Cette mise en scène prend la forme
d’une répétition outrancière, d’une exagération dans la mimesis, d’un véritable excès de
l’imitation. Warhol met en scène les emblèmes de la société de consommation jusqu’à
l’excès, l’exubérance, la surabondance. Cette répétition semble exténuer l’objet en tant que
. Voir D. Bourdon, Warhol, op. cit., pp. 182-6.
. Victor Bockris, Warhol, Londres, Frederick Muller, 1989, p. 198.
9
Pour répondre à ces questions, il faut se pencher plus précisément sur certain nombre de traits décisifs du Pop-Art, dont l’exposition de
Warhol constitue, -avec la récompense inattendue de Rauschenberg à la biennale de Venise la même année-, l’apogée.
7
8
5
tel, l’épuiser, le frapper d’inanité. Le phénomène, à force d’être répété, finit par sombrer dans
la vacuité. Indéniablement, cette répétition cherche à créer un effet comique. Ce que passe
sous silence Danto, c’est la dimension ironique et aussi burlesque de l’exposition, dimension
que sous-tend une critique sociale qui était, à l’époque, revendiquée par tous les artistes du
Pop-Art. Il ne s’agit ni de reproduire la société dans laquelle nous vivons, ni encore moins de
la magnifier, comme on l’a dit parfois, mais bien de la tourner en dérision en la répétant10.
C’est cette esthétique de la répétition, si caractéristique du Pop, qui donne son sens à ce
mouvement dont l’exposition de Warhol constitua l’apogée avec la récompense inattendue de
Rauschenberg à la biennale de Venise la même année.
Ce qui est produit par cette répétition est bien une signification nouvelle et non la reprise brute
et littérale de la vie de tous les jours. En ce sens, la répétition peut devenir la condition à partir de
laquelle quelque chose de nouveau peut arriver. Il s’agit en fait de parodier le monde en le
recopiant, de le citer jusqu’à l’absurde, de le dupliquer jusqu’à l’épuisement, pour mieux en faire
paraître l’inanité. Comme le note P. Restany, dans son importante étude sur le Pop-Art : « le
décor quotidien de notre vie c’est la grande ville, les centres commerciaux et les banlieues, le
monde des usines, des néons et des affiches. Concevoir les possibilités expressives de ce « réel »
invisible, jusque là terni par l’habitude et l’usage, c’était le redécouvrir, en jetant un coup d’œil
neuf sur le monde »
11
. Or, nous trouvons là une possibilité de distinction, de différence,
voire d’opposition avec l’objet industriel ou naturel. Que demande Wahrol en 1964 ou que
demande Jaspers Johns lorsqu’il expose, en 1960, ses faux Ready made en bronze (les boites
de bière et de café savarin) ? Ils nous demandent de changer notre regard sur notre monde,
d’interroger ses objets familiers, bref, de nous sauver de ce que Mallarmé appelait « l’usure et
l’usage », pour mieux pouvoir parvenir à ce que Rilke définissait comme la fonction de l’art, à
savoir « rompre avec notre vision animale des objets ». Il s’agit de faire apparaître autrement,
en répétant, en répétant jusqu’à l’outrance, jusqu’à l’excès. C’est cet excès dans la répétition
qui marque l’exposition de 1964, comme elle marque également la pratique des séries, si
caractéristique du Pop-Art. Mais ce geste de répétition est en même temps geste de
transformation, puisque l’excès introduit la distance ironique, la profusion des objets quotidiens
se donnant comme une sorte de mimesis narquoise, de faux réalisme qui devient à l’arrivée une
authentique parodie.
Ainsi, nous pouvons dire que Warhol propose au spectateur un trompe l’œil, compose
une facétieuse « vanité » du monde contemporain. La technique de la « répétition », de la
10
A ce titre les fameux drapeaux de J. Johns fleurissent au moment de la crise du Mac Carthysme, comme une forme de dérision du
patriotisme débridé qui sévissait à ce moment là.
11
« le nouveau réalisme à la conquête de New-york » Art international, Janvier 1963, p. 29 à 36
6
reproduction, en apparence à l’identique, est décisive puisqu’elle créait la parodie et marque la
posture ironique. Le fait que le spectateur doive se promener dans les travées en regardant ces
boites accumulées jusqu’à l’absurde montre à quel point la répétition n’est pas simple
importation mais création d’un sens nouveau, au delà de l’ « usure et de l’usage ». Or, c’est cette
répétition si essentielle qu’occulte Danto au point que, très significativement, tous ses textes font
comme si il n’y avait qu’une seule boite Brillo. A partir de cette réduction de l’exposition, il
développe sa thématique de « l’indiscernable », sa théorie du monde de l’art et sa thèse de
sa fin (puisque plus rien ne peut nous faire distinguer une oeuvre d’un objet quelconque).
Or, nous le voyons ici, il s’agit moins de « la fin de l’art » que de la reprise de sa dimension la
plus constante : la procédure du trompe l’œil et la composition de « vanités ». Nous assistons
donc par là, à la reprise de l’antique pratique du simulacre, de l’illusion, de l’apparence
artistique, qui dit l’apparaître véritable et par là transforme notre regard.
Cette hypothèse de lecture posée, je voudrais la vérifier par deux autres arguments :
B) Corroboration de l’hypothèse proposée
Tout d’abord, ce qui la corrobore c’est le fait que, par delà la fameuse exposition de 1964, les
artistes Pop ont multipliés les compositions qui ont le même statut que les trompe l’œil. Par
exemple, Warhol a peint de faux billets, Lichtenstein cite fréquemment la procédure du trompel'œil et Johns, notamment à travers sa notion « d’objets signes », entend redonner à cette pratique
ses lettres de noblesse. C’est dans cet esprit qu’il faut lire les boites Brillo qui sont bien
littéralement des trompe-l'œil, c’est-à-dire de faux ready made, puisque ce sont des cubes
de contreplaqué sérigraphiés et non des boîtes de carton récupérées au dépôt du
supermarché. Il s’agit de donner l’illusion de ready made alors même que ce ne sont pas
des ready-made. Par suite, le trompe l’œil, loin de disparaître au XXéme siècle, comme on le
croit souvent, en serait plutôt l’une des pratiques constantes. Le trompe-l'œil se serait perpétué
sous la forme de ce que nous prenons, parfois à tort comme Danto, pour des readymade. En ce
sens, il y aurait un lien entre ces productions contemporaines et les anciennes vanités. Par là,
« le Pop Art, en toute conscience réintègrerait ironiquement les élément de «modernité» dans la
longue durée de l'histoire de l'art » »12. Dès lors, loin de signifier la « fin de l’art » et l’idée que
« n’importe quoi vaut », loin d’être en rupture avec les siècles passés, le Pop Art serait une
reprise -adaptée au monde dans lequel nous évoluons- de la pratique de Brunelleschi et d’une des
dimensions les plus propres à l’art, qui est, comme le voulait déjà Platon, l’illusionnisme.
12
Voir B. Rougé Sur le trompe l’œil, actes du colloque « La surprise », Cicada, Pup, 1996.
7
Je voudrai également parfaire cette hypothèse de lecture, avec une seconde considération
en laquelle n’entre pas Danto ni ceux qui reprennent son interprétation de l’exposition de
1964. On a eu tendance à englober dans un seul et même concept le « Pop-Art » et le
« minimalisme » qui naît au même moment. Ainsi nombreux sont les esthéticiens qui
associent Pop-art et minimalisme, par exemple sous l'appellation de « Cool Art », appellation
destinée à distinguer cet art de l'expressionnisme, ou bien encore sous le nom de « ABC Art »
que Barbara Rose utilisa pour titre d'un article13 où se trouvaient associés Judd, Andre,
Morris, mais aussi Bengston, D'Arcangelo et les Boîtes Brillo d'Andy Warhol. Par la suite
Rose, réunira tous ces artistes sous la bannière « art minimal » (déjà proposé par Wollheim
dans l'article éponyme publié dés janvier 1965). Tous ces artistes (art minimal et Pop art) sont
donnés14 comme incarnant l’époque « post-historique », par opposition à l’art moderne.
Or, il est possible d’établir que le Pop-Art non seulement se situe à l’inverse du
minimalisme mais le critique, et là encore en le répétant, en en accentuant les traits, comme
pour une caricature. Le minimalisme, on s’en souvient, est ce mouvement représenté entre
autres par Stella et sa fameuse formule « What you see is What you see » 15. Le minimalisme
vise ce que les esthéticiens ont appelé depuis « la recherche de la littéralité ». Dans l’énoncé
de Stella “What you see is what you see." s'affirme l'abolition de toute distance, de toute
possibilité d'espace fictif ou de dérive métaphorique. Il s’agit, comme l’attestent les
manifestes qui accompagnent les expositions des minimalistes, de prôner l’absolue réduction
de l'expérience visuelle à l'expérience visuelle, de la surface peinte à la surface peinte. Il n’y
a pas de double signification à chercher, le tableau n’est pas métaphore ni signe vers un autre.
C’est là ce qu’entendait montrer Robert Morris dans ses « L-Beams « de1967 , où nous dit
le catalogue : « l'œuvre n'est rien d'autre que ce qu'elle est". Il n’y a ni signification cachée, ni
métaphore à trouver, ni double sens à décrypter, en un mot il n’y a rien d’autre à voir.
C'est ainsi que le « littéralisme » ou « minimalisme » procède d'un travail négatif. Il
élimine, épure, réduit. Il veut éviter tout transfert, tout déplacement, tout remplacement, c'està-dire, tout ce qui relève de la conception classique de la métaphore. C’est également ce qui
explique que le littéralisme ait donné naissance aux revendications d’un art purement
13
De 1965
« one
might as easily construe the new, reserved impersonality and self-effacing
anonymity as a reaction against the self-indulgence of an unbridled subjectivity, as much as
one might see it in terms of a formal reaction to the excesses of painterliness" ROSE, Barbara. "ABC
14
Art." Art in America (octobre-novembre 1965). Rep.in Battcock, Gregory, ed. Minimal Art: A Critical Anthology. 1968. Berkeley, Los
Angeles: University of California Press, 1995. 274-297. Rep. In Rose, Barbara. Autocritique. Essays on Art and Anti-Art: 1963-1987. New
York: Weidenfeld & Nicolson, 1988. 55-72. Trad. franç. Claude Gintz. In Gintz, Claude, ed. Regards sur l'art américain des années
soixante. Paris: Territoires, 1979. 73-83. Wolheim fait une différence les premiers se sitaunt dans le sillage de Malevitch, les seconds de
Duchamp (pop art)
15
Questions à Judd et Stella, Interview de Bruce Glaser 1964, repris in regard sur l’art américain, Paris, territoires, 1979
8
tautologique, que vise par exemple Kosuth, tant dans ses textes théoriques que dans ses
productions picturales.
Le projet littéral consiste donc bien en ceci: empêcher que le moindre espace ne se dégage
de la surface, que la moindre figure ne se lève d'un fond, que le moindre double sens ne se
montre. Ce qui signifie, de manière un peu plus précise, empêcher toute métaphore puisque la
métaphore est ce qui fait sens en "mettant sous les yeux" autre chose que ce qui est
effectivement là16.
Or, non seulement le Pop-Art travaille à l’inverse du souci minimaliste puisqu’il se donne
comme un emboîtement illusionniste de trompe l’œil mais l’exposition de 1964 cite, mime et
pastiche les dispositifs minimalistes. En effet, Donald Judd, Robert Morris et Ann Truitt
avaient fait une série d’expositions de ce type dés 1963, et c’est l'exposition "Black,
White and Gray", qui venait d'ouvrir en janvier 1964 à Hartford 17, que cite
indirectement Warhol. Il la cite, la rejoue autrement et la parodie, mais aussi, à mon sens,
en dénonce l’impossible souci, à savoir le souci de ce que les esthéticiens contemporains
appellent la « littéralité ». Au « What you see is what you see » de Stella, Warholl semble
opposer un « What you sees is’nt what you see ». A l’opposé du minimalisme, le Pop-Art
dirait l’inatteignable « littéralité ». Ainsi, l’exposition de 1964 poursuit un double but :
d’une part, mettre en scène l’illusion des boites brillo, faire ce que Johns appelait de faux
« ready made » mais qui sont de véritables trompe l’œil qui ont abusé Danto lui-même ;
d’autre part, dénoncer la littéralité toujours plus grande que visaient les minimalistes. Nous
avons affaire à un dispositif ironique d’une extrême complexité puisqu’il suppose une double
représentation, un faux redoublement du monde et une véritable dénonciation de la visée du
« littéral ».
Au terme de cette lecture du Pop Art, que conclure ? Tout d’abord que si Warhol met en jeu
« l’indiscernabilité perceptuelle », il ne s’agit pas de l’indiscernabilité du ready made (le porte
bouteille) mais tout simplement de la classique « indiscernabilité illusionniste », qui a
toujours été le propre des trompe l’œil comme des dispositifs ironiques.
Par suite, la proposition de Danto maintes fois répétée selon laquelle: - «Warhol et les
artistes pop en général ont rendu sans valeur tout ce que les philosophes ont écrit sur l'art » et
« à travers le pop, l'art a montré quelle était véritablement la question philosophique
En effet, "mettre sous les yeux", peindre, "faire image" ou "faire le tableau de", traduisent l'effet de la
métaphore tel qu'Aristote le décrit dans la Rhétorique (III, 11); et "mettre sous les yeux" ou "devant les yeux",
c'est aussi faire que l'inanimé s'anime et c'est bien là, selon l'expression de Ricœur, non pas "une fonction
accessoire de la métaphore, mais bien le propre de la figure" (49).
16
17
, au Wadsworth Atheneum dans le Connecticut
9
appropriée le concernant: Qu'est-ce qui fait la différence entre une œuvre d'art et quelque
chose qui n'est pas une œuvre d'art si, en fait, elles ont exactement le même aspect?»18, cette
proposition donc, ne semble plus valoir puisque cette question pourrait se répéter à propos de
n’importe quelle pratique illusionniste, celle de Parrhasios comme celle de Zeuxis. Parce que
les pratiques du Pop-Art s’identifient aux trompe l’œil et à l’illusionnisme le plus classique, il
est clair que l’événement dont Danto fait l’origine de sa thèse sur la fin de l’art ne vaut pas et
que doivent donc être repensées à la fois les thèses esthétiques qui en sont issues et les
conclusions philosophiques qui en sont tirées.
Troisième moment
III) Conséquences sur l’esthétique, perspectives pour une autre philosophie de l’art.
a) et tout d’abord une définition, en effet
Le préalable nécessaire à ce dernier moment de la réflexion est la distinction des termes
« esthétique » et « philosophie de l’art ». Ce sont là des définition toujours sujettes à
controverse, voire à polémique. On se souvient par exemple que JM Schaeffer, dans un texte
très récent, de 2000 (« la conduite esthétique »)19, oppose la philosophie ou théorie de l’art à
l’esthétique. Il réserve à l’esthétique l’étude de la relation que nous entretenons avec l’œuvre,
alors que la philosophie de l’art étudierait exclusivement ce qui revient à l’œuvre. Schaeffer
demande donc de soigneusement séparer la description des propriétés intrinsèques de
l’objet (style, facture, etc.), et l’effet qu’elle produit sur le sujet, l’affect qu’elle provoque
chez son spectateur (bref, ce que l’on nomme sa dimension perlocutoire). La distinction
de Schaeffer a été critiquée en elle-même et explicitement par Genette et bien d’autres, mais
également implicitement par Danto. Et de fait, on peut penser qu’elle est beaucoup trop
normative et rigide au regard de l’usage historique et courant. En effet, dans un tel
dispositif, il faudrait rebaptiser philosophie de l’art « l’esthétique » de Hegel, considérer le
terme « d’esthétique de la réception » comme pléonastique, ou encore évoquer dans des livres
séparés, l’œuvre en tant qu’objet, et l’effet que l’œuvre produit sur le sujet ; ce que personne
ne fait ni ne peut réellement faire. Dès lors, sans invoquer la pureté étymologique de
« l’Aestetica » de Baumgarten, ni revenir non plus au sens kantien d’une esthétique, science
du sensible, il faut dire simplement que l’usage ordinaire et l’histoire du terme « esthétique »
du XIXéme à nos jours tend généralement à signifier une « vue d’ensemble ou interprétation
d’une période artistique donnée ». C’est à cette définition du langage ordinaire que je me
18
. Warhol et les artistes pop en général ont rendu sans valeur tout ce que les philosophes ont écrit sur l'art » et que donc toujours selon
Danto (, ou, dans les meilleurs des cas, l'ont réduit à une signification locale. Pour moi,) à travers le pop, l'art a montré quelle était
véritablement la question philosophique appropriée le concernant: Qu'est-ce qui fait la différence entre une œuvre d'art et quelque chose qui
n'est pas une œuvre d'art si, en fait, elles ont exactement le même aspect?» Ibid., p. 125.
19
in L’esthétique des philosophes, , Paris, Dis-voir, sous la direction de Rochlitz et Serano, 1995
10
tiendrai car même si l’on peut parler, à juste titre, d’une esthétique à propos de paysage de la
nature, ce que faisait d’ailleurs Kant lui-même, l’usage du terme « esthétique » renvoie quand
même le plus souvent aux œuvres d’art. Dés lors, pour asseoir la distinction de l’esthétique
ainsi définie avec la philosophie de l’art, on constatera que les esthéticiens ne sont pas tous
philosophes, (témoins Panovsky, D. Arasse, Didi-Huberman) alors que « être philosophe » de
l’art implique d’être aussi esthéticiens, c’est-à-dire de proposer une vue sur une période
artistique donnée ou une interprétation sur une série artistique. En un mot, faire de
l’esthétique ne suppose pas proposer une philosophie de l’art mais proposer une philosophie
de l’art implique l’interprétation de telle ou telle période artistique. Danto fait précisément les
deux. Il propose d’une part une vue sur une période artistique, à savoir la nôtre, et l’interprète
en terme de « rupture » qualitative par rapport aux périodes antécédentes. C’est le sens de son
opposition entre période classique, moderne et post-moderne, ou post-historique. Il défend,
d’autre part, une philosophie de l’art, puisqu’il entend penser cette périodisation à la lumière
des catégories hégéliennes d’annexion de l’art par le discours philosophique. D’autres
peuvent proposer les mêmes vues esthétiques que Danto, mais ne pas partager sa
philosophie de l’art. C’est par exemple le cas de Dickie qui admet le diagnostic de Danto sur
l’art contemporain mais qui n’est nullement hégélien. Ces termes élucidées, envisageons les
conséquences de l’hypothèse de lecture que j’ai proposée, tout d’abord du point de vue de
l’interprétation de la période artistique actuelle, ensuite du point de vue des perspectives
qu’elle ouvre pour penser une autre philosophie de l’art.
B) Le niveau esthétique.
Par rapport à notre hypothèse de lecture, la production artistique contemporaine n’est pas
nécessairement à penser en terme de rupture, d’ère nouvelle, ou de différence qualitative avec
les siècles passés. Les thèmes récurrents de la « mort de l’art » ne peuvent plus s’autoriser
de la considération de la production artistique effective. Certes, la plupart des mouvements
avant gardistes du XXéme siècle en appellent à la rupture et à un certain discours de la
« fin ». Mais c’était aussi le fait du XIXéme, et en règle générale, de toute génération par
rapport à l’antécédente. Du point de vue des faits, rien n’oblige à dramatiser la rupture en
mort, à penser le renouvellement des formes artistiques en terme de remise en cause radicale
de la discipline elle-même. Plus encore, en suivant le fil conducteur de la lecture de
l’exposition comme « faux ready-made » et donc comme « authentique trompe l’œil », il est
possible de proposer une interprétation de la période dite post-moderne en terme de voisinage
entre deux lignes (le Pop art et le minimalisme), de cheminement de deux mouvements qui
11
parfois s’affrontent, parfois se croisent, mais toujours se parlent. En un mot, on peut tout aussi
bien lire l’art de ces années là comme l’entrelacement entre un souci de littéralité de plus en
plus affirmé (Stella) et à l’inverse une pratique de l’illusionnisme, de la double représentation,
de l’ironie (Warhol). Pourquoi ne pas lire les mouvements artistiques non pas en terme « de
période historique » qui se dépassent l’une l’autre, mais en considérant une plus longue
durée ? Plus précisément : pourquoi ne pas proposer de comprendre les différentes
manifestations à partir du couple : « recherche de la littéralité ou au contraire pratique de
l’illusionnisme » ? On pourrait ainsi montrer (ce que je ne ferai pas dans le cadre de cet
exposé) d’un côté le lien entre Manet et Stella qui tous deux partagent la volonté d’aller
vers toujours plus d’immédiateté et de littéralité ; on pourrait encore mettre en parallèle l’
action painting de l’expressionnisme et l’écriture automatique des surréalistes. On pourrait,
également, et de l’autre côté, montrer les reprises de l’illusionnisme après Warhol20, dont
j’ai déjà dit comment elle prennent place dans la plus ancienne histoire de l’art. Bref, on
pourrait montrer comment des mouvements post-modernes
s’inscrivent dans la longue
durée, et comment de mêmes thèmes ou problèmes (illusionnisme ou littéralité) cheminent,
serpentent d’un siècle à l’autre, d’un auteur à l’autre. S’il ne s’agit pas de nier les ruptures
d’une génération à l’autre ni l’histoire et ses évolutions, il n’en demeure pas moins que l’on
peut proposer, sur la base de l’analyse d’œuvres effectives, de lire l’art contemporain comme
une variation, structurée par l’opposition « métaphore et littéral » plus que comme par la
proclamation
de
la
« mort
de
l’art ».
La
période
contemporaine
serait
un
recommencement au sens où l’entendait Husserl, réactivation contemporaine d’une même
question, qu’illustrerait le balancement entre illusionnisme (Pop art et autres) et ce que
Rodari dans un texte très récent appelle « la franchise brutale » de ce qui est (Stella et autres).
Une fois développée cette thèse esthétique, définie comme « interprétation d’une période
artistique », il reste à envisager ses conséquences plus directement liés à la philosophie de
l’art.
c) Conséquences du point de vue de la philosophie de l’art
La thèse hégélienne de Danto selon laquelle le Telos de l’art serait de devenir philosophie est
privée de son point de départ épistémique et de son origine ponctuelle. Comme je l’ai dit, Danto,
dans tous ses livres sans exception, fait de l’exposition de 1964 un événement fondateur dont a
découlée sa conviction de l’inéluctable annexion de l’art par la philosophie. Par suite, plus rien
ne nous contraint à accepter cette thèse philosophique d’un art condamné à se fondre dans le
discours conceptuel. Mais ce n’est pas seulement cette thèse hégélienne de Danto que remet en
20
(les codes barres coloré de au musée de New-York)
12
cause l’esthétique proposée21. En effet, comme je l’ai dit au départ, son esthétique a eu un impact
considérable sur bon nombre de théories de l’art. Ainsi on sait que le concept de Danto du
« monde de l’art », forgé à partir de son analyse du Pop-Art, a donné naissance à la théorie dite
« théorie institutionnelle de l’art ». Cette thèse, dans sa version la plus radicale, est représentée
par G. Dickie, et dans une moindre mesure par N. Goodman qui ne s’en tient pas à ce seul
aspect, même si son « nominalisme » revendiqué comme tel s’accommode très bien, comme il le
souligne lui-même, du développement des études de « sociologie de l’art ». Pour cette théorie,
l’art serait fait par les institutions (galeries, musées, mécènes), les théoriciens (critiques,
philosophes, journalistes) qui décréteraient l’œuvre, constitueraient l’art, produiraient l’artiste.
Dans ce cadre, c’est l’institution socio-culturelle qui consacrerait l’objet comme instance
esthétique. Dans son dernier livre paru Après la fin de l’art, A. Danto note que G. Dickie par
« une méprise créatrice concernant la signification de mon travail » a déclaré que « le monde de
l’art se réduit à l’ensemble des experts qui par le fiat d’un décret confèrent le statut artistique à
tel ou tel objet ». On peut comprendre aisément pourquoi cette notion de « monde de l’art » de
Danto a pu être réinterprété directement par Dickie ou Goodman non pas en terme hégelien mais
en terme sociologiques. En effet, ils sont tous deux très largement influencé par les
développements de l’analyse pragmatique d’Austin. Or de fait, si la compréhension d’une
phrase passe par la saisie de ce qui y est implicité22, ce qui est implicité est toujours
dépendant du contexte en lequel la phrase est prononcée. En d ‘autres termes, dire « prends
garde à toi», parce que le contexte montre qu’un ami se trouve à proximité d’un animal prêt à
charger n’est évidemment pas comparable au « Prends garde à toi » de Carmen à l’adresse de
Don José. C’est le contexte qui décidera de la signification différente de ses deux énoncés
parfaitement semblables ; parler de réussite ou d’échec de l’acte de parole consistera donc à la
référer au contexte. Or, c’est cette notion de contexte que bon nombre d’analyses importent
aujourd’hui dans le domaine artistique pour penser l’œuvre. La question : « qu’est ce que l’art »,
ou même « quand il y a t-il de l’art » tend de plus en plus à devenir : « quel est le contexte qui
me permet de dire que ceci est de l’art » ? Le contexte contingent en lequel se trouve un objet
décidera donc de sa nature. Un tableau de Rembrandt s’il devait servir à remplacer le carreau
cassé d’une fenêtre serait non plus œuvre mais simple carreau servant à protéger du froid. Cet
exemple de N. Goodman a connu une certaine fortune parmi les théoriciens contemporains, du
fait, sans doute, de son caractère volontairement provocateur, mais la thèse qui le sous tend est
21
Or, ne plus penser la production artistique en terme de « mort » et montrer que les œuvres effectives sont justiciables d’une autre
lecture, qui génère moins de contre-exemple, c’est aussi falsifier le discours philosophique de Danto.
22
Voir P. Grice Studies in the way of world (Harvard University Press 1989 p. 24 : « je souhaite introduire à titre de termes techniques le
verbe impliciter (implicate) et les substantives apparentés ». L’expression est devenue courante en contexte anglo-saxon, voir apr exemple le
lexique de la traduction de Making it explicit de R. Brandom, trad. sous la direction d’I.Thomas-Fogiel, Paris, Cerf, Passages, 2008
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vraiment déployée dans toutes ses conséquences par G. Dickie et la théorie institutionnelle de
l’art23 ainsi que par de nombreuses études de sociologie de l’art.
Mais cette thèse institutionnelle (indépendamment des critiques internes que l’on peut
adresser), n’a eu de sens qu’à épouser la thèse esthétique de Danto sur la signification de la
production artistique contemporaine, comme moment de rupture radicale d’avec la période
antérieure. La conclusion philosophique que Danto tire de cette thèse, c’est une corroboration de
la thèse hégelienne d’un art destiné à se dissoudre dans l’analyse conceptuelle. La conclusion
philosophique qu’en tire Dickie est à l’inverse un relativisme radical ; d’autres que Dickie en
ont tiré une conclusion en faveur de l’historicisme (au sens où Popper entend ce terme
d’historicisme). Or Les analyses précédentes montrent que de telles conclusions
philosophiques n’ont plus de base, d’assise, de raison. Plus exactement, si le contexte sociohistorique peut assurément aider à appréhender l’œuvre, s’il est même une condition nécessaire,
est il pour autant comme le veut Dickie, une condition suffisante24 ? Si Dickie l’affirme, c’est
parce qu’il est convaincu de la thèse de Danto relative à la fin de l’art. Or, ni l’analyse du fait
artistique (l’exposition de Warhol) ni la vue d’ensemble sur l’esthétique que l’on en tire (la
périodisation en art moderne et post-moderne par exemple) ne justifient ces thèses, pas plus la
thèse de Danto d’une l’histoire comme tendant à la disparition de l’art et à son annexion que
celle de Dickie, d’une histoire entendue comme contexte socio-économico-historique ponctuel
et contingent qui expliquerait, justifierait et épuiserait l’art.
De ce constat est né une hypothèse et une perspective de recherche. Une hypothèse : penser
l’art à partir de l’évolution historique ou du temps présent, défini comme contexte contingent, est
il si requis qu’on a pu le penser ?25. Le temps comme fil conducteur, ou comme schème, à
partir duquel des événements, comme la production artistique, acquiert sens et signification fut,
certes, une évidence pour tout le 19éme et une bonne partie du XXéme siècle. L’histoire y
apparaît comme ce qui donne sens à nos catégories, le temps comme ce qui « remplit » et
synthétise nos concepts. Cette conception de l’histoire, paradigme de toutes nos approches,
conception qui court de Hegel à Danto, en passant par Marx et Benjamin, est elle si nécessaire ?
Cette manière de faire du temps la matrice de tout sens, cette temporalisation de toutes nos
23
C’est cette thèse et ses conséquences que critique R. Wollheim dans son Painting as an Art, Princeton University Press, 1987 où l’on
trouve un argumentaire très serré contre G. Dickie. Voir aussi A. Danto, et sa critique de la compréhension par Dickie de son expression
« monde de l’art » : « La référence à un monde de l’art, du moins telle que l’utilise Dickie, est extérieure à toute définition de l’art » Op.Cit
p.61
24
par exemple si on reprend l’exemple de l’usage détourné du tableau de Rembrandt . Si je suis en danger de mort, face au froid
extérieur, et que je n’ai qu’un Rembrandt pour me servir de carreau, je prendrai ce tableau pour me protéger. Ce qui ne signifie rien d’autre
que les conditions matérielles pour avoir un comportement esthétique ne sont pas ici réunies. Comme le disait Aristote et Kant déjà cités, le
plaisir esthétique suppose qu’on ne soient pas menacés. Pour autant, cela signifie t-il que le tableau se résume à cet usage que je peux en
faire ? En un mot, il s’agit d’une condition nécessaire mais non suffisante.
25
Qu’advient il si retournant à l’analyse de l’œuvre plutôt qu’aux divers contextes et sujets récepteurs qui la sacrerait œuvre en un
« fiat » souverain, on y voyait autre chose que l’annonce d’une mort sans cesse recommencée ?
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productions ne peut elle pas, au contraire, être, sinon éradiquée (ce qui serait totalement
absurde), mais du moins limitée ? Cette hypothèse ouvre une perspective de recherche qui
consisterait à respatialiser nos concepts, et à proposer une sorte de topologie de l’art. Ainsi,
plutôt que de vouloir à tout prix penser la période dite post-moderne par rapport à la période
moderne, et le plus souvent en radicale opposition avec elle, il s’agirait de montrer comment les
problèmes voisinent, cohabitent et se croisent (concepts spatiaux et non temporels).
Concrètement dit, Wahrol peut sans violence être pensé à partir de la problématique du trompel’œil, Stella à partir de celle de la littéralité. Par là, Wahrol voisinerait avec Brunellesci, Stella
avec Manet. Il s’agirait de voir comment bon nombre de motifs se croisent, se tressent,
s’entrelacent, traversant et travaillant les siècles sans que jamais l’art ne meurt, mais soit à
chaque chois recommencé, réinstitué, réinstauré.
Conclusion
Quoiqu’il en soit de cette possible « topologie de l’art » à venir, les conclusions de la présente
enquête sont simples. I) L’exposition de 1964 loin d’être en rupture avec l’art précédent en
ravive et renouvelle une des pratiques les plus constantes, celle du trompe l’œil. II) L’enjeu
esthétique
y est donc moins celui de la « mort de l’art aujourd’hui »
que celui de la
confrontation constante entre « un part pris littéral » et un parti pris illusionniste. III) Cette
esthétique de la période picturale contemporaine est susceptible d’ouvrir d’autres perspectives
que celles actuellement suivies par la philosophie de l’art, puisqu’elle commande une
interrogation des concepts ou schèmes à partir desquels nous pensons l’art et appelle, en dernière
instance, un questionnement sur la relation entre l’art et la philosophie. Ces conclusions, en
désaccord avec Danto, le rejoignent néanmoins dans le constat de l’importance décisive de
l’interprétation du Pop-art pour l’esthétique et la philosophie de l’art aujourd’hui. On pourrait
aller jusqu’à dire, même si je n’ai pas évoqué, à dessein, l’approche phénoménologique de l’art,
que c’est l’ensemble de l’esthétique et la philosophie de l’art aujourd’hui qui est apostrophée par
les productions du Pop-Art, en ce que ces oeuvres posent à nouveau mais autrement la question
de l’apparaître et de l’apparence.
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