la liberté

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Cyril Morana
Éric Oudin
Petite philosophie des grandes idées
LA LIBERTÉ
© Groupe Eyrolles, 2010
ISBN : 978-2-212-54733-7
Sommaire
Préface.........................................................................................7
Avant-Propos.............................................................................. 11
1/ Épicure ou la liberté déclinée . .................................................13
Pour commencer............................................................................ 14
La liberté, d’abord une affaire d’atomes.............................................15
Atomes crochus et hasard des rencontres..........................................17
Comment Épicure décline la liberté humaine................................... 19
La liberté inscrite dans un système cohérent.................................... 24
2/ Épictète ou la liberté paradoxale des stoïciens ..........................27
Pour commencer............................................................................ 28
L’idée de Destin.............................................................................. 29
Ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas............................... 32
Consentir à l’ordre du monde, le secret paradoxal de la liberté........... 38
3/ Descartes ou les degrés de la liberté..........................................41
Pour commencer............................................................................ 42
Dieu, un être souverainement libre.................................................. 43
L’homme indifférent et les degrés de la liberté..................................46
Comment concilier la toute puissance de Dieu
et le libre arbitre de l’homme ?........................................................ 53
4/ Spinoza ou le salut par la liberté.............................................. 59
Pour commencer............................................................................60
La liberté de Dieu...........................................................................60
La négation du libre arbitre de l’homme........................................... 65
La libération salutaire......................................................................71
5/ Leibniz ou la liberté optimiste..................................................75
Pour commencer............................................................................ 76
L’action libre, prévisible mais pas nécessaire.....................................77
Le meilleur des mondes possibles : l’homme, libre de faire le mal...... 85
6 / Rousseau ou la liberté naturelle...............................................91
Pour commencer............................................................................ 92
Nature et Liberté............................................................................. 93
La Liberté et le Mal........................................................................101
4
7/ Kant ou la liberté postulée...................................................... 107
Pour commencer.......................................................................... 108
Le point sur la liberté.................................................................... 109
La liberté et la loi morale................................................................ 115
La liberté de penser.......................................................................120
8/ Marx, Nietzsche et Freud ou la liberté soupçonnée.................. 125
Pour commencer...........................................................................126
Marx : la liberté et l’histoire............................................................127
Nietzsche : la fiction du libre arbitre................................................133
Freud : le moi délogé......................................................................141
9/ Bergson ou la liberté en personne......................................... 149
Pour commencer...........................................................................150
L’illusion déterministe................................................................... 151
L’action libre au passé et au futur.....................................................156
Liberté et personnalité...................................................................163
10/ Sartre ou la liberté comme condamnation.............................169
Pour commencer...........................................................................170
Condamné à la liberté.................................................................... 171
Etre libre, c’est devoir choisir.........................................................173
Liberté et néant............................................................................. 177
L’imagination............................................................................... 180
Bibliographie commentée.........................................................183
5
Préface
Être libre, c’est faire ce qu’on veut. Cette liberté est un fait
d’expérience, que nul ne conteste. Reste à la comprendre. C’est
où la chose se complique. La question de la liberté est l’une
des plus embrouillées de toute l’histoire de la philosophie
(« un labyrinthe », disait Leibniz). Cet ouvrage, qui suit l’ordre
chronologique des doctrines, aidera le lecteur à s’y retrouver.
Les auteurs ont choisi de privilégier l’approche métaphysique (le
problème du libre arbitre). Ils ont eu raison, me semble-t-il, et
c’est ce que je voudrais brièvement faire ressortir.
Le contraire de la liberté, c’est la contrainte : quand quelque chose
m’empêche de faire ce que je veux, ou m’oblige à faire ce que je ne
veux pas. Par exemple quand on m’interdit de tuer, de voler, de
dépasser telle ou telle vitesse sur la route, ou lorsqu’on m’oblige à
faire réviser ma voiture ou à payer mes impôts. Je peux désobéir ?
Certes, mais à mes risques et périls. La prison menace, qui est
privation de liberté.
Il est évident qu’aucune société ne serait possible sans un tel
système de contraintes, qui peut être plus ou moins codifié,
plus ou moins lourd (du plus libéral au plus totalitaire), mais
sans lequel aucune liberté d’action ne pourrait s’épanouir. Si
tout le monde, sur la route, avait le droit de conduire n’importe
comment, plus personne ne pourrait circuler : notre liberté de
mouvement, loin d’être augmentée par l’absence de contraintes,
serait en vérité quasiment abolie. Et si n’importe qui pouvait
librement s’emparer de ma vie ou de mes biens, comment seraisje libre de vivre ou de posséder quoi que ce soit ? La liberté de
chacun s’arrête, selon le principe bien connu, où commence celle
des autres ; c’est dire que nos libertés ne peuvent coexister (donc
exister) qu’à la condition de se limiter mutuellement. Comment ?
C’est à la politique et au droit d’en décider : c’est ce qu’on
appelle la liberté « au sens politique du terme », laquelle pose
d’immenses problèmes d’organisation (concernant la répartition
et la limitation des différents pouvoirs), mais ne soulève guère de
difficultés proprement philosophiques.
7
La liberté
Il en va autrement, on s’en doute, de la liberté au sens métaphysique.
De quoi s’agit-il ? Non plus de la liberté d’agir (liberté d’action),
mais de la liberté de vouloir (liberté de la volonté : spontanéité
du vouloir ou libre arbitre). Être libre, disais-je, c’est faire ce
qu’on veut. Mon action est donc libre lorsque rien ni personne
ne m’oblige à l’accomplir ou ne m’en empêche. Liberté d’action :
liberté de faire ce que je veux, et celle-ci, dans nos démocraties
libérales, est somme toute assez grande (même si elle reste
limitée non seulement par la loi, cela va de soi, mais aussi, parfois
cruellement, par nos moyens financiers). Mais suis-je libre
aussi de vouloir ce que je veux ? On dira que cela est garanti par
le principe d’identité : toute chose ou tout événement étant par
principe identique à soi (a = a), je veux nécessairement ce que je
veux. C’est ce qu’on peut appeler la spontanéité du vouloir : c’est
la liberté selon Épicure ou Épictète, Leibniz ou Bergson (même si
ce dernier parlerait plutôt de créativité), et certes ce n’est pas peu.
Cette liberté-là, nul, parmi les philosophes, ne la conteste. Reste
à savoir si elle suffit. Car on voit tout de suite le problème : si je
veux nécessairement ce que je veux, je ne suis pas libre de vouloir
autre chose que ce que je veux ; je n’ai donc pas le choix, ou mes
choix, pour mieux dire, même spontanés (ils ne dépendent que
de moi), même créatifs (aucune décision n’est écrite à l’avance),
restent déterminés par ce que je suis, que je n’ai pas choisi (si
c’est donné à la naissance ou imposé par mon environnement
social ou familial) ou que je ne puis plus choisir (si cela résulte
de mes décisions passées). Je veux ce que je veux, certes, mais ne
saurais, étant ce que je suis, vouloir autre chose. Ma volonté est
bien spontanée (je veux ce que je veux), mais peut-on dire qu’elle est
vraiment libre (dès lors que je ne peux vouloir autre chose) ? C’est ce
qu’on appelle le problème du libre arbitre, qui serait une volonté
absolument libre – capable non seulement de vouloir ce qu’elle
veut (spontanéité du vouloir), mais aussi, paradoxalement, de ne
pas vouloir ce qu’elle veut ou de vouloir autre chose (libre arbitre).
C’est la liberté selon Descartes ou Rousseau, Kant ou Sartre.
Prenons un exemple. Je décide de me marier avec telle personne.
C’est un choix libre, en tout cas spontané : aucune force extérieure
8
Préface
ne m’y contraint, personne ne m’y oblige ni – si la personne en
question est d’accord – ne m’en empêche. Mais pourquoi veux-je
l’épouser ? Parce que je l’aime ? Mais ai-je choisi de l’aimer ? Parce
que j’en ai envie ? Mais ai-je choisi cette envie ? Parce que c’est
la coutume, dans mon pays ou dans mon milieu, que d’épouser la
personne avec qui on veut vivre ? Mais ai-je choisi mon pays, mon
milieu, mon époque ? Ai-je choisi, même, cette volonté de vivre
avec elle ? Un autre que moi en épouserait une autre, ou bien ne
se marierait pas. Or, quand ai-je choisi d’être moi ? Jamais, bien
sûr, et c’est ce qui soumet tous mes choix à quelque chose – moimême – que je n’ai pas choisi.
Déterminisme ? Indéterminisme ? Ce n’est pas vraiment la
question. Quand bien même les atomes de mon cerveau seraient
en partie indéterminés, comme le voulait Épicure, il reste que je
n’ai pas choisi ces atomes, ni ne saurais les gouverner (le clinamen,
on le verra dans le premier chapitre, permet la liberté mais ne lui
obéit pas). Cela ne m’empêche pas de faire ce que je veux (par
exemple épouser celle que j’aime : liberté d’action), ni même
de vouloir ce que je veux (spontanéité de la volonté : pouvoir
déterminé de se déterminer soi-même), mais m’empêche de
vouloir autre chose que ce je veux (donc d’être libre au sens
du libre arbitre, que Marcel Conche a fort bien défini comme
« pouvoir indéterminé de se déterminer soi-même »). Tous mes
choix, même parfaitement volontaires et spontanés, dépendent
de ce que je suis, que je n’ai pas choisi. Mais alors le moi serait
une prison, d’autant plus implacable qu’elle se déplace en même
temps que moi. Comment en sortir ?
Il n’y a que deux issues, me semble-t-il.
Ou bien on postule, avec Platon, Kant ou Sartre, une espèce de
choix originel, par quoi chaque individu serait un choix absolu de
soi. Cela suppose une forme de transcendance, fût-elle interne à
l’homme, qui interdit de le considérer comme un être purement
naturel ou historique : il y a quelque chose en moi (le « caractère
intelligible » chez Kant, la conscience chez Sartre) qui excède
toute détermination extrinsèque ou même, c’est le plus difficile
à concevoir, intrinsèque. C’est pourquoi Sartre a pensé la liberté
9
La liberté
comme néant : être libre, c’est n’être rien, puisque c’est choisir, à
chaque instant, ce qu’on a à être. L’existence précède l’essence :
l’homme n’est pas ce qu’il est (puisqu’il n’est d’abord rien) mais ce
qu’il choisit, dans telle ou telle situation, de devenir.
Ou bien on considère – avec Spinoza, Marx, Nietzsche ou Freud –
que le libre arbitre n’est qu’une illusion, dont il importe de
se libérer. Comment ? Par la raison (qui n’est pas un « moi »,
puisqu’elle est universelle), par la connaissance (« la liberté,
c’est la nécessité comprise », disait Engels), par la lucidité.
C’est en comprenant les multiples déterminismes (biologiques,
historiques, sociaux, psychiques…) qui pèsent sur nous et nous
font devenir perpétuellement ce que nous sommes (un homme ou
une femme, à telle époque, dans telle société, avec tel caractère…)
que nous avons une chance de nous en libérer au moins en partie.
C’est à quoi sert la philosophie, chez Spinoza ou Nietzsche, comme
la science de l’histoire selon Marx ou la psychanalyse selon Freud.
Les doctrines sont différentes et peut-être incompatibles. Mais
l’orientation fondamentale, s’agissant de la liberté, est la même :
c’est en comprenant qu’on n’est jamais absolument libre qu’on a
une chance de le devenir un peu plus. On ne naît pas libre ; on le
devient.
Philosophies du libre arbitre, donc, ou philosophies de la
libération. Telle est l’alternative que ce riche et solide ouvrage
permet de penser. Chacun, l’ayant lu, sera mieux à même de
choisir (librement ?) ce qui lui paraît être la vérité. C’est dire assez
que cette vérité est inconnue (si on la connaissait, il n’y aurait plus
à choisir). Par quoi la question de la liberté est métaphysique,
strictement, et l’une des plus importantes qui soient. La
métaphysique, toutefois, n’est pas tout. Quelle que soit celle que
tu as adoptée, n’oublie pas que tu es capable de vouloir et d’agir.
Cette liberté-là est incontestable, et les deux autres (libre arbitre
ou libération), sans elle, seraient vaines.
André Comte-Sponville
10
Avant-Propos
Il existe essentiellement deux approches philosophiques
possibles de la liberté. L’une est relative à la politique, au droit
et à la vie en société. Cette liberté politique renvoie à la vaste
question de la coexistence harmonieuse des individus et aux
limites nécessaires que doit poser un État s’il veut organiser
pacifiquement les rapports humains. Mais il est une autre vision
de la liberté, plus fondamentale, plus originaire, qu’on qualifie
volontiers de métaphysique, et qui pose la question universelle
du libre arbitre : dans quelle mesure la condition humaine peutelle prétendre être libre de ses choix ? Le libre arbitre est-il un
élément constitutif de l’humanité, le propre de l’homme ?
C’est cette approche de la liberté que nous avons souhaité
développer ici, via un parcours historique des principaux
philosophes qui ont traité, chacun à leur manière, en se faisant
souvent contradicteur, parfois défenseur d’un savant aîné, la
question monumentale du libre arbitre.
Certains noms manquent sans doute à l’appel. En effet, des lecteurs
ne manqueront pas de remarquer l’absence de certains maîtres
majeurs, tels Platon ou Aristote, pour ne citer qu’eux. Mais Hegel
n’a-t-il pas, dans un jugement (sans doute un peu sévère) contenu
dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie, affirmé que ni l’un ni
l’autre n’avaient su apercevoir que la liberté était une composante
fondamentale de la nature humaine, trop soucieux qu’ils étaient
de l’organisation de la Cité et d’une forme strictement juridique
de cette liberté (la notion grecque d’eleutheria désigne surtout la
liberté politique) ?
C’est pourtant un Grec qui inaugure notre parcours. Épicure, et
sa philosophie atomiste révolutionnaire, va être le premier, sinon
l’un des tout premiers penseurs à concevoir un monde, le nôtre,
où la contingence règne, un monde de tous les possibles : pas de
destin, pas d’inexorable nécessité divine, pas d’ordre inflexible,
mais une liberté à l’œuvre dans l’univers. Épictète va s’efforcer,
lui, de rendre compatible l’affirmation d’un destin, d’une fatalité
11
La liberté
inéluctable, et la possibilité pour l’homme de déployer sa nature,
d’être libre tout en consentant, paradoxalement, à l’ordre du
monde.
Le xviie siècle sera celui d’une querelle considérable sur le
libre arbitre : Descartes, Spinoza puis Leibniz vont batailler sur
le champ des idées et défendre pour l’un un libre arbitre qui
s’éprouve au quotidien et qu’il n’est pas nécessaire de prouver,
pour l’autre revendiquer cette illusion d’une liberté humaine
qui n’est autre qu’un préjugé dont il conviendrait de se défaire,
etc. Kant constatera le conflit interminable entre les tenants du
déterminisme et ceux qui soutiennent la réalité du libre arbitre, et
s’efforcera de résoudre leur conflit. Il en résultera la nécessité de
postuler la liberté pour rendre possible la morale.
La question du mal apparaît justement sur le fond de cette
querelle : si l’homme n’est pas libre, est-il alors responsable des
maux qu’on lui attribue généralement ? Leibniz prend position,
Rousseau en prolongera la réflexion : Dieu a fait les hommes
libres, le mal leur est imputable.
Le xixe siècle voit apparaître, avec Marx, Nietzsche et Freud ceux
que l’on appellera plus tard des « maîtres du soupçon » parce qu’ils
prolongent la critique spinoziste du libre arbitre en suggérant que
nous n’avons pas conscience des mobiles secrets qui déterminent
les pensées et les actes que nous croyons avoir décidés librement.
Nous finirons notre parcours avec deux philosophies qui
s’essayent, chacune à leur manière, de renouveler la question de la
liberté, la première, celle de Bergson en en pensant l’acte libre sur
le modèle de la création artistique, la seconde, celle de Sartre, en
en faisant le corrélat d’une obligation, plutôt que d’une possibilité
de choix. Parce qu’elle définit la liberté, dans une perspective
ouverte par Rousseau, comme une antinature, la pensée de Sartre
est à bien des égards la dernière grande pensée de la liberté, à tout
le moins le dernier mot de l’époque contemporaine.
12
1/
Épicure
ou la liberté déclinée
La liberté
Pour commencer
« Athènes […] a fait naître l’homme au vaste génie qui de
sa bouche inspirée répandit tant de vérités et dont malgré
sa mort, mais pour prix de ses divines découvertes, la
gloire partout répandue et victorieuse du temps monte
désormais jusqu’au ciel1. »
C’est ainsi que Lucrèce le romain présente son maître à penser et
à vivre, Épicure. Ce « vaste génie », est né à Samos en 342 av. J.-C.,
soit sept ans après la mort de Platon. À l’âge de 18 ans, il vient à
Athènes faire son service militaire. À la mort d’Alexandre le Grand
(323 av. J.-C.), il est contraint de s’exiler. Sur la côte d’Ionie, de
ville en ville, Épicure ne se fixe jamais très longtemps, à l’exception
d’un séjour de dix ans à Téos, où il est formé à l’atomisme antique
(la philosophie de Démocrite) par Nausiphane. Pour les atomistes,
et jusqu’à Épicure qui va infléchir la doctrine originelle, l’univers
est simplement composé d’atomes et de vide, un vide dans lequel
les atomes se meuvent en fonction des lois rigides. Ils y font des
mouvements tourbillonnaires, s’agrègent durant leur rencontre et
constituent ainsi tous les êtres de la nature !
En 306 av. J.-C., c’est le retour à Athènes. L’école qu’Épicure y fonde
alors, par son influence, ne tarde pas à éclipser celle de Platon.
Le « Jardin » est ouvert aux hommes comme aux femmes (une
exception dans l’Antiquité), y compris aux prostituées. Épicure est
réputé susciter une véritable fascination sur ses disciples qui lui
vouent un culte quasi divin, culte qu’ils continueront d’entretenir
après sa mort, à 72 ans, en 270 av. J.-C.
On compte d’innombrables disciples d’Épicure, et ce, bien après
sa mort et hors les frontières de Grèce. Si les disciples écrivent eux
aussi, ils ne dévient pratiquement jamais de la pensée originelle
du maître du Jardin, philosophie dont ils ne sont que des passeurs.
Nous avons de bonnes raisons de penser que Lucrèce, par
exemple, compose son De Natura Rerum (De la Nature des Choses) à
partir du texte grec de l’ouvrage d’Épicure sur le même sujet (Peri
1. Lucrèce, De la Nature des Choses.
14
1- Épicure ou la liberté déclinée
Physeos). Cette fidélité au maître est d’autant plus heureuse qu’il
ne nous reste aujourd’hui que trois lettres de sa main et quelques
maximes et sentences. Aussi, c’est grâce à ses disciples mais aussi
ses contradicteurs que la pensée d’Épicure nous est connue. Cette
pensée est proprement révolutionnaire, tant dans l’organisation
du monde qu’elle propose que dans la possibilité qui en découle
d’une action humaine enfin libérée d’une fatalité à laquelle bon
nombre de ses contemporains croyaient aveuglément : l’homme a
un pouvoir, il est en mesure de faire un choix de vie, il est libre de
vivre « tel un dieu parmi les hommes ».
La liberté,
d’abord une affaire d’atomes
Pour qui cherche à se représenter adéquatement la philosophie
d’Épicure, et en particulier sa conception du libre arbitre et
de la liberté en général, il convient toujours de se tourner en
premier lieu vers sa Physique, autrement dit sa conception toute
particulière de l’organisation de la nature.
Rien ne naît de rien
Épicure s’inspire de la philosophie de Démocrite, philosophe
présocratique essentiel, et affirme que rien ne naît de rien dans
l’univers et que rien ne retourne à rien (cf. Lucrèce, De la Nature
des Choses, Chant II, v. 287). La connaissance de la Physique nous
enseigne également que, dans notre monde, rien ne disparaît
définitivement et tout se transforme sans fin. Aussi Épicure peutil écrire à Hérodote :
« Le tout a toujours été tel qu’il est maintenant et sera
toujours tel. Car il n’est rien en quoi il puisse se changer ; et,
en dehors du tout, il n’est rien qui, étant entré en lui, ferait ce
changement1. »
1. Épicure, Lettre à Hérodote, §39.
15
La liberté
Contre bon nombre de ses prédécesseurs et de ses contemporains,
tels Parménide, Platon, Aristote ou les stoïciens, Épicure a cette
intuition remarquable qu’il existerait une infinité de mondes
dans l’univers, de formes différentes, qui naissent et périssent.
Mais nulle Providence ni Dieu à l’œuvre dans le cosmos selon lui,
rien n’assure le bon fonctionnement ni ne contraint l’ordre du
monde d’une main déterminante.
Des atomes et du vide
L’univers est exclusivement constitué d’atomes et de vide.
Corpuscules élémentaires, les atomes sont des réalités éternelles
et incréées. Ils ne peuvent être réduits en des éléments plus
simples, ils sont pleins et indivisibles (atoma signifie précisément
ce qui est insécable en grec). S’ils ne sont pas eux-mêmes des
corps composés, en revanche, les atomes composent l’essentiel
des corps dans l’univers.
Un jeu de Lego
Jostein Gaarder, dans son best seller Le monde
de Sophie, propose d’envisager que l’univers de
Démocrite et des atomistes antiques est comme une
sorte d’immense jeu de Lego, les atomes s’emboitant
les uns dans les autres comme les éléments de Lego,
eux-mêmes indivisibles, différents par la taille et la
forme, compacts et denses, capables de s’accrocher
les uns et aux autres et de former des corps à l’infini
en se défaisant et en s’agrégeant avec de nouveaux
éléments…
Ils ont différentes forme, taille et poids, mais ils restent invisibles
à l’œil nu. S’il n’y avait que des atomes dans l’univers, ce dernier
serait plein, une masse compacte, aucun mouvement n’y serait
possible. Or, nous le constatons aisément, le mouvement existe
bel et bien, et, pour l’expliquer, il faut un autre principe essentiel
qui autorise le déplacement des atomes : le vide.
16
1- Épicure ou la liberté déclinée
« Ainsi donc il existe un espace intangible et immatériel,
le vide. Sans lui, les objets ne pourraient aucunement
se mouvoir ; car l’office propre de la matière, qui est de
faire obstacle et d’offrir de la résistance, se rencontrerait
partout et toujours ; rien ne pourrait donc se mettre en
marche, puisqu’aucun objet ne prendrait l’initiative
individuelle du déplacement1. »
Atomes crochus
et hasard des rencontres
Le vide est éternel, comme les atomes, son étendue, infinie. Dans
cette étendue infinie, les corpuscules insécables, du fait de leur
poids, chutent immanquablement, car :
« Tous les corps pesants sans exceptions tendent
naturellement vers le bas2. »
Une chute originale
Puisque les atomes chutent, cette chute devrait
normalement s’effectuer en ligne droite dans le vide,
chaque corpuscule tombant selon sa propre trajectoire,
comme des gouttes de pluie, sans jamais rencontrer
sur son chemin son voisin direct. Mais si tel était le cas,
aucune agrégation d’atomes ne serait alors possible,
aucun corps composé ne pourrait voir le jour !
Selon Lucrèce, Épicure aurait conçu une solution pour rendre
compte de l’agrégation des atomes en corps composés : au cours
de leur chute, certains atomes sont amenés, sans raison connue
ou rapportée, à dévier infiniment peu de leur trajectoire ; des
chocs se produisent alors entre les atomes (en vérité, une seule
déviation suffit à entraîner, tels les dominos, toute une série de
1. Lucrèce, De la Nature des Choses, Chant I, v. 335 et sq.
2. Lucrèce, ibid., Chant I, vers 362.
17
La liberté
chocs atomiques) et des corps peuvent s’accrocher les uns aux
autres et se composer ainsi par agrégations successives.
« Il (Épicure) pense que les atomes se meuvent de
par leur poids directement de haut en bas, et que ce
mouvement est naturel à tous les corps. Notre habile
philosophe va plus loin : songeant que, si tous les atomes
se portaient toujours en bas, à la verticale, jamais un
atome ne toucherait l’autre, il a subtilement imaginé un
expédient : un mouvement imperceptible de déclinaison,
de déviation infime, par le moyen duquel ces particules
indivisibles et solides, venant à se rencontrer,
s’embrassent, s’accouplent, s’agrègent l’une à l’autre, et
composent ainsi l’univers dans toutes ses parties1. »
Déviation contre contrainte
Il n’est pas possible d’assigner à la déviation des atomes dans le
vide une quelconque cause, elle est de ce fait une cause sans cause.
Des lois de la nature atomisées
L’introduction d’une telle déviation atomique, sans
aucune cause, ne va pas avoir que des conséquences
matérielles (formation des corps, etc.). Elle permet
également d’échapper à la nécessité contraignante des
lois de la nature, telle que l’envisageait Démocrite, qui
niait la liberté humaine : le père de l’atomisme antique
et ses disciples directs considéraient en effet que
tous les phénomènes naturels, y compris les actions
humaines, pouvaient être expliqués par la référence aux
lois rigides du mouvement des atomes, cette référence
les rendant alors parfaitement nécessaires, donc non
libres. On retrouve quelque chose de cet héritage
démocritéen dans certains passages de Lucrèce où le
poète rappelle que « chaque mouvement est toujours
lié à un autre, et que toujours un mouvement nouveau
1. Cicéron, De Finibus, livre I, VI, 19.
18
1- Épicure ou la liberté déclinée
naît d’un ancien selon un ordre déterminé […] de sorte
qu’une cause suit une cause indéfiniment » (Lucrèce,
De la Nature des Choses, II, v. 251 à 255).
Cependant, la déviation de trajectoire imaginée par Épicure, que
Lucrèce nomme clinamen, c’est-à-dire « déclinaison », va être un
élément de pur hasard qui permet, certes, d’expliquer la formation
du monde, mais un monde où la contingence règne, un monde des
possibles : pas de destin, pas « d’inexorable nécessité » comme
Épicure l’écrit à Ménécée, pas d’ordre inflexible, mais une liberté
à l’œuvre dans l’univers.
« Épicure a introduit cette théorie parce qu’il craignait
que, si le mouvement des atomes était toujours dû à une
pesanteur naturelle et nécessaire, nous n’aurions aucune
liberté, puisque notre esprit serait mû de la façon dont
l’y contraindrait le mouvement des atomes. Démocrite,
l’inventeur des atomes, a préféré accepter cette conséquence
que tout arrive par nécessité, plutôt que de priver les corps
atomiques de leurs mouvement naturels1. »
Comment Épicure
décline la liberté humaine
D’où vient le libre arbitre ?
Cicéron soulève un point d’importance : si notre action était
complètement nécessaire, contrainte par le mouvement
des atomes, elle ne dépendrait nullement de nous et aucune
responsabilité ne pourrait nous être imputée. Autant les stoïciens
(voir le chapitre sur Épictète) acceptent l’idée d’un déterminisme
naturel, autant Épicure s’y refuse et est l’un des premiers, sinon le
premier des penseurs à développer une théorie majeure du libre
arbitre : « ce qui est en notre pouvoir est sans maître », écrit-il
1. Cicéron, Du Destin, X, 22-23.
19
La liberté
à Ménécée, « c’est à lui qu’est naturellement rattaché le blâme et
l’éloge » (Épicure, Lettre à Ménécée, §133).
Comment ce libre arbitre, qui implique ainsi la morale, s’illustret-il ? Pour reprendre Lucrèce, « notre libre volonté, d’où émerget-elle ? (Lucrèce, De la Nature des Choses, II, v.256)
En premier lieu, on trouve dans les textes d’Épicure cette idée que
l’homme naît avec toute une série de « germes » (spermata), dont
l’orientation relève de notre volonté :
« Depuis le tout début, nous avons toujours eu des
semences (spermata) qui nous dirigent les unes
vers ceci, d’autres vers cela, d’autres vers ceci et cela,
actions, pensées et dispositions en plus ou moins grand
nombre. En conséquence, ce que nous développons – des
caractéristiques de telle ou telle sorte – dépend d’abord
absolument de nous ; et ce qui, par nécessité, s’écoule à
l’intérieur de nous à travers nos canaux, venant des objets
qui nous entourent est, à un moment, dépendant de nous
et des croyances que nous formons nous-mêmes1. »
L’antidéterminisme d’Épicure
Certes nous sommes influencés, notamment par nos sensations
(d’après la canonique épicurienne, par mes sens, je prends l’exacte
mesure de la réalité : celle-ci me marque comme le cachet marque
la cire, selon Épicure), mais cette influence n’est pas hors de notre
contrôle : nous sommes responsables des idées que nous formons
à partir des ces éléments extérieurs passés, via la sensation, « à
travers nos canaux ».
Le choix et les reproches
D’ailleurs, le fait que nous nous faisions parfois des
reproches quant à ce que nous avons pensé, dit ou fait,
montre, selon Épicure, que nous avions le choix de ne
pas croire, dire ou agir ainsi que nous l’avons fait, n’en
déplaise aux déterministes.
1. Épicure, De la nature, fragment 34, 26 et sq.
20
1- Épicure ou la liberté déclinée
Les fragments du traité De la nature d’Épicure précisent encore
davantage sa position foncièrement antidéterministe :
« Si (le déterministe) donne le nom de “nécessité
insensée” à tout ce que nous prétendons faire en en
attribuant la responsabilité à “notre activité propre”, il
ne fera que changer un nom. Il ne modifiera aucune de
nos actions à la manière dont, dans certains cas, celui
qui voit quelles sortes d’actions sont nécessaires dissuade
régulièrement ceux qui veulent faire quelque chose en
dépit de la contrainte. Et l’esprit s’efforcera d’apprendre
quelle sorte d’action il doit alors considérer comme celle
que nous accomplissons d’une manière certaine par
notre activité propre, mais sans le désirer. Car il n’y a pas
d’autre choix que de dire quelle sorte d’action est faite
par nécessité et laquelle ne l’est pas. Mais à moins que
quelqu’un ne maintienne cela à toute force, ou ne montre
quel fait il réfute et quel fait il introduit, c’est seulement
un mot qui est changé, comme je me tue à le répéter1. »
Le rôle de la prénotion
Pour mieux comprendre ce fragment complexe, précisons
simplement que, selon Épicure, l’un des outils naturels dont
dispose chaque homme afin de s’orienter dans l’existence est
l’anticipation, ou « prénotion » ; elle se construit à mesure que
les sensations se répètent et s’accumulent. On en retient les
caractères communs et ainsi se forment les concepts généraux qui
permettent l’anticipation : avant d’un croiser un, je sais à quoi un
homme ressemble (j’en ai déjà vu à plusieurs reprises) ; quand
j’en rencontre un, je suis alors en mesure de l’identifier comme
tel, etc. Il en va ainsi de toutes les choses de même nature dont
j’ai fait l’expérience répétée et à partir desquelles j’ai pu construire
une idée générale.
À propos de la liberté, nous avons justement la prénotion,
l’évidence que notre activité est de notre responsabilité et libre,
1. Épicure, ibid.
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La liberté
qu’elle nous est « propre ». Il faudrait donc que le déterministe
puisse démontrer l’illégitimité de cette prénotion pour nous
convaincre du contraire, mais il n’est pas en mesure de le faire,
seulement de donner un nouveau nom à cette prénotion et la
qualifier de « nécessité » !
Le choix des désirs
A contrario, celui qui sait qu’un certain nombre de
choses dépendent bien de nous et que d’autres sont
nécessaires, celui-ci est en mesure de nous convaincre,
par exemple, que si la mort est une fin inévitable, il
tient à nous de ne pas désirer l’immortalité sous peine
de déception et de malheur, etc. Nos désirs sont ainsi
toujours nos choix propres. D’ailleurs, si le déterministe
avait raison, à quoi bon nous décider à quoique ce soit
dès lors ? Tout serait toujours déterminé en amont !
L’homme jouit donc d’une liberté de la volonté, une volonté
indépendante du mouvement des atomes et de leurs
conséquences :
« D’où vient, cette volonté arrachée au destin par laquelle
chacun de nous va où le conduit son plaisir, et par
laquelle de même nous infléchissons nos mouvements,
non pas à un moment et en un lieu de l’espace fixés, mais
là où notre esprit lui-même nous amène ? Car c’est sans
aucun doute la volonté qui donne en chacun de nous le
branle à toutes ces choses, et c’est par la volonté que les
mouvements se répandent dans nos membres1. »
Tout ne se réduit pas aux lois de la Physique
Certes, notre âme est composée d’atomes pour les épicuriens
(puisque pour eux tout est matière), et à ce titre, nous pouvons
dire d’un individu que son tempérament relève de la nature,
mais l’homme possède la capacité à infléchir et à raisonner ce
1. Lucrèce, De la Nature des Choses, Chant II, 257 et sq.
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1- Épicure ou la liberté déclinée
tempérament s’il ne convient pas aux exigences de l’existence.
Au fond, notre nature n’est déterminante que dans la mesure où
notre raison ne s’efforce pas de la corriger ou de stabiliser les
mouvements des atomes de l’âme :
« Bien que l’éducation puisse produire des individus
également policés, elle laisse tout de même des traces
primitives de la nature de chaque esprit. Nous ne devons
pas supposer que les défauts peuvent être complètement
éradiqués, au point que celui-ci ne se précipitera pas trop
hâtivement dans une âcre colère, que cet autre ne sera pas
assailli trop facilement par la peur, que ce troisième ne
montrera pas trop d’indulgence à tolérer certaines choses.
Il y a beaucoup d’autres aspects qui doivent différencier
les natures variées des hommes et leurs comportements
caractéristiques […] il y a une chose que je puis affirmer
en ce domaine : les traces de nos natures que la raison
ne peut chasser de nous sont si légères que rien ne nous
empêche de mener une vie digne des dieux1. »
La conséquence d’une telle affirmation est la confirmation que
tout ne serait pas absolument réductible aux lois de la Physique
et de la Biologie, il devrait également exister une causalité
psychologique à l’œuvre dans les actions des hommes. Le moi qui
veut n’est pas qu’une simple combinaison atomique, elle-même
prise dans le grand Tout d’un univers constitué d’atomes en chute
libre dans le vide. De ce moi émerge une autorité sur ce composé
matériel qu’est notre corps, mais il reste à comprendre comment
il exerce cette autorité…
1. Lucrèce, ibid., Chant III, 290 et sq.
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La liberté
La liberté inscrite
dans un système cohérent
De l’indétermination dans la nature
La déclinaison des atomes permet ici d’en rendre compte :
si les atomes tombaient selon une trajectoire précise, leur
mouvement serait absolument déterminé et prévisible ; mais,
du fait de la déclinaison, à tout instant, cette trajectoire peut
dévier et rencontrer une autre trajectoire, etc. Dès lors, il y a de
l’indétermination dans la nature, des aléas. Cette déclinaison
s’illustre précisément à tous les niveaux de l’être, notamment chez
celui qui est animé. La volonté a le choix entre les divers possibles
proposés par les lois de la Physique, et les mouvements et actions
des individus peuvent ou bien suivre une logique mécanique, ou
bien être détournés, déviés du fait du pouvoir de la volonté :
« Ce n’est pas la même chose lorsque nous avançons,
poussés par un coup, grandement contraints par la grande
force de quelque chose (ou quelqu’un) d’autre. Car il est
alors évident que toute la matière de notre corps est mise
en mouvement malgré nous, jusqu’à ce que la volonté l’ait
ramenée en nos membres. Ainsi, vois-tu maintenant que,
bien qu’une force extérieure nous propulse vigoureusement
et souvent nous contraigne à avancer malgré nous, il y a
néanmoins quelque chose dans notre poitrine capable de
combattre et de résister ; et que par sa décision la masse de
matière est aussi parfois contrainte de s’infléchir à travers
les membres et le corps, et, quand elle est lancée en avant,
elle est ramenée en arrière et mise au repos ? […] Il y a à
côté des chocs et du poids, une autre cause de mouvement
d’où nous vient ce pouvoir, puisque nous voyons que rien
ne peut être engendré de rien […] Que l’esprit n’ait pas luimême une nécessité interne pour tous ses actes, et qu’il ne
soit pas dominé et pour ainsi dire vaincu et forcé de subir et
de pâtir, cela vient d’une petite déclinaison des atomes1… »
1. Lucrèce, ibid., Chant II, v. 280 et sq.
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1- Épicure ou la liberté déclinée
Présence de la spontanéité
Sans déclinaison non déterminée et imprévisible des atomes,
sans contingence universelle, « chocs et poids » seraient les
causes uniques des mouvements des corps, dont les destinations
seraient nécessaires, et notre esprit tout matériel, qu’Épicure
localise dans le cœur, n’échapperait pas à une telle prévisibilité. Or,
l’esprit/volonté peut intervenir et devenir une cause à part entière
du mouvement des corps, il décide librement et spontanément,
dans les limites du possible offert par la nature, et est en mesure
de rompre avec une logique purement mécanique en introduisant
de la nouveauté dans le monde. Il y a donc au cœur même de la
matière une puissance de jaillissement et de spontanéité dont les
atomes de l’esprit sont l’illustration.
Solidarité homme/nature
L’une des forces de la philosophie d’Épicure réside ainsi dans
l’impeccable cohérence d’un système de la nature tout entier
atomiste, et où règne, à chacun de ses degrés, cette contingence
indispensable à la liberté. Jean-Marie Guyau, l’un des premiers
grands commentateurs français modernes d’Épicure, voyait
dans la « solidarité étroite établie entre l’homme et le monde »
le trait « le plus saillant et le plus original1 » de la philosophie
épicurienne de la liberté : l’homme solidaire de la nature
éprouve littéralement la déclinaison par le sentiment de liberté.
De la liberté à l’éthique
De cette liberté solidaire de la nature peut se déduire une éthique,
un art de vivre. Lorsqu’il s’adresse à son disciple Ménécée,
Épicure souligne combien la culture de l’indépendance est un
gage de bonheur. Parce que nous sommes libres de nos choix dans
l’existence, nous avons la possibilité de maîtriser ceux parmi nos
désirs qui pourraient venir nuire à la paix de l’âme (ataraxie) et à
la tranquillité du corps (aponie). L’homme sage sait que plus un
désir s’écarte de la nature, plus il est superflu, et plus il doit être
évité : en effet, moins un désir est naturel et plus il est difficile
1. Jean-Marie Guyau, La morale d’Épicure, Paris 1878. 25
La liberté
à satisfaire. Chercher à l’assouvir devient une mission périlleuse
puisqu’elle pourrait ne jamais s’achever et entraîner celui qui
l’entreprend dans une dépendance funeste. Pourquoi aller
chercher très loin un plaisir que nous avons à portée de main ?
Épicure, qui pense précisément que le plaisir est la fin naturelle
de l’homme, assure que le plus grand des plaisirs est atteint par la
satisfaction des désirs naturels les plus élémentaires :
« Les saveurs simples apportent un plaisir égal à un
régime d’abondance quand on a supprimé toute la
souffrance qui résulte du manque, et du pain et de l’eau
procurent le plaisir le plus élevé lorsqu’on s’en procure
alors qu’on en manque1. »
Ici, notre liberté, lorsqu’elle est éclairée par la pratique de la
philosophie, nous offre la possibilité de faire le bon choix entre
nos désirs, car nous avons les moyens d’écarter ceux qui pourraient
nuire à notre bien-être et nous transformer en leur esclave. C’est
l’autosuffisance (autarkéia) que doit viser le sage qui, par un
habile calcul des plaisirs, s’aperçoit qu’on n’est jamais aussi libre
et heureux que lorsqu’on se contente du plus élémentaire, du plus
directement accessible, du plus naturel. L’homme libre est donc
un homme modeste et serein, qui oriente sa vie en fonction de la
nature et de la connaissance qu’il en prend. Ainsi, la conception
épicurienne de la liberté passe-t-elle par le choix du naturel, choix
dont on pourrait se demander s’il n’est pas, au fond, nécessaire ? Il
y a une nécessité du besoin qu’il serait folie de refuser, mais celleci n’empêche pas la liberté humaine : Épicure défend l’idée (et en
ceci il devance Spinoza) qu’on peut être libre tout en acceptant la
nécessité de la nature, et c’est dans cette nécessité que le sage peut
précisément trouver le plaisir qu’il poursuit, synonyme d’une paix
de l’âme et du corps dont on pourrait également affirmer qu’elle
s’apparente à la plus belle des libertés.
1. Épicure, Lettre à Ménécée, §131.
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