L’Encéphale, 2006 ;
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67-74, cahier 1 Le cerveau, machine à apprendre et à mémoriser
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centre de gauche à droite est possible. C’est ce que l’on
observe chez un petit enfant chez qui, pour une affection
chirurgicale, telle un angiome, on est conduit à faire l’abla-
tion du lobe temporal gauche. On sait d’ailleurs que cet
âge de 6 ans est celui au-delà duquel le langage ne peut
plus s’organiser, ou se créer, et jadis les enfants-loups ne
pouvaient apprendre à parler que s’ils étaient recueillis
avant l’âge de 6 ou 7 ans.
La somme considérable de mémoire « enregistrée » dans
ce cortex a conduit à décrire dans la nomenclature actuelle-
ment proposée une
mémoire déclarative
, faite des connais-
sances que l’on peut exprimer par le langage, et se divisant
elle-même en une
mémoire sémantique
qui comprend tou-
tes les connaissances didactiques, et une
mémoire épisodi-
que
. Il n’est pas douteux que, comme pour les fonctions pri-
maires, l’organisation de ce centre d’analyse et de mémoire
se fait par modules. On a d’ailleurs pu mettre en évidence
l’existence de quelques-uns de ces modules (tels ceux spé-
cialisés dans différentes catégories de mots), mais ceci reste
très modeste par rapport à ce qui existe sûrement, en fonc-
tion du rôle considérable de ce centre. Il faut bien compren-
dre, en effet, qu’il « intervient » dans toutes les fonctions cor-
ticales, et qu’il est un instrument de mémoire pour toutes les
connaissances. En permettant d’exprimer par des mots tou-
tes les représentations mentales, le langage participe, ou tout
au moins est associé à la mémorisation des informations de
quelle que fonction qu’elles proviennent, aussi bien visuelles
et auditives que motrices et affectives. Cette participation du
langage à toutes les fonctions suppose la création de circuits
neuronaux l’unissant à chacune d’entre elles, et explique
l’extrême complexité de son organisation.
Écriture, musique et nombres
Les autres fonctions secondes : l’écriture, la musique
et les nombres
sont postérieures au langage. Comme lui,
elles dépendent ou se rattachent à des fonctions déjà exis-
tantes. L’écriture se rattache au langage avec, comme
celui-ci deux centres, mais très différents de ceux du lan-
gage puisque l’écriture dépend, pour la perception, non
plus de la fonction auditive, mais de la fonction visuelle,
et pour l’expression, de la motricité non plus bucco-linguo-
laryngée, mais manuelle. Les nombres dépendent à la fois
du langage oral et du langage écrit. La musique se ratta-
che (probablement) à la fonction d’affectivité. Il n’est pas
douteux que ces fonctions secondes, elles aussi, s’orga-
nisent sous forme de centres et de modules, dans l’un et
l’autre hémisphère, avec la création de multiples circuits
neuronaux compliquant encore l’organisation du cortex.
L’exemple du langage écrit dont la création est suffi-
samment récente pour que l’on puisse en préciser l’appa-
rition et le développement, permet de dire, d’une part qu’il
n’est dû ni à une mutation génétique, ni à quelle que nou-
velle structure ou nouvelle fonction du système nerveux,
d’autre part que créé par l’activité d’analyse du cortex, il
s’est « organisé » par le seul fait de l’activité d’analyse et
de mémorisation de ce cortex. C’est là un argument pour
penser qu’il en a certainement été de même pour la créa-
tion du langage oral. Le fait remarquable est bien que cette
prodigieuse et complexe organisation s’effectue chez cha-
que sujet, et qu’elle s’effectue simplement par l’appren-
tissage et la mémoire. On apprend à lire, à écrire, à comp-
ter comme on apprend à parler.
Ces fonctions cérébrales sont toutes des centres d’ana-
lyse et de mémoire ; mais elles sont, au fur et à mesure
des informations qui leur parviennent, en perpétuel rema-
niement, en perpétuelle attente de nouvelle mémorisation,
de telle sorte que les « voies de communication » y jouent
un rôle essentiel.
RÉSEAUX NEURONAUX DE MÉMOIRE
La communication qui se crée entre ces différentes
fonctions constitue dans le cortex un véritable réseau, qui
très certainement se remanie sans cesse. On peut penser,
par exemple, qu’un nouveau circuit s’établit lorsqu’une
information est perçue et mémorisée par deux ou même
par plusieurs centres à la fois ; son souvenir pourra alors
être déclenché par une information n’intéressant qu’un
seul de ces centres. La madeleine de Proust, dont le goût
fait naître des souvenirs multiples, en est un parfait exem-
ple. Deux des fonctions cérébrales nous paraissent être
à l’origine de réseaux de mémoire particulièrement
importants : le langage et l’affectivité.
Le langage
,
à l’évidence devient, chez l’homme, la plus
« active » des fonctions. Il « règne », pourrait-on dire, sur
l’hémisphère gauche. Outre le fait que s’établit une con-
nexion permanente entre son centre de compréhension
et son centre d’expression, il est relié à toutes les fonctions
dont il permet l’expression. On peut probablement même
penser que le fait d’exprimer une information, la précise
et en facilite la mémorisation. Ceci pourrait expliquer pour-
quoi les souvenirs les plus anciens que chacun possède
ne remontent pas avant l’âge de 3 ou 4 ans, qui est celui
où l’apparition du langage et la mémorisation des mots
permettent de garder le souvenir de faits jusqu’alors non
mémorisés car inexprimables. Ces réseaux de mémoire
se créant autour du langage et de son organisation ont
probablement contribué à la description actuelle des dif-
férentes mémoires :
déclarative, sémantique, épisodique.
L’affectivité
,
bien qu’elle ne soit pas décrite comme
fonction cérébrale, « règne » sur l’hémisphère droit,
comme le langage sur le gauche. Si cette affectivité est
faite, au départ, des réactions thymiques et émotionnelles
de l’organisme produites lors des circonstances de survie
ou de défense de celui-ci, elle est faite également de toute
activité corticale d’information ou de perception, entraî-
nant une « émotion » plus ou moins profonde. Ces émo-
tions bien que d’origine corticale, sont perçues, elles
aussi, non dans le cortex mais dans le centrencéphale,
puis analysées et mémorisées dans le cortex limbique,
d’où elles sont transmises au cortex hémisphérique pré-
frontal sous forme de motivations ou d’incitations à
l’action. Il n’est pas douteux que des réseaux de mémoire
s’établissent entre la perception corticale ayant déclenché
l’état émotionnel et la motivation frontale. Ce sont ces
réseaux qui, à l’évocation d’un événement passé, per-