« La grande criminalité et les exigences du respect des droits de l'homme dans les démocraties européennes Actes du Séminaire organisé par le Secrétariat Général du Conseil de l'Europe en collaboration avec l'Intercenter de Messine (Italie) Taormina, 14-16 novembre 1996 2 PREFACE Le Séminaire sur "La grande criminalité et les exigences du respect des droits de l'homme dans les démocraties européennes" a eu lieu à Taomina (Italie) du 14 au 16 novembre 1996. Il a été organisé par la Direction des Droits de l'Homme du Conseil de l'Europe en collaboration avec l'Intercenter de Messine (Italie). Afin de promouvoir le progrès des connaissances scientifiques en matière des droits de l'homme, le Conseil de l'Europe organise depuis de nombreuses années des réunions au plus haut niveau, qui, selon le cas et la problématique étudiée, prennent la forme de colloques européens, tables rondes ou séminaires organisés tous les ans. Les travaux du Séminaire ont été axés sur les thèmes suivants: 1. Moyens et actions pour combattre efficacement la grande criminalité dans le respect des droits de l'homme: i. ii. 2. les moyens juridiques (en matière pénale et pénitentiaire, action de la police, etc.); autres moyens (prévention du crime, action dans le domaine social emploi, jeunes -, politique de la ville, etc.); Sensibilisation de l'opinion publique au fait que la lutte contre la criminalité doit se faire dans le respect des droits de l'homme: i. ii. éducation; rôle et responsabilité des médias. La présente publication contient les actes du Séminaire: allocutions officielles faites lors de la cérémonie d'ouverture, rapports et communications écrites, interventions, rapport général et liste des participants. 3 PROGRAMME Grande Albergo Capotaormina, Taormina Jeudi 14 novembre 1996 15h00 Cérémonie d'ouverture Allocutions de: M. Mario CHIOFALO, Vice-Président de la Province de Messina M. Paolo PUCCI DI BENISICHI, Ambassadeur, Représentant Permanent de l'Italie auprès du Conseil de l'Europe, Représentant du Gouvernement de l'Italie M. Claudio AMBROGETTI, Assessore all'urbanistica, Vice-Sindaco di Taormina M. Claudio ZANGHI, Président d'Intercenter M. Pierre-Henri IMBERT, Directeur des Droits de l'Homme au Conseil de l'Europe, Représentant du Secrétaire Général 16h00 Première session Président: M. Pier Luigi VIGNA, Procuratore nazionale antimafia, Florence (Italie) La grande criminalité et le respect des droits de l'homme dans les sociétés démocratiques européennes Rapport introductif présenté par M. Mario CHIAVARIO, Professeur de procédure pénale, Faculté de droit, Université de Turin (Italie) Discussion vendredi 15 novembre 1996 09h30 Deuxième session Président: M. Jerzy JASKIERNIA, Membre de la Commission des questions juridiques et des droits de l'homme de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, Chancellerie du Sejm Thème 1: Moyens et actions pour combattre efficacement la grande criminalité dans le respect des droits de l'homme i. les moyens juridiques (en matière pénale et pénitentiaire, action de la police, etc.) Rapport présenté par M. Juraj KOLESAR, Professeur de droit, Doyen adjoint, Faculté de droit, 4 Université Comenius, Bratislava Discussion 15h00 Troisième session Président: M. Carlo RUSSO, Juge à la Cour européenne des Droits de l'Homme ii. autres moyens (prévention du crime, action dans le domaine social - emploi, jeunes - politique de la ville, etc.) Rapports présentés par: Mme Marie-Pierre de LIEGE, Magistrat, détachée à l'Institut du monde arabe, Paris et M. Nick TILLEY, Professeur, Faculté des sciences économiques et sociales, Université de Nottingham-Trent, Nottingham (Royaume-Uni) Discussion samedi 16 novembre 1996 09h30 Quatrième session Président: M. Régis de GOUTTES, Président du Comité directeur pour les droits de l'homme du Conseil de l'Europe, Avocat général près la Cour de Cassation française Thème 2: Sensibilisation de l'opinion publique au fait que la lutte contre la criminalité doit se faire dans le respect des droits de l'homme i. éducation Rapport présenté par Mme Vivien STERN, Secrétaire Général, Penal Reform International, Londres Discussion ii. rôle et responsabilité des médias Rapport présenté par M. Max SNIJDERS, Professeur, Spécialiste en éthique de la communication, Utrecht (Pays-Bas) Discussion 5 15h00 Session de clôture Président: M. Claudio ZANGHI, Président d'Intercenter Rapport général présenté par M. Bronislaw GEREMEK, Président de la Commission parlementaire des affaires étrangères, Varsovie ______ Dix personnalités ont été invitées à présenter des communications écrites sur les différents thèmes: MM. Francesco BRUNO (Rome), Ralph CRAWSHAW (Stratford St. Mary, RoyaumeUni), Michel de SALVIA (Strasbourg), Jean-Marc ELCHARDUS (Lyon, France), Vladimir EVINTOV (Kyiv), Hartmuth HORSTKOTTE (Berlin), Saulius KATUOKA (Vilnius), Shlomo Giora SHOHAM (Tel Aviv), Sergei SIROTKIN (Moscou) et Pier Luigi VIGNA (Florence). * * * 6 CEREMONIE D'OUVERTURE M. Mario CHIOFALO, Vice-Président de la Province de Messine C'est pour moi un grand plaisir d'adresser, au nom de la Province de Messine, la bienvenue aux participants de ce Séminaire. L'organisme que j'ai l'honneur de représenter dans cette enceinte a toujours été un promoteur convaincu de toutes les initiatives culturelles qu'Intercenter a projetées au fil des ans. Par son entremise, notre communauté a une fois de plus participé à une nouvelle rencontre de qualité eu égard à un problème de grande actualité dans notre pays. Dès le début, nous avons cru dans les possibilités qu'un organisme aussi qualifié pouvait et devait avoir, tout comme nous avons cru qu'il serait porteur d'appréciation pour notre ville et pour notre province. C'est avec une vive satisfaction que nous constatons qu'Intercenter maintient son prestige et celui de notre communauté par le biais de confrontations toujours renouvelées. C'est la raison pour laquelle la Province régionale de Messine est heureuse d'être encore une fois présente lors de la cérémonie d'ouverture d'une manifestation aussi importante tant de par les thèmes du travail programme - que je définirais de stratégiques -, que de par le système tout entier des garanties constitutionnelles et le renforcement des moyens de tutelle de la société civile. Ce n'est pas par hasard qu'Intercenter a jugé opportun que ce Séminaire se déroule en Italie, où plus que n'importe où aujourd'hui, on discute en quels termes il faut affronter le problème de la détention préventive, de la fonction que doit remplir le ministère public et du prix que la collectivité et la démocratie doivent payer pour voir anéantir la criminalité à tous les niveaux. Il est difficile, à mon avis, de prévoir des moyens efficaces pour combattre la grande criminalité, quand cette dernière s'est propagée sur un territoire où la dignité humaine est déjà meurtrie à travers le chômage qui frappe toutes les classes sociales et lorsque, à cause de la pauvreté consécutive, les différences sociales se manifestent de plus en plus et, de plus, quand tout ceci se passe dans un pays comme le nôtre, où jusqu'il y a encore peu de temps, la consommation effrénée, mise toujours plus en exergue par les mass-médias, a représenté un "status-symbol" pour la collectivité toute entière. Les mass-médias, et en particulier la télévision de l'Etat, pourraient aider de façon considérable les organes institutionnels à travers une intervention attentive de prévention, là où aujourd'hui on donne un grand écho aux images de violence et à des illusions de gain facile. Mais ce qui compte davantage, c'est précisément l'examen de cet aspect fondamental du problème auquel sont consacrés les travaux de ce Séminaire; c'est-à-dire, trouver l'équilibre délicat entre la lutte contre la criminalité et la sauvegarde des droits fondamentaux de l'homme. Un problème de solution difficile, pour lequel chacun d'entre nous doit offrir sa contribution. Je suis certain que de vos efforts se dégageront des résultats importants pour les responsables de la police nationale dans notre secteur de la justice. Merci et bon travail. 7 M. Paolo PUCCI DI BENISICHI, Ambassadeur, Représentant Permanent de l'Italie auprès du Conseil de l'Europe, Représentant du Gouvernement de l'Italie Je me réjouis de cette joint venture entre le Conseil de l'Europe et le Centre international d'études sociologiques, pénales et pénitentiaires de Messine, car j'estime que le Conseil de l'Europe a beaucoup à dire sur le thème qui fait l'objet du Séminaire. Il a beaucoup à dire parce que le Conseil de l'Europe, pour une double raison, est intéressé à un débat en matière de lutte contre la grande criminalité et le respect des droits de l'homme. Une raison d'ordre horizontal et une raison d'ordre vertical, ou si l'on préfère d'ordre fonctionnel. La raison d'ordre horizontal relève du fait que le Conseil de l'Europe a connu dans les derniers temps un processus de très grand élargissement, jusqu'à rejoindre maintenant presque la globalité de la région paneuropéenne. Avec l'adhésion de la Russie et très récemment de la Croatie, le Conseil de l'Europe s'étend - la zone de responsabilité du Conseil de l'Europe s'étend - de Lisbonne à Vladivostok, de Malte à Rekjavik. Donc c'est l'ensemble de la région paneuropéenne, dans le sens élargi du terme, qui est couvert par les activités du Conseil de l'Europe. Et puisque, comme nous le verrons, car je suis sûr qu'il va ressortir de ce débat, le problème de la lutte contre le fléau de la grande criminalité est un problème qui, malheureusement, rend homogènes les démocraties les plus vieilles de notre continent et les démocraties nouvelles, c'est dans le contexte du Conseil de l'Europe que cette réflexion, cet approfondissement, peuvent être faits d'une façon opportune, appropriée. La deuxième raison, je pense, pour que le Conseil soit intéressé à cet approfondissement, à cette réflexion, relève d'une donnée, disais-je, en quelque sorte verticale. C'est-à-dire que dans ce processus de reconfiguration de l'architecture institutionnelle européenne, on met de plus en plus l'accent sur une responsabilité spécifique qui est du Conseil de l'Europe, c'est-à-dire celle d'être l'organisation qui est responsable en premier lieu en Europe de la construction d'abord, de la défense ensuite, des démocraties pluralistes basées sur le respect des droits de l'homme et sur la prééminence du droit. Alors, quoi de mieux que le Conseil de l'Europe pour cette réflexion sur les interrelations entre la lutte contre le fléau de la criminalité et la défense des droits de l'homme? Ces inter-relations sont d'ailleurs très étroites, aucune contradiction n'existant entre ces deux perspectives car, d'une part, il ne pourrait pas y avoir défense des droits de l'homme s'il n'y avait pas lutte contre la criminalité, et notamment la grande criminalité, qui les menace plus que toute autre. Mais, d'autre part, il ne pourrait pas y avoir de lutte contre la criminalité qui ne soit pas basée sur le respect des droits de l'homme et qui ne soit pas basée sur la prééminence du droit, sans quoi cette lutte ne serait pas légitime. Et c'est la raison pour laquelle je pense que le Conseil de l'Europe doit pouvoir faire beaucoup dans ce domaine. Par ailleurs, avant de conclure, permettez-moi de faire encore une remarque à propos de la question de la peine de mort, puisque vous savez combien mes autorités y prêtent attention: c'est une constante de la politique internationale de l'Italie dans toutes les instances internationales. Je voudrais souligner ici que la peine de mort est un sujet dans lequel le Conseil 8 de l'Europe est fortement engagé. Il y est engagé sur une base juridique contraignante avec le Protocole n° 6 à la Convention européenne des droits de l'homme qui se réfère à cette matière. Il y a aussi l'instrument qu'est la forte pression de l'Assemblée parlementaire - et je voudrais rendre hommage à son engagement, aux pressions qu'elle exerce par rapport aux gouvernements en faveur d'une abolition réelle et complète de la peine de mort. Il y a enfin un troisième outil: ce sont les engagements d'ordre politique qui ont été pris par les pays nouvellement membres du Conseil de l'Europe; engagements politiques - mais non des moindres - en vue de l'abolition de la peine de mort. Je pense que ceci est très important. On ne peut pas arriver jusqu'à dire que les pays qui connaissent encore ce système, cette peine capitale, ne sont pas évidemment des pays démocratiques; nous savons tous qu'il y a de très grandes démocraties au-delà de l'océan qui connaissent encore cette peine, mais nous pensons aussi qu'il y a une donnée culturelle européenne, une vision, une Weltanschauung européenne en cette matière, qui nous pousse à considérer que la peine de mort se heurte à la conscience de notre civilisation et que, par conséquent, le temps est venu pour encourager davantage encore les pays qui ne l'ont pas encore fait à l'abolir, à renoncer à cette dissuasion, qui n'en est pas une et qui, comme le disait notre maître à penser à tous dans cette matière, Cesare Beccaria, est quelque chose qui n'est en même temps ni nécessaire ni utile. 9 M. Claudio AMBROGETTI, Assessore all'urbanistica, Vice-Sindaco di Taormina Je suis particulièrement heureux de présenter tant les salutations du Maire, malheureusement empêché aujourd'hui, que celles de la ville de Taormine et les miennes aux participants à ce Séminaire qui traitera de sujets d'une importance extrême. Je voudrais adresser des salutations particulières au Procureur général, Monsieur Vigna, qui nous fait l'honneur pour sa première sortie officielle, d'assister à ce Séminaire. Monsieur Vigna a besoin de tous nos encouragements eu égard à l'engagement qu'il a pris et eu égard à l'engagement encore plus important que représente la lutte contre la criminalité. Je suis certain que ce Séminaire international sera l'occasion d'un échange utile d'idées, de solutions et de projets entre représentants de différents Etats. Un des résultats du Séminaire devrait être d'encourager la coopération et la collaboration entre les divers pays vu l'engagement dans la lutte contre la Mafia et l'échange mutuel d'expériences. Dans un pays comme le nôtre, aujourd'hui dans un état de grande confusion et où le citoyen craint parfois de perdre la certitude du droit d'un des biens les plus grands qui lui est octroyé, hé bien, dans cet Etat, en ce moment particulier, je crois que du Sud de l'Italie doit également se dégager une prise de conscience. Grâce à Dieu, les temps de l'Etat d'assistance, de la quête et des maires qui allaient à Rome pour demander des prébendes sont révolus. Actuellement, les maires et les administrateurs locaux doivent trouver, au sein de leurs communautés et de leur territoire, les forces nécessaires pour dire à la Nation, pour dire à tous, qu'il est possible de trouver la rescousse de sa propre terre, qu'il est possible d'avoir la capacité de créer de nouveaux postes de travail en Sicile, et dans le Sud de l'Italie en général. Je n'ai évidemment pas découvert l'eau chaude en disant que la criminalité organisée pose bien entendu ses racines et ses fondements dans le chômage. Toutefois, ce que l'on dit souvent, - c'est-à-dire qu'il n'est pas possible de trouver de nouveaux postes de travail, que le maires et les administrateurs locaux ne peuvent rien faire et qu'il faut attendre les lois de l'Etat ne répond pas à vérité. Permettez-moi de donner un seul exemple: ici à Taormine, nous avons transformé un organisme de transports municipaux en un organisme de services municipaux. Cette simple transformation a donné la possibilité d'offrir de nombreux services à cet organisme, qui n'en disposait pas auparavant et, en conséquence, de créer 50-60 nouveaux postes de travail. Voilà donc un exemple illustrant comment les communautés locales peuvent effectivement trouver en leur sein la possibilité de créer de nouveaux emplois et de la sorte anéantir la criminalité organisée qui, précisément là où il y a du chômage, trouve les meilleures racines et la possibilité d'obtenir de la main d'oeuvre pour avancer dans son action. Je vous souhaite bon travail et vous remercie à nouveau. Je remercie aussi l'Intercenter ainsi que le Secrétaire Général du Conseil de l'Europe pour avoir choisi Taormine pour la tenue de ce Séminaire si important et auquel je souhaite les meilleurs résultats. Que de ces journées à Taormine se dégage quelque chose de concret et de positif. Merci. 10 M. Claudio ZANGHI, Président d'Intercenter, Messine Au nom du Centre international d'études et de recherches sociologiques, pénales et pénitentiaires et en mon nom personnel, je voudrais, d'abord, souhaiter la bienvenue en Sicile et, ici, à Taormina aux Présidents de séances, aux Rapporteurs, aux amis du Conseil de l'Europe et à tous les participants à ce colloque. Certains d'entre vous connaissent déjà le Centre international de Messine, cité généralement par son titre abrégé "Intercenter". Pour d'autres, c'est peut-être la première occasion; qu'il me soit donc permis d'en faire en quelques mots la présentation. Comme vous le savez le Centre international, l'Intercenter, a été créé à Messine il y a presque vingt ans à l'initiative d'un groupe de spécialistes, en matière pénale en particulier, avec l'appui du milieu scientifique et des autorités locales. Progressivement, suite à différentes initiatives réalisées en Italie et à l'étranger et à leur succès, le Centre a été reconnu en Italie comme ailleurs de par, en premier lieu, le Décret du Président de la République lui attribuant la personnalité morale, ensuite de par son Statut consultatif auprès du Conseil de l'Europe, des Nations Unies et, à plusieurs occasions, dans le cadre de collaborations avec l'UNESCO, l'Union européenne, la Croix Rouge et d'autres organisations internationales. Le domaine d'activité du Centre est très vaste: problèmes de droit pénal, systèmes pénitentiaires et problèmes sociologiques, où les droits de l'homme ont une place de premier rang. Il suffit de parcourir notre brochure pour en avoir une idée. Dans ce contexte, nous avons organisé de nombreuses activités en collaboration avec le Conseil de l'Europe et on peut dire que c'est presque devenu une tradition en ce sens. L'année dernière, nous étions ensemble, ici, à Taormina, pour discuter de la corruption et des pouvoirs publics; au mois de juin de cette année, nous étions à Messine pour débattre du rôle du ministère public et, maintenant, nous sommes réunis pour discuter de "La grande criminalité et les exigences du respect des droits de l'homme dans les démocraties européennes". Le sujet est d'un intérêt évident pour tous les Etats du Conseil mais je crois, davantage encore, pour les nouvelles démocraties européennes qui ont subi une transformation radicale. Une transformation politique d'abord car, d'un régime totalitaire, on est passé à un régime démocratique. Le rôle de l'Etat dans la société a été sensiblement réduit; on a instauré un Etat de droit. Une transformation économique car, d'un système de collectivisme étatique, on est passé à l'économie libérale, à l'économie de marché. L'évolution a été rapide, on n'a pas suivi les cycles économiques traditionnels. Enfin, une transformation sociale avec le déclin d'un système de protection sociale mise en place par l'Etat et la nécessité conséquente de faire évoluer les mentalités: de la passivité collective à la responsabilité individuelle. Le résultat qui accompagne ces transformations est malheureusement une croissance de la criminalité. La criminalité organisée est de plus en plus présente et prend des dimensions internationales. Son but est non seulement le profit économique mais aussi l'acquisition d'une influence politique et l'accès au pouvoir. 11 Le déclin de l'idéologie officielle a entraîné la disparition de certaines valeurs qui n'ont pas été remplacées par d'autres. Dans ce vide, l'argent facile, la richesse ou le pouvoir à tout prix risquent de devenir les nouvelles "valeurs" à atteindre, à respecter. Une situation parfois analogue - même si fondée sur des motivations différentes - se présente dans les anciennes démocraties européennes. Face à la nouvelle criminalité, l'Etat garde toujours la responsabilité de protéger les citoyens contre la violence sous toutes ses formes et contre l'insécurité. On est amené à prendre des mesures exceptionnelles face à une situation qui pourrait être considérée comme "exceptionnelle". Dans ce but, on envisage l'élargissement des pouvoirs de la police et de la police judiciaire, en particulier la prolongation de la détention préventive; l'élargissement des pouvoirs du ministère public dans le déroulement du procès; des conditions particulières de détention institutions de haute sécurité - isolement, limitations des contacts avec l'extérieur, ... mesures économiques, telles que le séquestre et la confiscation des biens de provenance illicite et, parfois, même des mesures exceptionnelles plus graves en utilisant la dérogation prévue à l'article 15 de la Convention européenne. Dans le contexte de ces initiatives, même justifiées par la criminalité croissante, il ne faut pas oublier que nos Etats, membres d'une organisation internationale qui a élevé l'Etat de droit et le respect des droits de l'homme en tant que conditions essentielles à remplir pour acquérir et garder la qualité de membre, sont liés par la Convention européenne des droits de l'homme. Les exigences fondamentales, telles que le respect de la vie, de l'intégrité physique, de la liberté individuelle, etc., ont une valeur absolue. Les quelques exceptions, parfois admises, doivent toujours respecter le principe de "proportionnalité". L'exception doit être nécessaire dans le contexte d'une société démocratique. Le critère de "nécessité" implique, selon la jurisprudence de la Cour, un "besoin social impérieux", besoin qui est mis dans tous les cas en parallèle avec l'importance du droit, objet de l'ingérence. Si d'un côté il y a l'exigence de faire face à une situation "exceptionnelle" de criminalité croissante, de l'autre il y a l'exigence fondamentale du respect des droits de l'homme dans une société démocratique. L'équilibre entre deux objectifs, apparemment opposés, est parfois difficile mais il doit être toujours possible. Je suis persuadé que les rapports, ainsi que le débat que nous aurons, ne manqueront pas de montrer les possibilités concrètes de cet équilibre. Merci de votre attention. 12 M. Pierre-Henri IMBERT, Directeur des Droits de l'Homme au Conseil de l'Europe, Représentant du Secrétaire Général Au nom du Secrétaire Général du Conseil de l'Europe et en mon nom propre, je voudrais vous souhaiter à tous la bienvenue à ce Séminaire sur "la grande criminalité et les exigences du respect des droits de l'homme dans les démocraties européennes", organisé par le Conseil de l'Europe, en collaboration avec l'Intercenter de Messine. Cette réunion a lieu dans une période où l'ampleur que prend le phénomène de la grande criminalité suscite une inquiétude -parfois même une angoisse- croissante dans nombre de pays européens. Certains sont le théâtre de crimes dont la gravité et la forme leur étaient inconnues jusqu'à une date récente. Dans d'autres, on observe des réactions de masse passionnelles face à certains crimes particulièrement odieux, et l'attitude du public se durcit. La foi dans l'aptitude des autorités à juguler la criminalité violente et à protéger l'individu a diminué, cédant la place à l'insatisfaction et au scepticisme. Dans toute démocratie, il incombe aux autorités nationales de protéger les membres de la société et de rechercher des moyens de dissuasion efficaces contre la grande criminalité. Mais elles doivent aussi agir dans le plein respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales. On ne saurait sous-estimer les difficultés qu'entraîne pour les autorités cette double obligation. On ne peut pas non plus ignorer les pressions qu'exercent sur elles certains secteurs (opinion publique, administrations concernées et représentants élus) l'objectif étant toujours de pousser ces autorités à prendre des mesures radicales, souvent dans l'émotion suscitée par un drame, au lieu de réfléchir sérieusement et attentivement à un programme qui permettrait de réduire efficacement la grande criminalité. Il est clair que l'un des aspects majeurs de la politique de justice pénale auquel se heurtent les Etats européens est de trouver et mettre en oeuvre des mesures efficaces qui respectent pleinement les droits de l'homme et les libertés fondamentales. Afin de pouvoir réfléchir sereinement à ce problème et surtout d'échanger des expériences -heureuses ou malheureuses- il est apparu nécessaire de réunir des spécialistes éminents de la politique criminelle et des représentants de la doctrine et de la pratique des droits de l'homme. Tels sont l'origine et l'objectif de ce Séminaire. * * * Le discours sur les mesures radicales à prendre pour combattre la grande criminalité repose pour une large part sur un élément inhérent à la nature humaine: la soif de vengeance. Et c'est vrai : comment ne pas comprendre les sentiments que les victimes ou leurs proches peuvent éprouver vis-à-vis des personnes qui ont commis des crimes atroces ? Mais n'est-ce pas précisément la raison d'être du droit pénal, et du droit en général, que de canaliser les désirs de vengeance et de rechercher une justice rationnelle y compris, voire surtout, dans les affaires qui suscitent des réactions passionnelles au sein de la population ? Comme l'a écrit Francis Bacon il y environ quatre cents ans, "la vengeance est une sorte de justice sauvage, et plus la nature de l'homme l'y pousse, plus il faut l'éliminer par le droit". Depuis que ces mots ont été écrits, les sociétés européennes ont beaucoup progressé en acceptant l'idée que la loi doit contrôler le désir de vengeance, processus que l'on pourrait résumer en disant que l'on est passé de la vengeance à la justice. 13 Nous en avons eu récemment une illustration ô combien spectaculaire, lorsque plus de 300 000 personnes ont défilé à Bruxelles dans le cadre de l'enquête sur le réseau pédophile découvert en Belgique. Le message véhiculé par cette manifestation empreinte de dignité n'avait rien à voir avec la vengeance; ce qui a fait descendre tant de personnes dans les rues de Bruxelles, c'était bel et bien un profond désir de justice. Il reste que l'on continue, dans nos sociétés, de demander des mesures répressives qui sont incompatibles avec les exigences des droits de l'homme. Il arrive même que des hommes politiques, s'appuyant sur une analyse des avantages et des inconvénients, semblent vouloir recourir à tout prix aux mesures qu'ils jugent efficaces pour combattre la grande criminalité, même si les droits de l'homme doivent en pâtir. A cet égard, permettez-moi de faire quelques observations afin de montrer que cette manière de raisonner, assez pernicieuse, est incorrecte et peut même être dangereuse. Je prendrai pour exemple l'arrestation et l'interrogatoire de personnes soupçonnées d'avoir commis un crime grave. Au sein de certains organes chargés du maintien de l'ordre, on pense quelquefois que dans l'intérêt de la justice, il est plus efficace de prendre des raccourcis, de nier les droits fondamentaux d'une personne en allant jusqu'à lui infliger des mauvais traitements ou la torturer. Non seulement cette attitude fait affront à la dignité humaine et nous rabaisse tous, mais de plus, elle nuit aux intérêts de la justice, altère le respect que devraient inspirer les forces de police, et modifie dans un sens négatif l'attitude de la population à leur égard. Prenons un autre exemple: dans certains pays, la peine de mort est encore perçue par le public - ou présentée à celui-ci - comme un instrument permettant d'infléchir efficacement la grande criminalité. Cette question sera vraisemblablement longuement abordée lors de nos débats. Je me contenterai donc de souligner, là encore, les faiblesses d'une telle idée. Rien ne prouve que la peine de mort soit un moyen de dissuasion efficace contre la grande criminalité. Au contraire, nombre d'indices montrent que le rétablissement de la peine capitale ou le renforcement de son application dans certains pays n'a nullement contribué à la diminution du crime. Certains estiment même, au contraire, que son maintien favorise au sein de la société une banalisation de la violence. * * * Plus généralement, et du point de vue des droits de l'homme, je m'étonne que le débat sur l'efficacité des mesures répressives néglige quelquefois un principe de base dans toute société démocratique fondée sur la prééminence du droit. Il est sans doute vrai, du moins à court terme, que le respect des droits de l'homme peut limiter l'efficacité de l'action de l'Etat. Les mesures prises par l'Etat pour lutter contre la criminalité ne font pas exception. Encore faut-il s'entendre sur ce que l'on entend par "efficacité de l'Etat". Il n'est nul besoin de rappeler que certains des régimes les plus odieux que l'Europe ait connus au cours de ce siècle ont atteint leurs objectifs avec une grande efficacité. Or cette efficacité allait de pair avec les plus flagrantes violations des droits de l'homme et des principes liés à la prééminence du droit. Nous ne devons pas oublier que les droits de l'homme tirent une large part de leur raison d'être précisément du fait qu'ils imposent des restrictions à l'action de l'Etat. Non pas qu'ils aient pour objet de rendre l'action de l'Etat inefficace, mais, en protégeant l'individu, ils influencent nécessairement les modalités de son action. 14 Dans les années 70, alors que le terrorisme extrémiste était à son apogée en Allemagne, la Cour européenne des droits de l'homme fit une mise en garde qui n'est pas sans rapport avec le thème de ce Séminaire. Parlant des lois qui autorisent des mesures de surveillance secrète utilisées pour lutter contre le terrorisme, la Cour a insisté sur les limites de l'action des Etats contractants: "Consciente du danger, inhérent à pareille loi, de saper, voire de détruire, la démocratie au motif de la défendre, elle affirme qu'ils ne sauraient prendre, au nom de la lutte contre l'espionnage et le terrorisme, n'importe quelle mesure jugée par eux appropriée." (Arrêt Klass et autres du 6 septembre 1978, A 28 par. 49) Les limites que les Membres du Conseil de l'Europe se sont engagées à imposer à l'action de l'Etat sont bien claires. La Convention européenne des droits de l'homme, ses protocoles et la jurisprudence qui en est dérivée, la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants et les rapports du Comité pour la prévention de la torture, mais aussi diverses recommandations et résolutions adoptées par le Comité des Ministres, précisent ce qui acceptable et ce qui ne l'est pas en matière d'arrestation, de jugement, de condamnation et de traitement des personnes soupçonnées d'avoir commis des infractions, de quelque nature que ce soit. * * * Que l'on me comprenne bien. Je suis parfaitement conscient qu'à l'heure où l'ampleur préoccupante de la grande criminalité appelle incontestablement une réponse ferme, il ne suffit pas de répéter que certaines mesures sont inacceptables. Les droits de l'homme ne sont pas uniquement des impératifs catégoriques. Ils doivent aussi être vécus et compris. La tâche est immense mais c'est peut-être dans des cas semblables que l'existence d'une organisation internationale trouve tout son sens. En tout cas, le Conseil de l'Europe est déterminé à aider les Etats à surmonter les difficultés auxquelles ils sont confrontés. Comme je l'ai dit, l'objet de ce Séminaire est de permettre un échange d'idées en vue de trouver de nouvelles approches et de nouvelles formes de coopération pour lutter contre la grande criminalité tout en accordant aux droits de l'homme et aux libertés fondamentales le respect qui leur est dû. Sans vouloir anticiper les débats, je me permets d'avancer quelques idées en vue d'une action concrète. A partir des thèmes qui seront débattus durant ces deux journées et demi, je pense qu'il devrait être possible de dégager les principaux éléments d'un vaste projet du Conseil de l'Europe dont le thème général serait "Les droits de l'homme et la prévention et la répression de la grande criminalité". Deux axes principaux pourraient être dégagés : l'opinion publique et l'attitude des groupes professionnels, d'une part, les politiques en matière de criminalité d'autre part. Pour ce qui est du premier point, aucun effort ne doit être épargné pour faire comprendre à nos concitoyens pourquoi il faut combattre la grande criminalité dans le respect des droits de l'homme. De toute évidence, il importe de mettre en place des activités propres à sensibiliser le grand public et les groupes professionnels les plus directement concernés (principalement les organes chargés du maintien de l'ordre) sur les questions de prévention et de répression de la grande criminalité, et sur la nécessité de s'attaquer à ce problème sans porter atteinte aux droits de l'homme et aux libertés fondamentales. Pour les groupes professionnels, on mettrait l'accent, 15 d'une part, sur les problèmes de droits de l'homme qu'ils peuvent rencontrer dans l'exercice de leurs tâches, notamment lorsqu'ils sont confrontés à de grands criminels ou à des personnes présumées telles; d'autre part, sur la formation théorique et pratique nécessaire à ces professionnels pour pouvoir faire face à chaque situation. Pour le grand public, les efforts devraient s'articuler autour de la promotion d'une "culture des droits de l'homme", en veillant à ce que cette culture soit profondément enracinée dans toutes nos sociétés grâce à l'éducation aux droits de l'homme - dispensée dans les écoles et ailleurs -, mais aussi à des campagnes générales d'information. Il faudrait veiller tout particulièrement à sensibiliser les milieux médiatiques et les dirigeants politiques, et en général tous ceux qui ont une influence notable sur l'opinion publique. Dans ce contexte, je souhaiterais faire une remarque. L'information et la formation de l'opinion publique sont des tâches primordiales. Mais j'ai l'impression que, dans le domaine qui nous préoccupe, cette opinion publique sert souvent d'alibi. Les responsables politiques la mettent en avant pour justifier leur inaction ou, pire, la prise de mesures discutables. L'opinion ne serait pas "mûre" pour un changement. Qu'en savons nous ? Et même si c'est le cas, n'est-ce pas de la responsabilité des dirigeants politiques de faire évoluer les mentalités et parfois d'aller au-delà des sentiments immédiats, tout simplement pour affirmer et préserver certaines valeurs ? Le meilleur exemple est là encore celui de la peine de mort. Il m'arrive de discerner dans le discours politique une tendance à considérer cette solution "facile" comme un instrument bien commode pour convaincre la population qu'aucun effort n'est épargné pour infléchir la criminalité. Pareille attitude est extrêmement dangereuse et sert parfois en fait à cacher l'absence d'une politique criminelle sérieuse et cohérente. C'est l'occasion de rappeler qu'une politique pénale participe aussi - en bien ou en mal - à l'éducation de l'opinion. Un code pénal n'est pas simplement la liste des infractions et des sanctions. Il est aussi l'expression des valeurs fondamentales de la société concernée. Cela me conduit au deuxième volet du projet envisagé : que peut-on faire pour développer une législation et une politique criminelle efficaces? La réponse pourrait être recherchée dans deux directions que, faute de mieux, j'appellerai l'une "scientifique" et l'autre "pratique". La branche scientifique pourrait comporter des recherches et des études comparatives sur des questions telles que la législation et les stratégies visant à combattre la grande criminalité, y compris la coopération internationale dirigée contre les réseaux internationaux; les mesures de répression efficaces qui allient la nécessité impérative de combattre la criminalité et celle de respecter les droits de l'homme et les libertés fondamentales; les politiques en matière d'incarcération et les procédures concernant les personnes condamnées à perpétuité; les remises de peine et l'incompressibilité des peines; les mesures curatives, et notamment l'assistance psychiatrique et psychologique aux auteurs de crimes violents; les politiques de réinsertion qui fonctionnent; etc. Ces études et recherches pourraient être étayées par des séminaires ou des ateliers scientifiques permettant d'aborder les questions spécifiques qui en ressortent. Par ailleurs, ces rencontres pourraient déboucher sur des lignes de conduite et d'autres mesures. La branche pratique du projet pourrait viser les professionnels engagés dans le maintien de l'ordre ou la détention et ceux plus directement concernés par l'élaboration d'une législation et d'une politique nationales. L'idée de base serait de rassembler les représentants des différentes professions afin de mettre en commun les expériences et les bons exemples de la façon dont on 16 peut s'attaquer à la grande criminalité tout en respectant les droits de l'homme. De cette liste de suggestions, il ne faudrait pas déduire que rien n'a été fait jusqu'à présent. Bien au contraire, et plusieurs contributions à ce Séminaire rappellent les nombreuses réalisations du Conseil de l'Europe en ce domaine. L'idée de projet devrait permettre d'approfondir certains thèmes, de rendre encore plus cohérentes et coordonnées les diverses activités et surtout de mieux faire le lien avec le nécessaire respect des exigences des droits de l'homme. Par ailleurs, il rendrait plus aisé la prise en compte de domaines d'action apparemment connexes mais fondamentaux. Je soulignerai en particulier le rôle du développement social et de la cohésion sociale dans la prévention d'une escalade de la criminalité. Je me félicite de ce que l'une des sessions de ce Séminaire soit consacrée aux stratégies et aux actions qui peuvent être mises en place dans ce domaine, avec un accent sur le problème du chômage, la situation des jeunes et les politiques de la ville. En fait, les thèmes retenus pour les différentes sessions montrent bien que le Conseil de l'Europe est favorable à une approche globale. J'ajouterai que l'Organisation est un cadre européen idéal pour cela, car son expérience et ses activités embrassent tous les domaines concernés: les droits de l'homme, la coopération juridique, l'éducation et la sensibilisation, et la politique socio-économique. * * * J'aimerais conclure en formulant un double voeu. Bien sûr, j'espère sincèrement que les débats seront stimulants et fructueux dans la recherche de voies d'action concrètes. D'autre part, je souhaite que ce Séminaire contribue à faire prendre mieux conscience que la lutte contre la grande criminalité et le respect des droits de l'homme ne sont pas antinomiques. Ces deux objectifs peuvent et doivent être complémentaires, et ce d'autant plus qu'en dernière analyse, ils contribuent l'un comme l'autre à protéger les valeurs sur lesquelles reposent nos sociétés démocratiques: la dignité humaine, la liberté individuelle et la sécurité de chacun. Je vous remercie de votre attention. 17 PREMIERE SESSION LA GRANDE CRIMINALITE ET LE RESPECT DES DROITS DE L'HOMME DANS LES SOCIETES DEMOCRATIQUES EUROPEENNES Rapport introductif présenté par M. Mario CHIAVARIO, Professeur de procédure pénale, Faculté de droit, Université de Turin (Italie) 1. Engagements désormais communs à l'Europe toute entière, la sauvegarde et le développement de la démocratie pluraliste ne sont pas à l'abri de croissantes menaces, parmi lesquelles il faut compter la présence très active d'une criminalité de jour en jour plus agressive, notamment dans les pays de plus jeune démocratie (sans pourtant pouvoir en dire exemptés les autres). Cette présence ne se borne pas à poser de redoutables problèmes d'ordre public. Elle constitue à la fois un danger continu pour le fonctionnement concret et pour la survivance même des institutions démocratiques. On en arrive jusqu'à soupçonner que d'importants choix politiques et judiciaires puissent avoir été influencés directement par des organisations criminelles. De toute façon, la faiblesse (vraie ou supposée) des institutions publiques en face du crime engendre une déception répandue: d'où une riche nourriture pour les nostalgies des "pouvoirs forts", de l'autoritarisme, de la dictature. Rien d'étonnant si des durcissements violents de la politique, de la justice et de la pratique répressives sont alors largement souhaités, coûte que coûte. "Visez à la tête!" entend-on rugir, sans qu'on puisse qualifier de simple métaphore cette exhortation, surtout lorsqu'elle retentit dans les écoles de formation des jeunes policiers. De fortes pressions sont exercées notamment en faveur d'un recours sans scrupules à la peine capitale. L'abolition de la peine de mort est remise en cause par des déclarations officielles dans les pays mêmes qui avaient fait de cette abolition un symbole de la démocratie reconquise. D'ailleurs le court circuit de l'invocation politique de cette peine comme réponse aux nouveaux éclats de la criminalité ne semble pas être une prérogative exclusive de certaines nations: que l'on pense à l'allocution prononcée par le Président des Etats-Unis au lendemain de l'attentat d'Atlanta. 2. Pourtant, ce n'est pas par hasard que le refus de la peine de mort est devenu une des pierres angulaires de l'engagement européen pour la sauvegarde des droits de l'homme, de la sorte que l'adhésion au Protocole n° 6 à la Convention de Rome - interdisant absolument la peine capitale en temps de paix - est envisagée comme condition d'une pleine participation à la nouvelle Europe démocratique. Permettez-moi d'emprunter une célèbre phrase de Pascal pour réaffirmer par synthèse que ce refus - expression irréversible de la meilleure conscience de l'humanité - s'appuye sur des "raisons de la raison" et sur (de plus profondes) "raisons du coeur". Je ne saurais rien ajouter à cette conviction. Plutôt, faudra-t-il nous interroger pour savoir si notre "non" - motivé par une conception cohérente du droit à la vie (et plus généralement prononcé au nom des droits de l'homme comme fondement et objectif de la démocratie) - ne risque pas parfois d'apparaître dépourvu de crédibilité concrète, notamment lorsqu'il n'est pas accompagné d'un grand effort pour répondre autrement aux défis de la grande criminalité. On reste muet devant la réaction 18 passionnée de foules entières après la découverte des pauvres restes des victimes du "monstre de Marcinelle". D'ailleurs, il n'est pas faux de dire qu'une sorte de peine de mort déguisée et déformée est prononcée et exécutée chaque jour par une criminalité farouche et sans scrupules, le plus souvent contre des innocents. Et l'on nous questionne, non sans des sous-entendus polémiques: quelle est, à cet égard, l'attitude de ceux qui assurent de parler et d'opérer au nom des droits de l'homme? Au niveau théorique, c'est notamment à la doctrine de la Drittwirkung que revient le mérite d'avoir défriché un terrain fertile de discussions démonstratives d'une aiguë sensibilité pour ce genre de problèmes. Ici, par ailleurs, il convient plutôt de s'interroger sur les contributions que le "vivant" système de contrôle européen du respect des droits de l'homme a pu donner en termes de concrète prise de conscience des attaques auxquelles ces droits sont exposés tant de la part de la criminalité qu'à cause des abus et prépotences des pouvoirs publics. 3. Nous pensons d'emblée à la clause de l'article 15 de la Convention européenne, où nous trouvons tracée la distinction entre certains droits - ne souffrant absolument aucune dérogation dans la mesure où des clauses spécifiques de la Convention les reconnaissent - et les autres droits et libertés protégés, susceptibles, quant à eux, de dérogations «dans la stricte mesure où la situation l'exige», non seulement en cas de guerre mais aussi «en cas d'autre danger public menaçant la vie de la nation». On pourrait essayer de s'interroger sur les raisons des différentes attitudes adoptées vis-à-vis de cette réserve de dérogation par les divers pays membres du Conseil de l'Europe: par exemple, il résulte que l'Italie ne l'a jamais invoquée formellement, encore qu'elle puisse - en matière de terrorisme et de mafia - mettre sa législation d'urgence à l'abri de la plupart des critiques soulevées contre elle. Il est pourtant plus important de remarquer le soin pris par la Cour européenne (à partir de son premier arrêt sur l'affaire Lawless) de veiller à une observance effective des conditions formelles et matérielles établies pour l'application de l'article 15, afin que cet outil très délicat demeure une arme défensive vraiment extrême. Même en dehors de tout recours à l'article 15 - clause de dérogation à la fois générale et exceptionnelle -, la question de la grande criminalité s'est également posée à la Cour européenne, amenée par ce biais à creuser plus au fond la notion et la portée de certains droits et libertés reconnus par la Convention de Rome. On pourrait dire que le système tout entier de la Convention de Rome donne fondement et substance à cette exigence de mise au point, s'il est vrai que le «respect de la liberté» et la «prééminence du droit» n'y sont pas conçus exclusivement comme des limites à l'action des organes des Etats, mais plus généralement comme des sources inspiratrices d'un modèle opératif d'ordre général. Il y aurait plutôt à s'étonner de la rareté des références faites par la jurisprudence européenne à l'article 17 de la Convention, dont le rôle semblerait remarquable dans le sens où il interdit une interprétation des droits de l'homme apte à favoriser l'usage abusif de ces mêmes droits afin de les détruire. En effet, la mise en oeuvre d'activités et l'accomplissement d'actes «visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la... Convention» ne sont pas étrangers à la grande délinquance. Néanmoins, on comprend les prudences et les réticences percevables au sujet de cette clause, accusée entre autres de s'être prêtée, à l'époque de la "guerre froide", à être employée comme moyen de persécution idéologique. 19 4. De toute façon, la Cour ne s'est pas soustraite aux problèmes de fond, allant jusqu'à s'interroger sur de possibles limitations à ces mêmes droits que l'article 15, alinéa 2, inscrit au catalogue des droits ne souffrant aucune dérogation. Au sujet de l'interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants, un arrêt très récent (affaire Ribitsch) souligne toutefois d'une manière très nette que l'article 3 de la Convention «prohibe en termes absolus» les pratiques dont il s'agit, «quels que soient les agissements de la victime»; de surcroît, ladite décision rappelle une jurisprudence antérieure selon laquelle «les nécessités de l'enquête et les indéniables difficultés de la lutte contre la criminalité ne sauraient conduire à limiter la protection due à l'intégrité physique de la personne». Quant au droit à la vie, la Cour a bien tenu compte du fait que l'article 2 de la Convention n'exclut pas la légitimité du recours à la force meurtrière lorsqu'il est «rendu absolument nécessaire» pour empêcher certaines manifestations de criminalité. Cependant, à l'occasion d'une affaire concernant l'emploi de cette force par des militaires contre des personnes soupçonnées de préparer un attentat terroriste (arrêt Mc Cann et autres), elle a souligné son devoir d'«examiner très attentivement... non seulement la question de savoir si la force utilisée... était rigoureusement proportionnée à la défense d'autrui contre la violence illégale, mais également celle de savoir si l'opération anti-terroriste a été préparée et contrôlée par les autorités de façon à réduire au minimum, autant que faire se peut, le recours à la force meurtrière». Conclusion, dans le cas d'espèce: reconnaissance d'une violation de la Convention. En revanche, la Cour européenne n'a pas eu l'occasion de s'occuper directement, jusqu'ici, de la portée de l'article 1er du Protocole n° 6 interdisant la peine de mort en temps de paix. Cet article a été évoqué d'une façon indirecte et non résolutive dans l'exposé des motifs de l'arrêt Soering, par lequel la Cour a empêché l'extradition d'un condamné à mort à cause du défaut d'assurances contre un traitement "inhumain" avant l'exécution. Décision (à l'époque) "historique", cet arrêt est par ailleurs un signe évident des limites imposées par une situation d'espèce très particulière. 5. De plus directs et fréquents échos des exigences de la lutte contre la criminalité se retrouvent - et pour cause - dans les décisions de la Cour européenne concernant les articles 8, 10 et 11 de la Convention de Rome. La sécurité nationale, ainsi que la sûreté publique, la prévention du crime et l'autorité du pouvoir judiciaire, y sont en effet mentionnées parmi les intérêts publics susceptibles de justifier des mesures étatiques en tant que «nécessaires dans une société démocratique», encore que limitatives, soit du droit au respect de la vie privée, du domicile, de la correspondance, soit des libertés d'expression, d'association, de réunion. Des mouvements analogues (au moins dans une certaine mesure) se sont pourtant développés par rapport à ces mêmes droits dont la définition donnée par la Convention n'est pas limitée par de telles clauses d'ordre général: notamment, le droit à la liberté et à la sûreté de la personne (article 5) et le droit à un procès équitable dans ses spécifications et développements (article 6). Quant à ces droits, il est du reste évident que la question des limites éventuelles se pose le plus directement et le plus fréquemment par rapport aux exigences de la lutte contre la criminalité, étant donné que leur domaine d'application coïncide largement avec les domaines typiques de l'action de la police et des autorités judiciaires. Par ailleurs, il n'est pas faux de dire que cette mise au point à laquelle je faisais allusion s'est réalisée ici plus en termes de réglage de la dynamique intérieure auxdits droits qu'en termes d'élaboration de critères extérieurs de limitations: jusqu'à conduire la Cour à une espèce de "réécriture" de l'interprétation des droits en question, au sens où les conclusions qu'on tirerait quant à leur portée par rapport à des situations 20 "normales" ne sont plus nécessairement les mêmes lorsqu'on a à faire à la grande criminalité. 6. Il serait impossible ici de pénétrer dans tous les replis de cette jurisprudence (illustrée et richement commentée par un essai très récent de M. De Salvia, Bulletin des droits de l'homme, 1996, n° 5). Le nombre et la qualité des opinions dissidentes jointes à chaque arrêt, témoignent de l'importance des problèmes soulevés et à la fois du niveau des passions et des tensions qu'ils entraînent presque inévitablement. Ce sont d'ailleurs des tensions et des passions que la culture et la vie sociale de nos pays expérimentent chaque fois que le but de combattre la criminalité est déclaré comme l'inspirateur d'une législation limitative de certains droits et libertés, bien enracinés dans (une partie au moins de) la conscience civique. On a mentionné les lois italiennes, parmi lesquelles il faut compter surtout la législation d'urgence introduite après les meurtres de Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, touchant entre autres au droit de la preuve pénale et au régime pénitentiaire spécial pour les détenus qui demeurent membres actifs de certaines organisations criminelles. Comment oublier, d'ailleurs, la législation anglaise qui a modifié sensiblement le régime des conséquences du silence de l'accusé en intervenant sur une des institution les plus représentative d'une certaine approche de la procédure pénale sous l'angle des droits de l'homme? Ou bien encore la toute récente législation française "anti-terrorisme", concernant les étrangers en situation irrégulière et soumise au contrôle du Conseil constitutionnel qui en a censuré certains aspects, y compris la faculté conférée à la police d'effectuer des perquisitions nocturnes au-delà des limites ordinaires? Ce sont d'ailleurs ces tensions et ces passions, lorsqu'on a réussi à les maîtriser avec une réciproque tolérance de fond, qui ont constitué, sans doute, un des facteurs essentiels de survivance de la démocratie en Europe pendant les années les plus sombres. 7. Juge des violations concrètes des droits de l'homme et des libertés fondamentales, la Cour européenne refuse systématiquement le rôle de juge des lois étatiques en tant que telles. Elle n'a néanmoins pas manqué d'envoyer des signaux assez clairs aux législateurs et plus généralement aux institutions des Etats engagées à mettre en oeuvre des mesures de protection contre la criminalité. Pour ne parler que des signaux d'ordre général, je dirais que la Cour donne à la fois des encouragements et des mises en garde. Des mises en garde, bien sûr et surtout en ce qui concerne l'inadmissibilité de ces mesures qui ne respectent pas des critères de nécessité et de proportion; sans pouvoir oublier l'avertissement consistant à ne jamais franchir certaines frontières eu égard à la notion même de chaque droit. "On n'a qu'à choisir", tel est le florilège des "condamnations", d'autant plus intéressantes qu'elles résultent d'habitude d'un exposé admettant au préalable que telle ou telle autre règle peut subir des extensions, des dérogations ou des interprétations moins rigides lorsqu'il s'agit de faire face à certaines formes de criminalité. Il y a de telles décisions au sujet du secret de la correspondance des détenus (arrêts Campbell et Messina), des délais de la garde à vue (arrêt Brogan et autres) ou bien de la détention provisoire (arrêt Tomasi), des conditions de légitimité des mesures restrictives de liberté (arrêts Guzzardi et Ciulla), des limitations au droit d'interroger les témoins à charge (arrêts Lüdi et Saïdi)...; ce dernier aspect, notamment significatif à cause de ses relations avec la question de l'utilisation des informations émanant de personnes infiltrées et des "collaborateurs en justice" provenant des organisations criminelles elles-mêmes (instruments aussi importants qu'extrêmement difficiles à maîtriser...). 21 8. En somme, pas de carte blanche aux Etats au nom de la lutte contre la criminalité. Cependant, comment oublier les encouragements - découlant également de cette jurisprudence - pour une politique pénale attentive à ne pas confondre le respect des droits de l'individu avec une abstraite et naïve vente d'illusions à bon marché, porte ouverte à la rémission des plus démunis à la pire délinquance? Tout d'abord, j'aimerais signaler la valeur de principe d'un avertissement à ne pas écraser la personne du témoin et de la victime pour ne voir que les droits de l'accusé. Par rapport à une affaire de drogue, l'arrêt Doorson vient d'affirmer que le maintien de l'anonymat d'un témoin peut se justifier en certaines situations, justement parce que «les principes du procès équitable commandent... que, dans les cas appropriés, les intérêts de la défense soient mis en balance avec ceux des témoins ou des victimes appelés à déposer», dès lors qu'«il peut y aller de leur vie, de leur liberté ou de leur sûreté». Démarche significative vers ce "statut des droits de la victime" (et du témoin) qu'on souhaiterait lire dans les textes à côté du statut des droits de l'accusé. Deuxième exemple. Tout en excluant pouvoir prétendre à une collaboration active de l'accusé avec les organes de la poursuite et du jugement (cf. dernièrement l'arrêt Yagci et Sargin) et tout en affirmant que l'Etat doit toujours assurer une organisation des structures et une conduite des procédures afin d'éviter des retards au détriment du droit de l'accusé à une durée raisonnable de la procédure et de l'éventuelle détention, la Cour a également exclu qu'une personne puisse se plaindre des retards qui sont l'effet des obstructions interposées par sa défense (cf., entre autres, l'arrêt Vendittelli). N'est-ce pas une manière de souligner que les abus et les détournements d'un droit (en l'espèce, à la défense) ne sont pas la même chose que l'exercice loyal de celui-ci, d'autant plus que ces abus se traduisent en entraves au respect d'une exigence (la durée raisonnable des procédures judiciaires) dont l'objet est à la fois celui d'un intérêt essentiel de la collectivité et celui d'un autre droit fondamental de l'individu? De même, l'accord entre certaines mesures de prudence adoptées au niveau étatique et la jurisprudence de la Cour européenne est plein, dans la mesure où la Cour reconnaît, par exemple, que les liaisons d'un détenu avec une organisation criminelle rendent plus lourd le poids du danger de fuite qu'il faut apprécier afin de décider du maintien de la détention provisoire (arrêt Van der Tang). Parfois, enfin, la Cour n'a pas hésité à déclarer que certaines mesures ne sont pas censurables en elles-mêmes, encore qu'on puisse en discuter les modalités et le domaine d'application. Un exemple récent en est donné par l'arrêt Welch: la Cour, tout en constatant une violation de l'article 7 de la Convention à propos d'une confiscation prononcée sur la base d'une loi rétroactive, souligne que sa censure «ne concerne que l'application rétroactive de la législation pertinente et ne remet nullement en cause les pouvoirs de confiscation conférés aux tribunaux pour leur permettre de lutter contre le fléau du trafic de stupéfiants». 9. Il en résulte des jalons dont l'importance dépasse les occasions ayant donné lieu aux solutions d'espèce. En résumé, on pourrait dire qu'une distinction y trouve appui entre une répression ne voulant pas connaître de limites et une politique pénale pourvue de toute arme nécessaire, encore que pas prête à renoncer aux valeurs de la légalité et du respect des droits de l'homme. Ce rapport n'a pas pour tâche d'approfondir les conséquences de la distinction, en termes d'une discussion des moyens en matière pénale et pénitentiaire, d'action de la police, etc., 22 auxquels le Séminaire réserve à juste titre une attention et une place spécifiques. Je m'en tiendrai donc à des considérations générales. 10. Je dirais d'abord qu'une condition préalable pour l'efficacité d'une telle politique pénale est la prise de conscience de la considérable diversité et de la complexité des phénomènes qui se rattachent à la plaquette "grande criminalité". Toute attitude unilatérale serait "détournante": y compris - mais non seulement - la condescendance aux voix populaires qui ne discernent que les aspects les plus visibles (et donc non nécessairement les plus graves) et qui souvent ne réclament que des mesures bonnes tout au plus à abattre la pointe de l'iceberg. Dans la perspective du refus de tout unilatéralisme, on ne saurait par ailleurs oublier les relations entre les problèmes de la "grande" criminalité et ceux de la "petite" délinquance: relations qui se posent parfois en termes d'organisation, souvent en termes d'attraction de la seconde par la première; de toute façon, relations indiscutables au niveau de la sensibilité de l'opinion publique lorsque la "petite" délinquance est perçue directement par la présence menaçante et envahissante de la personne ou du groupe qui empêche le normal déroulement de la vie quotidienne. Bienvenue est la recherche de toute alternative à la prison pour une foule de personnes mises en marge de la société: pourvu qu'elle ne se traduise pas dans une perspective de pure et simple impunité. 11. Une autre donnée d'ordre général dont il faut prendre conscience est la croissance exponentielle des ressources financières et technologiques dont la grande criminalité d'aujourd'hui peut disposer en vue de la dissimulation de ses conduites et, plus généralement, de l'altération, de la manipulation et de la fausse pré-constitution des preuves: la pratique des abus sexuels et de la traite des mineurs organisée moyennant les structures sophistiquée d'"internet" nous en a donné le dernier exemple choquant. La constatation devrait être riche de conséquences à plusieurs niveaux, à commencer par celui de la technique des incriminations. La Convention de Strasbourg sur le blanchiment des capitaux semble exhorter au courage, tandis qu'une attitude plus convergente des Etats européens serait souhaitable dans un domaine différent, c'est-à-dire quant à la question de l'incrimination des simples faits d'appartenir ou d'apporter un soutien à une organisation criminelle. Tout cela, bien sûr, à condition que les principes de légalité et de non rétroactivité soient respectés et que la prohibition pénale ne s'élargisse pas jusqu'à réprimer des actions ou des omissions constituant «l'exercice normal» des droits de l'homme (arrêt Engel). Mise en oeuvre de nouvelles sanctions portant sur les activités et sur les biens, régime de la prescription, mises à jour de la réglementation du secret bancaire, meilleure spécialisation et meilleure coordination - nationale et internationale - entre les enquêteurs...: ce ne sont que quelques-uns des autres aspects concernés. Les succès déjà obtenus poursuivant les objectifs connexes démontrent que ce sont là des routes à privilégier. J'ajouterai toutefois qu'un effort est requis de la part de la culture des preuves pénales: s'il est nécessaire de réaffirmer l'importance d'un nombre de principes - à partir de la présomption d'innocence - élaborés pendant les siècles pour la sauvegarde de l'individu contre les pires héritages de l'approche inquisitoire, il est aussi important qu'on ne mette pas d'entraves "doctrinales" aux légitimes engagements pour combattre les abus de ces principes, aujourd'hui sans doute plus faciles que jadis. 12. L'efficacité de la justice répressive, à partir du stade de la recherche des preuves des infractions et de leurs auteurs, est sans nul doute un élément essentiel d'une lutte contre la criminalité. Cette justice efficace a d'ailleurs un besoin essentiel de la solidarité active des ci- 23 toyens; solidarité capable de vaincre les murs de silence qui s'opposent souvent à la découverte des malfaiteurs mais surtout capable de démentir une opinion répandue, selon laquelle les contre-pouvoirs constitués par la délinquance seraient plus fiables que les institutions de l'Etat. Pour conquérir cette solidarité, les institutions judiciaires ont d'ailleurs besoin, elles-mêmes, d'une grande crédibilité. On a déjà mentionné la durée raisonnable des procès, facteur essentiel de cette crédibilité: son importance est en effet indéniable autant sous l'angle de la protection des droits de la personne accusée (premièrement de l'accusé innocent) que du point de vue de la sauvegarde de l'exigence de justice de la collectivité, proie autrement facile des séductions de la justice sommaire. Il faut également au moins ajouter l'exigence du plus grand et plus transparent - effort d'égalité effective dans l'administration de la justice, faute de quoi la solidarité des citoyens avec les institutions judiciaires ne sera jamais constante et sincère. N'est-il pas vrai qu'une large partie de la crédibilité de la justice nationale - et par conséquent les chances d'obtenir une solidarité totale et active de l'ensemble de la population contre la grande criminalité - se mesurent en fonction de la capacité de la justice de se dresser contre la corruption des hauts fonctionnaires de l'Etat et en son sein même? A un tout autre degré, la capacité d'une équitable mais sévère répression des grands criminels contre l'humanité par des organes permanents de justice pénale internationale se présente pour sa part comme une exigence essentielle, allant au-delà des démarches faites - mais aussi des controverses soulevées - à partir du procès de Nuremberg, pour en venir aux Cours instituées par l'ONU afin de juger les crimes commis dans les territoires de l'ex-Yougoslavie et du Rwanda. Sous un tout autre angle, on a déjà remarqué que l'impunité n'est pas la solution la mieux appropriée aux problèmes de la petite délinquance. Au risque d'apparaître banalement répétitifs, il est enfin nécessaire de toujours rappeler la plus élémentaire des exigences d'égalité entre les justiciables, c'est-à-dire la nécessité d'une effectivité de l'assistance défensive - et plus généralement de l'aide judiciaire - en faveur des personnes plus faibles, économiquement et socialement: c'est bien au nom de cette "effectivité" que la Cour européenne a prononcé de nombreux arrêts de condamnation. 13. Tout en renonçant aux rites barbares de la peine de mort et des autres sanctions inhumaines, une démocratie moderne a elle aussi - on dirait même qu'elle l'a au plus haut degré - le devoir d'assurer une justice répressive efficace et crédible, élément essentiel encore à présent de toute stratégie anti-criminalité. Il faut néanmoins être de plus en plus conscients que l'action de la justice répressive pour essentielle qu'elle soit - ne saurait être que réparatoire et subsidiaire, sans pouvoir agir sur les causes les plus profondes des maladies dont la grande criminalité est une des expressions les plus troublantes. Il ne s'agit pas seulement de l'ancien dualisme "prévention-répression"; la complexité de la vie contemporaine tout au moins confère à ce dualisme de nouvelles perspectives, ne serait-ce que du point de vue de l'organisation du contrôle sur certaines activités (la production et la vente des armes ou des stupéfiants, notamment). D'ailleurs, la conscience de la simple subsidiarité de la justice répressive - c'est-à-dire la conscience que les réponses répressives à la criminalité ne sont malgré tout que des réponses partielles, tardives et insuffisantes - nous aide à mieux penser aux autres réponses "en amont". Le Séminaire a le mérite de réserver une place privilégiée à ces aspects, par rapport auxquels le juriste n'a pas autre chose à faire qu'écouter et essayer d'apprendre. De lui-même, toutefois, il constatera que la question des droits de l'homme est plus que jamais enracinée au coeur de ces 24 mêmes problèmes "de contexte", sous forme du droit à une vie familiale, du droit à l'instruction, du droit au travail... c'est-à-dire sous forme de droits non moins essentiels que ceux dont on a davantage discuté dans ce rapport, encore que - faut-il continuer à le reconnaître - moins faciles à protéger par la seule démocratie formelle, du fait qu'ils évoquent au plus haut degré une action positive des institutions publiques et de la société toute entière pour l'accumulation et la distribution des ressources matérielles et spirituelles nécessaires à les satisfaire, non sans dégager des tensions et des solidarités parmi les plus aiguës entre membres d'une même collectivité nationale et entre une population et une autre. D'où l'importance, non seulement des éthiques et des politiques de la famille, de la jeunesse, du territoire, du plein emploi, de l'aide sociale... mais également de nouveaux problèmes et de nouveaux horizons - par exemple - en ce qui concerne l'immigration étrangère et le droit d'asile, surtout lorsqu'une bonne partie de la population est persuadée - à tort ou à raison - que certains phénomènes ont été accrus à cause des installations massives de nouveaux groupes ethniques sur un territoire: en effet une compréhensible demande de légalité et de sûreté se mêle facilement et dangereusement au racisme, encore que cela même suscite par réaction des retours inespérés d'orgueil pour de séculaires traditions d'ouverture d'un peuple envers les démunis et les persécutés du monde. Eloquents - mais bien loin d'être tout à fait exceptionnels dans notre Europe de l'Ouest - sont les derniers évènements de cet été en France. 14. Efficacité, crédibilité, subsidiarité de la justice répressive: ce sont des facteurs - tous ensemble - essentiels pour la réussite de l'action globale de nos sociétés afin de combattre la grande criminalité sans détriment des droits de l'homme. Ce sont à la fois des objectifs dont la conquête a besoin de l'apport essentiel des forces morales de la société, c'est-à-dire de la force de consciences individuelles et collectives informées et formées, pour être capables de ne pas s'arrêter ou de ne pas s'égarer à l'impact souvent violent de ce qu'on voit et perçoit d'emblée. D'où l'importance de cette réflexion sur les véhicules d'information et de formation à laquelle la dernière partie du Séminaire est réservée. Education et médias: toujours tentés - les seconds surtout - de s'ériger en juges avant les jugements, souvent transformés en marchands d'images partielles et parfois déformées de la criminalité, des enquêtes, des procès pénaux...; mais à la fois, l'une et les autres, sources indispensables de soutien et de contrôle démocratiques d'une justice rendue au nom d'un peuple libre. Il leur appartient aussi de faire rester dans la mémoire collective le sens de l'appel aux Chartes des droits de l'homme, tel qu'il a inspiré certains mouvements clandestins contre la dictature. L'Europe "une", tout au moins dans le sens - nullement acquis à jamais - d'une adhésion commune à la démocratie pluraliste, est un résultat obtenu surtout en vertu des "espoirs contre tout espoir": grâce à d'innombrables engagements individuels, payés souvent au prix du sang, et grâce aussi à la longue et amère patience des peuples, capables de supporter sans s'anéantir, de lutter le plus souvent en silence et finalement de renverser par la force des consciences les oligarchies et les tyrannies qui s'étaient établies dans leurs pays. L'étendard (longtemps caché) des droits de l'homme a pu être source de force et de courage pour ces individus et pour ces peuples. C'est pourquoi, aujourd'hui, on discerne une lourde responsabilité de la culture juridique et des institutions ayant fait de la sauvegarde et du développement de ces droits un but essentiel de leur réflexion et de leur action. Il s'agit de ne pas réduire cet étendard à une oriflamme d'apparat, dont la splendeur s'altère et s'efface au contact des problèmes et des angoisses de la vie quotidienne. 25 Communications écrites relatives au rapport introductif:la grande criminalité et le respect des droits de l'homme dans les sociétés démocratiques européennes Communication écrite par M. Pier Luigi VIGNA, Procuratore nazionale antimafia, Florence (Italie) Revue des institutions de droit pénal, processuel, pénitentiaire et d'investigation en vigueur en Italie pour la répression de la criminalité organisée 1. Prémisse La présence et l'oeuvre presque trentenaire, en Italie, de la criminalité organisée ont mis notre pays dans la nécessité d'élaborer des formes d'intervention toujours plus incisives et adéquates quant à la prévention et à la répression des groupes criminels tant subversifs que maffieux, ou maffieux subversifs. On a, à juste titre, noté que ces phénomènes criminels constituent une espèce de "cancer mortel qui attaque le tissu économico social en profondeur et produit des métastases en mesure de menacer de près le coeur même de l'Etat" (c'est ce que l'on peut lire dans "Rapport Italie" Document d'introduction du Ministère de la Justice à la Conférence mondiale sur le crime organisé, qui a eu lieu à Naples en novembre 1994). La caractéristique des interventions normatives et organisatrices pour contrer le crime organisé présente, au point où nous sommes, une projection multiforme sur les différents moments où il se manifeste, qui vont de la prévention à la répression et qui englobent les aspects relatifs au traitement moyennant sanction ainsi qu'au traitement processuel et pénitentiaire. La caractéristique principale de ces interventions est qu'elles présentent des moments intenses de connexion et d'interaction, de sorte que chacune d'entre elles doit être lue dans le plus ample contexte possible où elle se situe. C'est le cas, pour donner un exemple, de la norme qui prévoit un traitement pénitentiaire "de récompense" pour les maffieux qui collaborent avec la justice et dont la "productivité investigatrice" est étroitement liée à la norme, de signe opposé, qui prévoit un texte de grande rigueur pour les maffieux qui refusent la collaboration en assumant un comportement "d'irréductibilité". Malgré la prévision articulée des interventions, le système apparaît, toutefois, toujours plus perfectible par rapport à la physionomie, organisationnelle et pratique, des associations criminelles, sans compter qu'il apparaît indispensable, pour affronter les phénomènes criminels supranationaux, de renforcer les instruments de la coopération internationale. 2. Une définition possible de la criminalité organisée Il peut sembler étrange - et pourtant il en est ainsi - qu'en présence du système que l'on a 26 cherché à définir dans ses lignes essentielles, il manque dans le système italien la définition de la criminalité organisée. Il est certain cependant que ce tissu normatif complexe, dont on a parlé, est né de la conscience que l'action devait être dirigée, non pas vers des groupes génériques de bandits ou de délinquants, mais contre des associations criminelles ayant des caractéristiques "d'envahissement" de type politique et économique, qui se manifestent dans la prétention d'assujettir au pouvoir proprement dit des parties du territoire en les soumettant, avec toute la population qui y habite, à une espèce de "souveraineté alternative". C'est probablement cela le "coeur" de notre criminalité organisée, selon la notion élaborée par des spécialistes de politique et de sociologie criminelle. Une lecture attentive des normes en vigueur - qui toutefois ne contiennent pas la définition de ce phénomène - permet néanmoins d'établir que le législateur a envisagé trois typologies de criminalité organisée. La première est constituée par des infractions du ressort du Parquet national antimafia et des parquets de district et il s'agit d'infractions caractérisées par la nature maffieuse, à l'instar des infractions d'association de malfaiteurs de type maffieux ou pour commettre des crimes concernant les stupéfiants et des crimes de séquestration de personne à des fins d'extorsion et, en général, de ceux commis à travers des méthodes maffieuses ou pour faciliter l'activité des associations de maffia (voir article 51 co 3-bis, Code de procédure pénale). La deuxième catégorie est constituée de crimes subversifs terroristes (massacres, attentats, bandes armées...) et du délit d'association non maffieuse de malfaiteurs. En ce qui concerne ces délits, le Parquet général près la Cour d'appel peut exercer, à défaut de coordination des enquêtes, le pouvoir d'évocation en se subrogeant au Procureur de la République qui serait compétent selon les règles ordinaires (article 372 co 1-bis, Code de procédure pénale). La troisième catégorie est enfin constituée par une série d'infractions qui, tout en n'étant pas nécessairement le fait de groupes criminels organisés, peuvent cependant être liés à ces derniers (pensons aux rapines, aux extorsions, aux infractions en thème d'armes ou de vente de stupéfiants). La diversité ontologique entre les trois catégories implique qu'elles ne subissent pas le même traitement. On utilise donc une sorte de "force décroissante" selon qu'il s'agisse de crimes de maffia ou de crimes génériques et communément organisés. Pour donner un exemple: les interceptions préventives et les perquisitions d'édifices tout entier ou de blocs d'édifices (article 25-bis et ter, décret-loi 306/92) sont consenties uniquement pour les infractions de maffia et le régime pénitentiaire de rigueur a différentes gradations selon qu'il s'agisse de condamnés pour maffia ou pour d'autres faits de criminalité organisée (article 4-bis, loi 354/1975). 3. Les nouveaux crimes relatifs au terrorisme et à la subversion et le système de protection des collaborateurs de la justice L'action des organisations terroristes a stimulé le législateur en vue de la création de nouvelles figures d'infractions, création rendue nécessaire par les "vides" qui, sinon, auraient 27 caractérisé le système pénal. De fait, en 1978 - après la séquestration de Moro -, naissent les figures de la séquestration à des fins terroristes-subversives et, à la fin de 1979, celles relatives à l'association à des fins de terrorisme ou de subversion de l'ordre constitutionnel (article 270-bis, Code pénal) et à l'attentat réalisé en vue de la même finalité (article 280, Code pénal). En outre, ont été créées non seulement une circonstance aggravante spécifique pour les crimes commis à des fins de terrorisme mais également une circonstance atténuante spéciale pour celui qui collabore avec l'autorité judiciaire et de police en ce qui concerne ces crimes. C'est le premier germe politico-judiciaire visant au développement des collaborations processuelles ou, comme on dit dans le langage commun, des textes stimulateurs du "repentilisme". Il faut néanmoins mettre en garde de suite sur le fait que ce terme, d'usage journalistique, déforme la vision du phénomène en lui attribuant une connotation de caractère éthique qui est plutôt étrangère aux normes de "récompense", dont l'applicabilité fait abstraction des motivations intérieures du sujet en se basant, au contraire, sur des données objectives consistant en l'éloignement du groupe criminel et en la contribution offerte à l'enquête. Il existe encore des interventions occasionnelles de droit "récompense" dans le domaine des séquestrations de personne à des fins d'extorsion (loi 30.12.1980, n° 894) et des stupéfiants (articles 73, 74 T.U.S.), si bien que, en 1991, on a prévu, toujours pour les infractions de maffia, le régime de la "double voie" expérimenté pour les crimes de terrorisme, moyennant l'introduction d'une circonstance aggravante spéciale pour celui qui les commet et d'une circonstance atténuante pour celui qui collabore dans les enquêtes y relatives (articles 7, 8, décret-loi 152/91). Ensuite, avec le décret-loi du 15 janvier 1991, n° 8, édicté par la loi du 15 mars 1991, n° 82, un ensemble organique de normes en faveur de la protection de ceux qui collaborent avec la justice voit le jour, protection qui précédemment était soumise à l'initiative, sporadique et désorganisée, des organes enquêteurs. Grâce au nouveau système, ceux qui sont exposés à un certain danger en raison des déclarations de collaboration rendues peuvent bénéficier d'un programme spécial de protection délibéré, sur proposition du Procureur de la République qui effectue les enquêtes, par une Commission centrale instituée près le Ministère de l'intérieur, présidée par un sous-secrétaire d'Etat et composée de magistrats et de membres des forces de police. L'admission au programme spécial de protection a pour conséquence la jouissance de mesures de sécurité et d'assistance économique, en sus d'un traitement pénitentiaire particulier permettant de jouir sans aucune limite des mesures alternatives à la détention (par exemple, placement en probation au service social, détention domiciliaire, licences récompenses, etc.). Un Service central (actuellement articulé également en quelques noyaux périphériques) assure la réalisation du programme spécial de protection. A l'heure actuelle, plus de 7000 personnes (parmi les collaborateurs et leur famille) jouissent du système de programmes créé en janvier 1991. C'est précisément ce nombre tellement élevé de bénéficiaires qui risque de le mettre en crise, au point que des réformes possibles sont à présent à l'étude. 28 En vue de stimuler la collaboration, on prévoit également des "colloques investigateurs" avec les détenus, que peuvent organiser tant le Procureur national antimafia que des membres qualifiés des forces de police. Aux prévisions "de faveur" pour les collaborateurs s'opposent celles "de rigueur" pour les maffieux irréductibles, qui non seulement subissent une augmentation de la peine pour les crimes commis, mais qui peuvent aussi être soumis à un régime pénitentiaire différencié par rapport aux détenus normaux, avec leur placement dans des prisons spéciales ou des sections de ces dernières et avec des limitations adéquates des rapports avec l'extérieur. Ceci subséquemment à l'expérience pratique qui a démontré qu'en profitant des colloques ou de la correspondance, les "boss" continuaient à diriger de la prison le groupe criminel d'appartenance. 4. Les interventions au niveau du procès pénal et des organes des enquêtes Au lendemain du massacre de Capaci, on a érigé des dispositions (décret-loi 306/92) visant à rendre plus opérant le système de procédure pénale à l'égard des auteurs des crimes caractérisés par une forte connotation criminelle. En résumé, on a: - permis l'utilisation processuelle des actes d'enquête et une circulation plus souple des preuves entre les procès en connexion; - protégé la sphère privée des sources de preuve; - déterminé de façon innovatrice l'objet, les modalités et les temps de l'enquête. Ces interventions ont suscité des critiques de la part des chercheurs et des défenseurs en raison du fait qu'elles compromettent certains principes sur lesquels se base le procès de type accusatoire, en vigueur chez nous depuis octobre 1989. Il faut reconnaître un véritable fondement à ces critiques, mais il est également incontestable que les dispositions innovatrices ont permis d'éviter à la limite que les organisations criminelles n'interviennent, avant le débat, en pénalisant ainsi le déroulement normal des enquêtes et en permettant aux offices du parquet de procéder à des enquêtes secrètes (sur les crimes de maffia) pendant une période importante eu égard aux exigences de ces procédures particulières. En 1991 encore, l'Etat a intensifié les structures d'investigation. Cette année-là, en effet, sont nés (avec les décrets-lois 152/1991, article 12) les services centralisés des différentes forces de police (SCO pour la police de l'Etat, ROS pour l'arme des Carabinieri, SCICO pour le corps de la Guardia di Finanza) et, encore au cours des derniers mois en 1991, la DIRECTION D'INVESTIGATION ANTIMAFFIA (composée d'une force interarmées), ainsi que le Parquet national antimafia et les parquets des districts antimafia. Les compétences attribuées ensuite à ces structures d'investigation comprennent: 29 - des interceptions (même du milieu) afin de "prévenir et de s'informer sur les crimes de maffia"; - des opérations de sous couverture (ayant comme finalité l'infiltration dans le groupe criminel) au regard des stupéfiants, des armes et du blanchiment; - des opérations contrôlées (visant à vérifier les développements de la procédure criminelle) également en ce qui concerne les extorsions, les séquestrations de personne à des fins d'extorsion, l'usure; - l'utilisation d'informations provenant des Services de sécurité, dont l'activité d'information porte, à l'heure actuelle, sur les groupes criminels organisés qui menacent les institutions et l'épanouissement de la société civile (article 2 co 1, décret-loi 315/1991). 5. Développements ultérieurs dans le droit substantiel De l'approximation, au regard de la criminalité maffieuse, de la norme du code pénal qui punit l'association de malfaiteurs (article 416) est née l'exigence, satisfaite en septembre 1982 (avec la loi n° 646 de la même année), de prévoir le délit d'association de type maffieux (article 416-bis, Code pénal) fondé sur l'utilisation de la violence qui se dégage du groupe criminel et des conditions de complicité tacite et d'assujettissement en vue de contrôler les activités économiques (surtout les adjudications publiques) ou d'interférer dans la libre expression de vote. Cette finalité est poursuivie également par l'article 416-ter, Code pénal (en sus de l'article 11-ter, décret-loi 306/1992) qui punit la promesse de votes en échange d'affectation d'argent. Les nouvelles formulations (introduites en août 1993 avec la loi n° 328) des crimes de blanchiment et de réemploi de ressources, fruits de délits, et également le système de révélation des opérations bancaires suspectes, système instauré en mai 1992, assument une signification analogue dans le but de contrer la criminalité organisée. Et enfin, en mars 1996, on a révisé l'infraction d'usure avec la loi n°108. Pour anéantir ce crime, on a également agi sur l'aspect de la prévention en instituant un Fonds spécial à ce sujet et sur celui de l'assistance aux victimes des usuriers (analogue à celui prévu pour les victimes d'extorsions) en prévoyant des providences économiques dans cette direction. Enfin, puisque nombreux sont largement de l'opinion que l'agression aux patrimoines de la maffia est un passage indispensable pour une répression efficace - et peut-être définitive - des groupes criminels, on ne peut qu'apprécier de façon positive le texte (article 12-sexies, décretloi 306/92 en sus de la 1oi 501/94), qui permet le séquestre (durant le procès) et la confiscation (en cas de condamnation de tous les patrimoines "suspects" lorsqu'ils apparaissent injustifiés et excessifs par rapport au revenu déclaré ou à l'activité effectuée par le prévenu ou par le condamné pour des faits de maffia. 30 Communication écrite par M. Sergei SIROTKIN, Ancien Président adjoint de la Commission présidentielle des droits de l'homme, Directeur, Moscow Legal Resource Centre, Moscou Tensions entre la lutte contre la grande criminalité dans les pays en transition et les exigences du respect des droits de l'homme "Certainement! Nous sommes prêts à violer les droits de l'homme si l'un de ces hommes se révèle être un criminel." Serguei Stepachine, Chef du Service fédéral de contre-espionnage (ancien KGB) Le problème posé dans notre séminaire, "La grande criminalité et l'exigence du respect des droits de l'homme dans les démocraties européennes", peut être abordé de plusieurs façons. D'un côté, on peut faire porter l'accent sur les aspects purement criminologiques, mais notre séminaire risquerait alors de ressembler à un congrès international sur la lutte contre la criminalité. On peut, alternativement, se concentrer sur la dimension droits de l'homme du problème et sur la manière de garantir ces droits, auquel cas notre séminaire dans cette belle ville ne sera qu'une réunion de plus, utile et intéressante, mais dénuée de toute innovation. A mon avis, nous avons une chance de pouvoir apporter ici une dimension nouvelle à la réflexion sur cet important problème d'actualité. La lutte contre la criminalité est effectivement un problème débattu en Europe et dans le monde entier, et il en est de même des questions relatives au respect des droits de l'homme. L'importance accordée au sujet est justifiée, car le problème prend rapidement de l'ampleur au niveau international. Strictement parlant, il s'agit des deux facettes d'un même problème mondial, celui de la stabilité et de la sécurité dans le monde. Le crime est, de toute évidence, une menace à cette sécurité, de même que le respect des droits de l'homme en est la condition préalable. On a beaucoup écrit et parlé sur ces deux questions, mais moins sur le lien qui les unit, c'est-à-dire sur le rapport intrinsèque entre la lutte contre la criminalité et le respect des droits de l'homme. Les recherches juridiques russes ont parfois abordé le problème en passant, et quelques articles lui ont été consacrés. Mais j'aimerais parler plus en détail de la pratique russe dans ce domaine. Dans l'ensemble, on peut dire que la Russie n'a pas maîtrisé ce problème, ni en théorie, ni en pratique. Ce qui m'incite à replacer la question dans un contexte plus vaste que celui auquel j'avais d'abord pensé. Ma démarche est la suivante: - tout d'abord, j'aimerais dire un mot sur la nécessité d'adopter un point de vue mondial sur la question de la lutte contre la criminalité et du respect des droits de l'homme; ce sera le fondement de mon argumentation; ensuite, j'examinerai certains aspects du problème tel qu'il concerne toutes les sociétés en transition. Je me limiterai dans cette analyse à quelques exemples; enfin, j'examinerai le rôle que doivent jouer les instruments internationaux. La lutte contre le crime est une des fonctions de l'Etat. Traditionnellement, on considère que les droits de l'homme définissent un mode de relations entre un individu et l'Etat, et la lutte 31 contre le crime fait partie intégrante d'un système juridique conçu pour protéger et promouvoir les droits de l'homme. En ce sens, la criminalité est une menace réelle pour les droits de l'homme. La criminalité augmente, et l'on notera le développement de la grande criminalité organisée, qui englobe notamment la corruption des mécanismes de l'Etat, dont le terrorisme est l'un des principaux instruments. Le problème est devenu d'autant plus crucial ces dernières années que la grande criminalité est désormais organisée sur une base de plus en plus transnationale, mettant en péril non seulement la sécurité nationale, mais l'ordre démocratique mondial. Les formes de criminalité les plus dangereuses sont donc le crime organisé et le terrorisme. Le droit pénal ne peut à lui seul s'attaquer à cette forme de criminalité. Des mesures doivent être prises aussi dans les domaines administratifs et économiques. Cependant, le droit pénal reste la principale arme dont nous disposons, ce qui entraîne parfois des complications particulières. Du fait de sa nature spécifique, la lutte contre cette criminalité exige des mesures spéciales, qui peuvent porter atteinte à certaines valeurs sociales, comme celles représentées par les droits de l'homme. Je pense à l'infiltration des organisations criminelles, au recours à des agents provocateurs, aux avantages offerts aux membres d'organisations criminelles en échange de leur coopération avec la police, aux contrôles sur la circulation des biens et des personnes, aux écoutes téléphoniques, etc. La nécessité de telles mesures est évidente, ce qui n'empêche pas qu'elles constituent une vraie menace pour les droits de l'homme, et notamment pour le droit à la jouissance paisible de ses biens, au respect de la vie privée, à l'intégrité de la personne et pour d'autres droits et libertés fondamentaux. Nous nous heurtons donc à une contradiction: la sécurité de la personne est une valeur sociale absolue, et la garantie de cette sécurité exige l'élimination de la criminalité. Les droits de l'homme reposent sur le concept de sécurité de la personne, mais les mesures prises pour combattre la criminalité peuvent menacer les droits de l'homme. Plus précisément, elles deviennent une menace si la situation autorise des restrictions aux droits civils, et si elles deviennent même un élément indispensable pour maintenir l'ordre juridique démocratique. Il y a naturellement un conflit entre ces valeurs, et il est évident qu'elles sont, à certains niveaux, interdépendantes. Toute analogie a ces faiblesses, mais je voudrais néanmoins tenter une comparaison: la situation ressemble au dilemme bien connu de savoir si l'on peut autoriser le développement industriel au détriment de l'environnement. Il n'existe pas de solution simple. Là aussi, nous sommes confrontés à un conflit d'intérêts, et la seule réponse est de rechercher une solution de compromis qui limite le développement industriel et réduise donc au minimum les nuisances causées à l'environnement. 32 Dans le cas des droits de l'homme, le compromis prend la forme suivante: - mise en place d'un cadre juridique limitant les droits de l'homme lorsque cela est absolument nécessaire pour lutter efficacement contre le crime; création d'un mécanisme de contrôle judiciaire couvrant les mesures susceptibles de porter atteinte aux droits de l'homme; création d'institutions pour garantir la défense et la restauration du droit ainsi violé. Ce schéma concerne un régime démocratique stable mais, même dans ce cas, il n'existe pas de solution toute faite. Les abus peuvent être liés, par exemple, à une insuffisance de contrôle des pratiques administratives, qui ne répondent pas nécessairement aux normes juridiques. Du fait des oppositions d'intérêts, on ne peut éviter des conflits qui, tantôt restent latents, tantôt éclatent. Cela est vrai même dans un Etat démocratique régi par l'Etat de droit. Je ne voudrais pas parler au nom des pays occidentaux sur la question de la lutte contre la criminalité et de la protection des droits de l'homme, mais les idées que je viens d'exposer bénéficient d'un certain soutien en Russie. Cela était naturel il y a quelques années, dans une Russie où l'intelligentsia libérale, tournée vers l'Occident, avait tendance à fétichiser l'économie de marché et la démocratie pluraliste. Il semblait à l'époque que la solution à tous les problèmes économiques et sociaux se trouvait dans la simple conversion de la Russie à l'économie de marché. De même, on pensait que le respect des droits de l'homme était la panacée pour tous les problèmes sociaux. Pendant longtemps, on ne s'est pas rendu compte que des conflits de valeurs pouvaient surgir et que la liberté et la démocratie avaient un prix. Aujourd'hui, cette prise de conscience se fait, parfois sous des formes extrêmement douloureuses ou nihilistes. La douleur est d'autant plus aiguë que le conflit a pris en Russie un caractère extrême. Tout à l'heure, j'ai essayé de résumer de façon globale mon approche du problème de "la grande criminalité et du respect des droits de l'homme". Toutefois, dans les sociétés en transition, le problème présente des caractéristiques nouvelles. Des facteurs communs à ces sociétés font que le problème revêt un aspect particulier qui leur est propre. Je parle en effet de la Russie et de l'expérience russe. Quoique je suis convaincu que tous les Etats en transition sont confrontés aux mêmes problèmes, en Russie, le conflit est plus aigu et plus intense pour deux raisons particulières: - premièrement, les difficultés héritées de la période totalitaire communiste sont plus lourdes en Russie que dans la plupart des autres pays d'Europe orientale; deuxièmement, la Russie a accompli plus de progrès dans sa modernisation que la plupart des autres républiques postsoviétiques. En un sens, on peut dire que certains pays de la communauté des Etats indépendants n'en sont même pas encore au stade de la transition. J'aimerais dire un mot des principales raisons qui, à mon avis, expliquent cette évolution 33 dans les républiques postsoviétiques au début de la période de transition. Elles tiennent, d'une part, à l'augmentation de la criminalité pendant la période d'effondrement des régimes totalitaires (1) et, d'autre part, au rôle des mécanismes judiciaires les plus aptes à minimiser la tension évoquée plus haut (2). 1. Il conviendrait de définir en principe un ensemble de directives communes qui couvriraient la protection des droits de l'homme dans le contexte de la lutte contre la criminalité compte tenu des conditions particulières de la période de transition. L'essence des régimes totalitaires est le contrôle complet par l'Etat, qui touche à tous les aspects de la vie des individus. L'URSS avait une économie planifiée et la propriété personnelle faisait l'objet de restrictions considérables. Il était extrêmement difficile de cacher un bien ou une activité exercée à titre privé. Il y avait dans la société une agitation sociale et nationale latente qui, dans d'autres circonstances, aurait pu conduire au terrorisme et à la grande criminalité. Mais la société était comme "gelée". L'auto-réglementation était inefficace. Ce qui fonctionnait étaient les mécanismes administratifs du parti, même s'ils étaient déformés. Les conflits n'étaient pas résolus sur la base d'une concordance d'intérêts, mais ils étaient résolus; dans l'ensemble, les choses fonctionnaient, la société était gérée. C'était l'aspect positif de la situation. Du côté négatif, les idées de respect de la vie privée, de confidentialité des communications et de droits de l'homme étaient très théoriques. C'était même une fiction. La police (milice), les services de sécurité, le KGB et tout l'appareil d'Etat étaient considérés comme au-dessus des lois. Toute activité sociale était étroitement surveillée. Les organes de l'Etat avaient un droit de regard total sur ce qui se passait dans la société. Cette situation avait pour effet de faciliter la lutte contre la criminalité, mais au détriment des droits de l'homme, qui étaient complètement ignorés. La criminalité pouvait donc rester inférieure aux niveaux observés en Occident. Il est triste - mais reconnu - que plus le contrôle de l'individu est serré et grande la répression, plus il est facile de réaliser certains objectifs qui présentent une valeur sociale indubitable. Tout ceci est naturellement une image simplifiée de la réalité. Dans l'ex-Union soviétique, la criminalité, y compris le crime organisé, existait, mais elle prenait des formes particulières. Une entreprise clandestine de fabriques de chemises était un délit économique. L'impossibilité d'échapper aux organismes de contrôle conduisait à des arrangements illicites et à la corruption des fonctionnaires de l'Etat. La corruption était chose commune. Tout un pan de l'économie, créé pour compenser les déficiences de l'économie d'Etat, était en réalité illégal. C'était l'économie noire. Mais je m'écarte du sujet. L'accession au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev, ainsi que les bouleversements politiques du début des années 90, ont fait office de catalyseur pour le démantèlement du régime totalitaire. La société "gelée" a commencé à fondre, ce qui a eu des conséquences à la fois sur l'économie et sur la vie sociale. Ce processus historique et progressif est inévitable mais, en réalité, il a pris en Russie un 34 caractère permanent, anormal et très pénible à de nombreux égards. Je ne proposerai pas ici de modèle possible pour la mise en œuvre du changement. Mais il faut rappeler que la Russie a connu un effondrement de son système totalitaire sans qu'il y ait mise en place en échange de mécanismes autorégulateurs reposant sur les principes du droit, de la démocratie et de l'économie de marché. Le changement dans la société russe a donc pris un caractère spontané, incontrôlé et sans règle. Il est clair que le principal rôle dans la lutte contre le crime organisé revient non pas au droit pénal mais aux mesures administratives et économiques de prévention. Les conférences internationales sur la lutte contre la criminalité ont constamment souligné ce fait. Dans une société en transition, les conditions économiques, sociales et même sociopsychologiques se combinent pour entraîner une augmentation de la criminalité. En Russie, le processus de redistribution de la propriété et du pouvoir a effectivement été suivi d'un accroissement des taux de criminalité, notamment de la grande criminalité. Il est donc naturel de s'attendre à une augmentation très sensible de la criminalité durant une période de transition. La lutte contre le crime devient alors une préoccupation prioritaire. Mais d'autres éléments entrent en jeu. La société est effrayée par l'augmentation du crime et par les types de crimes dépeints dans les médias. Les responsables politiques accèdent à la pression du public dans le sens d'une répression impitoyable. Les conditions sont alors réunies pour qu'un conflit s'instaure. Les droits de l'homme sont menacés. Si cette menace devient réalité, la question de savoir si l'on peut trouver un équilibre entre la répression du crime et le respect des droits de l'homme dépend de plusieurs facteurs. D'abord et avant tout, il faut mettre en place des mécanismes juridiques pour régler le conflit d'intérêts. C'est la question la plus importante à garder à l'esprit lorsque l'on examine les problèmes juridiques dans les républiques postsoviétiques. 2. Dans un régime totalitaire, le droit assume une fonction très différente de celle qui est la sienne dans des Etats démocratiques régis par l'Etat de droit. En effet, le droit joue un rôle purement instrumental, et il n'a pas de valeur sociale en soi. C'est plus simple de le présenter de façon graphique: _____________ L'Etat _____________ ______ ______ La loi _____________ ______ ______ L'individu _____________ Dans ce système, je le répète, la loi a seulement une fonction théorique. C'est un 35 instrument par lequel le gouvernement gère la société. Les relations sont verticales et chaque élément est subordonné au niveau situé au-dessus. L'appareil de l'Etat n'est pas limité par la loi et celle-ci ne protège pas l'individu de l'exercice arbitraire du pouvoir. Dans les sociétés postsoviétiques, l'essence de la réforme juridique en tant que composante nécessaire de la transition vers la démocratie exige un changement dans les relations qui lient "la loi", l'Etat" et "l'individu". ceci: Dans un Etat gouverné en fonction de l'Etat de droit, la relation ressemble en effet à _____________ La loi _____________ _____________ _____________ L'Etat L'individu _____________ _____________ La loi n'est pas simplement un instrument au service de l'Etat; c'est un mécanisme de l'Etat qui concerne directement les citoyens mais qui, en même temps, les protège de l'arbitraire de l'Etat. Elle aide à trouver un équilibre entre les intérêts de l'Etat et ceux d'une personne ou d'un groupe de personnes. Ce schéma général peut être appliqué au sujet qui nous occupe aujourd'hui. Il est possible, à l'aide d'instruments de contrôle juridique, de réaliser un équilibre entre les exigences de la lutte contre la criminalité et ceux du respect des droits de l'homme. J'ai déjà mentionné les éléments nécessaires pour parvenir à cet équilibre. Dans les régimes totalitaires, le droit ne fonctionne pas de cette façon et il n'y a donc pas équilibre entre les différents intérêts. Les sociétés en transition se caractérisent par une relation "loi-Etat-individu" instable, déséquilibrée et intermédiaire. La police, les services de sécurité de l'Etat (KGB ou autres) et la Prokuratura ne peuvent agir en fonction de procédures internes sans contrôle judiciaire; la loi n'est plus un instrument qui détermine simplement des relations hiérarchiques mais un élément dont les organismes de maintien de l'ordre sont obligés, jusqu'à un certain point, de tenir compte. D'un autre côté, l'ensemble du système est très instable et bien loin encore des normes attendues d'un Etat régi par l'Etat de droit. En plus des observations faites plus haut, la situation présente en effet un certain nombre de faiblesses: -la qualité de la législation nouvelle, qui représente un pas dans la bonne direction mais qui ne satisfait pas encore pleinement aux exigences du respect des droits de l'homme; -une absence de tradition démocratique dans le respect des lois (y compris de la part des organismes publics et des employés de l'Etat); -la faiblesse ou l'absence d'autorité du pouvoir judiciaire et des mécanismes de contrôle en général. En résumé, il y a insuffisance de ces mécanismes juridiques qui, dans une société démocratique, permettent de créer un compromis acceptable entre les besoins de la lutte contre la criminalité et ceux du respect des droits de l'homme. 36 Enfin, j'aimerais évoquer un dernier facteur. Les valeurs des droits de l'homme et du libéralisme ne sont perçues clairement ni par la conscience de masse ni par l'élite politique. J'ai déjà évoqué l'évolution paradoxale de la conscience libérale en Russie. Aujourd'hui, elle gagne le niveau politique. Le populisme inévitable des hommes politiques de la période de transition reflète très précisément les fluctuations et l'évolution de la conscience de masse. De 1989 à 1993, la problématique des droits de l'homme a dominé la phraséologie et les slogans des responsables politiques. Depuis la fin de 1993 environ, on remarque que les mots d'ordre politiques deviennent plus militants et plus stricts en ce qui concerne la lutte contre la criminalité: on entend des termes comme "main de fer", "rétablissement de l'ordre", etc. Les droits de l'homme ne sont plus mentionnés ou ne figurent plus qu'en marge dans les programmes des campagnes politiques. Cette situation se reflète dans la pratique actuelle. C'est quelque chose que je souhaite souligner particulièrement. Tout ceci n'est pas le fruit de spéculations purement théoriques. Ma Conclusion repose d'abord et avant tout sur une analyse de l'évolution politique et juridique de la Russie au cours des six dernières années. L'absence d'équilibre entre la lutte contre le crime et les exigences du respect des droits de l'homme, le mouvement de balancier entre "libéralisme/antilibéralisme", "droits de l'homme/lutte contre le crime à tout prix" - je perçois tout ceci comme une caractéristique manifeste de la période de transition. En voici deux illustrations. -Peine de mort 1991:59 personnes exécutées, dont certaines condamnées avant 1991; 1992:18 exécutions, 54 nouvelles condamnations non exécutées; 1993:Je n'ai pas les chiffres, mais les statistiques ressemblent à celles de 1992; 1994:19 exécutions; 1995:86 exécutions; 1996:Aucune statistique à ce jour mais, selon le président de la commission chargée d'étudier les demandes de réduction de peine, aucun des 50 recours en grâce appuyés par la commission, plutôt libérale d'esprit, n'a été approuvé. - Evolution dans la législation contre la lutte contre la criminalité ayant des incidences directes sur les droits de l'homme Les années 1990 à 1993, malgré toutes leurs contradictions, sont une époque où le statut juridique des organismes de maintien de l'ordre est défini et où il existe des garanties minimales pour la protection des droits de l'homme. En décembre 1993, la nouvelle Constitution de la Fédération russe a été adoptée, garantissant des droits et des libertés essentielles conformes aux normes internationalement acceptées. Cependant, la législation relative aux organismes de maintien de l'ordre n'est pas conforme à la Constitution. J'aimerais donner quelques exemples parmi les plus frappants. Le 14 juin 1994, le Président de la Fédération russe signe un décret sur la lutte contre le banditisme et le crime organisé. Ce décret permet l'emprisonnement jusqu'à trente jours sans 37 motif d'inculpation; il ne protège pas la confidentialité des transactions financières et commerciales; il élargit le recours aux fouilles pour trouver des éléments de preuves, etc. Toutes ces mesures sont contraires à la Constitution et au Code pénal -et certainement en violation des principes de la protection des droits de l'homme. Et cette opinion n'est pas seulement personnelle; elle est partagée à une très large majorité par la Douma et par les juristes professionnels. La Commission présidentielle des droits de l'homme, dont j'étais alors le président adjoint, a écrit au président pour protester contre les violations possibles (et même inévitables) des droits de l'homme qu'autorisait ce décret. Elle a demandé son abrogation. Au lieu de cela, la Commission s'est vue dotée de pouvoirs supplémentaires pour en contrôler l'application. Nous étions donc dans l'incapacité de limiter ses effets négatifs, mais les informations que nous avons reçues prouvent que nos préoccupations concernant d'éventuelles violations des droits de l'homme n'étaient pas sans fondement. En 1994, les lois promulguées entre 1990 et 1993 en matière de droits de l'homme ont fait l'objet d'une série d'amendements visant à étendre l'autorité des organismes de maintien de l'ordre sans création en parallèle de mécanismes de contrôle. Certaines de ces lois portaient sur les procédures de fouilles ou sur la sécurité fédérale, ou tendaient à modifier le Code pénal, etc. Cette tendance semble générale, et je pourrais en donner d'autres exemples. Je souhaite toutefois maintenant conclure. Ainsi, selon des normes objectives, on constate une augmentation spectaculaire de la criminalité dans les sociétés en transition. La politique pénale de l'Etat perd de vue son orientation politique et, dans l'ensemble, elle devient plus répressive. En même temps, aucun mécanisme juridique ne permet sinon de supprimer, du moins d'atténuer la tension qui existe dans la dichotomie entre la lutte contre la criminalité et la protection des droits de l'homme. La tension entre les besoins de la lutte contre la criminalité et les exigences du respect des droits de l'homme ne conserve pas en permanence la même acuité. Elle présente un caractère fluctuant. L'émergence réussie de véritables démocraties dans les pays en transition pourrait permettre l'évaluation des mécanismes judiciaires nécessaires pour garantir l'équilibre entre ces deux aspects conflictuels. Mais c'est un processus qui se heurte à des résistances et qui ne se met pas en place aussi rapidement que nous le souhaiterions. Enfin, je voudrais dire un mot du rôle que pourraient jouer les mécanismes du Conseil de l'Europe. Il est universellement reconnu qu'il est parfois nécessaire, sauf pour certains droits inaliénables, d'imposer des restrictions aux droits de l'homme au vu d'autres considérations d'ordre social. Il existe d'ailleurs une clause en ce sens dans la Constitution de la Fédération russe. Mais le pouvoir en place ne peut pas imposer arbitrairement de telles restrictions. Le Conseil de l'Europe a montré, par la jurisprudence de la Commission et de la Cour européennes des Droits de l'Homme, que l'ampleur de ces restrictions et les circonstances de leur application étaient définies avec précision. Selon la Convention européenne des droits de l'homme, les droits et libertés ne peuvent être limités que conformément à une procédure définie par la loi, et lorsque cela est jugé nécessaire dans une société démocratique. Dans certains cas particuliers, la Commission et la Cour ont établi des critères permettant de définir ces circonstances. 38 A l'heure actuelle, le système juridique russe ne contient aucun mécanisme ou instrument fiable permettant d'utiliser les critères du Conseil de l'Europe pour juger des restrictions pouvant être imposées aux droits de l'homme par des moyens juridiques ou quasi juridiques. En théorie, ce devrait être une des fonctions de la Cour constitutionnelle; mais très souvent, les activités de cette cour se limitent à ce qui est, à mon avis, une attitude purement formelle vis-à-vis de la lettre et de l'esprit de la Constitution. J'aimerais citer à cet égard le cas de la Tchétchénie, où la cour s'est cantonnée à la question de savoir si le président était compétent pour promulguer des décrets, ceux-là mêmes qui ont conduit à l'intervention militaire en Tchétchénie. Il s'avérait qu'il n'y avait aucun contrôle juridique sur l'étendue des droits accordés au président et aucun moyen de savoir si les mesures appliquées étaient "nécessaires dans une société démocratique". En ce sens, l'expérience et les normes du Conseil de l'Europe dans le domaine des droits de l'homme peuvent contribuer à combler les lacunes qui existent dans les systèmes juridiques des pays en transition et être ainsi d'une grande utilité pour résoudre les difficultés rencontrées pour trouver un équilibre entre la lutte contre la criminalité et le respect des droits de l'homme. 39 Communication écrite par M. Michel de SALVIA1, Secrétaire adjoint de la Commission européenne des Droits de l'Homme, Conseil de l'Europe, Strasbourg Crime et châtiment: où situer le point d'équilibre dans le respect des droits de l'homme? 1. Depuis toujours, les sociétés humaines se penchent sur le contenu de leur réaction face à des comportements criminels. Au tout début de notre civilisation, ces comportements étaient perçus plus comme un acte d'agression personnelle à l'égard des victimes que comme une atteinte à l'ordre social devant régner au sein de la communauté. Dans les sociétés les plus évoluées, la riposte était en général proportionnée au dommage causé: oeil pour oeil, dent pour dent. Puis, vint la possibilité, avec l'accord de la victime, de compenser le tort subi par une réparation pécuniaire. Dans d'autres sociétés, par contre, la riposte était laissée à la libre appréciation de la victime ou du clan. En fait, il s'agissait d'une sorte de vengeance, plus ou moins déguisée, d'où était exclue toute considération tenant à un quelconque équilibre à respecter entre dommage et punition. Ces pratiques, hélas, loin d'être révolues se retrouvent encore aujourd'hui dans les systèmes répressifs de certains pays, face auxquels la communauté internationale semble impuissante, voire résignée. 2. Dans les sociétés occidentales, et spécialement dans les pays qui font aujourd'hui partie du Conseil de l'Europe, les systèmes répressifs se fondent sur les grands principes de prééminence du droit et de respect de la dignité de la personne humaine. Comme l'affirme Cesare Beccaria dans l'ouvrage qui renferme les principes fondamentaux qui ont inspiré nos systèmes répressifs modernes - Des délits et des peines - par justice il ne faut entendre rien d'autre que "le lien nécessaire pour rassembler les intérêts particuliers". Il s'ensuit que "toutes les peines qui vont au-delà de la nécessité de maintenir ce lien sont injustes par nature". Toute peine, quelle qu'elle soit, revêt un caractère affligeant. Pour reprendre la conclusion de Cesare Beccaria, afin que la peine ne se mue pas en une violence exercée contre un individu elle "doit être essentiellement publique, rapide, nécessaire, la moins grave possible compte tenu des circonstances, proportionnée aux délits, prévue par les lois". Les véhéments plaidoyers de Cesare Beccaria pour le respect de la présomption d'innocence, contre la torture véritable acte de cruauté - et contre la peine de mort - ni utile ni nécessaire - se retrouvent de nos jours consacrés par des textes internationaux et par une jurisprudence européenne qui constituent le cadre à l'intérieur duquel se sont consolidées les solidarités entre pays partageant le même patrimoine d'idéaux. Aussi, ne peut être considéré comme "civilisé", au sens européen du terme, un pays qui se départirait de bon nombre des principes ci-dessus indiqués. 3. Il est évident que tous ceux qui enfreignent les règles édictées au sein d'une société démocratique ne sauraient trouver une justification quelconque à leurs actes dans la Convention 1 Les opinions exprimées n'engagent que leur auteur. 40 européenne des droits de l'homme, à condition cependant que ceux-ci ne constituent pas l'exercice légitime d'un droit ou d'une liberté qui y sont garantis. Entre le crime, qui est le fait d'une ou plusieurs personnes agissant de façon isolée, et le crime organisé, qui s'inscrit dans un dessein délibéré de subversion des valeurs et constitue un acte de révolte permanente contre les règles établies dans une société démocratique, il y a plus qu'un degré de gravité. Ce sont les principes mêmes de légalité et de prééminence du droit qui sont atteints; c'est la confiance des citoyens dans l'ordre social qui se trouve ébranlée. J'entends par l'expression "crime organisé" les formes les plus évoluées, et donc les plus dangereuses, de l'illégalité érigée en système, de même que de la violence utilisée comme moyen de lutte, comme c'est le cas de la violence terroriste. Ce phénomène criminel d'envergure ne constitue pas seulement un fléau social car il s'accompagne fréquemment d'actes graves entraînant souvent la perte de vies humaines. Par la riposte qu'il provoque, il est aussi de nature à pervertir les institutions démocratiques elles-mêmes en obligeant le législateur national à adopter des dispositions de loi extrêmement restrictives qui, si elles visent à combattre ce phénomène criminel, sont de nature toutefois à amoindrir la protection des libertés dont jouissent traditionnellement les citoyens dans nos pays. Des mesures exceptionnelles en matière d'enquête (écoutes téléphoniques), de procédure pour ce qui est de l'administration de la preuve (témoins "repentis" que l'on désigne comme des "collaborateurs de la justice") et en matière patrimoniale (lois autorisant la "saisie" et la "confiscation" des produits du crime même en l'absence d'une procédure pénale) émaillent l'histoire judiciaire de plusieurs pays, confrontés à des formes particulièrement graves de criminalité. 4. Or l'Etat démocratique tel que l'envisage la Convention européenne des droits de l'homme ne saurait se satisfaire de n'importe quelle riposte. Il faut à tout prix faire preuve de modération et mettre en balance le danger réel, que fait courir le crime organisé, avec le respect des valeurs sur lesquelles repose toute société qui se veut, véritablement et ardemment, démocratique. Où situer donc l'équilibre, où tracer les limites entre ce qui peut être permis et ce qui est en tout cas interdit? Il serait vain de passer sous silence que le défi est de taille et l'équilibre malaisé. C'est ce que la Cour européenne des Droits de l'homme reconnaît elle-même lorsqu'elle affirme, par exemple en matière de lutte contre le terrorisme et par rapport à une loi autorisant le contrôle subreptice des communications privées, ce qui suit: "Les Etats contractants ne disposent pas (...) d'une latitude illimitée pour assujettir à des mesures de surveillance secrète des personnes soumises à leur juridiction. Consciente du danger, inhérent à pareille loi, de saper, voire de détruire, la démocratie au motif de la défendre, elle affirme qu'ils ne sauraient prendre, au nom de la lutte contre l'espionnage et le terrorisme, n'importe quelle mesure jugée par eux appropriée." (Cour DH, Klass, paragraphe 49) Dans cet esprit, la jurisprudence de Strasbourg a réussi à tracer des limites rigoureuses qui ne sauraient être franchies impunément par les Etats, tout en leur reconnaissant, pour certains aspects de la lutte légitime contre le crime organisé, une large marge d'appréciation quant aux mesures spécifiques dont la nécessité est prouvée et qui cadrent, bien évidemment, avec les obligations qu'il ont assumées avec la ratification de la Convention. 5. En ce qui concerne les moyens processuels de mise en oeuvre d'une politique répressive, la jurisprudence des organes de la Convention a, dès le début, appliqué rigoureusement les garanties prévues par la Convention en matière de privation de liberté et de procès équitable à toute personne accusée d'une infraction pénale, même grave, indépendamment de 41 considérations tenant au danger, si important soit-il, que le comportement criminel a fait ou fait courir à la société. Ainsi, l'arrestation d'une personne que l'on considère impliquée dans des activités criminelles ne peut avoir lieu que sur la base de "soupçons plausibles", comme le prévoit d'ailleurs l'article 5, paragraphe 1, litt. c), de la Convention. Or l'existence de soupçons plausibles présuppose, selon la jurisprudence, celle de faits ou renseignements propres à persuader un observateur objectif que l'individu en cause peut avoir accompli l'infraction. Il a été reconnu, par exemple, que la criminalité terroriste entre bien dans une catégorie spéciale et que devant le risque de souffrances et de perte de vies humaines dont elle s'accompagne, la police est forcée d'agir avec la plus grande célérité pour exploiter ses informations, y compris celles qui émanent de sources secrètes. Néanmoins, la nécessité de combattre la criminalité terroriste ne saurait justifier, comme le précise la jurisprudence européenne, que l'on étende la notion de 'plausibilité' jusqu'à porter atteinte à la substance de la garantie assurée par l'article 5, paragraphe 1, c). Il faut donc que des éléments objectifs, pouvant être présentés comme tels, puissent corroborer des soupçons qui, dans le cas contraire, et quelle que puisse être la bonne foi de l'auteur de l'arrestation, ne sauraient légitimer une atteinte à la liberté personnelle de l'intéressé (arrêt Fox, paragraphes 2935). Il en est de même pour ce qui est du contrôle judiciaire immédiat de toute privation de liberté, tel que prévu par la Convention (article 5, paragraphe 3), car pareil contrôle a été conçu dans le but d'éviter des privation de liberté non justifiées. Ainsi, un individu placé en garde à vue doit être "aussitôt" traduit devant un magistrat, afin de réduire le risque d'arbitraire inhérent dans toute privation de liberté. S'il est vrai que "la recherche des infractions terroristes place sans nul doute les autorités devant des problèmes particuliers" et que sous réserve de garanties suffisantes, le contexte du terrorisme "a pour effet d'augmenter la période pendant laquelle les autorités peuvent (...) garder à vue un individu soupçonné de graves infractions terroristes avant de le traduire devant un juge ou un 'autre magistrat' judiciaire", cette période ne saurait excéder un laps de temps très réduit. Au-delà de quatre jours, une garde-à-vue sans contrôle judiciaire, sans que la personne arrêtée ait été traduite devant le juge ou le magistrat, enfreint la Convention, quelle que puisse être par ailleurs la limite fixée par la loi nationale (voir arrêt Brogan, paragraphes 58-61). Les poursuites diligentées par les autorités judiciaires, surtout dans un cadre complexe comme l'est en règle générale celui de la criminalité organisée, placent souvent les tribunaux devant des choix susceptibles d'affecter le déroulement du procès pénal dans un sens défavorable aux droits de la défense, de sorte que l'équité de la procédure peut s'en trouver affectée. Ceci est le cas, en particulier, en matière d'administration des preuves. L'on sait quelles sont les difficultés auxquelles sont confrontées les tribunaux dans une matière aussi délicate, en particulier lorsqu'il s'agit de procédures portant sur des affaires de terrorisme ou relevant de la criminalité mafieuse. Toutefois, la règle à observer pour toute procédure pénale est que les éléments de preuve doivent en principe être produits devant l'accusé en audience publique, en vue d'un débat contradictoire. Si, toutefois, les circonstances commandent de se servir de dépositions remontant à la phase de l'instruction, l'accusé doit alors avoir disposé d'une occasion adéquate et 42 suffisante de contester un témoignage à charge et d'en interroger l'auteur, au moment de la déposition ou plus tard (voir arrêt Kostovski, paragraphe 41). L'expérience montre que pour mener à bien des poursuites pénales dans le cadre du crime organisé, et vu la difficulté de rassembler des éléments de preuve suffisants à démontrer le bien-fondé des accusations, il est souvent nécessaire de recourir à des dépositions "anonymes" et à celles rendues par des agents de la police, "infiltrés" dans l'organisation criminelle. Tout cela n'est pas sans poser des problèmes au regard des principes d'un procès équitable. Faut-il méconnaître ces principes au nom d'une lutte, que l'on voudrait efficace, contre la criminalité? La réponse qu'en donne la jurisprudence de Strasbourg est on ne peut plus claire. S'il a été reconnu que l'expansion de la délinquance organisée commande à n'en pas douter l'adoption de mesures appropriées, toutefois dans une société démocratique "le droit à une bonne administration de la justice occupe une place si éminente qu'on ne saurait le sacrifier à l'opportunité". La Convention n'empêche pas de s'appuyer, au stade de l'instruction préparatoire, sur des sources telles que des indicateurs occultes, mais "l'emploi ultérieur de déclarations anonymes comme des preuves suffisantes pour justifier une condamnation soulève un problème différent" (voir arrêt Kostovski, paragraphe 44). Le même problème se pose pour ce qui est de l'utilisation, au cours d'un procès, des déclarations d'un agent infiltré, c'est-à-dire d'un officier de police assermenté, chargé par exemple d'infiltrer un réseau de trafiquants de stupéfiants, sans avoir été ni entendu ni confronté à l'accusé. En pareils cas, il est impératif de s'assurer que les éléments de preuve ainsi recueillis ne servent qu'à corroborer d'autres éléments de preuve, rassemblés, eux, dans le plein respect du principe du contradictoire et des droits de la défense. Dans le cas contraire, il y a violation des droits de la défense et du principe du procès équitable. 6. Par ailleurs, quant aux "châtiments" proprement dits, aux sanctions donc qui peuvent être infligées à ceux qui sont reconnus coupables d'infractions, même graves, le juge supranational n'a pas, en principe, à se prononcer sur l'adéquation de la peine à l'infraction constatée. Toutefois, force est de constater que le respect de l'intégrité physique et psychique de la personne humaine fixe des limites particulièrement strictes que les Etats se doivent de respecter scrupuleusement tant en matière d'infliction que d'exécution des peines. Il est à peine nécessaire de rappeler que des traitements susceptibles d'être qualifiés d'inhumains ou dégradants, pire de torture, sont à proscrire. L'article 3 de la Convention prévoit à cet égard une barrière infranchissable, si abjecte soit le crime qui est imputable à la personne qui en est l'objet. Aussi, le recours à de tels traitements n'est jamais admissible quels que soient leurs effets dissuasifs, même s'ils passent pour constituer, ou constituent réellement, un moyen qualifié d'efficace, de dissuasion ou de lutte contre la délinquance (voir arrêt Tyrer, paragraphe 31). Les organes de la Convention ont élaboré une jurisprudence d'où il se déduit, notamment, que les autorités nationales ne peuvent demeurer passives en l'occurrence; elles ne sauraient se retrancher derrière une prétendue impuissance à faire respecter et la loi nationale et la Convention quant aux traitements qui peuvent être qualifiés d'inhumains et de dégradants infligés à des individus détenus, par définition en situation d'infériorité et donc vulnérables. Il y va du respect, en toutes circonstances, de la dignité de la personne humaine. La recherche des responsabilités quant à ces traitements va jusqu'à légitimer une sorte de renversement de la 43 charge de la preuve, les autorités étant tenues alors de prouver que pareils traitements ne sont pas le fait des policiers ou des gardiens de prison. La peine capitale soulève un problème différent, car elle est formellement autorisée par la Convention elle-même. En cela, cet instrument porte la marque de l'époque à laquelle il a été conçu (les années suivant immédiatement la fin de la deuxième guerre mondiale). Depuis lors, les conceptions ont bien évidemment évolué et, malgré les doutes d'une opinion publique confrontée au crime, et au crime organisé en particulier, surtout lorsque ce dernier montre le visage de la déraison, la peine de mort est en passe d'être mise au ban des nations européennes. Le Protocole n° 6 à la Convention, qui a interdit de recourir à cette forme extrême de châtiment, a été ratifié à ce jour par 24 des 34 Etats Parties à la Convention. L'on peut affirmer donc que ce protocole traduit, d'ores et déjà, un consensus profond en vue de bannir une peine inutile et non nécessaire, pour reprendre l'affirmation de Cesare Beccaria, d'autant que la peine de mort n'est généralement plus appliquée dans la plupart de Etats d'Europe. Il convient d'ajouter que le fait que certains pays - surtout extra européens - recourent à cette peine, risque de mettre à mal une coopération judiciaire internationale - pourtant indispensable si on veut combattre efficacement le fléau du crime organisé - en rendant extrêmement malaisée, et parfois impossible, la remise d'un fugitif par un Etat Partie à la Convention à un pays tiers, dans le cadre d'une procédure d'extradition, par exemple. On ne peut que se féliciter, à ce propos, du récent arrêt de la Cour constitutionnelle italienne qui a déclaré inconstitutionnel un traité d'extradition permettant la remise d'individus à des Etats dont le système répressif prévoit encore la peine capitale. 7. Est-ce à dire qu'à cause de la protection des droits et libertés organisée dans le cadre de la Convention européenne des droits de l'homme, le crime organisé se trouverait, en quelque sorte, par un excès de formalisme "conforté" dans son entreprise de déstabilisation des institutions démocratiques? Assurément pas. La jurisprudence européenne offre plusieurs exemples qui ont plutôt "conforté" la lutte légitime de l'Etat démocratique contre la subversion, qu'elle soit terroriste ou relevant du crime organisé. L'on sait, en effet, qu'un équilibre est inhérent au système de la Convention. S'il faut préserver les droits individuels, il convient en même temps de sauvegarder les intérêts légitimes de la collectivité. La ligne de démarcation est constituée par le respect de la dignité de la personne humaine; tout ce qui peut servir à la défense des institutions démocratiques sans franchir cette limite peut être, jusqu'à un certain point, toléré. Même l'usage de la force "meurtrière" peut être admis, quoique enserré dans des limites étroites car il doit s'avérer "absolument nécessaire". Une extrême retenue doit être de mise en l'espèce, preuve en est la rigueur témoignée à cet égard par les organes de la Convention. L'arrêt rendu par la Cour européenne dans l'affaire McCann est un exemple. La jurisprudence de Strasbourg est sans complaisance par rapport à tous ceux qui essaient de se servir d'un droit ou d'une liberté individuels pour mettre en danger les droits et les libertés de tous. Qu'il suffise de rappeler l'article 17 de la Convention qui vise à empêcher une utilisation dévoyée des droits et libertés garantis par la Convention par des groupements extrémistes, dont les buts s'opposeraient à ceux poursuivis par cet instrument. Bien évidemment, il ne s'agit ici que de ceux des droits et libertés qui pourraient servir à amplifier un message de haine et de violence: tels la liberté d'expression, la liberté d'association, voire le droit de propriété. 44 Pour ne prendre qu'un seul exemple, on peut relever qu'en ce qui concerne le droit de propriété les Etats jouissent d'une grande marge d'appréciation, compte tenu des nécessités liées à la prévention et à la répression des infractions pénales. Frapper le patrimoine des personnes liées au crime organisé par la saisie et la confiscation de biens dont on ne peut prouver l'origine légitime, voilà un des moyens concrets, sinon le plus efficace, de lutte contre le pouvoir financier du crime organisé. Il s'agit là de mesures qui affectent le droit au respect des biens de façon substantielle mais qui peuvent se justifier au regard de la Convention car elles se révèlent dans certaines situations proportionnées au danger représenté par le crime organisé dans une société démocratique. On peut relever à ce propos que les associations de type mafieux ont dans certaines régions européennes une emprise telle que les pouvoirs de l'Etat s'y trouvent grandement affaiblis. D'autant que, comme l'a précisé la Commission européenne des Droits de l'Homme, les profits démesurés que ces associations tirent de leurs activités illicites, en particulier du trafic international de stupéfiants, "leur donnent un pouvoir, dont l'existence remet en cause la primauté du droit dans l'Etat". 8. Il est hors de doute que la jurisprudence de Strasbourg contribue, dans les limites de sa compétence, à soutenir la lutte légitime que mènent les institutions démocratiques afin de rétablir, justement, la primauté du droit dans un Etat de droit. Le respect des droits de l'homme présuppose, dans les sociétés modernes, une grande maîtrise de soi. Ceci est vrai tant pour les individus que pour une opinion publique que l'on peut parfois "labourer", au gré des circonstances et des consultations électorales, afin d'atteindre des buts qui le plus souvent n'ont de respectable que l'apparence: l'ordre à tout prix. Mais, à supposer ce but réalisable, ce qui est loin d'être prouvé surtout dans nos sociétés ouvertes et complexes, à quel prix? Comme l'expérience des dernières cinquante années le prouve, l'ordre établi au mépris des droits et des libertés fondamentaux ne résiste pas, à terme, aux coups de butoirs d'une opinion publique européenne largement acquise aux idéaux qui sont ceux du Conseil de l'Europe. Il faut donc raison garder. Cela vaut-il la peine de risquer de perdre son honneur d'Etat véritablement démocratique pour des résultats aussi hasardeux qu'éphémères? Car, en définitive, la meilleure forme de lutte contre le crime, susceptible de susciter à long terme l'adhésion consciente des citoyens, dont la collaboration est indispensable, est celle qui prend appui sur le respect des droits de l'homme, c'est-à-dire sur les valeurs sur lesquelles repose notre contrat social de citoyens d'un Etat démocratique. 45 Interventions concernant le rapport introductif M. Guido RAIMONDI Le concept d'équilibre domine cette rencontre. Il renferme les notions de proportionnalité et de modération, qui transparaissent dans le système de la Convention européenne des droits de l'homme, aussi bien à travers la lettre même du texte qu'à travers la jurisprudence dégagée par la Cour et la Commission. On pourrait penser que ces éléments, si logiques et fondamentaux soient-ils, sont immuables. Or, force est de constater qu'ils ne sont pas exempts de dérives potentielles: influencés par une opinion publique insécurisée, les dirigeants politiques risquent en effet de se lancer dans une politique répressive peu respectueuse des droits de la personne humaine. Certes, la grande criminalité représente un péril pour les fondements de la société, elle peut mettre en danger les droits de tous. Les pères de la Convention s'en sont inquiétés et, tout en attribuant une série de droits à la personne humaine, ont abordé la question de l'abus de ces droits. L'article 17 de la Convention est le résultat de cette réflexion; il est destiné à faire écran à ceux qui utiliseraient les dispositions de la Convention à mauvais escient, et s'emploieraient à détruire les droits et libertés qui y sont consignés. Ainsi, la protection des droits de l'homme passe également par une protection de la société contre la grande criminalité. Néanmoins, les réponses à ce fléau doivent être appropriées et rester dans les limites de la loi et des engagements internationaux de l'Etat. Il en va du caractère véritablement démocratique de ce dernier et de son appartenance à la famille du Conseil de l'Europe. La question de la peine de mort s'accommode mal d'une approche de lege lata. De lege ferenda, il convient de considérer que l'évolution de la conscience de la société vers une sensibilité accrue pour la sacralité de la vie tend à s'opposer à l'application de ce châtiment suprême. Cette attitude se doit d'être soutenue, en particulier contre une opinion publique qui pourrait la détourner dans un sens opposé. M. Pierre-Henri IMBERT Le séminaire devrait permettre d'examiner la plupart des nombreux aspects du thème retenu; mais, qu'on le veuille ou non, la question de la peine de mort sera au centre de nos préoccupations. Pour des raisons de fait: nous avons entendu que, dans certains Etats membres du Conseil de l'Europe, il y a eu, en une seule année, plus d'exécutions que dans l'ensemble des autres Etats membres depuis la création du Conseil. Pour des raisons de fond, sur lesquelles je voudrais livrer des réflexions plus personnelles en soulignant quelques aspects qui sont moins souvent abordés, relatifs à la fonction et à la nature de la peine de mort. On dit que la peine de mort serait une peine exemplaire, dissuasive, préventive, mais on sait que ce n'est pas vrai. Toutes les statistiques montrent qu'il n'existe aucun lien entre l'abolition et la criminalité, le crime relevant de la passion, pas de la raison. Au moment du crime, le meurtrier ne pense pas, ne prévoit pas. Il craindra peut-être la mort après le jugement, pas avant le crime. 46 D'ailleurs on ne croit pas à ces "vertus" de la peine capitale. Pour être exemplaire, cette peine devrait être effrayante, pas abstraite (virtuelle). Les exécutions devraient avoir lieu en plein jour, sur la place publique; les enfants devraient être obligés d'y assister et le tout retransmis à la télévision. Or les exécutions ont lieu la nuit, dans le plus grand secret (dans certains pays, on ne rend même pas le corps à la famille). C'est bien la preuve d'un sentiment diffus que la violence (même légale) peut inciter à la violence, flatter les instincts sadiques. Cela permet de voir la véritable fonction de cette peine: éliminer. On ne sait pas quoi faire avec certains criminels et les prisons sont surchargées... Donc, au lieu d'aborder les problèmes en face, on les supprime. Cette "loi de paresse" est le signe d'un double échec: la société n'a pas pu empêcher que des individus commettent de tels crimes; la société ne sait pas quoi faire avec eux. Alors, on gomme. Déjà en 1954, un magistrat français a pu parler d'"assassinat administratif". Cela explique le malaise que l'on ressent car cette fonction que l'on fait remplir à la peine de mort est totalement étrangère à sa nature. On se rend bien compte que cette peine n'est pas une peine comme les autres, pas une peine dans la liste (condamné à 10 ans / 30 ans / à vie / à mort). On voit bien qu'on bascule dans autre chose, ne serait-ce que parce qu'il y a élimination définitive, irréversible. Je passe sur les erreurs judiciaires et sur les variations selon les jurys, pour souligner combien cette peine est révélatrice d'une société. Parce qu'on touche à la vie, à la mort. C'est, pour la société, sa conception de la vie qui est en jeu, la valeur qu'elle accorde à toute vie, donc à une vie. On touche aussi au droit pour des hommes d'infliger la mort à d'autres, froidement, légalement, au nom de ... quoi ? Il y a bien des réponses. Aucune n'est absolument convaincante. Quand on approfondit l'analyse, on s'aperçoit qu'il y a deux idées essentielles qui peuvent motiver cette peine. Tout d'abord, la vengeance qui serait demandée par la société. C'est le retour du talion (mal compris d'ailleurs). Mais la vengeance est de l'ordre de la nature et de l'instinct, pas de l'ordre de la loi. La loi ne peut pas obéir aux mêmes règles que la nature. Si le meurtre est dans la nature de l'homme, la loi n'est pas faite pour imiter ou reproduire cette nature. Elle est faite pour la corriger. Il y a aussi l'idée que des personnes seraient irrécupérables, c'est à dire qu'on désespère à jamais de certains hommes. Il faut rappeler qu'à l'origine, en Occident, la peine de mort était une peine religieuse, à une époque où la croyance à la vie éternelle et dans l'immortalité de l'âme laissait place à une possibilité - même future - de rachat. Aujourd'hui le monde est désenchanté. Mais c'est une raison de plus pour préserver les quelques lieux où peut encore subsister une part de sacré. Et quel autre que la vie? Or la vie de l'Homme cesse d'être sacrée lorsqu'on croit utile de le tuer. On voit bien qu'on est au coeur de toute société qui se veut respectueuse des droits de l'homme - au-delà des règles et des lois, des valeurs partagées. Arrêtons l'hypocrisie de l'opinion publique qui n'est pas encore prête, pas mûre. Dans quel pays l'a t-elle été? Et sur quoi se base-ton pour l'affirmer? Par exemple en France, plusieurs années avant l'abolition, les jurys refusaient systématiquement la peine de mort. Il est différent de dire oui dans un sondage et oui 47 dans un jury contre une personne bien concrète, dont on connaît désormais au moins une partie de l'histoire. Il relève de la responsabilité des pouvoirs publics de mettre sur pied une vaste entreprise de pédagogie sociale. Encore faut-il qu'eux mêmes soient convaincus. Cela les rendra encore plus convaincants. Dans ce que je viens de dire, j'ai fait de nombreux emprunts à l'ouvrage d'Albert Camus Réflexions sur la guillotine (1957). Je voudrais citer sa dernière phrase: "Ni dans le coeur des individus ni dans les moeurs des sociétés, il n'y aura de paix durable tant que la mort ne sera pas mise hors la loi." Est-il vraiment absurde de penser que l'Europe devrait être le premier continent à entrer dans le troisième millénaire en ayant mis la mort hors la loi ? M. Andrew RUTHERFORD Bien que la peine de mort pose un problème extrêmement grave, il faut bien voir qu'en termes chiffrés, l'incarcération des délinquants revêt nettement plus d'importance que leur exécution au titre de la peine capitale. On observe que dans les périodes tourmentées, les Etats exploitent la peur que suscite d'ordinaire la grande criminalité pour mettre à l'écart de la société les personnes jugées indésirables. Nous nous trouvons, semble-t-il, au milieu d'une telle période. Nous connaissons bien les chiffres pour les Etats-Unis, dont la population carcérale a quadruplé depuis 1970. Des évolutions similaires s'opèrent en Russie et au Royaume-Uni. Aussi, de nombreux Britanniques s'inquiètent-ils sérieusement de la tendance à un accroissement généralisé sans précédent de la population carcérale dans leur pays. Ceci résulte du discours populiste de certains politiques et médias sur la criminalité et la politique pénale, dont l'un des traits marquants est d'ailleurs l'absence d'une véritable remise en question de la part de l'opposition travailliste (Labour Party). L'un des problèmes auquel sont confrontées les personnes concernées par les droits de l'homme face à la progression vertigineuse des incarcérations est de savoir comment maintenir cette progression dans des limites acceptables. Au même moment, dans les pays autres que le Royaume-Uni où bon nombre de ces questions risquent également de faire surface à tout moment, le problème est de savoir comment aborder la discussion sur la criminalité et la politique pénale - tout en s'occupant judicieusement de la grande criminalité - en la maintenant à un niveau rationnel. M. Erik PROKOSCH Le présent séminaire porte sur "la grande criminalité et les exigences du respect des droits de l'homme". Or les exigences du respect des droits de l'homme incluent nécessairement l'abolition de la peine de mort. La peine de mort constitue une violation du droit à la vie et du droit à ne pas être soumis à un traitement cruel, inhumain ou dégradant. Nul gouvernement ne peut à la fois respecter les droits de l'homme et recourir à la peine de mort. Telle est la raison fondamentale pour laquelle Amnesty International est opposée à la 48 peine de mort. Forts de l'aversion que cette peine nous inspire, nous faisons tout notre possible pour qu'elle soit abolie dans le monde entier. L'abolition de cette peine dans le monde progresse d'ailleurs indéniablement. Il y a quinze ans, en 1981, vingt-sept pays avaient aboli la peine de mort pour tous les crimes. Aujourd'hui, ils sont cinquante-huit, soit plus du double. A l'heure actuelle, plus de la moitié des pays du monde ont renoncé, en droit ou en pratique, à la peine de mort, et la proportion augmente chaque année. Il semble toutefois qu'il faille inlassablement reprendre le combat, pays après pays. Chaque pays doit passer par un processus souvent long et douloureux, examiner, dans son cas particulier, les arguments pour et contre cette décision, avant d'opter - du moins faut-il l'espérer - pour l'abolition de la peine de mort. Et même lorsque la peine de mort a été abolie, il arrive que des campagnes soient menées pour son rétablissement. Quand ces campagnes prennent une certaine ampleur, c'est tout le débat qu'il faut recommencer. Quelle est la place de l'opinion publique dans la bataille sur la peine de mort? La décision d'abolir cette peine doit être prise par le gouvernement et le législateur. Elle peut l'être même lorsque le public est en majorité favorable au maintien de la peine. En fait, on est probablement fondé à dire que, historiquement, tel a presque toujours été le cas. Pourtant, lorsque la peine de mort est abolie, cela ne provoque généralement pas de protestation particulière de la part de la population et, une fois abolie, elle le reste presque toujours. On peut en conclure que si une majorité de la population est favorable à la peine de mort dans un pays donné, il y a également une majorité disposée à accepter son abolition. Ce trait particulier de l'opinion publique n'est généralement pas révélé par les sondages. Si leurs questions étaient plus élaborées, les sondages rendraient sans doute mieux compte des complexités de l'opinion publique, et montreraient dans quelle mesure cette opinion repose sur une compréhension précise des problèmes actuels de criminalité dans le pays, de leurs causes et des moyens disponibles pour la combattre. On a dit que personne ne croit à l'effet dissuasif de la peine de mort, c'est-à-dire au fait que cette peine dissuade plus que toute autre de commettre un crime. Mais, en réalité, beaucoup de gens croient à cet effet. Ces croyances ne résistent pas aux réalités scientifiques. En d'autres termes, la perception populaire de cet effet dissuasif n'a rien de scientifique. Comme l'a proposé le Secrétariat des Nations Unies, en 1980 déjà, les gouvernements devraient entreprendre d'éduquer le public à ce sujet. Si la population comprenait mieux les questions de prévention du crime et de justice pénale, elle serait plus favorable à d'authentiques mesures de lutte contre la criminalité qu'à de simples palliatifs. A tout le moins, les politiciens devraient s'abstenir de lancer des appels démagogiques en faveur de la peine de mort, trompant le public et l'empêchant ainsi de voir la nécessité de véritables mesures de lutte contre la criminalité. Pour Amnesty International, l'argument des droits de l'homme est fondamental. Toutefois, dans la pratique, il n'est que l'un des nombreux arguments de poids que l'on doit invoquer contre la peine de mort dans le débat national. 49 Pour qu'ils en viennent à accepter l'argument des droits de l'homme, les gens doivent modifier leur façon de penser à propos de la peine de mort. Ils doivent en arriver à percevoir l'exécution comme un châtiment inacceptable. La guillotine, la potence et la chaise électrique ne devraient être considérées que comme des pièces de musée, à exposer à côté des poucettes, du chevalet et des autres instruments de torture médiévaux. Si Amnesty International défend l'argument des droits de l'homme, d'autres doivent faire valoir les autres arguments. Les déclarations de responsables religieux, d'autres personnalités respectées, d'organisations influentes et des nouveaux médias peuvent créer un climat moral qui incitera le législateur à voter des textes tout en sachant qu'ils seront peu appréciés d'une grande partie de ses électeurs. Le débat national sur la peine de mort est souvent mené en termes strictement nationaux. Il faut y introduire une dimension internationale. Chaque pays peut tirer parti de l'expérience acquise par les autres pays dans le cadre de leurs politiques de lutte contre la criminalité. Il y a plus de quinze ans, les ministres européens de la justice ont conclu que l'abolition de la peine de mort dans de nombreux Etats membres du Conseil de l'Europe n'avait apparemment pas eu d'incidence néfaste dans le domaine de la lutte contre la criminalité. Cette conclusion est toujours valable, aussi bien en Europe que dans d'autres parties du monde. Des réunions comme celle que le Conseil de l'Europe a organisée à Taormina peuvent jouer un rôle précieux à cet égard en favorisant la confrontation internationale d'expériences et de points de vue sur la peine de mort - une question d'importance primordiale au regard des droits de l'homme. 50 DEUXIEME SESSION Thème 1: Moyens et actions pour combattre efficacement la grande criminalité dans le respect des droits de l'homme i. les moyens juridiques (en matière pénale et pénitentiaire, action de la police, etc.) Rapport présenté par M. Juraj KOLESÁR, Professeur de droit, Doyen adjoint, Faculté de droit, Université Comenius, Bratislava Depuis un certain nombre d'années, la relation entre le respect nécessaire des droits de l'homme et le développement de la grande criminalité nourrit le débat à la fois entre experts et au sein de la société. Le public est en partie influencé par les médias, qui peuvent être tentés d'exploiter le sujet pour flatter l'opinion; les experts, eux, ont l'obligation de traiter le problème en profondeur et de rechercher des solutions viables. Dans les pays d'Europe centrale et orientale, ce débat revêt une autre dimension étant donné qu'avant 1990, le phénomène de la grande criminalité était pratiquement négligeable. Lorsque des infractions relevant de cette catégorie étaient constatées, elles étaient purement et simplement considérées comme une aberration sociale. Dans le même temps, les pays d'Europe de l'Ouest avaient appris à vivre avec la grande criminalité ou la délinquance organisée, qu'ils acceptaient comme une fatalité. Mais bien avant l'ouverture des frontières, les experts en droit pénal avaient signalé qu'il ne faudrait pas longtemps avant que la même situation ne prévale dans notre pays ainsi qu'en Pologne, en Hongrie et dans d'autres Etats ayant atteint un niveau plus ou moins comparable de développement politique. Mais leurs avertissements n'ont pas été pris au sérieux, bien que quelques tentatives aient été faites pour prendre des mesures préventives. Avant 1990, j'avais travaillé pendant plusieurs années en tant que secrétaire de la commission mise sur pied pour faire barrage à la criminalité parmi les jeunes. Six ans plus tard, à ma grande surprise, la documentation rassemblée par mes soins pendant cette période restait d'actualité, sauf sur quelques rares points. L'ouverture des frontières a simplement contribué à accélérer l'apparition de la grande criminalité et de la délinquance organisée dans notre pays. Cela dit, dans la plupart des cas, ce type de criminalité a pris de court les anciens pays socialistes. Des mesures ont certes été prises mais leur effet s'est avéré négligeable. Par ailleurs, elles s'inspiraient largement de l'expérience des pays d'Europe de l'Ouest. Il est toujours tentant de procéder à des comparaisons mais, en l'occurrence, il faut insister sur le fait que les situations de départ étaient totalement distinctes. Les systèmes répressifs et le droit pénal étaient différents; l'organisation de la société civile n'était pas la même et, surtout, la manière dont l'Etat assurait la protection des citoyens contre ces formes de violence variait de l'un à l'autre. La grande criminalité et la délinquance organisée n'ont eu aucun mal à repérer les points faibles de nos sociétés. Par nature, les droits de l'homme et leur protection occupent une place à part. S'agissant de la protection des droits de l'homme dans le contexte de la lutte contre de tels comportements antisociaux, il ne faut pas oublier qu'avant 1990, la politique officielle des gouvernements 51 n'incitait pas au débat public sur la protection de ces droits. Sur la scène internationale, le discours officiel écartait l'existence de problèmes de respect des droits de l'homme, qu'il estimait universellement garantis. Même pendant cette période, j'ai eu d'étroits contacts avec différentes sources d'information, dans les milieux chargés de faire appliquer le droit pénal, et je dois reconnaître qu'il en allait bien ainsi dans la plupart des cas. Mais il ne faut pas oublier qu'à cette époque, des comportements parfaitement normaux - le fait de sortir du pays, par exemple étaient considérés comme des infractions. Aujourd'hui, il est inimaginable - pour ne pas dire ridicule - qu'un citoyen n'ait pas le droit fondamental de quitter son pays et d'y revenir librement. De même, les actes de subversion de la république étaient considérés comme des délits - c'était une façon pour le régime de se protéger. (Je préfère ne pas signaler ici l'existence de tendances visant à réintroduire cette "infraction" dans le Code pénal.) Dans l'ancienne Tchécoslovaquie, ce sont les médias étrangers et principalement la radio qui ont dévoilé les violations des droits de l'homme. Jusqu'à un certain point, les citoyens n'avaient pas connaissance de l'ampleur du problème. Le premier changement d'attitude s'est produit en 1977 lorsque le groupe de la Charte 77 a attiré l'attention du public sur l'exigence du respect des droits de l'homme consacrée par le Recueil des lois de 1976. Les activités de ce groupe ne touchaient toutefois qu'un public limité. En Slovaquie, le nombre d'adhérents était très faible. A cette époque, je participais aux débats de la Cour martiale et la Charte 77 nous avait été présentée comme une affaire secrète qui appelait la plus grande vigilance de notre part. Lorsque nous avons demandé ce à quoi nous devions être attentifs et en quoi consistait ce groupe, il ne nous a été fourni aucune réponse. Même le fait que certains émettaient des doutes quant au respect des droits de l'homme restait confidentiel. Il faudra plus de dix ans pour que la situation évolue. Même si nous pouvons espérer que les infractions politiques font désormais partie du passé, nous ne pouvons ignorer qu'elles ont cédé la place à d'autres maux dont il est difficile de dire s'ils sont pires ou non. Beaucoup de personnes, en particulier les juristes, pensaient que dans la Tchécoslovaquie d'après 1968 nul ne risquait de perdre la vie, alors qu'aujourd'hui la violence, les crimes de sang et même les meurtres sous contrat sont monnaie courante. Pour eux, il est évident que le mal a empiré. En ce qui me concerne, je ne suis pas d'accord avec l'idée même de gradation dans le mal. Le mal reste le mal et il incombe aux juristes - et tout particulièrement aux pénalistes - de le combattre. Mais il faut bien reconnaître qu'aujourd'hui, le concept de protection des droits de l'homme est souvent utilisé à tort et à travers. La hiérarchie des valeurs adoptée par l'Etat autoritaire a disparu mais, depuis lors, rien n'est venu la remplacer. Le discours sur les droits de l'homme est désormais courant: on entend beaucoup moins parler de devoirs et d'obligations. La protection des droits de l'homme a pour corollaire l'obligation de respecter l'opinion d'autrui. A la question: "Qu'est-ce qui fait obstacle à la protection des droits de l'homme?", je ne peux que proposer cette ébauche de réponse: l'absence de tolérance et la répugnance à accepter le point de vue d'autrui. J'ai parcouru plusieurs pays d'Europe. J'ai fait des études et prononcé des conférences au Canada et aux Etats-Unis. J'ai pu faire des rapprochements et ai constaté une absence de tolérance généralisée - et pas seulement en Slovaquie - dans le domaine particulièrement sensible du droit pénal. Très souvent, une phrase suffit à résumer la situation: vos interlocuteurs ne vous écoutent même pas. Par "interlocuteurs", il faut entendre les magistrats, les procureurs, les policiers, les avocats ou les journalistes, les fonctionnaires de l'Etat, voire les parlementaires. 52 Cependant, je n'ai pas ici pour tâche de formuler des réflexions d'ordre général sur les droits de l'homme mais de centrer mon analyse sur le rôle qu'ils jouent dans la législation. Lorsque nous parlons de la loi comme rempart contre la montée de la criminalité, nous avons généralement à l'esprit la législation pénale. Mais la réalité n'est pas aussi simple. Il existe d'autres textes destinés à endiguer la criminalité: législation sur les armes à feu et les munitions (l'arme à feu étant un moyen d'agression mais aussi de protection), lois sur les poursuites, les tribunaux, les droits de la défense et les témoins, lois sur les infractions graves, sur les forces de police, etc. Mais il faut bien reconnaître que notre législation - tout comme la législation comparable des pays voisins - souffre d'un certain nombre d'insuffisances. Celles-ci trouvent leur origine dans le processus d'élaboration des lois mais, plus fréquemment encore, dans la rédaction des modifications et amendements. Des modifications constantes et souvent inconsidérées sont une tare de la législation moderne. Selon le professeur Ota Novotny, juriste tchèque: Il y a une défaillance grave dans la manière dont l'Etat fait respecter le droit applicable (y compris les droits de l'homme). Il incombe à l'Etat seul de veiller à l'application de la loi et des autres règles de droit. L'Etat dispose d'un certain nombre de dispositifs de contrôle. Aussi longtemps que ces derniers fonctionnent convenablement, le climat social reste favorable au respect de la loi et s'oppose à la généralisation de la délinquance dans la société. Je considère cette relation générale entre la primauté du droit et son respect et le développement de la délinquance comme évidente. Le professeur Novotny poursuit ainsi: Je suis désolé d'avoir à énoncer ici d'aussi triviales vérités. Pourtant, tant que ces évidences ne seront pas observées, on ne pourra éviter d'en parler. Je partage le point de vue de ce professeur. Lorsque je parle à mes étudiants à la faculté, il est rare qu'ils voient ces vérités "triviales" comme telles. Ils hochent la tête pour montrer que ces évidences devraient aller de soi, qu'elles occuperont leur esprit à tout moment et en tout lieu. Mais j'en rencontre aussi un certain nombre dans le cadre de mes activités professionnelles d'avocat ou en tant qu'intervenant lors de diverses rencontres. Et je constate alors qu'ils ont un point de vue différent sur ces mêmes vérités. Leur opinion varie selon les circonstances. Une vérité est remplacée par une autre, en vertu de l'argument selon lequel une situation nouvelle implique un changement de mentalité. Mais quelle est la raison d'un tel changement? S'agit-il d'un phénomène courant ou d'une particularité propre à notre spécificité nationale? Dois-je penser qu'il s'agit là de la manifestation d'une certaine schizophrénie générale propre au monde contemporain? Je suis incapable de donner la bonne réponse et même d'en suggérer une. Mais nous devons approfondir ensemble la recherche car la réponse à la question suivante pourrait bien être un élément de la solution à notre problème: Pourquoi y-a-t-il toujours un clivage entre la législation (prise au sens large, c'est-à-dire englobant tous les types de normes codifiées) et ce qui arrive dans la vie réelle? Pour faire avancer le débat sur le respect des droits de l'homme dans la lutte contre la grande criminalité, il est nécessaire de se pencher sur l'état de la législation. Je souhaiterais parler ici de la législation slovaque et notamment du droit pénal et des dispositions connexes. Je connais bien la législation tchèque qui fait partie de notre héritage commun et je connais également un peu le droit des pays voisins. En outre, j'ai eu l'occasion de me pencher sur les textes législatifs de pays généralement désignés sous le nom de "démocraties occidentales 53 évoluées". A ce propos, je souhaiterais attirer votre attention sur les publications de notre collègue néerlandais J. F. Nijboer de l'Université de Leyde et, en particulier, sur le texte de sa communication à la Conférence internationale sur les droits de l'accusé, la lutte contre la criminalité et la protection des victimes, qui a eu lieu à Jérusalem en décembre 1993. Bon nombre des idées qu'il a formulées à cette occasion concernent également ce Séminaire. Je suis très heureux que les normes de notre droit pénal aient été appréciées par l'ensemble des délégations étrangères d'experts éminents en la matière. Des réserves ont toutefois été émises à propos de certaines ambiguïtés. Je dois dire d'emblée qu'à la différence de certains autres pays européens, notre pays doit se satisfaire du droit pénal actuel jusqu'à ce qu'il puisse être remanié entièrement. Il ne s'agit pas de modifications mineures. Il n'y a pas de raison de se hâter. Mes collègues et moi-même sourions encore au souvenir d'une des premières visites effectuées par un groupe de juristes des Etats-Unis en 1990. Dans leur intervention, ils ont insisté sur l'importance des droits de l'accusé et en particulier sur son droit à bénéficier d'un conseil pour sa défense. Ils ont été extrêmement surpris lorsque nous leur avons cité les articles correspondants de notre Code pénal; leurs informations étaient totalement différentes. Mon cher ami, l'excellent pénaliste Adam Bennett Schiff, a donné une conférence à des étudiants sur la nécessité de résoudre le problème des conflits raciaux dans l'ère post-communiste. C'était le jour même où Los Angeles connaissait de tragiques émeutes raciales. Nous sommes donc légitimement mécontents lorsque des juristes étrangers reprochent à notre législation d'omettre des points qui y figurent pourtant depuis longtemps. A nouveau, la différence se situe entre la loi sur papier et la loi en pratique. C'est un problème d'application. Le Code pénal et le Code de procédure pénale slovaques datent de 1961. Ce dernier (jusqu'en juillet 1996) a été modifié vingt-deux fois. Je dois avouer que la manière dont les modifications ont été faites n'a pas toujours été idéale. Mais nous sommes ici pour étudier la législation relative à la grande criminalité. Des progrès considérables ont été faits dans ce domaine. A cet égard, les textes les plus importants sont la loi sur les forces de police (1993) et son amendement applicable à la grande criminalité (1994), ainsi que la loi contre le blanchiment de l'argent provenant de la grande criminalité et de la délinquance organisée, souvent appelée simplement loi contre le crime organisé. Je pense que la législation récente dote la République slovaque de bons moyens pour mener ce "combat" avec succès tout en respectant les limites légales. Mais aucun n'est parfait. En dépit de leurs aspects positifs, chacun de ces textes a ses si, mais et et. Considérons quelques-uns de ces problèmes. Le Code de procédure pénale amendé mentionné ci-dessus précise qu'une peine d'emprisonnement ne peut être prononcée que par un juge ou un tribunal. (Avant amendement, ces peines pouvaient être prononcées par un procureur ou par un investigateur disposant de l'accord préalable du procureur.) Ainsi, le rôle du tribunal indépendant a été renforcé. De même a été renforcée la garantie qu'une peine d'emprisonnement - qui implique une restriction considérable aux droits de l'homme reconnus par la Constitution - ne pourrait être infligée que par une personne ou une autorité aux compétences indiscutables. Mais l'application de ce texte s'est heurtée au début à un certain nombre de difficultés dues au fait qu'il n'y avait pas suffisamment de juges dans certaines circonscriptions juridictionnelles. Le magistrat chargé de l'instruction ne pouvait naturellement pas conduire les débats, car son impartialité risquait d'être mise en doute. C'est pourquoi le nombre insuffisant de juges au pénal a parfois contraint les magistrats civils à prononcer des peines d'emprisonnement. Très souvent, l'immunité ou la liberté de l'accusé était laissée à l'appréciation d'un magistrat qui, bien qu'ayant les compétences requises (comme c'est le cas de tous les juges), ne les avait pas exercées pendant des années. Les juges se prononçaient conformément à la loi, en fonction de leur éducation et de leurs 54 convictions, et non pas dans le sens souhaité par la police, qui aurait souvent préféré voir un certain nombre de prévenus en prison, mais qui manquait de raisons justifiables pour les y garder. La loi allait dans le bon sens. Le problème ne consistait pas à l'acte en soi mais en l'insuffisance des effectifs de magistrats, à leurs compétences discutables, à l'absence de moyens, etc. Il fallut un certain temps aux organes intervenant dans la procédure pénale pour s'adapter à la situation nouvelle, et le processus est loin d'être achevé. Le manque de personnels compétents et l'absence de moyens matériels ne constituent pas, et ne doivent pas constituer, un motif suffisant pour négliger les droits et libertés fondamentales reconnus par la Constitution et d'autres textes. A cet égard, je souhaiterais insister sur la question soulevée dans la "Note au rapporteur", page 2, à la fin du chapitre 3, qui concerne la réorganisation des tribunaux et la création de juridictions spéciales pour certaines infractions graves, telles que le terrorisme, la délinquance liée à la drogue, etc. A mon avis, cette approche n'est pas la bonne. Elle se traduirait par une violation de la Constitution puisque celle-ci garantit à chacun le droit à un procès équitable. Aujourd'hui, un inculpé sait qu'il comparaîtra devant un tribunal mais ignore qui seront le juge ou les membres du tribunal. La création de juridictions d'exception s'est avérée une erreur à l'époque des procès politiques, lorsque des tribunaux spéciaux étaient constitués pour juger de crimes politiques. Ces tribunaux se sont très vite enfermés dans la routine. L'accusé était systématiquement traité comme s'il était coupable et la seule incertitude tenait à la durée de sa peine. (Je note au passage que nous avons également aboli les tribunaux spéciaux chargés de juger les infractions routières.) Le juge qui applique la loi dans des sphères différentes conserve un meilleur sens de la justice et de l'objectivité. Il suffit que la grande criminalité soit traitée par des spécialistes lors des audiences préliminaires. C'est là que doit intervenir leur compétence. Par conséquent, pour ce qui est des tribunaux, je ne saurais recommander la création de juridictions spéciales. Le code amendé a créé de nouvelles institutions qui permettent une action plus efficace et plus rapide une fois l'infraction commise ou qui contribuent à prévenir les infractions pendant l'enquête préliminaire. Entre autres choses, il couvre la procédure des perquisitions à domicile ou dans d'autres lieux et propriétés (paragraphes 82-85.b), la possibilité de modifier la teneur d'articles (paragraphe 87.a), la mise sur table d'écoute et l'enregistrement des communications téléphoniques (paragraphe 88), les livraisons contrôlées (paragraphe 88.a), l'institution d'une infiltration par des agents officiels (paragraphe 88.b) et l'institution d'une protection des témoins. Je pense que la teneur de ces dispositions est suffisamment claire. En tout état de cause, il me semble que les livraisons contrôlées et l'infiltration doivent être rattachées à une norme juridique différente, pour être précis la loi susmentionnée contre le crime organisé. Ces dispositions ne sauraient s'appliquer de façon générale et doivent rester confinées aux domaines prévus par cette loi. De plus, l'infiltration par des agents fait généralement problème. En effet, pour infiltrer une organisation, ces agents devront nécessairement commettre des infractions. Jusqu'où pourront-ils aller? Auront-ils le droit de sacrifier une vie pour en sauver éventuellement plusieurs autres? L'institution d'une protection des témoins constitue une avancée très positive. L'intimidation des témoins, ou des témoins potentiels, explique que de nombreuses affaires ne soient pas élucidées ou même que des actes délictueux ne soient pas dénoncés. C'est à bon droit que l'on craint que des criminels remis en liberté ne se vengent de ceux qui ont témoigné contre eux. Même tant qu'ils sont en prison, le groupe auquel ils appartiennent ne risque-t-il pas de se venger en leur nom? Une organisation criminelle a des moyens multiples à sa disposition. 55 Le problème posé à cet égard à la Slovaquie tient au fait qu'il s'agit d'un petit pays. Il y a cinquante ans, l'un de mes professeurs disait qu'en Slovaquie, il était difficile de travailler en secret ou de se cacher car "tout le monde se connaît". Je partage cette opinion et j'ai pu mesurer en de nombreuses occasions sa pertinence. Il y a certainement des solutions mais il ne faut pas faire miroiter l'espoir que la protection des témoins constituera une arme majeure dans la lutte contre la délinquance organisée. J'écarte l'idée de répondre à cette forme de criminalité par le rétablissement de la peine de mort ou par la condamnation à des peines d'emprisonnement exagérément longues. Je suis contre la peine de mort, même si je sais que certains de mes collègues peuvent apporter des arguments rationnels à l'appui de son rétablissement. Peu d'entre eux, toutefois, sont de vrais pénalistes, et ceux qui le sont souhaitent que la peine de mort puisse être prononcée mais non exécutée. Est-ce la bonne solution? A mes yeux, un éventuel rétablissement de la peine de mort équivaudrait à agiter un épouvantail aux yeux du public. Nous connaissons déjà bon nombre d'épouvantails bien plus efficaces que la chaise électrique ou la potence et le débat sur les peines de substitution, ou les changements à apporter au système pénitentiaire lui-même, reste largement ouvert. Rien ne prouve que le prononcé de sentences plus lourdes ait un effet dissuasif. Une détection rapide de l'infraction, une juste punition et une publicité adéquate constituent les moyens de lutte les plus efficaces. Après avoir étudié à fond les données statistiques et la jurisprudence et m'être entretenu à la fois avec des experts et le grand public, je suis parvenu à la conclusion qu'actuellement la législation destinée à combattre la grande criminalité et la délinquance organisée est tout à fait satisfaisante. A ce stade, il ne serait donc pas judicieux d'amoindrir la protection des droits de l'homme telle qu'elle est garantie par la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales. Une telle régression ne permettrait pas de faire disparaître ni même de réduire ce type de criminalité. Nous ne pouvons pas changer les règles du jeu à notre convenance en cours de partie, si difficile qu'il soit de tenir bon lorsque des vies humaines sont en jeu. Il faut d'abord et avant tout appliquer strictement la législation existante. En ce qui concerne le droit pénal slovaque, je répète que sous sa forme actuelle, il ne pose guère de problèmes à cet égard. En second lieu, la lutte contre la criminalité ne peut être laissée au hasard ou à des amateurs. Il ne faut jamais oublier que la plupart des grands criminels sont des professionnels. Face à eux, un amateur n'aurait que très peu de chance de l'emporter. Cette lutte - et il s'agit souvent, au sens littéral, d'une lutte armée - exige une approche professionnelle. Il n'y a pas à tenir compte du souhait des profanes ou de l'opinion publique de voir appliquer des méthodes "nouvelles" ou "perfectionnées". 56 Communications écrites relatives au thème 1:moyens et actions pour combattre efficacement la grande criminalité dans le respect des droits de l'homme i. les moyens juridiques (en matière pénale et pénitentiaire, action de la police, etc.) Communication écrite par M. Vladimir EVINTOV, Docteur en droit, Directeur du Centre ukrainien des droits de l'homme, Kyiv La peine de mort en Ukraine Le problème de la peine de mort est au coeur du débat sur la politique de lutte contre la criminalité à mener dans l'Ukraine souveraine et indépendante. Juristes, criminologistes, magistrats et procureurs, hommes politiques, activistes des droits de l'homme, les gens qu'on appelle simples citoyens, tous veulent avoir voix au chapitre et les médias permettent à beaucoup de s'exprimer. Supprimer ou ne pas supprimer la peine de mort? Cette question - ou plutôt la réponse à cette question - s'inscrit dans une problématique plus vaste et très importante dont l'enjeu est l'une des deux options suivantes: ou bien une lutte contre la délinquance basée sur le professionnalisme, la prévention et le respect des droits de l'homme, y compris le respect du droit sacré à la vie, ou bien la répression toujours plus durcie avec comme ultima ratio, la peine de mort comme moyen d'intimidation dans la bataille contre la criminalité qui ne cesse de croître. La réponse à la question posée ne sera ni expéditive ni simple dans une société en crise qui se cherche mais qui est encore profondément affectée de tares du passé historique totalitaire proche et lointain. A la suite du rattachement de l'Ukraine à la Russie au XVIIe siècle, la législation de cette dernière fut étendue à la nouvelle colonie et, notamment, le Code des lois pénales du tzar Alexei Mikhaïlovitch adopté en 1649. La peine capitale y était reconnue comme l'une des peines principales et sanctionnant plus de soixante crimes. Le Code en question indiquait cinq moyens d'exécution, notamment au feu, par écartèlement, empalement, etc. Sous Pierre Premier, l'application de la peine de mort fut encore élargie. Les lois de l'époque l'autorisaient dans 123 cas. Le nombre de personnes exécutées au temps de son règne atteignit des proportions sans précédent. Il y avait des mois où plus d'un millier de personnes perdaient ainsi la vie. En 1832 et 1845, on introduit en Russie la peine de mort pour les crimes d'Etat. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le mouvement révolutionnaire prenant toujours plus d'ampleur, l'application de la peine capitale devient de plus en plus fréquente. Au cours de trente ans (1866-1895), à la suite de 226 procès politiques, 137 personnes furent condamnées à la peine de mort, 44 furent exécutées et pour 93 autres condamnés, la peine de mort fut commuée en travaux forcés à perpétuité. Une répression sanglante sévit pendant les événements révolutionnaires de 1905-1907. Furent exécutées: 574 personnes en 1980, 1.139 en 1907, 1.340 en 1908, 717 en 1909. Ce bain de sang provoqua un mouvement actif de l'opinion publique en faveur de la suppression de la 57 peine de mort. D'éminents juristes élèvent leurs voix contre la barbarie (MM. M. Guernet, N. Tagantsev, A. Piontkowski, S. Vikterski et d'autres). Au lendemain de l'avènement du pouvoir des Soviets et du déclenchement de la guerre civile, la peine de mort devint l'un des principaux instruments de la terreur de masse. Le droit d'appliquer la peine de mort fut donné tant aux tribunaux révolutionnaires qu'à des organes non judiciaires. Les chiffres ci-dessous témoignent éloquemment de l'ampleur de la répression: rien qu'en neuf mois (de juin 1918 à février 1919) et à elle seule, la Commission extraordinaire (vétchéka) condamna et exécuta 5.496 personnes dans vingt-trois gouvernements du pays. La répression et la peine de mort comme instrument majeur deviennent composante organique du nouvel Etat. V. Lénine écrivait au Commissaire de la justice D. Kourski: "La justice ne doit pas supprimer la terreur; en la promettant nous ne faisons que nous tromper nousmêmes ou tromper les autres; il faut prouver le bien-fondé et la légalité de la terreur, par principe, d'une manière claire, sans détours ni mensonge" (V.I. Lénine. Oeuvres complètes, t. 45, p. 190, édition ukrainienne). La terreur, le mépris pour la vie humaine, furent ainsi élevés au rang d'un principe qui régissait l'administration de la justice. La vivacité de cette thèse léniniste devait se confirmer maintes fois dans l'histoire soviétique. En 1927, en Ukraine, un nouveau Code pénal fut adopté qui resta en vigueur jusqu'en 1961. Aux termes de ce Code amendé par la Loi du 7/08/1932 et certaines autres lois, quarantedeux crimes et délits devenaient passibles de la peine capitale. Les lois en question servaient de base "légale" pour la terreur déclenchée par Staline et ses complices dans les années trente contre leur propre peuple. Les organes de justice du régime totalitaire, qui n'avaient rien à voir avec la justice, condamnèrent des millions et des millions de Soviétiques. Selon certaines données, presque vingt millions de personnes furent soit exécutées, soit torturées à mort dans les goulags staliniens. En 1961, un nouveau Code pénal ukrainien introduit la peine de mort pour toute une série d'infractions. Dans les années 60 et 70, l'application de la peine capitale s'élargit. Dans les années 80, en Ukraine, quinze infractions étaient punissables de la peine de mort: trahison de la Patrie, espionnage, actes terroristes, acte terroriste contre représentant d'un Etat étranger, sabotage, banditisme, actions visant à désorganiser le fonctionnement des établissements pénitentiaires commises par des récidivistes dangereux ou des personnes ayant commis des crimes graves, contrefaçon des monnaies ou des valeurs pratiquée sur la base régulière, spéculation des devises ou des valeurs dans une très grande proportion, détournement de biens publics ou sociaux dans une très grande proportion, homicide volontaire avec circonstances aggravantes, viol avec circonstances particulièrement aggravantes, atteinte à la vie d'un agent de milice ou d'un volontaire de maintien de l'ordre, détournement d'avion ayant entraîné la mort de personnes ou des lésions corporelles graves. Même un bref survol de l'évolution historique permet de comprendre quel est le poids des traditions qui influencent ceux qui ont la conviction que la peine de mort est sinon la panacée, du moins un instrument efficace de lutte contre la délinquance. Malheureusement, force est de constater que dans la société ukrainienne d'aujourd'hui l'opinion de ce genre, tout en étant partagée par de nombreux citoyens ukrainiens, fait également partie de la mentalité collective des organes dits (selon la terminologie soviétique) "protecteurs du droit" (milice, procuratura). 58 Un exemple tragique peut illustrer cette thèse. M. Ivanov, homme d'affaires, accusé de fuite fiscale, se vit appliquer, par ordonnance de l'agent d'instruction, la mesure préventive sous forme de détention provisoire pour la durée de l'instruction préliminaire. Comme M. Ivanov était atteint d'une grave maladie cardiaque, son avocat forme plusieurs recours contre cette mesure inhumaine devant le procureur compétent et l'agent d'instruction. Le Code de procédure pénale permet à ces agents publics d'appliquer une mesure de sûreté non privative de liberté ou même de n'en appliquer aucune. Cependant, ni cette disposition de la Loi, ni les avis médicaux présentés à l'appui, ni les médias, ni l'opinion publique indignée qui suivait les péripéties du drame ne furent capables de sauver la vie de M. Ivanov, qui décéda des suites d'une crise cardiaque dans la prison de Kiev, au bout de plusieurs mois de "détention provisoire". Ainsi fut condamné à une peine capitale un homme qui, dans l'attente d'être traduit devant un tribunal, devait être, aux termes de la loi, présumé innocent. Au lendemain de l'accession de l'Ukraine à l'indépendance, le législateur ukrainien rétrécit le nombre d'infractions punissables de la peine capitale. Le Code pénal ukrainien prévoit actuellement cette sanction pour les crimes qui comportent l'homicide volontaire avec circonstances aggravantes (son accomplissement ou tentative d'accomplissement): atteinte à la vie d'un homme d'Etat (article 58), atteinte à la vie d'un représentant d'un Etat étranger (article 59), sabotage (article 60), homicide volontaire avec circonstances aggravantes (article 93), atteinte à la vie d'un agent de milice, d'un volontaire de maintien de l'ordre public ou d'un militaire au service de maintien de l'ordre public avec circonstances aggravantes (article 190-1). En 1991, furent condamnées à la peine de mort 112 personnes, dont 109 en vertu de l'article 93, 2 en vertu de l'article 190-1 et 1 en vertu de l'ancien article 56. Exécutées: 42 personnes. En 1992, 79 condamnés, dont 77 en vertu de l'article 93 et 2 en vertu de l'ancien article 117. Exécutées: 78 personnes. En 1994: 143 condamnées, tous en vertu de l'article 93. Exécutées: 60 personnes. En 1995: 191 condamnés dont 190 en vertu de l'article 93 et 1 en vertu de l'article 190-1. Exécutées: 149 personnes. Il est important de souligner que si la personne ayant commis une infraction passible de la peine de mort a un statut juridique bien défini par la loi pénale, celui de condamné à la peine capitale est imprécis et régi non par la loi mais par des instructions de service. Le condamné ayant épuisé toutes les possibilités de recours adresse sa demande de grâce au Président de la République. La procédure est longue et peut durer des mois et des mois en prolongeant et en aggravant les souffrances de l'homme. Il n'est pas exclu qu'il puisse tomber psychiquement (ou tout simplement) malade. Dans ce cas, le jugement doit être suspendu et le condamné soigné, mais la loi ne réglemente aucunement ce cas. La pratique judiciaire ne connaît pas de cas de suspension d'exécution capitale. De plus, la situation des parents et proches du condamné n'est pas enviable. La peine de mort est un secret d'Etat. Les parents ne connaissent pas la date et le lieu d'exécution, le fait d'exécution leur est notifié avec un retard de plusieurs mois, ils n'ont pas droit au corps de l'exécuté et n'ont aucune information sur son lieu d'enterrement. En 1995, avec l'adhésion au Conseil de l'Europe, l'Ukraine franchit une étape historique. Dans le même temps, elle prit des engagements internationaux importants, dont celui de signer dans l'année (à partir d'octobre 1995) et de ratifier dans les trois ans suivant son adhésion le protocole n° 6 à la Convention européenne des droits de l'homme concernant l'abolition de la peine de mort et de mettre en place immédiatement après son adhésion un moratoire sur les 59 exécutions. A l'approche de l'échéance de cette obligation, l'opposition à la suppression de la peine de mort devient toujours plus active. Quels sont donc, très sommairement, les arguments de ceux qui se prononcent pour le maintien de cette peine dans le droit pénal ukrainien. Actuellement, en Ukraine, la criminalité monte en flèche et on ferait le lit de la criminalité en abolissant la peine de mort. Il est tout à fait vrai qu'en 1995, le nombre de crimes atteint, le chiffre de 641.860, soit 12% de plus qu'en 1994 ou bien 2,6 fois le niveau de 1986 (248.600). Les crimes graves et très graves représentent 38,7 % du total. Une acuité particulière caractérise le problème de protection de la vie et de la santé des citoyens. En 1995, 4.783 homicides ont été commis, soit une augmentation de 69,4% par rapport à 1990. Des meurtres sur commande, crime nouveau, se montent à 214 cas. La violence est au coeur des rapports sociaux et l'insécurité se focalise sur la violence quotidienne que sont les atteintes volontaires aux personnes et aux biens. Et pourtant, l'existence et l'application de la peine de mort ne produisent pas un effet suffisamment dissuasif sur la grande criminalité. L'option répressive ne donne pas les résultats escomptés. La croissance de la délinquance est due, dans une très large mesure, à la faiblesse de l'Etat et à l'inefficacité des institutions appelées à faire face à ce mal social. Une grande partie de la population ne croît plus que les organes "protecteurs du droit" sont capables de protéger ce droit et eux-mêmes. La dérive criminelle et la corruption du pouvoir engendrent des structures mafieuses. Le nihilisme juridique et le laissez faire général provoquent le pessimisme social. Dans ces conditions, la peine de mort ne jouera jamais le rôle de baguette magique. Il est nécessaire d'assainir l'appareil de l'Etat, d'en finir avec la corruption, de réformer la police et d'autres organes "protecteurs du droit", afin qu'ils s'acquittent de leur devoir de protéger et de défendre les gens et leurs biens avec un vrai professionnalisme - qui leur manque actuellement et qu'ils soient dotés de tous les moyens nécessaires pour accomplir cette tâche. Certains prétendent que si la peine de mort était abolie et remplacée par une réclusion à perpétuité, il serait nécessaire de mettre sur pied des établissements pénitentiaires de type nouveau avec toutes les dépenses que cela nécessiterait, ce qui est inimaginable dans les conditions de crise économique que traverse l'Ukraine. Le système pénitentiaire actuellement en place en Ukraine appelle la critique et ne répond pas aux exigences humanitaires présentées dans le monde civilisé. Sa réforme est à l'ordre du jour et doit aller de pair avec celle du droit pénal qui est en cours actuellement. Investir dans la réforme pénitentiaire, c'est contribuer à l'humanisation de la société et de l'Etat ukrainiens. Selon l'avis de certains juristes, dans les conditions actuelles, il ne peut y avoir de réponse rapide et positive aux conditions posées par le Protocole n° 6. Certains hauts magistrats et procureurs affirment que les peines de mort sont et seront prononcées car la loi pénale qui prévoit cette sanction n'est ni abrogée ni modifiée. Il est vrai que la Loi c'est la Loi et qu'elle doit être respectée, tout comme d'ailleurs, doivent l'être les engagements internationaux de notre pays. Le droit ukrainien est clair sur ce 60 sujet: le principe "pacta sunt servanda" est reconnu comme une pierre angulaire de la politique étrangère du pays. Le plan d'action en la matière proposé par le Conseil de l'Europe et accepté par l'Ukraine contient les mesures qui permettent de résoudre le problème progressivement et dans l'esprit de suite. Après l'adhésion à la Convention, il est proposé de décréter un moratoire sur les exécutions sans toucher au droit pénal. Une telle décision relève des prérogatives du Parlement qui, seul, peut suspendre les dispositions respectives de la loi pénale. Le délai de trois ans dans lequel la Convention devra être ratifiée servira à bien préparer les modifications et les amendements nécessaires de la loi pénale en vigueur ou à bien consacrer l'abolition de la peine de mort dans le projet de Nouveau Code pénal qui est actuellement en discussion. Le fondement juridique nécessaire pour réaliser ces changements devenus impérativement indispensables existe actuellement en Ukraine. C'est la nouvelle Constitution de l'Ukraine adoptée le 28 juin 1996, basée sur la promotion et la protection des droits de l'homme et dont notamment l'article 3 est ainsi libellé: "L'homme, sa vie et sa santé, son honneur et sa dignité, son inviolabilité et sa sûreté sont reconnus en Ukraine comme valeur sociale suprême". 61 Communication écrite par M. Hartmuth HORSTKOTTE, Juge à la Cour fédérale (retraité), Berlin Le juge et la grande criminalité Il n'est pas facile d'expliquer la place que le juge occupe dans le contexte de "la lutte contre la criminalité" (deuxième thème de ce séminaire). Il est incontestable que les juges qui, en Italie et dans d'autres pays, ont été assassinés dans l'exercice de leurs fonctions l'ont été parce qu'ils défendaient la cause de la justice; nous leur devons respect et gratitude. Nous admirons ces magistrats et procureurs qui, obéissant uniquement à la loi, résistent aux pressions que l'Etat, des hommes politiques ou des organisations privées exercent pour, par exemple, éviter la mise à jour d'une corruption de grande envergure qui donnerait lieu à des poursuites. Pourtant le juge, du moins le juge de première instance et le juge d'appel, n'est pas un soldat sur le champ de bataille et la lutte que les procureurs et fonctionnaires de police mènent contre le crime ne ressemble en rien à celle que les chercheurs mènent contre les maladies. Il est intéressant de noter que nous décrivons d'ordinaire en termes moins belliqueux les activités qui visent à lutter contre la pauvreté, l'abandon d'enfants, le problème des sans-abri, le délabrement des villes, la xénophobie ou les accidents mortels de la route, même si elles constituent le moyen le plus efficace de sauvegarder la vie, la santé et une communauté agréable. Quoi que les linguistes révèlent ou cachent, le magistrat s'efforcera d'avoir une position et une attitude plus détachées, même s'il doit statuer en dernier ressort. En fait, le juge doit jouer un rôle actif en réagissant contre la grande criminalité. Ses décisions, avant, pendant et après le procès, doivent assurer le respect de la loi au sens le plus strict du terme. Avant le procès, le juge doit veiller à ce que toutes les mesures préparatoires soient conformes au droit procédural. Le juge de première instance doit mener la procédure jusqu'au verdict, qui doit qualifier clairement un comportement de violation du droit pénal, ou à l'acquittement. En cas de sanction, la peine doit être adaptée (proportionnelle) à la gravité de l'infraction et au degré de culpabilité, mettant ainsi en évidence la prééminence du droit et confirmant que le crime ne paie pas tout en lançant une mise en garde. Cela dit - nous commençons ici à nous éloigner du champ de bataille - la nature de la peine devrait être telle que les chances de réinsertion sociale du délinquant ne soient pas réduites plus qu'il n'est nécessaire compte tenu de la gravité de l'infraction et de la culpabilité. Enfin et surtout, les décisions judiciaires devraient montrer que les droits procéduraux du délinquant sont scrupuleusement respectés, même si cela semble nuire à l'efficacité de la lutte contre la criminalité. Le juge ne suit donc pas véritablement l'ordre de route sur le champ de bataille contre la criminalité. Ceci ne veut pas dire que les autres parties qui s'y trouvent ne respectent pas les limites fixées par le droit procédural. Mais les perspectives et, en conséquence, les attitudes devraient être différentes. La loi limite l'étendue des activités de la police et des organes de poursuite. En effet, en vertu du droit procédural, l'objectif qui consiste à traduire quelqu'un en justice et à le condamner n'est pas une priorité absolue; cet objectif ne doit être poursuivi que dans les limites fixées par le droit procédural (et par la Constitution, ainsi que par les instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme). Du point de vue du juge, le droit procédural (la Constitution et les instruments relatifs aux droits de l'homme) ne limitent pas ses activités propres. En fait, la tâche du juge consiste tout d'abord à appliquer la loi, qu'il s'agisse du droit matériel ou du droit procédural. Dans la perspective du magistrat, une relaxe pour insuffisance de preuves ou en application de la règle d'exclusion devrait être la manifestation de 62 la loi au même titre que la condamnation l'était autrefois. Le juge et l'accusé ne disposent donc pas d'armes égales: le premier doit porter la lourde armure de la loi, tandis que le deuxième n'est pas limité dans le choix de sa tactique. L'affirmation de Vivien Stern dans le document qu'elle a présenté (H/Coll (96) 5) n'en demeure pas moins vraie: "L'illégalité n'est pas combattue par l'illégalité mais par une ferme réaffirmation de la suprématie de la primauté du droit" (page 8 de la version française). La souveraineté de la loi est démontrée dans la protection des droits de l'homme, y compris les droits procéduraux définis à l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme. Certains ont soutenu que les droits individuels de l'homme devaient être interprétés par rapport au droit fondamental de l'homme à "la liberté et à la sûreté", mentionné au paragraphe 1 de l'article 5 de la Convention. Il est difficile d'interpréter non seulement la Convention mais aussi le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (article 9; voir également le préambule du pacte: "... reconnaissant que l'idéal de l'être humain libre, jouissant des libertés civiles et politiques et libéré de la crainte et de la misère...", qui est une citation extraite de la Déclaration des droits de Virginie de 1776, et le "droit à la sûreté" énoncé à l'article 2 de la Déclaration française des droits de l'homme de 1789/1791). L'idée que la sûreté a une dimension qui relève des droits de l'homme a suscité l'intérêt de la doctrine constitutionnelle en Allemagne (voir J. Isensee, Das Grundrecht auf Sicherheit, 1983; Isensee/Kirchhof Ed., Handbuch des Staatsrecht der Bundesrepublik Deutschland, 1992, pp. 137 et suivantes). Il ne fait pas de doute que l'une des tâches essentielles de l'Etat consiste à garantir un degré suffisant de sûreté; nul ne peut jouir pleinement de ses droits lorsque l'insécurité est générale. Tout porte cependant à croire que la "sûreté" au sens de l'article 5 de la Convention ne renvoie qu'à la sûreté du particulier face à la puissance de l'Etat (voir Frowein/Peuckert, Europaïsche Menschenrechtskonvention, 1985 ad article 5, note 4). La garantie des droits de l'homme serait compromise si la sûreté était considérée comme limitant la portée d'un droit précis de l'homme comme dans les cas où divers droits individuels s'opposent; le libellé précis de la Convention, lorsqu'il s'agit de définir des exceptions aux droits, comme par exemple au deuxième paragraphe des articles 8 à 11, serait affaibli par un recours aussi général à la sûreté. En conséquence, le fonctionnement de la justice répressive ne permet pas en soi de limiter les droits de la personne, ce qui n'exclut pas le principe selon lequel un droit individuel ne doit pas être interprété de manière à empêcher le fonctionnement normal de la justice répressive en vertu de la prééminence du droit. Les problèmes relatifs aux droits de l'homme qui se posent lorsqu'un crime grave est jugé ne sont pas différents des problèmes et des faiblesses observés dans d'autres contextes. Mais le contexte de la grande criminalité rend certaines questions, dont les problèmes structurels et les tentations, plus visibles. L'analyse ci-après des implications du point de vue des droits de l'homme est loin d'être complète. Premièrement, la présomption d'innocence (paragraphe 2 de l'article 6 de la Convention) est essentielle. Les conséquences de ce principe ne sont pas encore parfaitement claires. Prenons l'exemple d'un magistrat qui, afin de respecter le "délai raisonnable" prévu au paragraphe 1 de l'article 6 de la Convention, a choisi, pour rendre son jugement, quelques infractions exemplaires de l'acte d'accusation général (inculpation). Peut-il prendre en considération, pour choisir la peine, l'ensemble des infractions? La réponse sera négative mais cela découragera le procureur d'accepter une restriction aussi utile de l'accusation. Des infractions analogues préalables peuvent-elles, alors que des preuves évidentes ont été apportées pendant le procès mais qu'elles n'ont pas fait l'objet d'un chef d'accusation, être considérées en termes de preuve et comme des facteurs qui interviennent dans le choix de la sanction? La 63 réponse est incertaine; l'exigence "jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie" (paragraphe 2 de l'article 6 de la Convention) suppose-t-elle une accusation appropriée avant l'audition des témoins? L'aspect le plus important de la présomption d'innocence, ainsi que du droit à un procès équitable et du droit de l'accusé à se défendre lui-même (paragraphes 1 et 3 de l'article 6), est le droit de l'intéressé à choisir de garder le silence comme moyen de défense. L'accusé doit être informé de ce droit avant le premier interrogatoire de la police et sa liberté de choix ne doit pas être réduite. Ceci suppose, selon l'interprétation que je donne à l'article 6, que tout facteur qui pourrait le décourager de choisir de garder le silence pour se défendre doit être évité; afin de garantir cette liberté de choix, le silence ne doit pas être utilisé comme un argument pour évaluer les preuves ou, ce qui est plus important, pour choisir une sanction. De plus, toute information que l'accusé donnerait par méconnaissance de ses droits ne devrait pas être utilisée comme preuve ou pour choisir la sanction. Il semble que cette règle d'exclusion gagne du terrain en Europe (voir pour l'Allemagne BGHSt 38, 214) au moment où la Cour suprême des EtatsUnis exprime des doutes sur l'arrêt qu'elle a rendu dans l'affaire Miranda en 1966 et qui a marqué une étape décisive (584 US 436). Deuxièmement, le droit à la défense suppose le droit à l'assistance d'un défenseur, le droit de l'accusé d'être informé de son droit avant d'être interrogé et la possibilité réelle de se faire assister, si nécessaire, gratuitement (paragraphe 3.b de l'article 6). La police n'aime pas donner cette information pourtant nécessaire, car l'intéressé risque de se taire alors qu'il était prêt à avouer; la loi peut même exiger que la police aide un accusé sans expérience ou un accusé étranger à avoir accès à un avocat en lui donnant par exemple le numéro de téléphone d'urgence de l'avocat de permanence. (Pour l'Allemagne, voir BDH StV 1996, 187). Ces règles peuvent sembler trop nuancées à l'heure où le nombre des avocats de la défense demeure insuffisant mais il est impératif que les droits de l'homme soient non seulement fixés sur le papier mais aussi réalisés dans la pratique. Troisièmement, dans les affaires concernant la grande criminalité, l'administration des preuves pose d'énormes problèmes, notamment pour ce qui est des preuves par témoignage. Que faut-il faire si un témoin cité par l'avocat de la défense vit loin, à l'étranger, et que la recherche de son adresse, la mise en marche du mécanisme souvent pesant de la coopération judiciaire internationale et éventuellement son refus de comparaître risquent d'empêcher un procès ou sa conclusion "dans un délai raisonnable" (paragraphe 1 de l'article 6)? Dans quelle mesure les conclusions écrites peuvent-elles être lues et quelles sont alors les conditions précises posées au paragraphe 3.d de l'article 6? S'agissant du trafic de stupéfiants et de certains autres crimes organisés (trafic d'armes, etc.), le paragraphe 3.d de l'article 6 de la Convention est au centre même des problèmes de procédure. Le témoin oculaire est rarement disponible, parce que les services de police (Ministère de l'intérieur, etc.) refusent de révéler l'identité d'un agent infiltré ou d'un indicateur. Les raisons d'un tel refus peuvent être plausibles. La vie du témoin peut être en danger, il est parfois indispensable que le témoin anonyme reste dans le milieu de la drogue pour des raisons de reconnaissance ou il a été promis que le tout resterait confidentiel. Dans ce cas, le juge n'est pas dans une situation très confortable. Il ne mène plus véritablement la procédure, car il dépend du bon vouloir de la police à coopérer. Il va de soi qu'un fonctionnaire de police peut témoigner en audience publique et expliquer ce que son collègue infiltré ou l'indicateur lui a dit. Une telle audience est possible si les preuves indirectes sont acceptées mais elle ne satisfait pas pleinement aux exigences du paragraphe 3.d de l'article 6 car l'accusé et son avocat ne peuvent pas interroger directement le témoin "réel" 64 (par opposition au témoin qui comparaît). Certaines nouvelles législations, comme la législation néerlandaise, appellent un examen approfondi et peuvent servir en tout ou en partie d'exemples à d'autres pays; les décisions du Tribunal fédéral suisse résolvent le problème de manière plausible. Les décisions de la Cour européenne des Droits de l'Homme dans les affaires Kostovski (1989) et Lüdi (1992) soulignent de manière convaincante la nécessité de prendre le paragraphe 3.d de l'article 6 au sérieux. De nombreuses juridictions nationales trouvent cependant des failles dans ces décisions et semblent avoir, à tort ou à raison, l'impression que la Cour européenne des Droits de l'Homme n'a pas encore vraiment réussi à tracer une ligne de démarcation claire entre les dispositions relatives à l'audition du véritable témoin et la nécessité de "combattre efficacement la grande criminalité". Lorsque des preuves supplémentaires sont disponibles, ce type spécial de preuve indirecte est souvent jugé suffisant. Mais qu'entend-on par preuves "supplémentaires"? Des preuves qui marginalisent le témoin anonyme ou des preuves pertinentes uniquement lorsqu'elles sont combinées aux preuves indirectes? Dans le dernier cas, les preuves indirectes sont essentielles aux fins de la décision. La question est délicate parce que le témoin jusqu'alors anonyme est loin d'être digne de foi. Les indicateurs privés qui ne veulent pas que leur identité soit dévoilée peuvent avoir un intérêt spécial en cherchant à être assurés de l'impunité et donc à ne pas faire l'objet de poursuites; ils agissent souvent sans aucune mesure. Les méthodes spéciales posent un problème dans la mesure où une fois utilisées pour lutter contre la grande criminalité, elles ont tendance à être progressivement acceptées pour d'autres types de procédure pénale, diluant ainsi les principes bien définis de la protection des droits de l'homme. Quatrièmement, le choix de la sanction. La peine capitale ne devrait pas avoir sa place en Europe; le Conseil de l'Europe devrait être très clair et souligner que le Protocole n° 6 fait désormais partie intégrante du système européen de protection des droits de l'homme. En vertu de la loi, les citoyens doivent respecter la vie humaine en toutes circonstances. La crédibilité de cet impératif est compromise lorsque l'Etat lui-même ôte délibérément la vie. De plus, l'existence de la peine de mort modifie l'éthique et l'autodéfinition même du juge, qui ne devrait jamais oublier qu'il peut se tromper et qu'en conséquence, même en dernier ressort, il existe toujours des recours lorsqu'une erreur est décelée. La peine capitale repose sur le principe d'une autodéfinition de la magistrature qui se veut infaillible. Le choix de la sanction en cas de grande criminalité soulève de nombreux problèmes de la plus haut importance. Plus la condamnation à incarcération est longue, moins les critères sont définissables. Qui prétendra qu'une incarcération de dix ans est plus appropriée qu'une peine de huit ans? S'agissant des infractions moins graves, une différence de deux ans est capitale. Les préoccupations que suscite la menace de crime organisé ne doivent pas faire oublier que, en ce qui concerne la culpabilité d'un individu, de nombreuses graduations sont applicables et que, dans la plupart des crimes organisés, c'est le menu fretin qui est pris. Comment doit-on déterminer la culpabilité d'une femme colombienne qui importe en toute connaissance de cause et pour le compte d'un groupe organisé trois kilogrammes de cocaïne, espérant que le salaire qui lui a été promis en échange lui permettra d'améliorer la situation précaire de sa famille? Elle fera certainement valoir qu'elle a accepté par peur des réactions du groupe si jamais elle refusait. Comment prouver que cette défense n'est pas la bonne? Plus. Estil vraiment nécessaire de réagir en condamnant à de longues peines d'emprisonnement ceux qui participent au trafic international organisé de voitures volées aux niveaux inférieur ou moyen? Le consensus qui se dégage à l'échelle européenne sur les principes du choix des peines (incarcération en dernier ressort seulement; réduction de la durée des peines d'emprisonnement; appréciation de la culpabilité individuelle; réduction au minimum des effets perturbants de la peine dans la mesure du possible) devrait aussi valoir pour les auteurs de crimes et délits 65 organisés qui sont condamnés. Il faut éviter que les lourdes condamnations à incarcération de trafiquants de drogues dures aient un effet général sur le système de sanction dans la mesure où les sanctions seront, d'une manière générale, de plus en plus sévères. 66 Communication écrite par M. Shlomo Giora SHOHAM2, Professeur de droit, Université de Tel Aviv, Tel Aviv Les aspects situationnels de la prévention du crime: les fondements théoriques et philosophiques Les différences entre les modèles causals du crime et les modèles situationnels ont déjà été mises en évidence par Sutherland qui a dit: "Les explications scientifiques du comportement criminel peuvent être énoncées soit sous l'angle des processus qui jouent au moment où survient le crime, soit sous l'angle des processus qui ont joué auparavant dans la vie du délinquant. Dans le premier cas, l'explication est dite 'mécaniste', 'situationnelle' ou 'dynamique', dans le second, elle est dite 'historique' ou 'génétique'. Les explications criminologiques de type mécaniste ont jusqu'à présent été remarquablement vaines, en grande partie peut-être parce qu'elles ont été formulées en relation avec une tentative d'identification de pathologies personnelles et sociales parmi les délinquants. De ce point de vue, les travaux ont, au mieux, permis d'aboutir à la conclusion que les déterminants immédiats d'un comportement criminel résident dans le complexe personnesituation."3 Dans le présent document, nous voudrions mettre en évidence le modèle interactif de violence situationnelle, examiner comment il est possible de prédire la violence, et envisager des moyens possibles de prévention. Il existe assurément un lien entre les facteurs de prédisposition sur le terrain biologique, personnel et social et l'interaction situationnelle, mais les facteurs de prédisposition et les aspects situationnels s'expriment dans le cadre de dynamiques différentes. La prédisposition à la violence, telle qu'elle ressort de différentes études, peut en définitive être exprimée sous forme de courbes de probabilité, indiquant dans quelle mesure un individu présentant un ensemble donné de traits caractéristiques risque de commettre un acte violent. Néanmoins, la succession effective d'événements précipitant la violence prendrait dans certains cas la forme d'une chaîne d'interaction causale entre le délinquant et la victime. Ce schéma séquentiel pourrait être immédiatement activé par l'exposition à une situation compromettante, par exemple l'épouse et son amant dans le lit nuptial du mari. Des propos proférés dans une intention offensante évidente auraient pour effet de porter l'action de l'ego ("ego" étant défini comme l'individu agissant, avec ses perceptions cognitives, et "alter" comme la manière dont l'autre est perçu par ego dans l'interaction dyadique) à un niveau cognitif différent, c'est-à-dire qu'il "verrait rouge". D'autres expressions peuvent avoir sur l'ego cet effet de déclic parce qu'il les définit subjectivement comme humiliantes, en raison des particularités de sa propre personnalité. Le mot "pédéraste" lancé à un homosexuel latent ou une expression mettant en doute la virilité d'un homme qui a des inquiétudes à ce propos, peuvent avoir le même effet. La forme conventionnelle d'un geste offensant, comme le tortillement d'une moustache et l'émission d'un ronflement en présence d'un musulman fervent, risque d'être un facteur d'escalade encore plus fort. Ce type d'échange de propos et de gestes ne déclencherait pas le passage immédiat à un autre niveau cognitif mais, selon la réaction, il risque de conduire 2 M. Shoham n'a pu participer au Séminaire. 3 E. H. Sutherland et D. R. Cressey, Principles of Criminology, 7e éd. (Philadelphie: J.B. Lippincott, 1966). 67 progressivement au "point de non-retour", le seuil de la violence. L'interaction entre l'auteur de la violence et la victime prend la forme de cycles séquentiels, chaque cycle situationnel limitant le choix rationnel de chaque acteur, si bien qu'à la fin, l'acte de violence éclate comme une séquence presque indéterministe, avec très peu de choix rationnel. Cela suppose naturellement que chaque acteur de l'interaction dyadique capte le signal qui le conduit à une nouvelle limitation du choix rationnel et de l'action précipitant la violence. Comme nous le montrerons, il pourrait y avoir une décision de non précipitation de la violence découlant du choix rationnel de l'un des acteurs, qui ferait que l'enchaînement situationnel de la "danse macabre" serait détourné de l'éruption violente. LE MODÈLE SITUATIONNEL La structure des relations qui, par hypothèse, déterminent des actes de violence, serait la suivante: 1. 4. 5. L'alter transmet à l'ego un schéma de communication qui est, ouvertement ou de façon latente, provocateur; Le resserrement de l'éventail de réactions non violentes conduit rapidement et inexorablement l'ego à une limitation du choix rationnel et à un "point de non-retour" où l'option violente devient hautement probable; Au cours de l'interaction, l'ego fait mine de s'engager envers l'alter ou tout autre tiers intéressé à commettre l'acte de violence, ce qui accélérera encore la montée de la tension et le choix rationnel d'actions précipitant la violence; L'acte violent serait la libération cathartique de cette tension; Il serait suivi par un sentiment d'accomplissement ou de satisfaction homéostatique. 1. La communication provocatrice 2. 3. Le délinquant peut être exposé à des paroles, des gestes ou des actes, qui sont culturellement définis comme provocateurs, par exemple à des gestes obscènes des doigts, différents selon les cultures. Le schéma de communication peut aussi être provocateur dans le contexte spécifique d'interaction entre le délinquant et la victime, s'il est fait par exemple référence à des épisodes personnels très délicats ou à des traits de caractère vulnérables connus seulement ou principalement du partenaire de la dyade. Enfin, il peut s'agir de mots ou d'actes qui sont neutres pour l'alter mais qui sont interprétés comme offensants par l'ego. Ce phénomène pourrait se produire lors de la confrontation d'individus de différentes cultures. Nous reconnaissons que ce n'est que dans une faible proportion de cas, lorsque la sublimation n'a pas été possible, qu'il se produit une réaction violente, ou une réaction de nature à intensifier encore la violence de l'échange; mais ce sont ces cas que nous étudions. Nous nous intéresserons d'abord aux types de réactions non violentes où le choix rationnel porterait à des actions ne précipitant pas la violence. 2. Les alternatives à des réactions violentes Puisque nous avons supposé que le "point de non-retour" implique le resserrement de l'éventail des réactions à celles qui conduisent à un choix rationnel vers la violence, nous pouvons éliminer les possibilités de choix non violents. Il est évident que la dynamique de l'interaction ne suit pas une direction univoque vers la violence, et que les différentes formes de perception ne s'excluent pas mutuellement. L'une d'entre elles est la déformation de la perception 68 d'arrivée en fonction des positions précédemment intériorisées de l'ego, que l'on peut analyser suivant les catégories ci-après: a. La perception sélective, qui est, non pas un mécanisme permettant de "sauver la face", tel que le décrit Goffman, mais une absence de perception de la communication provocante. Cela peut se produire lorsque la communication paraît si douloureuse que, par un réflexe d'autodéfense, sa perception est éludée; b. Le processus de différenciation est une autre technique permettant d'utiliser certaines caractéristiques démographiques ou de stratification sociale du provocateur pour éviter de s'offenser, en disant par exemple: "ce n'est qu'un enfant", "que peut-on attendre d'une femme?", "ces clochards ne peuvent être qu'obscènes et mal embouchés", ou "je ne vais pas m'abaisser à lui répondre". La meilleure illustration de ce principe se trouve dans l'ouvrage de O. Henry, The Coming-out of Maggie, dans lequel Dempsey Donovan, l'Irlandais, découvre que son adversaire, O'Sullivan, n'est qu'un "métèque" (selon les termes employés par O. Henry) déguisé: "... alors Dempsey posa sur O'Sullivan un regard dénué de colère, comme on regarderait un chien errant, et il hocha la tête en direction de la porte. 'L'escalier de service, Giuseppi' dit-il sèchement. 'On te lancera ton chapeau'". Ce processus de choix rationnel pourrait aussi conduire à éviter de s'offenser même si le provocateur est en situation d'autorité. Le film d'Elia Kazan America, America et de nombreux passages des romans de Kazantzákis montrent les Grecs dédaigneux des injures proférées à leur égard, puisqu'un Turc barbare ne saurait entamer la sérénité profonde d'un Grec; c. Enfin, il existe des techniques de justification d'un comportement provocateur. Une prostituée interrogée dans le cadre d'une de nos précédentes études4 racontait comment son ami avait eu des relations sexuelles en sa présence avec une nouvelle fille. Cela ne l'avait pas gênée, dit-elle, parce que "la nouvelle fille devait être 'rodée'", alors qu'elle-même était le seul véritable amour de son souteneur. Dans les pays à forte immigration, les aspects situationnels de la prévention de la violence, appliqués à la communication provocatrice, pourraient s'orienter vers les médias, les forces de l'ordre et les services sociaux. On soulignerait ainsi que la communication provocatrice est fonction de la culture et qu'un élément de communication acceptable dans une culture peut fort bien être très offensant dans une autre. Par ailleurs, il faudrait sensibiliser les services sociaux et les forces de l'ordre au fait que toute intervention dans un cadre domestique très tendu accroît inévitablement le risque de violence: les menaces, l'exhibition d'armes, les manifestations verbales de violence ne devraient pas être prises à la légère, car toute intervention précipite l'une des parties dans une escalade de violence qu'il est alors de plus en plus difficile à stopper. C'est pourquoi toute menace s'inscrivant dans un cadre domestique devrait être considérée comme une intervention propre à provoquer une escalade de violence risquant d'avoir des conséquences fatales, et être traitée de manière appropriée par les services sociaux et les forces de l'ordre. LES CYCLES DE LA VIOLENCE Les différents types d'interaction exposés ci-dessus peuvent s'analyser en cycles "stimulus-réaction". Un enchaînement de cycles accélère la progression vers la violence sous la forme d'un cycle de rétroaction positive qui, pour finir, fait sauter un plomb, c'est-à-dire que 4 Shlomo G. Shoham, Social Stigma and Prostitution, British Journal of Criminology (1968). 69 l'acte violent se produit. Lorsque l'interaction n'aboutit pas à la violence, l'échange peut être assimilé à un cycle de rétroaction négative. Il faut souligner que l'on peut approfondir l'analyse de tels actes suivant des typologies signifiantes, et que l'interaction peut être reliée tant aux acteurs impliqués qu'aux acteurs passifs. Le paradigme ci-après peut fournir un cadre utile à une typologie de la perception différentielle des stimuli et des réactions correspondantes en direction de la violence, pour chaque cycle donné. Figure 1.Perceptions différentielles et réactions dans le sens de la violence ou de la non-violence pour chaque cycle d'interaction [version anglaise uniquement] Les axes du paradigme représentent la relation classique stimulus-réaction. Les stimuli peuvent être soit neutres soit intentionnels. On peut souligner que même à ce stade, le stimulus neutre n'est pas détaché de la réaction probable. Le fait qu'un stimulus neutre figure dans notre paradigme de violence suggère la possibilité que la perception de ce stimulus ne soit pas neutre du tout. En d'autres termes, on escompte que le stimulus qualifié de neutre ne sera pas perçu comme tel par l'alter, enclin à la violence, qui va réagir. L'interaction entre le stimulus et sa perception par l'alter peut être représentée par les quatre plages délimitées par les axes, dont deux seulement sont pertinentes dans le présent contexte. Il s'agit de la perception violente-réaliste du stimulus et de la perception illusoire-violente, qui peuvent être disposées aux extrémités d'un scalogramme, suivant le procédé Guttman-Lingol. Les principaux vecteurs indiquent la nature des stimuli par rapport à leur perception. Un stimulus positif signifierait que l'alter se comporte envers l'ego de façon cordiale ou de toute autre manière culturellement admise. La perception positive de ces stimuli positifs n'aboutirait naturellement pas à la violence mais, par exemple, à l'échange de saluts matinaux entre voisins et aux prédictions météorologiques rituelles. Si le stimulus est négatif et que sa perception par l'alter est neutre ou positive, l'alter accomplit une forme ou une autre de "jonglerie" perceptive, qui revient à trouver une explication convaincante du caractère offensant du stimulus; par exemple, une gracieuse dame se murmurera à elle-même que ce type grossier et vulgaire ne parviendra certainement pas à la froisser. Un stimulus positif perçu comme violent serait lié à une perception illusoire par l'ego de l'intention de l'alter; ainsi, un sourire bénin adressé par un passant à une jolie femme peut être perçu par celle-ci comme une invite offensante qui appelle une réaction violente. La prédisposition à la violence peut être évaluée par certains instruments courants de mesure de la déformation perceptuelle, par exemple l'Augmentateur et le Réducteur de Petrie5. Une autre possibilité consiste dans la perception négative d'un stimulus négatif, c'est-à-dire offensant. Il s'agit bien sûr de la perception réaliste d'un coup de poing dans l'œil pour ce qu'il entend être. Il faut souligner que la décision quant à la nature d'un stimulus, ainsi qu'à la nature d'une réaction à un stimulus, en fonction d'une classification positive, neutre ou négative, ouvre un large éventail de combinaisons possibles entre stimuli et perceptions. La dichotomie entre solutions violentes et non violentes ressort clairement de notre schéma, si bien que le cycle d'interaction qui constitue une accélération vers une solution violente n'apparaît que dans la partie inférieure du paradigme. D'autres paramètres susceptibles d'être corrélés à nos principaux axes sont les suivants: l'ampleur des stimuli serait figurée sur l'axe des stimuli suivant une typologie objective des 5 A. Petrie, Individuality in Pain and Suffering (Chicago: University of Chicago Press, 1968). 70 stimuli empreints de violence. Le stimulus pourrait être d'ordre physique (véritable agression ou autre contact physique perpétré par l'alter sur l'ego) ou prendre la forme d'un geste, d'une mimique ou de tout comportement culturellement défini comme offensant, ainsi que d'injures ou de provocations verbales. Il n'est pas possible de classer ces formes de stimuli, parce que l'ampleur de la première forme pourrait être constituée par la puissance employée par rapport à la perception physique de la douleur par l'ego. La deuxième forme peut être liée à une typologie de gestes suivant le degré d'obscénité ou d'agressivité tel qu'il est défini dans une culture donnée. La troisième forme, à savoir la provocation verbale, pourrait être classée en fonction non seulement du contenu offensant des termes, mais aussi de leur ton et de leur volume. Les variables se rapportant à l'axe de la perception sont liées à la distorsion de la perception, pour qu'elle corresponde mieux à l'intériorisation normative préalable de l'ego6. C'est ici qu'interviennent les différents mécanismes de défense, techniques de différenciation et autres processus de "justification", qui influeraient sur le choix rationnel d'ego. Figure 2.Le processus d'interaction dyadique, analysé en fonction du stimulus, de la perception, de la définition de la situation et de la réaction [version anglaise uniquement] L'ESCALADE Le modèle de recherche propose d'analyser les différentes étapes du choix rationnel des actions qui précipitent la violence dans le contexte des interactions entre les stimuli de l'ego, leur perception par l'alter et la réaction de l'ego. Ce modèle synchronise les différents cycles en un enchaînement continu. Le trait vertical représente la gradation objective des stimuli et des réactions (de neutre à négatif) en fonction de la gravité moyenne de la provocation qu'ils constituent pour des individus au sein d'un échantillon représentatif donné de la population. Sur ce trait, le premier stimulus sera le déclic (en bas) et la dernière réaction, l'accès de violence (en haut). Le modèle illustre l'interaction entre l'ego et l'alter. La courbe spiroïdale décrit le processus dyadique d'interaction, chaque boucle correspondant à un cycle. L'ego perçoit le stimulus par l'alter et la réaction de l'ego devient le stimulus du choix rationnel de l'alter dans le deuxième cycle, que l'alter est censé percevoir et auquel il est censé à son tour réagir. Dans le cas de l'escalade vers la violence, la distance entre la perception subjective et le stimulus objectivement situé s'accroît avec chaque cycle. Aux fins de l'analyse, le processus devrait être décomposé en deux dimensions, représentées sur notre modèle par la courbe spiroïdale et son ombre. La première dimension, la ligne spiroïdale elle-même, est le processus de perception du stimulus. L'histoire et la personnalité de l'individu, qui constituent la seconde dimension l'ombre de la courbe - approfondissent cette perception, s'entremêlent avec elle et parfois la déforment. Le résultat de ces deux dimensions est la définition de la situation qui comprend la perception du stimulus par l'acteur, les différents facteurs qui tendent à accroître ou réduire le sens provocateur du stimulus, et les sensibilités déjà exposées lorsque l'acteur rapporte les stimuli à lui-même. Cette définition de la situation inclut aussi la propension de l'individu à réagir violemment, telle qu'elle est mesurée par certains facteurs biologiques, par exemple le taux d'alcoolémie ou un état d'hypoglycémie, le degré d'anxiété, de peur et d'excitation du système nerveux central, ou d'autres traits agressifs qui peuvent être mesurés par différents inventaires de personnalité et techniques de projection. 6 Shlomo G. Shoham, Society and the Absurd (Oxford: Basil Blackwell Ltd.; New York: Springers, 1974). 71 La définition de la situation que nous employons ici est décrite par MacIver7 comme un processus d'"évaluation dynamique" comportant trois étapes: 1. Un choix opéré par l'acteur entre plusieurs possibilités, sur la base de ses valeurs et besoins psychologiques saillants dans la situation donnée; 2. Avec la décision intervient une réorganisation sélective de certains facteurs extérieurs auxquels est conférée une signification subjective. Cette évaluation dynamique amène le monde extérieur, de manière sélective, dans la sphère subjective; 3. Enfin, tous les facteurs qui relèvent "de différents ordres de réalité déterminent un comportement conscient et sont réunis en un ordre unique". L'ordre unique est la définition de la situation qui guide et détermine la réponse de l'acteur, laquelle clôt le cycle. Les réactions sont également classées objectivement en fonction de leur gravité de la même manière que cela a été fait pour les stimuli. Les réactions peuvent aussi avoir un caractère physique, verbal ou gesticulatoire. Leur classement est effectué par rapport à leur signification culturelle et à leur degré de gravité juridique telle qu'il est déterminé par les tribunaux. On peut supposer que la relation stimulus-réaction pourrait donner lieu à prédiction. Les déviations par rapport à cette prédiction peuvent alors servir d'indicateur hypothétique d'une perception déformée et d'une définition illusoire de la situation par les dramatis personae de la dyade situationnelle de violence. LES CYCLES D'INTERACTION DANS LA VIOLENCE Dans la présente section, nous examinerons les aspects situationnels de la violence, en suggérant que le meilleur moyen d'expliquer et de comprendre un acte violent est de considérer cet acte comme une série montante d'interactions stimulus-réaction entre deux personnes. L'unité fondamentale de cette série est le cycle qui est décrit et expliqué. Pour mesurer l'intensité du cycle, on peut construire une échelle et l'adapter à différentes cultures. Cette échelle sert à vérifier les hypothèses proposées selon lesquelles l'intensité du stimulus détermine la forme que prend l'interaction, et l'escalade en direction de la violence est plus rapide lorsque l'intensité de la provocation est élevée. L'étude de la violence en tant que phénomène situationnel contenu dans une matrice interactive de l'alter et de l'ego a plusieurs implications importantes. La première, manifestement, est d'ajouter une dimension nouvelle à notre compréhension des actes violents. En deuxième lieu, elle a d'importantes implications juridiques. Si on admet qu'un acte violent est le résultat inévitable d'une série de cycles montants de stimulus-réaction conduisant à un "point de non-retour", l'importance générale accordée par le droit pénal à l'intention délictueuse (mens rea) et à la responsabilité pénale peut être mise en doute, tandis que la question de savoir si c'est l'ego ou l'alter qui inflige le coup violent final (juridiquement défini) est perçue uniquement comme l'issue structurelle de la situation. Troisièmement, il y a des implications quant à la prévention. Dès lors que l'on se place dans la perspective situationnelle, la place des facteurs contributifs (comme la disponibilité d'armes, la consommation d'alcool, etc.) apparaît clairement, et l'on peut appliquer des politiques de prévention concernant ces facteurs. 7 R. MacIver, Subjective Meaning in Social Situations, in: Sociological Theory, 2e éd. L. Coser & B. Rosenbergs (New York: Macmillan, 1964), 252-7. 72 La principale hypothèse de l'étude est que l'accès de violence résulte d'une série d'interactions, dénommées cycles, entre l'ego et l'alter. Chaque cycle consiste en un stimulus et une réaction qui, dans des circonstances favorables, amènera un nouveau cycle caractérisé par un niveau supérieur de provocation et de réaction consécutive, jusqu'à ce que soit atteint un "point de non-retour" au-delà duquel l'accès de violence ultime est inévitable. Les points ci-après sont pertinents pour la description première de notre principe. 1. Perception subjective du stimulus: le stimulus peut être soit positif (provocateur), soit négatif (non provocateur). La perception peut être soit réaliste, soit irréaliste. Le mode de perception du stimulus peut affecter: 2. les techniques correctives conduisant soit à l'escalade de la violence (dans le cas où un stimulus est perçu, de manière réaliste ou irréaliste, comme provocateur) soit à l'abandon de la violence (dans le cas où le stimulus est perçu, de manière réaliste ou irréaliste, comme non provocateur)8; 3. la forme que prennent les cycles: en cas de violence, elle apparaît comme un enchaînement causal d'interaction entre l'ego et l'alter. La forme des cycles sera influencée à des degrés divers par: 4. Le contenu du cycle, à savoir le degré de provocation, objectif et perçu, qui caractérise le stimulus. La provocation peut prendre la forme d'une action, d'un geste ou d'une expression verbale, et ses effets peuvent atteindre différents degrés de gravité, compte tenu des connotations spécifiques d'ordre culturel ou personnel. La nature interactive de ces quatre facteurs, et leur effet mutuel sur la nature du cycle, peuvent être représentés graphiquement, comme dans la figure 3 [version anglaise uniquement]. L'étude du processus effectif d'émergence de l'acte violent ne tient pas compte de la prédisposition à la violence telle qu'elle est mesurée par des variables liées à la biologie et à la personnalité. Nous pensons que les dynamiques interactives de la violence constituent des processus suffisamment indépendants pour justifier un traitement distinct. En conséquence, l'étude peut être axée sur l'interaction stimulus-réaction, et s'attacher à la nature de la provocation, à la nature de la réaction, et à la relation entre les deux facteurs. Ces trois composantes constituent un cycle, chaque cycle jouant le rôle de stimulus pour le suivant. Une étude en règle de la violence devrait comporter non seulement une étude des processus d'escalade conduisant à l'accès de violence (communication verbale, gestes, et symboles mutuellement compris), mais aussi une étude des facteurs qui sont liés à l'évitement de la violence. La conséquence non violente d'une interaction chargée de tension peut être expliquée à l'aide des modèles de discordance et d'équilibre cognitifs de la psychologie sociale9. Il est possible que les mécanismes homéostatiques et de convenance conduisent les acteurs à régler leur différend de manière non violente. La présente étude ne porte cependant que sur les 8 E. Goffman, Interaction Ritual: Essays in Face-to-Face Behaviour (Chicago: Aldine, 1967). 9 Roger William Brown, The Principle of Consistency, in: Social Psychology (New York: Free Press, 1965), chapitre 12. 73 interactions qui provoquent une escalade vers la violence. De même, nombre de situations violentes ne se limitent pas aux deux principaux acteurs. Les observateurs, qu'ils soient participants ou non, jouent souvent un rôle, allant même jusqu'à une bagarre générale. Néanmoins, notre modèle théorique suppose que l'on conçoive la violence comme un type dyadique d'interaction entre l'ego et l'alter, ou entre deux groupes dans une relation dyadique. Cette interaction prend la forme de cycles, et nos hypothèses sont fondées sur l'idée que l'interaction vers la violence prend la forme d'une série montante de cycles de stimulus-réaction. Ces hypothèses sont les suivantes : 1. La nature de la réaction est directement liée tant à la forme qu'au contenu du stimulus, si bien que le nombre possible de réactions et, partant, de cycles découlant d'un stimulus précis, est limité; 2. L'intensité de l'interaction est inversement proportionnelle au nombre de cycles conduisant à la violence: c'est-à-dire que plus l'intensité de l'interaction est faible, plus nombreux sont les cycles conduisant à la violence, et que plus l'intensité est forte, moins nombreux sont les cycles conduisant à la violence. Discussion La présente étude n'est que le début de la vérification empirique du domaine immense et complexe des aspects situationnels de la violence. Nous avons établi que l'interaction situationnelle de la violence peut assurément être quantifiée et mesurée, et avons conçu un instrument de mesure. Nous avons montré que la conception cyclique de l'escalade vers la violence est défendable, et nous avons aussi démontré que l'escalade vers la violence est liée à l'intensité perçue de la provocation initiale. Enfin, nous avons montré qu'il existe une relation claire entre le nombre de cycles, l'intensité de l'interaction, et l'escalade vers la violence. Lorsque l'intensité est élevée, les cycles sont moins nombreux et la durée de l'interaction est plus brève. Par contre, lorsque l'intensité est faible, les cycles sont plus nombreux et la durée de l'interaction est plus longue. Nous sommes conscients que nos mesures sont peut-être rudimentaires et que leur application à différents contextes culturels pourra nécessiter la conception de nouvelles échelles. Néanmoins, le premier pas dans l'examen des aspects situationnels de la violence a été fait, et tout projet de recherche ultérieure fera peut-être bien de prendre notre étude comme point de départ. Comme nous l'avons montré, les aspects situationnels de la violence peuvent être quantifiés et prévus, et la prévention situationnelle de la criminalité peut être axée sur la relation agresseur-victime lorsque la personne violente est un fonctionnaire, un agent public ou un représentant de la loi. Dans de tels cas, ces personnes sont, pour ainsi dire, des "auditeurs captifs" et nous pourrions les former à ne pas réagir à des signaux de la victime potentielle propres à précipiter la violence. Des programmes de formation pourraient être envisagés à l'intention des officiers de police et des fonctionnaires, comme du personnel pénitentiaire, du personnel des agences pour l'emploi, du personnel sanitaire, notamment dans les hôpitaux gériatriques et psychiatriques, ainsi que des travailleurs sociaux dans les zones défavorisées. En Israël, 35 % des cas de violence se produisent dans le cadre d'une interaction situationnelle entre un agent public et un usager qui devient la victime ou l'auteur potentiel d'un acte de violence10. Dans le cadre qui est le nôtre, l'objet de la prévention situationnelle du crime est de 10 Rapports du Ministère israélien de la police, 1995-96. 74 mettre en exergue d'autres aspects que ceux qui ont déjà été soulignés. Premièrement, toute menace s'inscrivant dans un cadre domestique mérite toute l'attention des forces de l'ordre, car en s'ajoutant aux états passionnels d'une famille, elle risque d'entraîner une escalade vers la violence et l'homicide. Un service spécialisé en matière de relations familiales devrait être créé en rapport avec les centres d'accueil pour femmes, et tout signe de comportement pouvant conduire à un accès de violence au sein de la famille devrait être surveillé. L'idée est que tout acte pouvant précipiter la violence et déboucher sur d'autres cycles d'interaction précipitant la violence devrait être maîtrisé par une intervention policière ou par la mise à l'écart de l'un des acteurs avant que l'escalade n'aboutisse à la violence. A l'intention des services sociaux, il faudrait élaborer et tester des manuels de formation indiquant quels sont les actes, les gestes et les mots qui sont de nature à précipiter la violence. Par ailleurs, il convient d'accorder une attention particulière à l'adaptation des paroles et des gestes aux cycles de violence, de trouver les manières de stopper l'escalade vers la violence et de promouvoir les solutions qui ne sont pas de nature à la précipiter. Il va de soi que les programmes doivent être différents selon qu'ils s'adressent aux officiers de police, aux travailleurs sociaux, aux chefs d'établissements scolaires, au personnel des services psychiatriques, aux employés des maisons de retraite et au personnel de tous les établissements de "prise en charge complète", dans lesquels les rapports patientemployé peuvent déboucher sur la violence. Il est suggéré que les différents programmes relatifs à la prévention situationnelle de la violence soient adaptés à différentes cultures, car les réactions, l'interaction, les paroles et les gestes ont des significations et des connotations différentes d'une culture à l'autre. 75 Interventions concernant le thème 1.i. M. Gavril-Josif CHIUZBAIAN Cette fin de millénaire a vu le respect des droits de l'homme s'ériger en une véritable religion, ainsi que la grande criminalité constituer une menace constante pour la démocratie. Les Etats européens se sont engagés dans la création d'un véritable espace juridique européen, dans lequel le Conseil de l'Europe et l'Union européenne jouent un rôle de premier plan, en vue de la sauvegarde et du développement de leurs valeurs communes. La jurisprudence abondante et équilibrée de la Commission et de la Cour gagnerait à être mieux connue par les autorités et les juridictions nationales. Par conséquent, je réitérerai ma proposition - antérieurement formulée - de créer un Institut de droit européen au service de tous les pays d'Europe centrale et orientale. La Roumanie se propose pour le siège d'un tel institut. Actuellement, la Roumanie mène un programme de réforme et de modernisation de son système pénitentiaire, qui suit trois directions principales: la réalisation d'un cadre normatif institutionnel, l'humanisation du régime carcéral, la modernisation des établissements grâce à des dotations techniques et financières. Il apparaît clairement que ces objectifs ne pourront être atteints sans la compréhension d'abord, et le soutien ensuite, de l'ensemble du gouvernement, de toutes les forces politiques et de la société civile. C'est dans cet esprit que le Ministère de la justice et la Direction générale du système pénitentiaire oeuvrent pour l'ouverture vers les médias et la coopération avec les organisations non gouvernementales roumaines et étrangères. J'ajouterai enfin qu'un programme de formation du personnel pénitentiaire a été mis en place en collaboration avec l'International Penal Reform, le Comité hollandais d'Helsinki et les Professeurs Turkens et King, spécialistes renommés en criminologie. M. Alessandro ATTANASIO Le but de mon intervention est de considérer les implications pratiques du droit à un jugement équitable eu égard à la situation en Italie, où de nombreux juristes s'inquiètent des atteintes portées aujourd'hui à ce droit fondamental. Nous examinerons les trois principales violations de droits de l'homme sous l'angle de la lutte antimafia engagée par l'Etat pour combattre le crime organisé. Le premier domaine de violation des droits de l'homme concerne le passage de l'accusé à la fois innocent et coupable - par le système judiciaire. En droit italien, la mise en œuvre des mesures d'instruction est subordonnée avant tout à l'existence d'un délit. Les enquêteurs sont dès lors obligés de rassembler les preuves d'une participation à un tel délit. Il faudrait éviter toutefois d'adopter une attitude globale de suspicion à l'égard de la personne, de la famille ou du secteur sur lesquels portent des investigations censées établir par la suite des liens et des complicités pour des délits survenant ultérieurement, car ce type d'attitude conduit à conclure à la culpabilité - à des degrés divers - de la personne, de la famille ou du secteur en question. Le deuxième domaine de violation des droits de l'homme a trait à la position de la société civile par rapport aux personnes qui, après avoir été impliquées dans des délits mafieux, 76 décident de collaborer avec l'Etat ("pentiti", les "repentis"), bénéficiant alors de sa protection. Avant ce phénomène de collaboration de masse, les délinquants pouvaient avouer leurs propres délits et ceux de leurs complices immédiats; en ce sens, les délinquants qui devenaient témoins ne pouvaient déposer qu'à titre désintéressé. Mais l'introduction progressive de marchandages judiciaires, qui font que les auteurs de délits ont intérêt à "donner" d'autres "malfaiteurs" pour pouvoir rester en liberté, a entraîné la création d'une vaste population d'"ex-malfaiteurs" qui ne font l'objet que d'une surveillance formelle et dont un grand nombre sont en réalité toujours en mesure de se livrer à d'autres agissements criminels. Par les effets pervers d'un système qui tend à placer le mode de vie du "repenti" au-dessus de la sécurité et du bien-être des citoyens ordinaires, l'Etat donne, de fait, son aval à de tels agissements criminels et manque à son obligation de protéger ses propres citoyens. Le troisième domaine préoccupant est celui de l'interprétation de la loi en tant que loi. A cet égard, on peut mentionner l'infliction de la détention préventive dans les cas qui n'entrent pas dans le cadre prévu par les lois (danger pour la sécurité publique, risque d'altération des preuves et principe de proportionnalité entre la mesure, d'une part, et la gravité du délit allégué et la peine susceptible d'être infligée, d'autre part). M. Mario CHIAVARIO Comme point de départ de mon intervention, je rappellerai le point 17 de la récente Recommandation R (96) 8 du Comité des Ministres selon lequel "les règles relatives à la preuve devraient être conçues de manière à prêter attention aux exigences de lutte contre la criminalité économique et la criminalité organisée". Mon rapport écrit a déjà abordé cette perspective dans l'espoir que la pensée juridique analyse le problème en ne faisant pas de certaines garanties ayant une valeur permanente, comme le droit à la défense, un prétexte pour favoriser des entraves à la recherche loyale de la preuve des infractions. Je comprends les réserves et les inquiétudes évoquées à ce sujet, d'une façon directe ou indirecte, par MM. Kolesár, Horstkotte et Attanasio. Je partage plusieurs de ces réserves et de ces inquiétudes. Cependant j'aimerais qu'à cet égard on soit à la fois prudent et positif. Il ne s'agit nullement de renoncer à une approche axée sur la primauté du droit et sur les droits de l'homme en tant que garanties inaliénables de la personne. Il s'agit plutôt de se dégager d'une notion statique et paralysante des garanties pour en venir à une perspective plus dynamique. C'est le cas aussi de l'article 6, paragraphe 3, alinéa d, de la Convention, considéré à juste titre comme un des piliers du principe de procédure contradictoire. Faudra-t-il l'interpréter sans tenir compte d'un contexte caractérisé des moyens de plus en plus puissants dont les organisation criminelles disposent pour menacer les témoins et pour altérer les preuves? Faudrat-il l'interpréter comme une clause interdisant d'une manière absolue l'utilisation des ressources que les nouvelles technologies offrent pour combattre ces abus et plus généralement pour éviter certains inconvénients? Le coût serait trop cher, car l'écoute à distance d'un témoin (par exemple) apparaît souhaitable - et parfois nécessaire - dans certaines circonstances: non seulement pour sauvegarder la sécurité des "repentis" mais aussi pour protéger un enfant ou bien la victime d'un abus sexuel contre de nouvelles brutalités morales découlant d'un contact direct avec son agresseur... C'est donc par rapport à cette perspective qu'il sera convenable "réactualiser" le droit du contradictoire à l'égard des témoins. La récente législation italienne semble illustrer assez bien cet impératif de 77 réactualisation. En effet, l'article 147 bis ajouté aux dispositions du Code de procédure pénale prévoit que l'examen à distance doit remplir les conditions de visibilité de la personne appelée à témoigner, et du contexte. L'amorce d'une réponse à ce nouvel enjeu pour l'administration d'une bonne justice en Italie, même si elle demeure partielle, démontre en tout cas qu'il existe une sensibilité à ce sujet. M. George ANTONIU La transition vers la démocratie en Roumanie s'est accompagnée d'une recrudescence de la criminalité que le peuple ne peut accepter comme prix à payer pour son attachement à l'Europe. Ce séminaire est en mesure de fournir des solutions, lesquelles pourraient inspirer la future législation roumaine dans sa recherche de dispositifs efficaces. L'évolution des moyens déployés par la grande criminalité impose un renouvellement parallèle des moyens de la justice. Le conservatisme juridique n'est en aucun cas à même de faire face à la criminalité. A ces fins, la Convention européenne des droits de l'homme doit faire l'objet d'une lecture dynamique. M. Aldo GRASSI La lutte contre le crime organisé a conduit l'Etat italien à apporter quelques modifications importantes à ses lois avec, entre autres, deux nouveaux délits permettant de considérer comme infractions majeures indépendantes des délits comme l'association de malfaiteurs du type mafia (réprimée plus sévèrement que l'association de malfaiteurs ordinaire) et le groupement d'action terroriste. En outre, une "législation prémiale" a été mise en place, réduisant considérablement les peines et prévoyant des conditions de détention préférentielles pour les "repentis" (pentiti) qui se séparent d'eux-mêmes de l'organisation criminelle et décident de coopérer avec l'Etat. Grâce aux pentiti, un certain nombre d'associations de malfaiteurs et bon nombre de leurs membres, ainsi qu'une grande quantité de délits, ont pu être identifiés. Leurs déclarations, conjuguées au principe de la nature obligatoire de l'action pénale (en vertu duquel même les personnes qui coopèrent avec les autorités judiciaires doivent être jugées pour toutes les infractions qu'elles ont commises), ont conduit à la nécessité d'engager simultanément des procédures contre un grand nombre de prévenus et ont donné lieu à des "maxi-procès" de centaines de personnes accusées à la fois de délits d'association et d'autres délits. Bien qu'ayant découlé de la nécessité de combattre le crime organisé, ces "maxi-procès" ne sont pas nécessairement liés au crime organisé. L'expérience en matière d'administration de la justice conduit à croire que ladite logique de penser sur de grands nombres s'accompagne des dangers et des risques pour ces investigations à vaste échelle de négliger les phénomènes spécifiques à leur origine (par exemple: massacres, catastrophes ferroviaires ou maritimes), où les préjudices concernent un très grand nombre de victimes et à nouveau des phénomènes de masse illégaux, comme la contrebande de pétrole ou le trafic de vignettes de médicaments. Ces dangers et ces risques ressortissent spécifiquement au rôle du procureur général: ici l'attention que les juges peuvent porter à leurs requêtes est nécessairement limitée. En outre, le procureur général n'est guère en mesure de se familiariser avec tous les documents du procès, tandis que la durée exceptionnelle des débats ne lui permet pas d'assister en personne à chacune des simples 78 auditions. En conclusion, je dirai que mon expérience personnelle de membre et de président en exercice du tribunal de l'un des "maxi-procès" tenu en Italie me conduit à souhaiter ardemment qu'à l'avenir le recours aux maxi-investigations et délibérations pour le procès simultané de centaines de personnes reste limité au strict minimum, car le prix à payer en termes d'argent, de travail et de risque n'est pas forcément compensé par la validité et l'utilité des résultats. M. Jens MEYER-LADEWIG S'il est vrai que l'on observe un accroissement considérable de la grande criminalité et une pression correspondante de l'opinion publique sur les Etats pour les inciter à adopter des mesures pénales draconiennes, il est vrai également que les systèmes politiques fondés sur des principes démocratiques doivent avoir la force de résister à la tentation de prendre ce type de mesures qui compromettent la protection des droits de l'homme. C'est manifestement une tâche plus aisée à accomplir si le pays peut s'appuyer sur des dispositions législatives garantissant la protection des droits de l'homme, en particulier au niveau constitutionnel, où il est plus difficile de procéder à des modifications. La coopération internationale revêt également une importance capitale à cet égard, la Convention européenne des droits de l'homme s'étant en particulier avérée très efficace. Il faut souligner toutefois qu'un système international de protection des droits de l'homme ne peut fonctionner correctement en l'absence de mécanismes et d'instruments fiables dans chacun des Etats. Quand les responsables politiques sont confrontés à une opinion publique qui veut un Etat "fort", il leur est également plus facile de résister s'il existe un système judiciaire capable de combattre efficacement la grande criminalité. Un second point important est que, tant dans le débat public que dans la législation, il faut non seulement que les droits des délinquants soient protégés mais aussi les droits des victimes. C'est là, me semble-t-il, un point essentiel du débat public, car les citoyens ne pensent pas pouvoir vivre en sécurité dans un pays où il n'existe pas également une protection suffisante pour les victimes. Finalement, il faut dire que c'est sur la mise en œuvre que doit se concentrer à présent notre attention. En fait, les systèmes juridiques de la plupart des pays européens sont en euxmêmes suffisants pour à la fois combattre la criminalité et protéger les droits de l'homme. Le problème consiste donc en une meilleure application des normes qui existent déjà. M. Régis de GOUTTES Permettez-moi de vous rappeler l'exemple de l'abolition de la peine capitale en France. En octobre 1981, à l'initiative du Ministre de la justice, Robert Badinter, les parlementaires français ont aboli la peine de mort. A cette époque, un référendum populaire aurait vraisemblablement abouti à son maintien. Aussi, le Ministre de la justice a-t-il estimé qu'il appartenait aux parlementaires de prendre leurs responsabilités, l'opinion publique n'étant pas mûre à ce sujet. Je renverrai sur ce point aux propos de M. Pierre-Henri Imbert. 79 Cette décision courageuse a changé l'image internationale de la France: l'isolement dont elle faisait l'objet à ce sujet, notamment au sein du Conseil de l'Europe, a pris fin. Les sérieuses difficultés extraditionnelles qu'elle rencontrait avec les pays abolitionnistes, qui exigeaient alors des garanties de non-exécution, soulevant d'ailleurs des problèmes complexes du point de vue constitutionnel français, ont également disparu. D'autres problèmes plus structurels jusqu'alors occultés, comme les réformes de fond de la justice pénale, ont pu être discutés. Par ailleurs, les conséquences redoutées sur le taux de la criminalité ne se sont pas produites, démontrant ainsi la neutralité des effets de l'abolition de la peine de mort sur la criminalité. Aujourd'hui, sous l'impact de la médiatisation des phénomènes de criminalité violente et, en particulier, du développement d'une criminalité touchant les enfants, le débat a pris à nouveau de l'ampleur et le rétablissement de la peine de mort est défendu par certains courants en France. Cependant le Gouvernement français, qui, on le sait, a ratifié en 1986 le Protocole n° 6 à la Convention européenne des droits de l'homme, a su résister à ces courants. M. Robert FICO Lorsque l'on traite de la lutte contre le crime organisé dans les pays postcommunistes et en particulier en Slovaquie, il faut tenir compte de plusieurs facteurs spécifiques. D'abord, il est très difficile de mesurer précisément l'ampleur du crime organisé: la police et l'Etat ne fournissent pas au public de données ou d'indications sur les mesures pertinentes à adopter. Deuxièmement, l'une des caractéristiques de la police est son fort degré de corruption. Troisièmement, l'Etat n'est pas capable d'assurer la protection des victimes et des témoins et pas davantage celle des juges et des procureurs. Quatrièmement, l'adoption, en 1994, d'une loi contre le blanchiment d'argent ne s'est pas avérée aussi efficace qu'on l'avait espéré. Enfin, la Slovaquie a adopté des mesures assurant aux délinquants des normes assez élevées de protection, qui ont généralement été interprétées par l'opinion publique comme une faiblesse de l'Etat dans la lutte contre la criminalité. Tous les aspects susmentionnés ont abouti à une perte de confiance des citoyens dans l'Etat, considéré comme étant incapable de faire face au crime organisé et de protéger la société civile. En vue de réinstaurer cette confiance, la coopération avec les autres pays postcommunistes et le Conseil de l'Europe est absolument nécessaire. M. Loukis LOUCAIDES La compatibilité du respect des droits de l'homme avec la lutte contre la grande criminalité est aujourd'hui l'objet de nos discussions. Il est clair que la Convention européenne des droits de l'homme ne fait aucune distinction entre la grande criminalité et les autres types de délits; on ne saurait faire varier les normes en matière de droits de l'homme pour contribuer à la lutte contre la criminalité. En même temps, il n'est pas possible de mener une campane efficace contre la criminalité si l'on applique strictement la Convention. On a tenté d'ajuster les exigences de la Convention afin de combattre plus efficacement la criminalité. Personnellement, je crains que cette méthode ne finisse par compromettre la 80 crédibilité de la Convention. Accepter des compromis et des solutions qui ne sont pas strictement conformes à la Convention, c'est courir le risque de voir s'effondrer les valeurs mêmes qui sont sauvegardées par la Convention. Quels sont alors les moyens de lutter efficacement contre la criminalité tout en respectant la Convention? Il me semble que la réponse est donnée par l'article 15 de la Convention elle-même. Cet article autorise toute Haute Partie contractante à prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la Convention en cas de guerre ou d'autre danger public. A mon avis, on peut considérer que toute activité de criminalité organisée de type maffieux (assassinat de juges et de policiers, menaces adressées à des responsables politiques, etc.) constitue un danger public. Il est préférable de recourir à une solution clairement prévue dans la Convention et de déroger aux obligations comme celles découlant des articles 5 et 6, plutôt que de trouver des solutions échappant au champ d'application de l'article 15, qui compromettent l'efficience et l'efficacité de la Convention. Néanmoins, j'ai personnellement remarqué que les Etats membres hésitent, pour des raisons politiques bien compréhensibles, à appliquer cet article. Mme Kathleen MAHONEY En me fondant sur les principes de l'égalité et du droit à une protection égale et au bénéfice de la loi, j'estime que les droits des victimes doivent être tout autant respectés que ceux des criminels. Il convient de noter que certains groupes de la société, tels que les femmes et les enfants, sont les victimes désignées de crimes d'un type particulier qu'il faut considérer comme aussi graves que ceux commis à l'encontre des membres de la majorité dominante. Par conséquent, pour combattre efficacement la grande criminalité, le système juridique doit d'abord s'assurer que c'est un concept inclusif, sinon certains types de crimes risqueraient de passer inaperçus, comme, par exemple, les viols, la traite des femmes et des enfants, les violences familiales et la pornographie à caractère pédophile. J'aimerais vous faire part de certaines suggestions avancées dans ce contexte tant au Canada qu'aux Etats-Unis. Par exemple, en ce qui concerne les viols, toute la question du consentement est en cours de réexamen pour voir si elle a un lien quelconque avec ce crime, surtout en cas de confiance entre la victime et l'auteur du crime. Il en est de même des questions ayant trait à l'âge et au consentement donné par des tierces parties dans le cas de violences sexuelles. Les préoccupations en matière de droits de l'homme supposent des considérations pour que les enfants et les victimes de violences familiales puissent témoigner sans traumatisme extrême ni menaces pour leur sécurité ultérieure. On s'est également préoccupé de savoir s'il existait des dispositions pour avertir les victimes de la mise en liberté de leurs agresseurs à leur sortie de prison. On a également remarqué que l'on ne déploie généralement guère d'efforts pour recueillir des témoignages sur les crimes perpétrés contre des enfants, de sorte que l'on ne dispose pas des éléments nécessaires pour en reconnaître officiellement la gravité. En outre, la coopération internationale n'a pas réussi à ce jour à déboucher sur un accord sur ce que l'on entend par "enfant" et sans une telle définition, il est très difficile de concevoir des mesures juridiques qui soient de nature à assurer la protection des enfants, même aux fins d'exploitations commerciale et sexuelle. Enfin, très peu d'efforts semblent être prescrits par les accords commerciaux internationaux en ce qui concerne le problème des milliards de dollars résultant du trafic à la fois de la pornographie infantile et de la traite des femmes et des enfants: par conséquent, cette forme de grande criminalité manque de la protection qui pourrait émaner des mécanismes complexes mis au point par les auteurs de ces accords pour prévenir d'autres 81 formes de criminalité. Mme Lynda HEIMS J'aimerais revenir sur le programme de collaboration en Italie, que M. Attaniasio a présenté. Je souhaiterais poursuivre à propos de ce que nous avons appelé "l'interprétation fluide" de la loi et de la manière dont elle se rattache à la détention préventive. Selon la législation italienne, il n'y a que deux critères pour la détention préventive: à savoir le "danger pour la sécurité publique" et le "danger d'altération des preuves". Entre l'emprisonnement et la liberté, il existe toute une gamme d'autres possibilités, telles que l'assignation à domicile ou l'obligation de se présenter régulièrement à la police. Chaque mesure doit, de par la loi, être proportionnée à la gravité du chef d'inculpation et à la sentence éventuelle. Ce principe contraste évidemment avec l'utilisation qui a été faite de la détention préventive dans plusieurs cas où les magistrats ont excipé des liens fragiles que le prévenu aurait eus avec les milieux du crime organisé pour établir sa culpabilité et ce, à des fins carriéristes ou pour persécuter des adversaires politiques. En Italie, il est dangereusement facile de paraître lié au crime organisé, car ce lien existe dans le regard du spectateur, en d'autres termes, des représentants de l'appareil d'Etat, de policiers à l'imagination débordante, de justiciers ambitieux et de politiciens à la recherche de boucs émissaires. La protection des droits de l'homme est le dernier de leurs soucis. Dans bien des cas, les erreurs commises dans les enquêtes criminelles sont prévisibles, partant de l'hypothèse qu'il y a quelque chose de typiquement "sicilien" dans le phénomène du crime organisé. Cependant, l'expression "crime organisé" veut exactement dire ce qu'elle signifie littéralement - que ce soit en Sicile ou dans d'autres parties du monde. L'éradication du crime organisé est un objectif auquel toute la communauté aspire. Mais elle est tangentielle à l'émergence des problèmes liés à l'érosion des droits de l'homme due à un Etat bien structuré et bien équipé. Il faut se rappeler que la menace d'un effondrement immanent de la société est un élément courant pour préparer la voie à des mesures répressives à imposer aux communautés entières. Quant au déroulement du procès lui-même, les juristes sont extrêmement restreints dans l'exercice de leurs fonctions. L'examen des témoignages est traditionnellement conduit en présence des prévenus, mais si l'on considère le contre-interrogatoire des personnes collaborant avec la police, on constate que parfois, elles ne sont même pas présentes et que, si elles le sont, elles ne s'adressent pas au tribunal, mais font face aux magistrats derrière un écran de policiers, même lorsqu'elles répondent aux questions des avocats. En outre, elles répondent aux questions du procureur mais peuvent refuser de répondre aux contre-interrogatoires. M. Bertel ÖSTERDAHL Dans le cadre du programme du Conseil de l'Europe destiné à aider les pays d'Europe orientale à réformer leurs systèmes pénitentiaires, il était naturel que les pays nordiques prêtent leur concours à leurs voisins les plus proches: l'Estonie, la Lettonie et la Lituanie. Depuis près de deux ans, les autorités de chacun de ces trois pays ont conclu des accords officiels avec les Services pénitentiaire et de probation de nos pays. 82 Le Conseil de l'Europe a institué un groupe de travail (Nord-Balt Group) composé à la fois de représentants des pays nordiques et des pays baltes. Ce groupe coordonne les activités de soutien. Un des résultats de cette coordination est que, à l'avenir, le Danemark et la Finlande concentreront leurs efforts vis-à-vis de l'Estonie, la Norvège vis-à-vis de la Lettonie et la Suède vis-à-vis de la Lituanie. Toutes ces activités s'appuient sur les rapports d'inspection publiés par le Conseil de l'Europe. La première étape de l'action suédoise a consisté à fournir des informations sur les règles pénitentiaires européennes et sur les principes directeurs et les idéologies que sous-tendent les politiques européennes occidentales, sur les codes pénaux et sur les réglementations relatives à la prison et à la probation. Un système dit de "jumelage" entre prisons suédoises et estoniennes a été établi: trois prisons suédoises ont chacune leur équivalent en Estonie. Le même système a également été établi avec la Lettonie. L'idée de ce système est d'établir des contacts personnels entre les personnels de base de ces prisons car, à longue échéance, ces contacts directs sont estimés pouvoir s'avérer le meilleur moyen de parvenir à une nouvelle attitude vis-à-vis des prisonniers. Ce qui a été fait jusqu'à présent peut être présenté comme une tentative de réforme du système par le biais du personnel pénitentiaire et des fonctionnaires en général; quelques résultats concrets et positifs ont déjà été obtenus. Mme Ilina TANEVA Les réformes juridiques en Bulgarie se poursuivent de manière satisfaisante et répondent aux normes européennes, mais nous rencontrons de graves problèmes en ce qui concerne l'application de la loi et cela pour plusieurs raisons. S'agissant du droit pénal, il convient de noter qu'avec la chute du régime totalitaire, la société a subi des changements soudains, qui ont permis à la criminalité organisée d'infiltrer l'Etat lui-même, prenant totalement au dépourvu la société, aussi bien que les autorités nationales. Un deuxième problème est l'absence de personnel nouveau et qualifié capable de remplacer les agents du régime communiste. En outre, il n'existe pour le moment en Bulgarie aucune loi relative au statut des fonctionnaires, si bien que les personnes qui travaillent dans l'administration nationale n'ont pas de certitude quant à leur avenir. Cet aspect, combiné avec la situation économique, en font des proies faciles pour la corruption. Troisièmement, les autorités qui traitent de la criminalité n'ont pas une approche correcte des droits de l'homme. Par ailleurs, la société n'est pas disposée, pour sa part, à coopérer avec des autorités en lesquelles elle a perdu confiance. Il en résulte que - du point de vue des droits de l'homme - ni les délinquants ni les victimes ne sont protégés. Dans ce domaine, il me semble que l'aide du Conseil de l'Europe devrait consister à faire des propositions concrètes. La loi ne nécessite pas d'être changée mais son application doit être rendue plus efficace. Des séminaires, qui permettraient aux administrateurs d'établissements pénitentiaires et fonctionnaires de police d'échanger leurs expériences concrètes, devraient être organisés. M. Carl-Henrik EHRENKRONA L'objet de mon intervention consiste en trois remarques sur différents points abordés au 83 cours du séminaire. Premièrement, cette session a montré combien il est difficile de discuter de grande criminalité et de droits de l'homme; la grande criminalité étant un vaste concept qui englobe, d'une part, la grande criminalité individuelle "traditionnelle" comme le meurtre, le viol et la maltraitance d'enfants et, d'autre part, le crime organisé. Les problèmes qui se posent à l'intérieur de ces deux catégories sont différents. Il est certes hors de doute que les crimes de la première catégorie peuvent être traités en recourant aux procédures juridiques ordinaires incluant la protection juridique en place pour protéger les droits des défendeurs et des détenus; on peut en revanche se demander s'il est possible de gérer le crime organisé, qui crée une situation menaçant les fondements mêmes de l'état, tout en veillant à assurer la protection juridique qu'accordent à l'individu les normes du droit international et des droits de l'homme. Il faut clairement différencier les deux catégories, mais il est manifestement nécessaire de défendre le principe du respect des droits de l'homme dans les deux cas. En ce qui concerne la dérogation dont fait état l'article 15 de la Convention, à laquelle d'autres orateurs ont fait référence, il importe de souligner que cette disposition ne s'applique que dans des situations extrêmes "menaçant la vie de la nation", pour reprendre la formulation de l'article. Il faut considérer la dérogation comme un ultime recours et les états ne sauraient voir en elle un moyen de combattre le crime. Quand un état est contraint d'appliquer l'article 15, ce fait en soi traduit son incapacité à gérer une situation critique. Ma dernière remarque portera sur la responsabilité des Etats Parties à la Convention visà-vis de l'éducation. Pour lutter contre la pression de l'opinion publique quant à la restauration ou au maintien de la peine de mort, ou l'infirmation du principe de culpabilité par intime conviction, les Etats Parties à la Convention ont l'obligation d'éduquer et d'informer le public, afin que le maintien des obligations découlant des droits de l'homme, même pour combattre la grande criminalité, soit une préoccupation majeure et que la peine de mort soit considérée comme une sanction pénale obsolète, sans intérêt dans une société moderne. En cas de défaillance des états à cet égard, cela pourrait impliquer une grave menace pour la démocratie car - à long terme - il n'est pas possible de maintenir une législation qui ne recueille pas l'adhésion de la communauté internationale et de l'opinion publique. M. Domenico CUCCHIARA Un des fléaux particulièrement inquiétants de notre temps est la montée en puissance de la grande criminalité, bafouant les droits les plus inaliénables de l'homme et portant atteinte à la cohésion de la société. La population se trouve ainsi insécurisée à la fois par les méthodes utilisées par les criminels et par l'impunité dont ils peuvent bénéficier, faute d'efficacité des moyens mis en oeuvre par les forces de l'ordre. Parler de la grande criminalité implique que l'on aborde le phénomène du terrorisme. Au fil du temps, ce dernier est passé d'une élimination des éléments de son propre clan à une une élimination des représentants du pouvoir politique. Ces considérations s'appliquent évidemment à l'évolution suivie par la mafia en Italie. Parallèlement, on assiste à un renouvellement des formes de la grande criminalité avec le développement de phénomènes comme l'illégalité informatique, le blanchiment ou le tagentopoli. L'enjeu pour la politique criminelle n'est pas d'aboutir à une élimination de la grande 84 criminalité mais de la maîtriser dans les limites du supportable pour la société. A ces fins, il devient nécessaire de mener une politique préventive équilibrée et respectueuse des droits fondamentaux de l'homme. En Italie, force est de constater que la multiplication des normes suivant des directions contradictoires s'est révélée inadaptée. Dans un premier temps, le législateur a adopté des textes très répressifs, espérant que l'aggravation des sanctions pénales ferait baisser le taux de criminalité. Cette démarche fut un échec qui, par la suite, a amené le législateur italien à choisir des solutions diamétralement opposées, et ceci, en accordant toute une série de circonstances atténuantes pour les criminels aidant la justice à identifier les auteurs de délits. Cette nouvelle orientation a suscité des controverses sur le plan de la morale: en effet, ce système repose sur la délation et donne au criminel repenti le pouvoir de décider de la vie des autres, non pas en fonction d'une prétendue reconversion morale mais en fonction de ses propres intérêts. En vue d'accélérer le déroulement des procès, des modifications du droit processuel ont également été apportées et ont abouti à l'introduction d'un nouveau Code de procédure pénale en octobre 1989. Ce code met l'accent sur le caractère accusatoire de la procédure en différenciant les tâches du ministère public chargé des enquêtes préliminaires dont dépend l'inculpation et de celles du juge qui se contente dorénavant d'une fonction d'enregistrement des preuves qui ont été construites en dehors de tout débat. Par conséquent, la lutte contre la criminalité a abouti à la création de normes en contradiction avec les droits de l'homme, et plus précisément avec le principe du contradictoire. Aussi, devant de telles aberrations, le législateur italien s'est consacré à l'étude de différents projets de lois visant la modification du Code de procédure pénale de 1989, et dont on espère qu'elle aboutira à une pratique judiciaire plus respectueuse des droits fondamentaux de la personne. M. Mihai MAROZ Après 1992, des mesures ont été prises par le forum législatif en vue de l'harmonisation de la législation roumaine avec le droit international des droits de l'homme. Au niveau constitutionnel d'abord: le titre II de la Constitution de 1992 a consacré toute une série de droits fondamentaux des première, seconde et troisième générations. En outre, l'article 20 de la Constitution pose le principe de l'interprétation conforme des dispositions constitutionnelles avec la Déclaration universelle des droits de l'homme, ainsi qu'avec les traités internationaux auxquels la Roumanie est partie. En cas de conflit entre les lois internes et les règles internationales, ces dernières ont la primauté. Au niveau législatif ensuite, les lois n° 40/ 1990 et 26/ 1994 font de la sauvegarde de la vie, de l'intégrité corporelle et de la liberté de la personne une des principales attributions du Ministère de l'intérieur et de la police. Des modifications du Code pénal et du Code de procédure pénale ont aboli la peine de mort, sanctionné la torture et les mauvais traitements, et ont introduit des garanties juridiques en matière d'enquête pénale et de détention préventive. Enfin, la Roumanie a ratifié d'importants textes internationaux de protection des droits de l'homme, parmi lesquels la Convention européenne des droits de l'homme. 85 Les 8e et 9e Congrès de l'ONU pour la prévention et la lutte contre le crime ont joué un rôle considérable pour l'application de ces principes par la police dans ses activités en la matière. La recrudescence actuelle de la criminalité a abouti à la conclusion d'accords internationaux afin de lutter efficacement contre ce fléau, ainsi qu'à la création en 1995 d'un Conseil consultatif de prévention et de lutte contre la criminalité, chargé de coordonner les activités des ministères ou organisations non gouvernementales dans ce domaine et d'assurer une prévention à l'aide de moyens non coercitifs. Suite à la ratification par la Roumanie de la Convention européenne pour la prévention de la torture, une visite du Comité européen a été effectuée en septembre 1995. Il en a résulté une réévaluation par la police roumaine de ses stratégies en matière de prévention du crime, avec une importance particulière accordée aux mesures non coercitives. Les recommendations du Parlement européen formulées dans sa résolution du 16 septembre 1996 relatives à la formation du personnel de police et à son contrôle ont également fait l'objet d'une vive attention. A ce sujet, la police roumaine suit actuellement un processus de modernisation et de mise en application des standards internationaux tels qu'ils sont exprimés dans le Code de conduite pour les responsables de l'application de la loi adopté par les Nations Unies par la Résolution n° 169/34/1979. M. Juraj KOLESÁR Au cours de ce séminaire, la question de la protection tant des témoins que des victimes a été examinée à plusieurs reprises. En Slovaquie comme dans d'autres pays, cette protection, bien que prévue par la loi, est très difficile à assurer en raison de la petite dimension du pays. C'est pourquoi une coopération interétatique me semble envisageable; elle garantirait aux personnes collaborant avec les autorités judiciaires une protection légale en dehors du pays. Ceci implique évidemment une collaboration entre les polices des Etats en question. 86 TROISIEME SESSION Thème 1: Moyens et actions pour combattre efficacement la grande criminalité dans le respect des droits de l'homme ii. Autres moyens (prévention du crime, action dans le domaine social emploi, jeunes - politique de la ville, etc.) Rapport présenté par Mme Marie-Pierre de LIEGE, Magistrat, détachée à l'Institut du monde arabe, Paris Prévention de la délinquance et développement social en France Un retour vers l'histoire montre que les périodes pour lesquelles on parle d'insécurité et d'accroissement de la délinquance correspondent toutes à des périodes de profonds changements économiques ou sociaux, tels que industrialisation, urbanisation accélérée, crise économique, mutations politiques, voire guerres. Ce simple constat suffit à démontrer que, statistiquement en tout cas, la délinquance n'est qu'un épiphénomène par rapport à d'autres types de désordres, de difficultés. Ainsi, que ce soit aux Etats-Unis et en Europe occidentale dès les années 1970, ou plus récemment en Europe centrale et orientale, la question de "l'insécurité" a-t-elle accompagné les bouleversements économiques, sociaux et politiques, et s'inscrit désormais parmi les priorités de nombre d'Etats et de responsables. Tous sont à la recherche des meilleures stratégies à apposer à ce phénomène; personne semble n'avoir encore trouvé la "recette miracle". Dans le temps et dans l'espace apparaît une assez grande variété de stratégies face à la délinquance. Celles-ci vont de l'ignorance des difficultés et de la démission des pouvoirs publics à des politiques du "tout répressif" avec recours massif à la prison et aux peines les plus dures, en passant par des essais de faire face à ces problèmes en mettant d'abord l'accent sur le développement social et économique, l'égalité des chances et donc la réduction des tensions sociales et en privilégiant la prévention de la délinquance, la réinseration du délinquant et la lutte contre la récidive. La France elle-même a essayé diverses méthodes pour tenter de répondre à la délinquance, dont on peut tenter de tirer quelques leçons. Auparavant, toutefois, quelques remarques s'imposent, les travaux de cette session portant sur la grande criminalité, moyens autres que strictement pénaux pour la combattre: prévention - action dans le domaine social et du développement urbain. Traiter de la prévention de la délinquance et du développement social dans une rencontre portant sur la grande criminalité oblige, en effet, à un certain nombre d'observations préliminaires. • Pendant longtemps on a peu distingué les différents types de criminalité; la réponse était la même: traitement pénal ou rien. • Puis l'intérêt de la communauté internationale s'est, pendant un temps, porté sur deux 87 types de délinquances perçues à l'origine comme autonomes: - d'un côté, la grande criminalité, organisée ou pas, qui mobilise d'abord les appareils répressifs d'Etat, exige parfois technicité et grands moyens de lutte, implique coopération internationale, législations harmonieuses et répression efficace. Cette criminalité fait référence plus ou moins consciemment à des "professionnels" du crime, pas très nombreux. L'Italie a été un des pays leaders sur ce champ. C'est une criminalité peu visible pour les citoyens mais à fort impact: le coût de la criminalité économique représenterait à lui seul 90% du coût total financier de l'ensemble de la criminalité; - de l'autre côté, la criminalité ordinaire, petite ou moyenne, quotidienne qu'on appelle souvent la criminalité urbaine. Elle est beaucoup plus artisanale mais y sont impliqués, ponctuellement ou durablement, beaucoup plus de gens, notamment jeunes. Elle est aussi beaucoup plus visible (elle représente 80% des statistiques pénales), proche des gens, c'est elle qui occasionne le sentiment d'insécurité. Elle est très liée au développement social, aux difficultés des gens, à leur désoeuvrement, leur envie de consommation, leur absence de perspectives, donc très liée à la crise économique. Vis-à-vis de celle-ci, les réponses pénales classiques apparaissent fréquemment inadaptées, tardives, trop lourdes, désocialisantes. Traiter cette délinquance renvoie davantage à traiter le corps social et ses maux. La France a, pendant les années 80, consacré cette délinquance comme une priorité et développé des stratégies tout à fait différentes impliquant tous les agents du processus pénal ainsi que tous les agents du développement social, en partenariat local. Dans une lecture qui oppose ces deux phénomènes, parler des "autres moyens" pour la grande criminalité peut paraître naïf ou en tout cas inapproprié: les "professionnels" du crime (grands trafiquants, délinquants financiers corrompus et corrupteurs) sont, le plus souvent, issus d'une sorte d'élite, sans problèmes sociaux (hommes d'affaires, élus, avocats) et donc sans besoin d'aide pour une réinsertion sociale. Si cette question des "autres réponses" pour lutter contre la grande criminalité prend du sens aujourd'hui c'est seulement parce qu'on connaît beaucoup mieux désormais les liens étroits qui relient grande et petite criminalités. Les petits délinquants constituent, parfois, pour la grande criminalité: - un "vivier", l'un des premiers lieux de recrutement étant la prison; un "appui" que les grands délinquants utilisent pour des travaux de deuxième ordre: préparation, guet, écoulement des marchandises, recherche de clientèle. Cette coopération indispensable est particulièrement visible dans le domaine de la drogue, du terrorisme, mais aussi dans les systèmes mafieux. Un élément nouveau à cet égard, est l'implication de plus en plus fréquente, auprès de ces petits délinquants, de groupes familiaux ou sociaux entiers qui commencent par les tolérer puis les soutiennent. Ce phénomène est lié au chômage et à l'absence d'autres ressources, dans un contexte où le produit du crime constitue parfois un véritable "revenu de substitution". Pour ces gens, la grande criminalité est considérée positivement, car: 88 - elle apporte des revenus; elle investit parfois dans les quartiers difficiles pour y "blanchir" de l'argent (commerces, restaurants...); elle fait régner un certain ordre social local car elle ne veut pas être dérangée dans ses activités par la présence trop fréquente de la police; enfin, les conséquences négatives de son activité, au détriment du corps social, sont souvent peu perçues par les intéressés eux-mêmes. On voit bien, dès lors, tout l'intérêt qu'il y a, d'une part, à lutter contre le marasme, la crise sociale et l'augmentation de la petite et moyenne délinquance par une stratégie de prévention de la délinquance et de prévention de la récidive et, d'autre part, à tenter d'isoler, de rendre plus étanche, la limite entre grande et petite criminalité. Ceci peut passer, notamment, par différentes méthodes, telles que séparer grands et petits délinquants en prison, contrôler l'approvisionnement de la drogue par les pouvoirs publics et augmenter la résistance sociale à la délinquance par l'éducation, le développement des valeurs, la reconnaissance des individus et de leurs potentiels pour d'autres faits que leurs faits de délinquance, même s'ils sont chômeurs, en leur procurant des alternatives pour leur promotion sociale et économique. Face à ces deux criminalités, il faut donc des stratégies et des modes d'organisation des appareils sociaux et pénaux différents mais cohérents et complémentaires: •contre la délinquance organisée, il faut une police et une justice spécialisées et souvent organisées à un haut niveau, voire au plan international; • contre la délinquance ordinaire, il faut: - une police et une justice de proximité, bien reliées au corps social et à tous ses acteurs élus - services publics - sociaux...; - des services de police et de justice, pour certains généralistes, mais pour d'autres, spécialisés dans des domaines tels que: toxicomanie, victimes de violence... Ces remarques étant faites, nous allons maintenant tout d'abord évoquer rapidement les différentes étapes de la politique pénale en France, avant de développer de manière plus approfondie la stratégie de prévention de la délinquance par le développement social expérimentée ces dernières années. I. HISTORIQUE DE LA LUTTE CONTRE LA DELINQUANCE I.1. Les droits de l'homme, fondements des politiques sociales et pénales La Déclaration française des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 reconnaissait quelques principes fondamentaux depuis lors repris par les différentes constitutions de la France et par la Déclaration universelle de 1948. 89 Parmi ceux-ci: 1. 2. les principes d'égalité et de fraternité; les principes de liberté et de sûreté. Depuis, des stratégies politiques successives ont tenté de donner corps à ces principes. • A partir des principes d'égalité et de fraternité (on dirait peut-être plutôt aujourd'hui "solidarité") s'est constituée une tradition de politiques sociales fortes, garanties par l'Etat et la collectivité: école publique et obligatoire, système de sécurité sociale (pour garantir le droit à la santé), de retraite, d'allocations familiales, congés payés, protection maternelle et infantile, politique d'aide pour l'accès au logement, salaire minimum garanti et plus récemment le revenu minimum d'insertion... Au nom de ces principes donc, la collectivité tente de garantir les équilibres entre les citoyens et de compenser, au mieux, les inégalités, en venant le plus souvent en aide à la personne, sous forme de prestations pour l'individu. • Le principe de "sûreté" décrit dans la Déclaration de 1789 comme un "droit naturel et imprescriptible de l'homme... garanti par une force publique instituée pour l'avantage de tous" fonde notre système de droit et de justice pénale tout en créant une tension juridico-politique permanente entre sûreté (plus souvent appelée désormais solidarité) et "liberté". Pendant longtemps l'Etat a répondu, de manière totalement autonome, à ces deux catégories d'obligations perçues comme sans rapport entre elles: • les politiques sociales servaient à "aider" l'individu en risque de rupture sociale; • la politique pénale tentait d'assurer la sûreté en réprimant celui qui y portait atteinte en transgressant la loi, autre forme de rupture sociale. Pendant longtemps, lutter contre la délinquance s'est donc résumé à réprimer pénalement les infractions et à sanctionner les délinquants. Le choix des sanctions se réduisant, en réalité, à l'époque entre amende, détention - voire relégation - et peine de mort. C'est dans l'immédiat après-guerre (sous l'impulsion dit-on des "gens honnêtes" qui avaient expérimenté la prison) qu'on situe en France les premières évolutions qui vont progressivement aboutir à faire de deux stratégies autonomes, des stratégies de plus en plus complémentaires. Les criminologues et ceux en charge de la politique pénale s'intéressant alors de plus en plus aux possibilités d'un traitement social de la délinquance. I.2. Sanction et/ou réinsertion? Le premier pas - et non des moindres - est franchi avec les textes qui introduisent la possibilité pour le juge des enfants de prononcer, pour les mineurs délinquants, des mesures éducatives au lieu des sanctions traditionnelles et d'ordonner pour les mineurs en danger, une prise en charge éducative. Puis, suivent les textes instaurant des mesures de liberté sous conditions (contrôle judiciaire, libération conditionnelle et sursis avec mise à l'épreuve), qui 90 prennent de plus en plus un caractère socio-éducatif, et les sanctions alternatives à l'incarcération (suspension de divers permis, confiscations d'objects, travail d'intérêt général). Les années 70 et surtout les années 80 mettent clairement l'accent sur la priorité qui doit être donnée à la réinsertion des délinquants, réinsertion dont la clé passe souvent par une meilleure socialisation, c'est-à-dire le retour à l'emploi, à la santé, à un logement... Par toutes ces mesures, le délinquant est assisté, aidé, en échange d'un contrôle plus ou moins contraignant, géré par des policiers, des magistrats ou des travailleurs sociaux auxquels est confié ce contrôle. Ces mesures individuelles d'aide, visant avant tout à prévenir la récidive de par leur caractère coercitif ("vous les respectez ou vous retournez en prison"), peuvent être plus ou moins attentatoires à certaines libertés (interdiction de fréquenter certains lieux ou certaines personnes, obligation de se soigner, de chercher un travail, etc.). Toutefois s'agissant de mesures appliquées dans le cadre de décisions judiciaires, les limites qu'elles apportent aux droits de l'individu, pour autant qu'elles ne portent pas atteinte à ses droits fondamentaux (dignité, vie privée, intégrité, droits procéduraux, etc) ne posent pas de problèmes spécifiques. I.3. De la répression à la prévention de la délinquance C'est au début des années 80 qu'on peut situer le passage d'une politique de traitement de la délinquance, de réponse a posteriori, à une politique de prévention sociale de la délinquance. De fait, tout au long des années 60 et surtout 70, on constate une envolée de la délinquance et une sensibilité montée, parallèle, du sentiment d'insécurité (deux fois plus de crimes et de délits en 1975 qu'en 1967, cinq fois plus de vols à main armée, deux fois plus de hold-up). Cette délinquance affecte surtout les villes avec une progression sensible, de la petite et moyenne délinquance (vols, dégradations...), qui engendre un grand sentiment d'insécurité au sein de la population; 67% des personnes déclarant, à cette époque, se sentir moins en sécurité. Cette dégradation se produit et s'accélère sur fond de début de crise économique. Dans un tel contexte, les moyens traditionnels de lutte contre la délinquance apparaissent insuffisants: le recours à la police et à la justice reste marginal face à une délinquance urbaine dont les auteurs sont difficilement identifiés (taux d'élucidation d'environ 20%), les procédures et les sanctions sont souvent considérées comme trop lourdes et peu adaptées pour des "petits délinquants", l'emprisonnement est dénoncé comme favorisant d'abord la récidive (environ 50%), quand ce n'est pas le passage à la grande criminalité. Les responsables politiques ne pouvaient rester insensibles à ces données, l'insécurité devenant progressivement une préoccupation majeure de l'Etat. Le gouvernement de l'époque, après avoir amorcé une tentative de stratégie privilégiant le traitement social du phénomène plutôt que la sanction a posteriori (rapport de M. Peyrefitte sur la violence11), cède à la pression de l'opinion publique et fait finalement voter, juste avant l'élection présidentielle de 1981, une loi répressive dite "sécurité et libertés", vigoureusement dénoncée par l'opposition. Quelques mois plus tard, la gauche arrive au pouvoir et est immédiatement confrontée à des faits de violences urbaines pour lesquels elle doit trouver des réponses originales et répondre à plusieurs problèmes. 11 Réponse à la violence, Documentation française, 1977. 91 Il lui faut: - affronter le problème de la délinquance et non pas l'ignorer; - couper court aux exploitations politiciennes de ce phénomène; inventer de nouvelles manières, plus efficaces, de le combattre, sans nouvelles dépenses massives du fait de la situation économique déjà difficile mais plutôt par déploiement des moyens. I.4. Une démarche pragmatique et des structures partenariales Conscient de ce que les problèmes de la France ne se limitent pas à un problème de délinquance urbaine mais révèlent, au-delà, des vraies difficultés de développement social urbain, le gouvernement de l'époque commande simultanément deux rapports: Au mois de mai 1982, le Premier Ministre confie à trente-six maires de toutes tendances politiques, la tâche de procéder, sous l'impulsion de M. Gilbert Bonnemaison, à une étude sur les problèmes de sécurité et de faire des propositions pour répondre au développement de la petite et moyenne délinquance. Plus de 800 maires sont consultés et le rapport final, approuvé à l'unanimité en décembre 1982, propose des mesures concrètes, inspirées par l'expérience locale des membres de la commission ainsi que de leurs collègues. La philosophie de ce rapport12 peut se résumer ainsi: "La sécurité ne doit pas être l'affaire seulement de la police et de la justice, mais elle doit être l'affaire de tous", les actes de délinquance ne doivent pas rester sans réponse. Parallèlement il est demandé à un autre maire, M. Dubedout, de faire l'analyse des difficultés que rencontrent un certain nombre de quartiers urbains dans tous les domaines et de formuler des propositions pour leur meilleur développement social et économique. Ce deuxième rapport jette les bases d'une politique de développement social urbain, intégré et partenarial. Ces deux problèmes - prévention à la délinquance et développement social urbain - sont d'abord traités de manière autonome puis, en 1988, est créée la "Délégation interministérielle à la ville" qui opère la fusion entre les deux commissions nationales et se trouve renforcée, en 1991, avec la création d'un Ministère de la ville qui, depuis lors, est apparu sous des formes diverses dans tous les gouvernements, y compris dans l'actuel. Aujourd'hui la "prévention de la délinquance" est l'une des priorités du Ministère de la ville, aux côtés de l'aménagement urbain, du développement social et du développement économique; le tout constituant une seule et même politique, globale et intégrée, appelée "politique de la ville". II. LA LUTTE CONTRE LA DELINQUANCE DEPUIS 1982 Les recommandations de la Commission des maires sur la sécurité ont, depuis lors, profondément marqué la stratégie française de lutte contre la délinquance, notamment urbaine. 12 Face à la délinquance, prévention, repression, solidarité - Commission des maires sur la sécurité, Documentation française, 1983. 92 Le titre même du rapport était tout un programme: "Face à la délinquance: prévention, répression, solidarité". II.1. Le diagnostic Les éléments de diagnostic les plus importants, tirés de l'expérience de tous ces maires et fondateurs de la nouvelle stratégie, sont les suivants: - L'approche traditionnelle en termes de police et de justice est insuffisante pour venir à bout de la délinquance; - Les facteurs de la délinquance sont assez proches de ceux qui mènent au suicide, à l'alcoolisme, à la toxicomanie ou à la maladie mentale, et sont notamment: les changements graves dans la vie familiale, des conditions de logements détériorées, les problèmes de chômage, la disparition des modes informels ou traditionnels de contrôle social, l'absence d'activités de loisirs ou culturelles. Ces facteurs sont, bien sûr, aggravés dans des contextes de chômage massif et de longue durée, de développement du marché des drogues, et face à des biens de consommation de plus en plus nombreux mais inaccessibles pour une large part de la population; - Pour être efficace, une politique à long terme de réduction de la délinquance doit combattre ces facteurs, être évolutive et adaptable aux circonstances locales. Un tel enjeu doit rassembler les partenaires locaux: administrations telles que police, justice, services sociaux, santé publique, éducation jeunesse et sports, culture, logement, etc, mais aussi les élus et les autres représentants de la population, tels que syndicats, associations, organisations de volontaires. Une telle stratégie doit vaincre les comportements bureaucratiques, faciliter le redéploiement des moyens et combattre auprès du public les stéréotypes alimentés par l'exploitation médiatique des "faits divers"; - Pour lutter utilement contre la délinquance, il faut combiner prévention sociale et sanction, en appliquant la loi d'une manière fine, consciente, claire et permanente; - Enfin, le rapport insistait sur le fait qu'une stratégie efficace contre la délinquance, si l'on veut réduire le sentiment d'insécurité, ne doit pas se préoccuper uniquement des délinquants et de leur traitement mais aussi comporter une forte composante aide aux victimes d'infractions pénales. II.2. Les structures Sur les bases de ce rapport, les choses ont très rapidement évolué: Dès 1983, un "Conseil national de prévention de la délinquance" (CNPD) est créé avec une ligne budgétaire spécifique (très modeste au début), composé d'élus locaux de différents partis politiques, de représentants du monde associatif, des centrales syndicales et organisations patronales, ainsi que des représentants des différents ministères. Ce conseil avait pour objectif de proposer aux pouvoirs publics toute mesure propre à prévenir la délinquance et à en réduire les effets, de conseiller et de soutenir les initiatives locales pour la prévention de la délinquance. - Dans chaque département est instauré un "Conseil départemental" et surtout, au niveau 93 municipal, partout où cela apparaît nécessaire, un "Conseil communal de prévention de la délinquance" (CCPD) où se retrouvent tous les responsables locaux concernés. Cent CCPD furent créés en 1983, il y en a actuellement 820 et toutes les grandes villes ont mis en place une stratégie ad hoc. Cette organisation, très souple, permet de définir très concrètement et de façon concertée les objectifs d'une politique locale de prévention et de réaliser des actions adaptées aux besoins, grâce aux engagements financiers, aux mises en commun de moyens en personnel et équipements, des différents partenaires. A partir de 1985, un système de contrats, les "contrats d'action pour la prévention et la sécurité", d'abord annuels, puis pluri-annuels, a permis d'organiser le soutien financier des instances nationales (à l'origine le CNPD et, depuis 1988, la "Délégation interministérielle à la ville") aux instances locales. Ces contrats, élaborés au plan local dans le cadre du CCPD et validés par tous les partenaires locaux, décrivent la situation locale, le diagnostic des types de délinquance les plus préoccupants localement et leurs causes, puis décrivent le plan d'action concerté mis au point par les partenaires locaux pour tenter d'y faire face, ainsi que les moyens que chacun prévoit d'engager. II.3. Le fonctionnement Le CCPD, élément essentiel dans la lutte contre la délinquance urbaine, fonctionne de la manière suivante: Sur 820 CCPD, on estime en général qu'un tiers, de fait, sont inactifs, un tiers fonctionnent de manière un peu formelle et un tiers changent vraiment les choses. Les conseils sont présidés par le maire et rassemblent le procureur de la République, les représentants de la police, des services sociaux, de l'école, des associations, ainsi que tous ceux jugés utiles pour la lutte contre le crime. Les conseils les plus importants sont animés par un "permanent" recruté par la mairie. Dans les plus grandes villes (Marseille), il peut exister un conseil dans chaque quartier important. Ces conseils se réunissent plusieurs fois par an. Dans les grandes connurbations, il existe également, de plus en plus souvent, des conseils intercommunaux de prévention de la délinquance. A l'expérience, leurs fonctions sont les suivantes: rencontre des différents responsables locaux, rapprochement et échange d'informations souvent éparpillées pour une meilleure connaissance qualitative de la délinquance locale; - diagnostic en commun des difficultés locales spécifiques relatives à la délinquance; - élaboration de stratégies globales et coordonnées engageant tous les participants; mise en forme d'un plan d'action concerté décrit sous forme de "contrat d'actions de prévention et sécurité". 94 Chaque année les conseils et responsables locaux reçoivent une circulaire interministérielle (Premier ministre, police, justice, affaires sociales) précisant les priorités nationales pour la lutte contre la délinquance et formulant des recommandations. Tous les contrats prévoyant des actions correspondant à ces priorités peuvent recevoir des cofinancements du niveau national. En 1994, le budget réservé nationalement à ces actions a été de 150MF; ce qui a permis de financer environ 600 contrats, soit à peu près 2000 actions. En moyenne, on considère que pour 1 Franc accordé par le niveau national, les responsables locaux mobilisent 4 Francs. Ces contrats, passés entre les communes et l'Etat central, permettent d'articuler stratégies locales et nationales, initiatives du secteur privé et des administrations. Dans ces contrats, on trouve des actions telles que: actions de prévention primaire: soutien scolaire, lutte contre l'analphabétisme et l'absentéisme scolaire, actions visant à développer la citoyenneté, protection maternelle et infantile...; insertion sociale et professionnelle, aide à la recherche d'emploi et au logement, amélioration de l'accès aux soins; - activités culturelles et de loisirs en tous genres; - aide aux victimes, médiation entre délinquants et victimes; prévention de la récidive, aide aux délinquants en milieu ouvert et aide à la sortie de prison, développement d'activités éducatives en prison; prévention situationnelle, défensive, pour la diminution des opportunités (ex: portes blindées, éclairage, systèmes de télésurveillance); - implantation de services de police et de justice dans les quartiers en difficulté; - actions contre la consommation d'alcool et de drogues; stratégies spécifiques de prévention de la délinquance dans les lieux sensibles, tels que centres commerciaux, écoles, transports en commun, etc. III. UN ESSAI DE BILAN III.1. La situation en France Quinze ans après, en dépit de plusieurs changements de majorité politique et de quelques réformes de structures, l'esprit et la métode pour aborder ces problèmes ont peu changé. Tous les tribunaux bénéficient maintenant de l'aide d'associations et de municipalités, qui concourent à la mise en oeuvre de mesures de prise en charge des délinquants en milieu ouvert et agissent préventivement auprès des personnes en difficulté (travaux d'intérêt général, aide lors de la libération conditionnelle...). Tous les départements, à une ou deux exceptions près, ont mis en place des systèmes gratuits d'aide aux victimes, où toute victime d'agression peut trouver soutien moral, information, aide aux démarches. Un "Institut national d'aide aux 95 victimes et de médiation" (INAVEM) anime tout ce réseau depuis 1986 et agit en permanence pour l'amélioration des lois protégeant les victimes. Ainsi, en dépit d'un contexte économique et social qui place en situation d'exclusion un nombre de plus en plus important d'individus et rend leur réinsertion de plus en plus problématique, ainsi qu'en dépit du développement des drogues et de la délinquance qui l'accompagne, la criminalité, si elle n'a pu être maîtrisée, a au moins été contenue (réduction de 1984 à 1988 et reprise raisonnable depuis, avec une nouvelle baisse récente). En revanche, au fil du temps, les problèmes - et donc les priorités - se sont modifiés et sont d'abord aujourd'hui: - la lutte contre la toxicomanie et le développement d'une économie souterraine; la prévention des délinquances précoces (10/15 ans), le renforcement du rôle des parents et l'amélioration de l'encadrement des cas lourds (mineurs multirécidivistes); -la lutte contre la délinquance dans les lieux sensibles (transports, magasins, écoles); - la prévention de la récidive et l'aide aux victimes. Plusieurs années de partenariat ont fait que les cultures et les pratiques professionnelles ont parfois beaucoup évolué: travailleurs sociaux, enseignants et policiers se font désormais davantage confiance et "préviennent" ensemble la délinquance. Justice et police repensent leurs modalités d'action (îlotage de la police et antennes de justice dans les quartiers sensibles et médiation pénale...), les métiers eux-mêmes ont changé13. L'expérience a montré qu'il n'existe pas de recettes miracles ni universelles mais que l'évolution de la criminalité exige une "fonction d'observation" permanente et une capacité de transformation des stratégies et pratiques professionnelles tout aussi permanentes, à partir des situations locales, en tenant compte de leurs spécificités. Ainsi donc, à côté d'une politique pénale de répression, qui joue toujours un rôle très important tout en recherchant la réinsertion, s'est développée une stratégie de prévention sociale ou plutôt de prévention par le développement social. Mais quelques difficultés méritent d'être soulignées: En dépit d'encouragements permanents au partenariat, les différents services et administrations au niveau national, comme au niveau local, ont une forte tendance à revenir sans cesse à des pratiques professionnelles spécifiques et isolées: le partenariat requiert un engagement et une mobilisation très forte, sans cesse renouvelés; Ce partenariat a, de fait, peu réussi à associer les habitants eux-mêmes (parents, voisins...); il se limite souvent aux associations d'habitants, plus ou moins spécialisées; En permanence, les agents des différents métiers doivent veiller à ni s'isoler, ni se défausser de leurs responsabilités sur les autres; 13 Prévention de la délinquance et modernisation de la justice, Marie-Pierre de Liège - Revue des sciences criminelles, quatrième trimestre 1992 et premier trimestre 1993. 96 Ces stratégies de prévention sont des stratégies à long terme. Elles exigent ténacité et stabilité des équipes. Mais comment entretenir enthousiasme et engagement dans un monde où trop souvent les médias font la "mode", dictent les priorités et s'intéressent plus aux "faits divers" qu'aux politiques de fond? Comment éviter l'épuisement, le découragement face à une situation économique de plus en plus dégradée? Comment résister de manière durable au simplisme du "tout répressif", toujours prompt à resurgir en cas d'événement grave? Comment porter une attention soutenue et réserver d'importants efforts à la lutte contre la petite et la moyenne délinquance, quand criminalité organisée, grand banditisme et terrorisme constituent des préoccupations urgentes pour les pouvoirs publics, alors même que ces "grandes délinquances" trouvent fréquemment un terreau favorable et des relais indispensables au sein de populations jeunes, marginalisées par la crise et souvent sans perspectives? Seul un travail de conviction déterminé, sans relâche et sur tous les fronts, de tous les acteurs de terrain, avec un fort soutien des responsables politiques, peut y parvenir. III.2. L'évaluation de ces stratégies au regard des droits de l'homme Parler des méthodes "soft" ne dispense pas de se poser la question des droits de l'homme, notamment des droits sociaux et économiques. S'agissant de la prévention de la récidive, les interventions en termes de contrôle et d'aide à la réinsertion ne posent guère de problèmes. En effet, les mesures qui sont prises à l'égard du délinquant pour lui éviter l'incarcération ou à la sortie de prison, sont toujours soumises en France, au contrôle d'un juge - le juge d'application des peines -, qui supervise les services sociaux chargés de leur mise en oeuvre. S'agissant de la prévention "en amont" de toute délinquance, cette stratégie de prévention par le développement social vise, avant tout à rétablir les déséquilibres sociaux, à faciliter l'accès au logement, à l'éducation, à l'emploi, au droit à vivre en famille pour tous. En cela, elle est plutôt de nature à renforcer les droits de l'homme et ce, d'autant plus que la méthode adoptée vise d'abord à renforcer les moyens collectifs de prévention et l'offre de services plutôt qu'une aide à l'individu qui a souvent pour contrepartie un certain contrôle de celui-ci, avec un caractère normatif qui peut être attentatoire aux libertés individuelles. Ainsi, par exemple les magistrats, procureurs ou juges des enfants, qui participent aux réunions des CCPD refusent-ils, bien sûr, toute évocation de cas particuliers, au nom de leur indépendance mais aussi de la protection de l'individu. Mais de plus en plus, en France comme dans les pays anglo-saxons, on essaie d'impliquer la communauté elle-même, de la responsabilité par rapport à ces problèmes de délinquance, voire de l'associer directement aux stratégies de lutte contre la criminalité. Ceci est intéressant et peut être efficace dans la mesure où l'entourage, les proches, constituent le premier rempart contre les risques de comportements délictueux mais ceci, institutionnalié, peut aussi être dangereux au regard des droits de l'Homme. Le contrôle social par la communauté peut être, dans certains contextes, nous le savons, extrêmement contraignant, normatif et inhibant, c'est-à-dire attentatoire aux libertés. Cela implique d'en limiter les pouvoirs et exige 97 une forte vigilance des responsables élus et de la justice pour un scrupuleux respect des droits et libertés des individus. III.3. La "transposabilité" de cette politique Une telle stratégie peut-elle servir à d'autres? Aucune expérience, aucune "solution", pour régler tel ou tel problème n'est directement transposable. Ce qui réussit ici ne peut, au mieux, qu'inspirer ce qui se fera ailleurs, après avoir été "adapté". Toutefois, la pratique qui s'est développée en France - et est relatée ci-dessus - présente trois caractéristiques qui permettent de considérer qu'elle peut être utile et utilisable par d'autres. Elle ne prétend pas apporter de solutions universelles à la délinquance: il n'existe pas de "recettes", de projets types, susceptibles de régler tous les problèmes de délinquance dans tous les contextes. Cependant, se bornant à suggérer une "méthodologie de l'action", elle propose une façon de procéder souple, adaptable et nous semble-t-il pertinente dans bien des situations. Cette méthode a précisément été conçue, en France, pour respecter les diversités locales et permettre une véritable appropriation par les acteurs locaux des stratégies mises en oeuvre contre la délinquance. Elle fonctionne dans les grandes villes comme en zones rurales, dans les régions riches comme dans les plus pauvres. Cette stratégie participe à un système de "subsidiarité" articulant les différents niveaux d'intervention. C'est une stratégie peu coûteuse. Cette manière de procéder convient dans grand nombre de contextes, quel que soit le niveau de développement, car elle n'implique pas l'injonction de gros moyens supplémentaires. Elle privilégie d'abord le repérage, l'inventaire, puis un éventuel redéploiement des moyens existants, c'est-à-dire une utilisation différente. Il ne s'agit pas de multiplier les services et les personnels luttant contre la délinquance, il s'agit de mobiliser un ensemble d'acteurs sociaux sur les mêmes objectifs, de manière cohérente et simultanée, et de les amener à travailler plus "intelligemment". Or ces acteurs sociaux existent dans tous les contextes et à tous les stades de développement, même s'ils sont différents, même s'ils relèvent selon les cas des gouvernements nationaux, des municipalités ou de la communauté elle-même. Partout, il existe des structures ou des groupes, plus ou moins formels ou informels, qui ont pour objectif et fonction d'assurer l'ordre public et le respect de la loi, de développer les efforts dans les domaines de la famille, de la jeunesse, de la santé, du logement, de l'activité économique, des loisirs, etc. Ce sont ces responsables-là qu'il faut identifier et inciter à travailler ensemble, à partir d'un constat partagé de la situation locale. Partout où les efforts ne sont pas mis en synergie, il y a gaspillage d'énergie et de moyens. Partout où on introduit plus de rationalité, on gagne en efficacité, même sans moyens additifs. Là où quelques moyens nouveaux supplémentaires sont disponibles, ils seront mieux utilisés s'ils servent à stimuler, par le biais notamment de contrats d'objectifs, la mobilisation de tous et le développement de nouvelles méthodes de travail pour prévenir la délinquance, plutôt qu'à financer les conséquences d'une politique exclusivement répressive. 98 Quel que soit le contexte, une politique de prévention est toujours moins chère qu'une politique d'incarcération massive, la prise en charge et le suivi des individus en milieu ouvert étant nettement inférieur au coût d'un détenu. Enfin, une politique de prévention bien menée est également avantageuse dans la mesure où, à moyen et long termes, elle réduit sensiblement les coûts sociaux: un individu en difficulté, traité à temps et correctement assisté, coûtera dans la durée beaucoup moins cher à la collectivité qu'un "exclu" définitivement marginalisé, incapable de se réinsérer socialement le jour où il sortira de prison. Investir dans le développement et l'insertion est plus rentable, à terme, qu'investir dans la coercition mais demande, il est vrai, plus de courage politique. C'est à cause de ces caractéristiques, qui ont paru intéressantes à la communauté internationale, que l'esprit et la méthode décrits ci-dessus ont été repris et validés par une résolution adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies intitulée: "Orientations pour la coopération et l'assistance technique dans le domaine de la prévention de la délinquance urbaine" (ECOSOC 1995/9), dont les principes de base sont les suivants: - diagnostic local et concerté des problèmes de délinquance; élaboration en commun de plans de prévention globaux et intégrés agissant dans l'ensemble des domaines concernés (éducation, santé, emploi, logement, police, justice); soutien des actions locales par le niveau national et les politiques centralisées par le biais de contrats d'objectifs. Au cours des dernières années, ces principes ont également inspiré des initiatives de réduction de la délinquance en Europe (Grande-Bretagne, Pays-Bas, Espagne), en Amérique du Nord (Canada et Etats-Unis), en Amérique latine, en Australie, voire en Afrique. En Europe et en Amérique latine, se sont récemment créés des "forum" de villes pour la sécurité urbaine regroupant des collectivités locales confrontées à des problèmes de délinquance aigus et souhaitant partager leur expérience tout en s'inspirant d'une même démarche méthodologique. Par ailleurs, les Gouvernements français et canadien ont créé à Montréal un "Centre international pour la prévention de la criminalité" (CIPC), institut affilié aux Nations Unies, dont l'objectif est d'apporter conseils et formations à tous ceux qui souhaitent adopter des stratégies de ce type contre la délinquance urbaine. * * * Lutter efficacement contre la délinquance urbaine, quotidienne, par le développement et le renforcement de la cohésion sociale est indispensable dans nombre de pays pour réduire le sentiment d'insécurité des populations et améliorer leur qualité de vie. Mais ces efforts sont également fort utiles au regard des impératifs de la lutte contre la grande criminalité, le crime organisé. En effet, dans de nombreux domaines - drogue, prostitution, trafics divers, voire terrorisme -, la grande criminalité se sert de la fragilité de secteurs entiers de la population pour y trouver de petits délinquants potentiels qui serviront de réseaux et de relais à son action néfaste. Lutter contre la petite délinquance c'est donc aussi priver la grande criminalité de cette ressource. Tous les Etats doivent donc s'attacher à lutter simultanément aux deux niveaux car la grande criminalité suscite, incite à la petite délinquance 99 et celle-ci nourrit en retour la grande criminalité. 100 Rapport par M. Nick TILLEY, Professeur, Faculté des sciences économiques et sociales, Université de Nottingham-Trent, Nottingham (Royaume-Uni) Préceptes et principes de la prévention du crime L'expérience montre qu'une prévention efficace du crime est certainement possible. Cependant, les causes du crime sont complexes. En outre, nous savons que de nouvelles sources de criminalité apparaissent au fil du temps. Par conséquent, il n'existe, et il ne peut exister aucune panacée simple pour la prévention du crime. Nous disposons cependant effectivement d'un certain nombre de préceptes pour une prévention efficace du crime. Ceux-ci posent à leur tour plusieurs questions de principe. Préceptes de la prévention du crime Les dix préceptes ou règles énoncés ci-après sont formulés assez abruptement. Ils émanent de la littérature existante et étendue, qui décrit les démarches réussies en vue de la prévention du crime. Ils montrent clairement que les problèmes liés à la criminalité peuvent être affrontés de façon réaliste sans recourir aux peines répressives ou brutales, y compris la peine capitale, dont les répercussions sur l'ensemble des taux de criminalité sont loin d'être évidentes. L'approche de la prévention du crime suggérée par ces préceptes offre une manière d'affronter le problème de la criminalité de façon rationnelle, réaliste, effective et économique. 1. Réduire les occasions de crime14 Il a été démontré que le simple expédient consistant à faire obstacle aux possibilités de crime réduit la criminalité. En pratique, cela suppose que l'on accroisse les risques réels ou perçus pour le délinquant, que l'on accroisse aussi les efforts réels ou perçus nécessaires pour perpétrer l'infraction, ou que l'on diminue le profit réel ou perçu tiré du crime. Ce type de réponse est souvent qualifié de "prévention situationnelle du crime". Les mesures prises ont trait, notamment, à différentes méthodes de contrôle de l'accessibilité - telles que portes verrouillées, diversion et exclusion physiques - pour accroître les efforts; différentes formes de surveillance - telles que contrôle des bagages dans les aéroports, télévision en circuit fermé, et systèmes de surveillance de quartier - pour accroître les risques; et différents moyens de réduire l'utilité de l'infraction - en retirant la cible, comme pour certains postes autoradio, en rendant les biens identifiables, comme par le marquage du bétail, ou en supprimant l'intérêt, ainsi lorsque le nettoyage rapide des graffitis prive l'artiste de la satisfaction de voir son œuvre exposée - pour diminuer le profit. 2. Réduire les sources de criminalité15 La criminalité est inégalement répartie dans la population. Quoique la plupart d'entre nous aient, un jour ou l'autre, commis une infraction, peu sont des délinquants chroniques. La Voir R. Clarke (éd.) (1992) Situational Crime Prevention: Successful Case Studies, New York: Harrow et Heston; R. Clarke (1995) Situational crime prevention, in: M. Tonry et D. Farrington (éd.) Building a Safer Society, Crime and Justice, Vol. 19, Chicago: Chicago University Press. 15 Voir D. Farrington (1996) The explanation and prevention of youthful offending, in: J. David Hawkins (éd.) Delinquency and Crime, Cambridge, Cambridge University Press; R. Tremblay et W. Craig (1995) Developmental crime prevention, in: M. Tonry et D. Farrington (éd.) Building a Safer Society, Crime and Justice, Vol. 19, Chicago: Chicago University Press. 14 101 délinquance est concentrée parmi les hommes jeunes. Ceux issus de familles désunies et perturbées, possédant une médiocre éducation et peu de perspectives d'avenir, courent le plus de risques de sombrer dans la criminalité. Il est prouvé que des moyens préscolaires de haute qualité destinés aux sujets à risques, des efforts visant à faire participer les enfants à l'école, la formation des parents à l'éducation de leurs enfants, ainsi que des programmes comportementaux pour les individus entraînés dans la délinquance, ont tous des effets de prévention du crime. 3. Réduire les ressources disponibles pour le crime16 Des ressources matérielles et humaines peuvent être nécessaires pour commettre une infraction, ou peuvent la faciliter. Réduire leur accessibilité peut rendre le crime plus difficile. Les armes sont un exemple évident. Les voitures en sont un autre. Le contrôle des armes à feu permet de réduire les crimes de violence et le taux d'accidents mortels là où ils sont commis. Améliorer les systèmes de sécurité des véhicules non seulement empêche qu'ils soient volés pour être revendus, mais rend aussi plus difficile leur utilisation pour commettre un délit. Une des raisons pour lesquelles il faut se garder de toute politique de concentration des délinquants dans des établissements ou dans des zones résidentielles est qu'une telle politique crée des réseaux de criminels qui peuvent tirer parti de leur expérience mutuelle pour organiser et commettre des infractions. 4. Protéger les victimes17 A travers un large éventail d'infractions, comme les cambriolages de locaux d'habitation ou commerciaux, le vandalisme, le vol qualifié, la violence dans la famille et les agressions racistes, les recherches indiquent que les personnes qui ont déjà été victimes de la délinquance courent un plus grand risque de revictimisation. Il a été démontré qu'améliorer leur sécurité est un moyen réel et efficace de réduire la délinquance. Avec des ressources limitées, des mesures axées sur la réduction de la victimisation répétée se sont montrées comme étant un moyen de prévention du crime pouvant atténuer la criminalité. 5. Empêcher les communautés de s'engager dans la spirale de la grande criminalité18 Certains lieux connaissent un taux de criminalité bien supérieur à d'autres. On constate qu'il est toujours plus élevé dans les villes que dans les villages, et dans les villes, il se concentre davantage dans certains secteurs. S'abstenir de traiter les signes précoces d'incivilité, comme le vandalisme mineur et les comportements antisociaux, peut laisser croire aux gens ne pas s'en occuper. Ceci amène d'autres problèmes. Les membres les plus forts de la communauté, à même d'exercer un ascendant efficace, quittent les lieux. Les délinquants prennent alors de l'assurance et intimident les autres. Il s'ensuit une spirale évitable de déclin communautaire et de hausse de 16 Pour une étude approfondie sur les armes à feu, voir T. Gabor (1994) The Impact of the Availability of Firearms on Violent Crime, Suicide and Accidental Death: A review of the Literature with Special Reference to the Canadian Situation, Ottawa: Université d'Ottawa. Plus généralement, voir Clarke (1992), op. cit. 17 Voir G. Farrell (1995) Preventing repeat victimisation, in: M. Tonry et D. Farrington (éd.) Building a Safer Society, Crime and Justice, Vol. 19, Chicago: Chicago University Press; G. Farrel et K. Pease (1993) Once Bitten, Twice Bitten: Repeat Victimisation and its Implications for Crime Prevention, Crime prevention Unit paper 46, Londres: Home Office. 18 Voir J. van Dijk et J. van Kestern (1996) Criminal victimisation in European cities, European Journal on Criminal Justice and Research, Vol. 4, n° 1, pp. 9-21; J.Q. Wilson et G. Kelling (1982) Broken Windows, Atlantic Monthly 249(3), pp. 29-38; N. Tilley et J. Webb (1994) Burglary Reduction: Findings from Safer Cities Schemes, Crime Prevention Unit paper 51, Londres: Home Office. 102 la criminalité. Dans la mesure où le déclin criminogène, économique et social des communautés résulte d'une évolution économique générale, l'efficacité potentielle des efforts locaux de prévention du crime risque d'être limitée. Les gouvernements nationaux feraient bien d'inclure la prévention du crime dans leurs objectifs lorsqu'ils s'efforcent d'opérer un redressement économique. 6. Faire preuve d'imagination dans l'utilisation du système de justice pénale19 A première vue, le système de justice pénale semble être médiocrement placé pour parvenir à des résultats par le biais de la prévention du crime. Les causes du crime semblent résider au-delà. Cela donne à réfléchir de constater que, par exemple en Grande-Bretagne, sur 100 infractions commises, seulement 50 sont signalées, 30 sont enregistrées par la police, 7 sont tirées au clair, 3 aboutissent à un avertissement ou une condamnation et 2 se concluent par une condamnation, dont environ 10% seulement comporte une peine privative de liberté. Il ressort néanmoins de l'augmentation rapide de la criminalité se produisant suite au retrait des services de police que leur simple présence est suffisante pour prévenir une bonne partie de la délinquance. Il est beaucoup moins évident qu'un simple accroissement des effectifs des agents ait un impact important. S'agissant des prisons, l'incarcération et, partant, la mise à l'écart provisoire de délinquants très actifs, peut avoir un impact à court terme sur la criminalité hors prison. Nous savons cependant que l'incarcération a aussi souvent des effets criminogènes secondaires imprévus: amélioration de l'ingéniosité des délinquants, extension des réseaux de complicité, et difficultés pour les anciens détenus de retrouver lors de leur libération des activités légitimes. Un travail imaginatif au sein du système de justice pénale peut, toutefois, permettre à celui-ci d'avoir une influence sur la criminalité. Malgré, bien sûr, le risque de provoquer des émeutes dans certaines zones à criminalité élevée, dans d'autres secteurs, il a été démontré que des descentes de police peuvent faire reculer la criminalité pendant un moment. Pendant que la confiance communautaire s'accroît, d'autres mesures de prévention du crime peuvent être mises en place, réduisant la facilité avec laquelle les délinquants peuvent retourner à leurs délits et recommencer. Il est également prouvé que lorsque la police adopte une démarche fondée sur une analyse réaliste des problèmes au lieu de s'appuyer totalement sur les méthodes répressives classiques, elle peut réduire les incidents délictueux identifiés. Les orientations récentes en matière de "justice reconstructrice" et de "réunions collectives familiales" sont autant de moyens prometteurs de prévention du crime appelés à se substituer aux mesures classiques de traitement des délinquants. Dans ce contexte, ceux qui ont reconnu leur culpabilité rencontrent la famille, la victime et d'autres proches du délinquant qui ont été affectés par le crime, et sont confrontés aux conséquences de leur comportement. On suscite chez eux le remords, ils s'excusent et se repentent. Ils entreprennent également une certaine forme de réparation. Ils sont ensuite réadmis et réintégrés au sein d'une communauté qui les prend en charge. L'idée de la prévention du crime est que l'on évite ainsi la stigmatisation, l'exclusion et les problèmes connexes que pose un retour dans le droit chemin. Voir R. Homel (1995) Can Police Prevent Crime, in: K. Bryett et C. Lewis (éd.) Contemporary Policing: Unpeeling Tradition, Sydney: Macmillan Australia; L. Sherman (1990) Police Crackdowns: Initial and Residual Deterrence: in: M. Tonry et N. Morris (éd.) Crime and Justice: A review of Research, Vol. 12, Chicago: University of Chicago Press; A. Leigh, T. Read et N. Tilley (1996) Problem-Oriented Policing: Brit Pop, Crime Prevention and Detection Series paper 75, Londres: Home Office; Tilley et Webb, op. cit; J. Braithwaite (1992) Crime, Shame and Reintegration, Cambridge: Cambridge University Press; G. Masters (1996) Something old something new: family group conferencing and probation practice, Vista, Septembre, pp. 78-86. 19 103 7. Contrôler les changements qui surviennent et affectent les occasions relatives au crime et à la prévention du crime20 Les innovations technologiques, commerciales, sociales et politiques créent de nouvelles occasions de crime, de nouvelles ressources pour la criminalité et de nouvelles sources de tension. Si elles sont suivies efficacement, des mesures préventives peuvent être prises. En ce qui concerne les nouvelles technologies, leurs développements ont conduit à la production en grande série de biens légers anonymes et de valeur élevée, qui peuvent être aisément volés et écoulés. Etudes et technologie peuvent aussi servir à faire obstacle à la délinquance - en individualisant les produits, en les rendant inutilisables par le voleur, par exemple autoradios avec code d'accès, ou en les rendant moins mobiles, par exemple dispositifs d'immobilisation des véhicules. Internet va probablement devenir une ressource substantielle pour les délinquants avides d'apprendre de nouvelles méthodes de criminalité, ainsi que les moyens de surmonter les obstacles. Cela crée de nouveaux défis pour ceux qui tentent de combattre le crime. La diversification des entraves à la criminalité, peut-être en tournant les innovations technologiques à l'avantage de la prévention du crime, pourra rendre plus difficile pour un délinquant l'organisation d'un crime avec la certitude d'avoir les outils et le savoir-faire appropriés pour triompher des obstacles inhérents au crime. En ce qui concerne le changement de pratiques commerciales, citons l'exemple de la transition du petit commerce personnalisé au supermarché en libre-service. Ceci a créé une nouvelle source de tentations et occasions de vols à l'étalage, qui ont fourni un apprentissage efficace de la criminalité pour nombre d'individus qui ont ensuite fait carrière dans la délinquance. Pour ce qui est du changement des pratiques sociales, on peut notamment citer l'augmentation du taux d'activité professionnelle des femmes et l'accroissement de la mobilité géographique, lesquels ont réduit les niveaux de surveillance naturelle et de contrôle social informel au sein de la communauté. Finalement, la politique des pouvoirs publics peut être involontairement criminogène. Par exemple, s'agissant du chômage des jeunes, la réduction des prestations pour sauver les coûts et encourager les efforts de recherche d'emploi risque par mégarde de marginaliser certains groupes de jeunes sans ressources, dont beaucoup peuvent croire qu'ils n'ont que peu à perdre et davantage à gagner à succomber aux tentations de la délinquance. De nouvelles stratégies sont nécessaires aux situations nouvelles. 8. Persuader les individus et les organisations d'assumer une responsabilité dans la prévention du crime21 C'est une chose d'identifier un problème de criminalité. Il peut être même possible de concevoir des moyens prometteurs de réagir à ce problème. C'est une toute autre chose de convaincre ceux qui sont à même d'agir qu'ils doivent le faire. Dans le cadre d'une étude, par 20 Voir M. Felson (1994) Crime and Everyday Life, Thousand Oaks, CA: Pine Forge Press. Cette section s'inspire aussi très librement d'entretiens avec le Professeur Ken Pease et le Docteur Paul Ekblom. 21 Voir G. Laycock et N. Tilley (1995) Implementing Crime Prevention, in: M. Tonry et D. Farrington (éd.) Building a Safer Society, Crime and Justice, Vol. 19, Chicago: Chicago University Press; G. Laycock (1996) Rights, roles and responsibilities in crime prevention, in: T. Bennett (éd.) Preventing Crime and Disorder: Targeting Strategies and Responsibilities, Cambridge: Institut de criminologie de l'université de Cambridge. 104 exemple, un détaillant n'a accepté d'appliquer les mesures proposées visant à prévenir le vol à l'étalage que lorsque la police l'a menacé de ne plus intervenir lorsqu'il l'appellerait pour prendre en charge les voleurs surpris par les inspecteurs du magasin. De même, les constructeurs automobiles se sont montrés peu disposés à accepter l'augmentation de leurs coûts résultant de l'intégration de dispositifs antivol dans leurs produits. Au sein des collectivités locales, les décisions prises par des services particuliers, tels que ceux de l'éducation, des loisirs, du logement, de l'aménagement et des services sociaux, peuvent toutes avoir une influence sur l'état de la criminalité; néanmoins, à défaut de responsabilité expresse, aucun ne prendra l'initiative et tous hésiteront à accorder la priorité aux incidences en matière de délinquance lorsqu'ils formulent et appliquent leurs politiques. Il en va en grande partie de même pour le pouvoir central. Les responsabilités doivent être imposées lorsqu'elles ne sont pas acceptées spontanément. 9. Action en partenariat22 Une prévention du crime réussie et systématique est tributaire de la collaboration entre institutions, même si celle-ci est difficilement réalisable en pratique, parce que les institutions qui n'ont pas pour mission essentielle la réduction de la criminalité acceptent rarement de bon gré d'être détournées de leurs propres tâches. La plupart des crimes sont commis lorsqu'un délinquant motivé rencontre une cible convenable sans que rien ni personne ne les sépare. Toute une série d'organisations - des secteurs public, privé et bénévole - influent sur la fréquence de cette éventualité. Certaines ont un rôle sur le nombre et la circulation des délinquants motivés. Certaines influencent le nombre et la circulation des cibles convenables pour la criminalité. Certaines agissent sur le nombre et la circulation des personnes qui pourraient éviter la rencontre entre le délinquant et la cible, soit en protégeant les cibles potentielles, soit en exerçant un contrôle social informel sur des délinquants potentiels. Il y a aussi des organisations, au premier rang desquelles la police mais aussi, par exemple, les services de probation, les compagnies d'assurance, les services de lutte contre l'incendie et les collectivités locales, qui disposent de données indiquant où et quand il se pose des problèmes particuliers de criminalité. Avec ces données, nous savons où les organisations devraient collaborer pour empêcher les éléments du crime de se rencontrer. Dans de nombreuses villes et communautés, aujourd'hui, à travers l'Europe, il existe des partenariats locaux de prévention du crime, auxquels collaborent des officiers de sécurité communautaires rémunérés sur des fonds publics. En Grande-Bretagne, près des deux-tiers des collectivités locales participent à des groupes multi-institutions. Dans les régions plus urbanisées, où le taux de criminalité est supérieur, plus de la moitié disposent d'un coordinateur à plein temps rémunéré sur les deniers publics. 10. Examiner l'opportunité d'une mesure de prévention du crime par rapport au contexte du problème23 Il n'y a pas de remède miracle en matière de prévention du crime. Ce serait desservir la prévention du crime et gaspiller les ressources que de ne pas étudier soigneusement les mesures envisagées pour déterminer comment elles pourraient aboutir aux résultats souhaités dans des contextes locaux spécifiques. La tâche est ardue, mais il n'y a pas d'autre solution si l'on veut 22 Voir M. Liddle et L. Gelsthorpe (1994a) Inter-agency Crime Prevention: Organising Local Delivery, Crime Prevention Unit Paper 52, Londres: Home Office; M. Liddle et L. Gelsthorpe (1994b) Crime Prevention and Interagency Co-operation, Crime Prevention Unit Paper 53, Londres: Home Office; N. Tilley (1992) Safer Cities and Community Safety Strategies, Crime Prevention Unit Paper 38, Londres: Home Office. 23 Voir N. Tilley (1996) Demonstration, Exemplification, Duplication and Replication in Evaluation Research, Evaluation, Vol. 2, n° 1, pp. 35-50; R. Pawson et N. Tilley (1997) Realistic Evaluation, Londres: Sage; Laycock et Tilley op. cit. 105 être efficace. Ce ne sont pas les mesures en elles-mêmes qui produisent effet, mais leur capacité à déclencher des mécanismes de prévention dans des contextes déterminés. Il y a de nombreux antécédents assez fâcheux de soi-disant "échecs" dans les efforts de prévention du crime. Au départ, une nouvelle mesure soigneusement mise en œuvre se traduit par un succès. Ses résultats sont claironnés et repris par les hommes politiques ou personnalités influentes, soucieux de tirer publiquement parti de la dernière innovation pour réduire la criminalité. La mesure est alors traitée comme une panacée, et son adoption générale est préconisée de manière inconditionnelle. On l'applique largement sans guère s'interroger sur sa validité pour toute situation criminelle particulière. Puis sont entreprises des évaluations "scientifiques" d'exemples caractéristiques ou représentatifs. Les conditions spécifiques indispensables à l'efficacité de la mesure étant rarement réunies, ces évaluations aboutissent habituellement à des conclusions décevantes. Sauf si quelque impératif, politique ou autre, exige que la mesure soit maintenue, la confiance dans son potentiel de prévention du crime déclinera, et elle sera abandonnée. Commenceront alors de nouvelles recherches destinées à apporter une nouvelle réponse au problème de la criminalité. Et le cycle recommencera. C'est ce qui s'est produit, par exemple, pour la réinsertion des délinquants et la surveillance de quartier, et il est probable qu'il en ira de même pour la télévision en circuit fermé qui est actuellement très en vogue en Grande-Bretagne. S'agissant de la réinsertion et de la surveillance de quartier, il a fallu quelques années pour se rendre compte que ces mesures peuvent produire un effet dans certains cas, mais seulement si les conditions contextuelles sont remplies. Les principes et la prévention du crime: équité, utilité, droits et responsabilités La prévention du crime peut traiter efficacement les problèmes de criminalité sans nécessairement rejeter toute la responsabilité sur les délinquants individuels, qui sont euxmêmes souvent victimes de conditions indépendantes de leur volonté. La prévention du crime pose néanmoins effectivement des questions éthiques propres. Les méthodes de prévention du crime, qui visent à faire obstacle aux occasions de crime, posent le problème du déplacement du crime - le transfert du crime d'une cible, d'une méthode, d'une date, d'une heure, ou d'une technique à une autre. Rien ne prouve qu'il existe un volume fixe de crime et que celui-ce se manifeste seulement d'une manière plutôt que d'une autre - si tel était le cas, nous pourrions collectivement tout aussi bien nous passer de serrures et d'antivols sur nos maisons et nos voitures! Il peut cependant y avoir, dans certaines conditions, un déplacement du crime, que les mesures de prévention soient le fait d'individus ou d'organismes publics. Il s'ensuit que la prévention du crime doit inexorablement s'attacher à des considérations de répartition du crime24. La question est avivée par ce que nous savons, comme cela a déjà été indiqué sur l'inégale répartition du crime. Bien que les hommes politiques ne soient guère enclins à les aborder, les politiques et pratiques de prévention du crime posent des questions délicates quant à la justice distributive, dans ce cas avec une connotation négative plutôt que positive. On pourrait répondre en disant que toute prévention du crime devrait incomber aux individus, mais cette proposition risque d'être difficilement défendable, eu égard à la mission de l'Etat, traditionnellement chargé d'assurer la sécurité intérieure contre toute action prédatrice. 24 Voir R. Barr et K. Pease (1990) Crime placement, displacement and deflection, in: M. Tonry et N. Morris (éd.) Crime and Justice: A Review of Research, Vol. 12, Chicago: University of Chicago Press; T. Hope (1996) Communities, Crime and Inequality in England and Wales, in: T. Bennett (éd.) Preventing Crime and Disorder: Targeting Strategies and Responsabilities, Cambridge: Institut de criminologie de l'université de Cambridge. 106 Il se pose également des questions d'utilité. Les intérêts de la communauté dans son ensemble peuvent se heurter à ceux des individus. Ces derniers pourraient maximiser leur immunité contre le crime en excluant tous les tiers qu'ils jugent indésirables, par exemple en s'isolant dans des communautés retranchées et des centres commerciaux privés, phénomène déjà courant dans certaines parties des Etats-Unis et qui commence aujourd'hui à apparaître en Europe également. Néanmoins, les divisions sociales entraînées par de tels développements peuvent contribuer à créer une société fracturée, de méfiance réciproque, ce qui réduit les niveaux globaux d'utilité. Il existe aussi un problème d'utilité concernant la répartition des efforts visant à prévenir la criminalité. Les ressources disponibles sont naturellement limitées. Des services universels, suffisants pour agir sur les individus les plus exposés, seraient très coûteux. Maintenant, détourner des ressources uniquement vers les individus censément les en plus danger de sombrer dans la délinquance peut risquer de les stigmatiser. Les idées quant aux droits susceptibles d'être affectés par les différentes méthodes de prévention du crime peuvent varier d'un pays à l'autre. En Grande-Bretagne, la nécessité de limiter strictement le droit de posséder des armes n'est guère, voire nullement, contestée, alors qu'aux Etats-Unis, le port d'armes est un droit consacré par la Constitution, et tout effort tendant à restreindre ce droit suscite une levée de boucliers. En Grande-Bretagne également, il n'y a eu jusqu'à présent que de faibles résistances à l'introduction générale de la télévision en circuit fermé dans les lieux publics en tant que mesure de prévention du crime. Dans la plupart des pays d'Europe continentale, il est beaucoup plus vraisemblable qu'il y aurait opposition à la télévision en circuit fermé parce qu'elle représente une menace pour les droits au respect de la vie privée25. En Nouvelle-Galles-du-Sud, en Australie, les contrôles de l'alcoolémie des conducteurs effectués par la police, au hasard, par éthylotest, ont été bien acceptés, et ont été très efficaces pour réduire la mortalité sur les routes26. Il n'est pas certain que ce type de mesure soit accepté dans beaucoup d'autres pays, même en Grande-Bretagne. Dans beaucoup de pays d'Europe continentale, les cartes d'identité sont reconnues. En Grande-Bretagne, devoir les porter est inconcevable. La question de l'imputation des responsabilités est problématique. De l'avis général, il est important que les délinquants assument en définitive la responsabilité de leurs crimes. Reste que les victimes potentielles peuvent déjà beaucoup contribuer à réduire leurs propres risques d'exposition au crime, et nombre de faits délictueux se produisent lorsque les victimes ont omis de prendre ce que l'on pourrait considérer comme des précautions raisonnables. On hésite cependant à leur attribuer une quelconque part de responsabilité, en estimant injuste de culpabiliser la victime. Même lorsque les responsabilités pourraient sembler évidentes, par exemple dans le cas de fabricants et distributeurs de biens à la merci du crime, voire conçus comme des instruments de crime, les droits de fabrication et de distribution conformément aux principes du marché peuvent dans certains pays être réputés avoir priorité sur les responsabilités imputées et imposées aux entreprises. Conclusions - 25 Si l'on suit les préceptes énoncés, il existe un vaste champ effectif de prévention du crime et de la criminalité. Sur la question des droits spécifiquement concernés par la télévision en circuit fermé, voir S. Davies (1996) The case against: CCTV should not be introduced, International Journal of Risk, Security and Crime Prevention, Vol. 1, n° 4, pp. 327-331. 26 Voir Homel (1995) op. cit. 107 - La prévention du crime n'est pas unique et définitive. Elle exige une attention continue pour les problèmes en devenir de la criminalité nationale et locale. - Pour organiser une prévention du crime efficace, il est indispensable d'examiner précisément comment les mesures envisagées joueront dans des contextes particuliers pour produire les résultats recherchés. - Les décideurs et les praticiens de la prévention du crime doivent être conscients des postulats moraux intégrés dans leur démarche et être à même de les défendre. 108 Communications écrites relatives au thème 1:moyens et action pour combattre efficacement la grande criminalité dans le respect des droits de l'homme ii. Autres moyens (prévention du crime, action dans le domaine social emploi, jeunes - politique de la ville, etc.) Communication écrite par M. Jean-Marc ELCHARDUS, Membre du Conseil scientifique criminologique, Professeur des Universités, Lyon (France) Place de la psychiatrie dans le traitement pénal Parmi les moyens mis en œuvre pour combattre la grande criminalité, les plus efficaces restent jusqu'à présent les mesures incitatives et répressives destinées à encourager le respect des lois, et à punir leur transgression. La place des mesures sanitaires ou thérapeutiques ne peut être qu'annexe, même s'il fut une époque, finalement brève, pendant laquelle la criminologie positiviste a tenté d'imposer, sans succès, le modèle médical comme paradigme de l'identification et du traitement du criminel. La médecine, et plus particulièrement la psychiatrie, ont pourtant toujours été partie prenante du système pénal. Depuis l'avènement de la justice rétributive et égalitaire, il existe ainsi des rapports indissolubles entre justice et psychiatrie. Ces rapports oscillent entre la collaboration et la subordination, la concurrence et l'alliance. De manière schématique, on peut dire que ces rapports sont dominés par des interventions indispensables au fonctionnement de la justice et dans lesquelles le psychiatre ne peut être remplacé. Le psychiatre est indispensable au magistrat pour deux raisons principales, et il est par ailleurs utile au fonctionnement de la justice dans plusieurs autres de ses activités. Les deux raisons principales portent sur ses fonctions d'expert, capable d'apporter un regard scientifique sur le fonctionnement psychique humain et ses éventuelles anomalies. C'est ainsi qu'il est appelé à reconnaître et mettre en forme dans ses expertises l'éventuelle maladie mentale du prévenu, qui annulera ou amoindrira sa "responsabilité" pénale. Il doit également se prononcer sur la "dangerosité" du criminel, au sens criminologique d'une évaluation du risque de récidive. Dans plusieurs pays d'Europe, une troisième mission confiée à la psychiatrie est partie intégrante du système de la justice pénale. Il s'agit d'institutions combinant exécution de la peine et action thérapeutique, dans lesquelles le psychiatre applique des traitements aux criminels présentant des troubles psychiques, dans l'attente que ces traitements diminuent la dangerosité. Ces trois missions schématiquement résumées, constituent le "noyau dur" de la demande sociale adressée à la psychiatrie en matière de justice. Il s'agit de la base criminologique fixe et immuable de la place du médecin dans tout système de justice pénale, quels que soient les modalités ou les aménagements mis en œuvre dans chaque pays pour sa réalisation. La justification en est très simple: la justice ne peut réprimer la folie sans se dénaturer, et seul le savoir scientifique du médecin est en mesure de lui apporter des éléments objectifs de jugement, puis une alternative ou un complément à la peine, qui sous couvert de "guérison" apporte une solution apaisante à une violence, alors définie comme pathologique. 109 Autour de ce "noyau dur" criminologique, indispensable au fonctionnement de la justice, une autre mission est confiée à la psychiatrie. Au regard de cet impératif premier, elle peut paraître accessoire, mais c'est en fait elle qui s'est le plus considérablement développée depuis plusieurs dizaines d'années dans les pays occidentaux. Cette mission concerne l'état de santé de la population pénale. La présence de psychiatres, ou mieux, d'équipes de soins psychiatriques en milieu carcéral est amplement justifiée par la morbidité de cette population sur le critère de la santé mentale. De ce descriptif schématique de l'intervention du psychiatre dans le champ judiciaire, il ressort que, dans le principe, ce médecin n'est concerné que par des questions de santé et de pathologie. Il laisserait ainsi à d'autres intervenants l'application de mesures sociales, ou la rééducation de comportements dommageables. S'il ne faut pas perdre les principes de vue, il serait abstrait et irréaliste de s'en tenir là, sans examiner plus avant le champ complexe des interactions autour de ces problèmes. I. LA FONCTION D'EXPERTISE L'expertise psychiatrique porte sur l'évaluation de la responsabilité, ou plus précisément sur les troubles psychiques susceptibles d'abolir ou d'altérer la responsabilité pénale du prévenu. Elle porte également sur une évaluation de la dangerosité. Plusieurs difficultés sont propres à cet exercice. La première de ces difficultés porte sur des problèmes de langage et de communication. L'ensemble de la psychiatrie est loin de parler d'une même voix, et les critères d'analyse et d'interprétation de faits ou d'observations semblables varient considérablement selon les cadres de référence de la pratique psychiatrique prédominant dans tel ou tel pays. Ni la norme juridique, ni la norme sociologique ne sont en mesure de fonder un diagnostic de trouble mental, qui doit être rapporté à l'histoire de l'individu, et en ce sens il devient difficilement généralisable. Toutefois, des efforts d'unification du discours psychiatrique sont réalisés à travers les grandes classifications internationales des maladies mentales (CIM 9, CIM 10, DSM IV...) et, au moins à titre descriptif, il existe ainsi une référence sinon conceptuelle, du moins langagière à tout l'exercice de la psychiatrie. Le deuxième écueil réside dans les voies de communication de l'information entre mondes médical et judiciaire. L'avis de l'expert ne porte pas sur des notions juridiques, mais sur des données d'observation clinique. Les informations appartiennent à des systèmes logiques différents, et le passage de l'un à l'autre nécessite un travail d'interprétation. La perception de cette nécessité n'est pas toujours acquise, et il arrive plus souvent qu'il ne devrait que les données cliniques soient interprétées de facto, comme des faits objectifs, et parfois pratiquement comme des preuves. Cette communication entre psychiatre et magistrat appelle donc un effort particulier de part et d'autre afin que les propos ne soient pas déformés, en étant transposés sans précaution d'un contexte dans l'autre. Cette question est très sensible dans les grandes affaires criminelles, dans lesquelles l'expertise du psychiatre peut être interprétée selon les cas, soit comme une tentative d'excuser 110 le geste par la folie, soit comme une preuve scientifique d'incurabilité. Dans les deux cas, les sanctions prononcées auront tendance à être plus lourdes. Ces problèmes d'évaluation psychiatrique et de mise en forme recevable des constatations se posent d'autant moins que la pathologie du prévenu est évidente et grave. Ces malades seront, selon les pays, orientés vers des établissements pénitentiaires spécialisés, ou vers le système public des hôpitaux psychiatriques. La tendance actuelle en psychiatrie légale est cependant d'éviter l'irresponsabilisation du délinquant malade mental, en considérant que, pour ces sujets - aussi perturbés soient-ils - ne pas prendre en compte leur acte dans la réponse publique d'un procès équivaudrait à une "mort psychique". L'interprétation devient plus délicate quand il s'agit d'affection mentale moins grave, ou de trouble de la personnalité. La marge d'incertitude s'accroît alors, poussant le discours de l'expert vers une analyse de probabilités et une zone de doute à laquelle le juge est réticent. L'exemple des "personnalités anti-sociales" ou des "personnalités psychopathiques" est à cet égard éloquent. Il s'agit de perturbations émotionnelles favorisant les passages à l'acte délictueux, mais sans qu'un trouble psychique suffisamment flagrant puisse faire évoquer l'irresponsabilité. Traditionnellement, ces personnes dérivent entre l'hôpital psychiatrique et la prison, sans qu'il y ait de solution véritablement satisfaisante à leur prise en charge. En fait, l'expérience des psychiatres travaillant en milieu pénitentiaire montre qu'un soin de ces personnes violentes est possible et que, sous l'apparente uniformité de leur comportement déviant, se révèle la plupart du temps une pathologie profonde et complexe. Ni les médecins, ni les magistrats ne peuvent donc se satisfaire de catégories fondées exclusivement sur les actes, dans ce que Bernheim définissait comme un "conflit négatif de compétence". L'expertise de la dangerosité a prêté le flanc à de nombreuses critiques, de par son manque de fiabilité. La recherche dans ce domaine porte encore largement sur des critères statistiques, qui ne peuvent être appliqués sans risque de faux positif ou faux négatif à la trajectoire d'un individu déterminé. Sans aller plus avant, il conviendrait dans ce domaine de s'intéresser davantage aux modalités d'un contrôle continu et pluri-disciplinaire, plutôt qu'au seul avis expertal du psychiatre, qui n'est pas l'acteur social toujours le plus compétent dans ce qui est davantage une prévision qu'un pronostic (CANEPA). Autant la question de la violence est présente dans le champ psychiatrique, autant il est impossible de circonscrire une "clinique de la dangerosité". Un autre axe de questions posées par le magistrat au psychiatre, mais aussi au psychologue, consiste à apporter dans leurs expertises les éléments recueillis dans leurs examens du prévenu pour éclairer les instances de jugement sur les composantes subjectives et psychologiques des actes commis. Parallèlement à l'expertise criminologique rappelée plus haut, il s'agit alors d'apporter devant le tribunal la dimension psychologique de la personne, susceptible d'éclairer les faits qui sont l'objet du procès. En quelque sorte, l'expert n'est alors plus seulement le détenteur reconnu du savoir sur les anomalies mentales, mais il devient celui qui rend compte de la subjectivité de l'auteur des faits et, éventuellement de la signification qu'avait pour lui son acte. Dans l'ensemble de ces opérations d'expertise, la mission du médecin, bien que déterminée par la justice, reste soumise aux règles déontologiques de sa profession référées aux droits de l'homme. Ainsi, la présomption d'innocence, le consentement de l'intéressé et le respect d'une confidentialité pour les constats étrangers aux questions de la mission d'expertise, font partie des règles éthiques qui devraient définir la position de l'expert envers la personne 111 confiée à son examen. De ce point de vue, plusieurs arguments militent en faveur d'une conception de l'expertise non pas comme un acte thérapeutique en soi, mais néanmoins doté d'une vertu thérapeutique ou anti-thérapeutique. II. LE SOIN PSYCHIATRIQUE DE LA POPULATION PENALE Un rapport du Haut-Comité de la santé publique français de 1993 estime, parmi beaucoup d'autres publications avançant les mêmes chiffres, que 20% des détenus relèvent de soins psychiatriques. Selon les établissements, 45 à 60% des détenus entrant sont porteurs de troubles psychopathologiques, ou ont des antécédents psychiatriques personnels ou familiaux. En terme de diagnostic de structure pathologique, les diagnostics les plus fréquents sont, selon les critères du DSM III R, les "personnalités anti-sociales", les structures "limites" ou border line, et les personnalités "passives-agressives". Il s'agit donc d'apporter des soins psychiatriques valides à cette vaste population, dans une perspective de santé publique, davantage que dans l'espoir criminologique d'une diminution de la dangerosité. Tout en n'étant pas prioritaire, cet objectif n'est cependant pas absent, et peut être parfois mis en avant dans certains pays ou pour certains types de délits. Quoiqu'il en soit, ce dispositif psychiatrique à mettre en œuvre auprès de la population carcérale appelle des aménagements et des moyens importants. Un soin psychiatrique de qualité ne peut être le fait d'un psychiatre isolé, mais d'une équipe capable de fonctionner comme une institution. Les rapports entre justice et psychiatrie ne peuvent donc reposer sur une frontière stricte de leur domaine respectif, chacune s'occupant de ses "clients" après un tri préalable légitimé par un examen scientifique. Malgré cette évidence, le "mythe fondateur" ségrégationniste continue pourtant d'organiser la réponse des institutions au domaine confus, et confusionnant, concernant la violence, le crime et la folie. Faute de parvenir à instituer des systèmes univoques, reconnaissables par tous, et dénués d'ambiguïté – la sanction et la réhabilitation au système pénal, le soin et la guérison au système sanitaire –, il faut bien accepter un modus vivendi dans lequel la peine ne sera pas indifférente aux soins des troubles psychiques et où l'institution psychiatrique ne sera pas dénuée de préoccupations criminologiques. L'aménagement de cette nécessaire collaboration peut, selon les pays et les traditions culturelles, prendre des formes différentes. Ainsi, en France, une part importante de l'organisation des soins psychiatriques dans le système pénal est confiée à des services de psychiatrie dépendants du secteur public de santé et domiciliés au sein des maisons d'arrêt. Il existe ainsi une indépendance technique de principe de ces services envers l'administration pénitentiaire, tant dans les moyens employés que dans les buts poursuivis. En effet, il s'agit clairement d'apporter à la population incarcérée des soins comparables à ceux des hôpitaux publics, selon les mêmes règles déontologiques que pour la population générale. Ainsi, en particulier, il n'est pas question, quel que soit le paradoxe, d'hospitaliser sous contrainte dans un tel service intra muros une personne détenue, qui ne recevra des soins que selon les règles déontologiques habituelles du consentement libre et éclairé. Dans d'autres pays, par exemple en Italie ou en Allemagne, ce sont des institutions hospitalo-judiciaires qui prendront en charge les détenus relevant de soins. L'accent est alors mis sur les impératifs du soin, et le service sera organisé en fonction des règles du traitement, y compris dans la mise en place de mesures intermédiaires de libération d'essai et de reprise progressive de la vie civile. Dans ces institutions, l'équipe médicale reste cependant en charge 112 d'une part importante des aspects sécuritaires et, d'une certaine manière, le médecin est sommé de rendre compte des éventuelles récidives de comportement criminel du patient confié à ses soins. L'on voit ainsi se dégager, quelle que soit la qualité des soins apportés, deux options fondamentalement différentes sur l'intervention du psychiatre auprès de la population pénale. Dans la première, il interviendrait uniquement dans une politique d'accès égalitaire de la population carcérale aux soins de la population générale, sans qu'un bénéfice criminologique direct soit attendu de cette intervention, même s'il est clair que pour certaines personnes exposées à la violence, un meilleur équilibre psychologique leur évitera de commettre de nouveaux délits. Dans l'autre option, l'organisation sanitaire est appelée à intervenir directement dans le traitement pénal, non seulement pour soigner les troubles psychologiques mais autant, et peut-être même surtout, pour obtenir des modifications des comportements violents ou délinquants, grâce aux moyens et aux techniques de la psychiatrie. Que la psychiatrie en milieu pénitentiaire intègre, ou n'intègre pas, la finalité criminologique de diminution de la récidive dans ses objectifs et ses techniques de soin est un choix qui découle de plusieurs facteurs. Parmi ceux-ci, on peut citer brièvement le statut, différent selon les pays, faisant dépendre le système sanitaire en milieu pénal soit de l'administration pénitentiaire, soit de la santé publique. Les options de politique criminelle trouvent là l'une de leurs applications en développant plus ou moins les services de probation, les réformes pénitentiaires par réalisation d'objectifs, ou en désignant des filières pénales spécifiques pour certaines catégories criminologiques. Dans ces choix interviennent également les traditions médicales et les politiques sanitaires, qui selon les pays confient préférentiellement soit à la psychiatrie publique, soit au système d'aide sociale, la gestion des grandes inadaptations sociales. Ici, l'accent sera mis sur une pathologie à traiter, et là sur un travail social de réinsertion à réaliser. En France, l'organisation de la médecine somatique et de la psychiatrie auprès de la population pénale dépend directement du ministère de la santé, ce qui a été mis en forme par la loi du 18 janvier 1994. Ce choix implique clairement la reconnaissance de l'indépendance technique de l'activité clinique envers les contraintes de l'organisation pénitentiaire. Il s'agit de réaliser l'égalité d'accès au soin de la population pénale avec le reste de la société civile. En matière de psychiatrie, les services médico-psychologiques régionaux (SMPR) implantés dans une maison d'arrêt de chaque région pénitentiaire, sont de véritables services unifiés de psychiatrie en prison, complètement intégrés au dispositif sanitaire de santé mentale. L'indépendance technique des acteurs du secteur sanitaire en milieu pénal est ainsi structurellement assurée. Dans la plupart des autres pays, les services médicaux dépendent de l'administration pénitentiaire, et il revient alors aux cliniciens d'établir le cadre et les limites définissant leur activité au sein du monde pénitentiaire. Si cette question de l'indépendance technique est aussi importante, c'est parce qu'il s'agit d'une frontière majeure permettant de distinguer, d'une part, ce qui est de l'ordre de la médecine et, d'autre part, les autres programmes de rééducation ou de modification du comportement qui relèvent davantage d'interventions psychosociales que de soins proprement dits. Les techniques de modification des comportements ne sont en effet pas l'apanage de médecins, de psychologues, ou d'équipe soignante, et peuvent être mises en œuvre par des 113 opérateurs ayant acquis ces techniques, sans que la référence thérapeutique n'apparaissent alors clairement dans ce qui devient la réalisation d'un "programme". Ce flou sur les références, bien au-delà des choix techniques eux-mêmes, peut ouvrir le risque d'un dérapage, parfois insidieux entre, d'une part, une position définie, de manière éthique, déontologique et clinique par la prise en charge dans les règles de l'art, d'une pathologie repérée en tant que telle et, d'autre part, des entreprises normatives, utilisant des techniques médicales, voire des médicaments, dans un but non plus de soin mais de normalisation des comportements déviants. Si ces risques de dérapages sont "insidieux", c'est que les points de repère justifiant et informant l'action peuvent devenir méconnaissables; il en est ainsi de médecins prescrivant, dans le cadre carcéral, des quantités excessives et systématiques de neuroleptiques, ou encore de l'offre faite de manière générique à certains types de délinquants de se soumettre à des programmes de rééducation, en les leur présentant pratiquement comme des mesures de probation. Il n'est pas étonnant que ce débat porte de la manière la plus aiguë quand il s'agit de proposer des soins, d'offrir un programme de réhabilitation ou d'appliquer un traitement aux auteurs de certaines catégories de délit. Il s'agit des violences heurtant de la manière la plus grave le sens moral, ou venant renverser les tabous les plus sensibles de l'organisation sociale. Il en est ainsi des crimes sexuels, de la pédophilie, des violences apparemment gratuites, des meurtres en série... Alors que la grande majorité de la population carcérale est abandonnée à un certain dénuement thérapeutique dans l'indifférence générale, ces criminels focalisent l'attention du public et la demande de traitements énergiques qui aillent au-delà de la stricte application d'une peine. III. FAUT-IL DES SOINS SPECIFIQUES A CERTAINES CATEGORIES DE CRIMINELS? C'est pour ces auteurs de violence que se posent avec la plus grande insistance la question de leur repérage: sont-ils des malades? sont-ils des criminels? Il n'est pas étonnant que ce soit à propos des transgressions les plus scandaleuses que s'actualise la question de fond introduite plus haut. Il semblerait que soit atteint là, en particulier pour les meurtres d'enfants, un point limite où la question d'une responsabilité sociale partagée entre les grandes institutions soit dépassée. En abolissant la peine de mort, la société a pourtant choisi de conserver en son sein ceux en qui elle ne peut se reconnaître. Dès lors, il ne saurait être question d'exécuter une "mort sociale" qui serait plus douce, et sans doute plus inaperçue sous couvert d'une consolation thérapeutique. Il ne saurait être non plus question malgré la lourdeur des peines, de fonder une population de quelques individus qui, au motif de leur inhumanité, seraient exclus du droit commun. C'est ici que se pose la question d'une "Psychiatrie spéciale" pour certaines catégories de délinquants. Faut-il mettre en place, pour les auteurs de certains types de délit, des filières thérapeutiques spécialisées qui leur seront réservées? Certains pays répondent à cette question par l'affirmative, et l'exemple type en est l'Institut P. Pinel à Montréal. Le contexte nordaméricain favorise la multiplication de programmes d'interventions psycho-sociales sur la population délinquante et l'Institut Pinel en serait l'expression médicalisée. Les exigences déontologiques et l'indépendance technique semblent pouvoir y être respectées dans la mesure où il s'agit d'une institution de grande taille, au poids scientifique mondialement reconnu. 114 Pour en revenir à l'exemple français, c'est à propros de crimes sexuels pédophiliques particulièrement graves que le principe de séparation et d'indépendance entre justice et psychiatrie semble pouvoir être remis en question. Devant la réaction sociale face à de tels crimes, un ensemble de mesures légales récentes s'est centré sur cette cible. A côté des mesures strictement répressives (peines à perpétuité, allongement de la période incompressible), d'autres concernent la prise en charge thérapeutique et le contrôle médical de ces criminels. Ainsi, à partir du décret du 4 août 1995, il est en effet dorénavant attendu que pour les délinquants sexuels un dispositif de soins médico-psychologiques soit obligatoirement conjoint dans les conditions d'accomplissement de la peine, et qu'un avis psychiatrique préside à leur éventuelle remise en liberté, au motif d'une évaluation de leur dangerosité. Il faudrait cependant éviter une lecture trop univoque de ces mesures légales. En effet, si le premier mouvement consiste à l'interpréter comme un aveu d'impuissance du pouvoir judiciaire devant l'excès de scandale et la délégation à l'instance sanitaire d'une responsabilité impossible à assumer, une autre lecture doit cependant être proposée. La fonction judiciaire n'est en effet pas entièrement dénuée de moyens pour neutraliser ces individus violents et répondre ainsi à l'attente du public. Les peines de longue durée, incompressibles, viennent soulager la vindicte et partiellement rassurer sur l'effacement du "monstre". Dans cette stricte logique pénale, l'intervention de la psychiatrie paraît bien accessoire, à la limite d'un supplément d'âme ou d'humanité... C'est bien dans la mesure où le législateur réintroduit la notion de responsabilité sociale envers le criminel qu'il fait état, dans ses mesures spécifiques, d'une obligation d'accès aux soins. En reprenant le texte du décret du 4 août 1995, il n'est en effet pas question d'un soin sous contrainte, qui serait systématiquement appliqué au criminel sexuel, afin de modifier son comportement et de permettre sa sortie en toute sécurité, mais bien plutôt d'une obligation de mise à disposition des moyens du soin pendant toute la durée de la peine, sans que soient déterminés a priori ni le contenu de ce soin, ni les attentes d'un résultat positif, ni même que l'individu en question accepte de s'y engager. En somme, il est question d'une obligation de moyens, avec laquelle le clinicien ne peut qu'être d'accord, et non d'une contrainte de soins, et encore moins d'une obligation de résultats. Ainsi, au-delà d'une vision trop facile et fausse qui raisonnerait de manière idéologique sur des champs de compétence largement surévalués et découpés selon des clivages artificiels, il convient de s'intéresser au jeu de différentes fonctions, marquées par des finalités et des moyens différents et portés par des institutions de nature différente. Toute la difficulté vient, dans les cas où la détresse sécuritaire de la collectivité est exacerbée, de sauvegarder entre ces institutions des enjeux qui ne soient pas totalitaires. Il ne faut pas sous-estimer la tendance de chaque grande institution sociale vers une régression totalitaire. La justice y est d'autant plus soumise qu'une insuffisante séparation des pouvoirs la placerait dans la dépendance du politique. La fonction répressive est après tout la justification originaire du système judiciaire, et sa structure est largement orientée pour l'application de la logique répressive. L'objectif généreux de réhabilitation du condamné par la peine reste encore dans trop de cas à démontrer. C'est bien parce que les juristes et les magistrats et, au-delà, les législateurs sont capables de se "décoller" de cette logique, que la justice n'est pas le simple bras séculier de la vengeance sociale, mais une institution fondatrice du statut du citoyen et du respect des droits de l'homme. La médecine n'a certes pas un poids institutionnel et une fonction fondatrice aussi 115 inscrite mais, dans ses règles déontologiques, elle porte le droit de l'accès aux soins de tout homme, quelles que soient ses fautes, et la garantie que tous les moyens disponibles seront utilisés pour soulager la souffrance et, si possible, la guérir. Son risque de dérive totalitaire découlerait d'un abus du pouvoir qu'elle détient sur l'humain, en le soumettant à ses techniques et en oubliant qu'en premier lieu le médecin est responsable devant son patient, avant de l'être devant la société. Cette tentation s'est à de multiples reprises illustrée au cours de l'histoire récente par le détournement, au profit d'idéologies condamnables mais aussi de buts sociaux estimables, des moyens de la médecine ou de la psychiatrie en rupture avec les règles déontologiques du libre consentement, du secret, et du bénéfice thérapeutique individuel. Ces tendances totalitaires existent en permanence, et elles sont vigoureusement sollicitées par la pression de la commande sociale. Dans le domaine de la criminalité sexuelle, la marge de manœuvre est extrêmement étroite, et un drame récent dans un hôpital pénitentiaire d'un pays de la communauté européenne vient le rappeler. En sortie d'essai sous la responsabilité du médecin chef de l'établissement, un patient a commis le meurtre d'un enfant dans le voisinage immédiat de l'hôpital. La réaction sociale a été, comme on peut le comprendre, extrêmement scandalisée et accusatrice. Ce drame a eu des conséquences terribles sur la vie de cet hôpital, aussi bien sur le sort des autres détenus que sur la solidité des équipes et de leurs projets. L'intensité du drame, en braquant une lumière crue sur une responsabilité qui devenait alors totale, ôtait tout espace d'appréciation et d'interprétation à ce qui n'était plus que des faits complètement surdéterminés. En dehors même de toute tentative de justification, toute réponse évoquant une incertitude mesurée, une part inévitable de risque, un essai d'accompagnement, tous ces arguments étaient voués à l'échec. Brutalement, l'institution thérapeutique était renvoyée, par la négative, à son aspect totalitaire, au sens où, dans de pareilles circonstances, elle aurait à assumer complètement ce qui devient une faute impardonnable. Bien entendu, cela sous-entend qu'elle disposerait de la maîtrise absolue de ses pensionnaires. Même si le grand public, saisi par l'urgence de l'exorcisme, ne peut en mesurer la portée, c'est sur des limites et sur une part plus grande d'impuissance que de maîtrise, que peut s'actualiser la réponse sociale que les institutions judiciaires ou médicales peuvent mettre en œuvre auprès de ces grands criminels. Il s'agit là probablement du meilleur antidote à la tentation de toute puissance et de maîtrise totalitaire. Dans le domaine des interventions thérapeutiques, l'ensemble du paysage est encore dominé par le fameux nothing works qui constatait il y a une vingtaine d'années de manière désabusée l'échec de l'ensemble des moyens médico-psychologiques appliqués à des populations de détenus, quant au strict bénéfice sur la récidive. Pour autant, le soin des personnes extrêmement violentes est loin d'être dénué d'intérêt, comme le prouvent les multiples expériences publiées (Balier, Duncker, Bernheim...). La prise en charge des troubles psychologiques en milieu carcéral, dès lors qu'elle obéit aux mêmes règles et avec les mêmes moyens que dans la population civile, trouve le même succès. Celui-ci, bien que relatif, a quand même transformé profondément les conditions de prise en charge et le destin des malades mentaux depuis une cinquantaine d'années. L'organisation des services de psychiatrie en système pénal dans les pays européens tient largement compte de la complexité de ces problèmes et il n'y a plus, nulle part, d'organisation déléguant entièrement à la psychiatrie la gestion de la dangerosité de ceux qui apparaissent comme les plus incontrôlables, ou les plus fous. Le système des hôpitaux pénitentiaires italiens a été largement désaffecté, et les grandes institutions de défense sociale belges ou allemandes 116 bénéficient de dispositifs réglementaires extrêmement précis qui évitent de laisser au psychiatre la gestion et la responsabilité entière des patients "difficiles". Ce qui persiste d'un tel danger résiderait dans l'édification d'une "psychiatrie spéciale", qui, au nom de techniques réputées éprouvées et, surtout, grâce à la promesse d'une évaluation constante, parviendrait à convaincre, après des dizaines d'échecs préalables, qu'il existerait une quelconque sécurité criminologique à confier à des programmes de modification du comportement ou de personnalité des individus pris globalement, génériquement, en fonction non de leur histoire personnelle, mais de leur appartenance à telle ou telle catégorie de délinquants. L'on sait depuis longtemps, que les catégories pénales et les catégories cliniques sont irréductibles l'une à l'autre et que, si le soin est largement justifié auprès de la population pénale, il doit être fait selon les règles cliniques et non selon les attentes, bien que légitimes, du sentiment sécuritaire du public. 117 Communication écrite par M. Saulius KATUOKA, Professeur de droit international, Président du Centre des droits de l'homme de la Lituanie, Vilnius Le rôle du centre des droits de l'homme de la Lituanie dans la protection des droits de l'homme L'objet de ce Séminaire, dont la matière est de première actualité, est d'importance pour qu'on puisse assurer les droits et les libertés de l'homme et, de cette manière, apporter sa contribution au développement de la démocratie. En tant que représentant d'une organisation non gouvernementale (ONG) - à savoir le Centre des droits de l'homme de la Lituanie -, je suis particulièrement sensible au fait que les ONG aient été invitées à participer à cette rencontre. Dans un premier temps, je me permettrai de vous présenter le Centre des droits de l'homme de la Lituanie. Cette ONG a été fondée en décembre 1994. Son statut, enregistré par le Ministère de la Justice le 5 septembre 1995, prévoit que le Centre des droits de l'homme de la Lituanie est chargé de: - stimuler la société pour l'intéresser aux droits de l'homme et les respecter; exécuter des programmes d'enseignement; organiser des recherches scientifiques en matière de droits de l'homme; analyser les problèmes de droits de l'homme et soumettre les mesures de leurs solutions aux législateurs et au Gouvernement; développer l'activité culturelle en matière de droits de l'homme. Actuellement, le Centre compte une centaine de membres, dont la majorité sont des juristes. A mon avis, chaque ONG qui s'occupe d'enseignement, d'éducation ou d'information, peut apporter son assistance à la procédure de la protection des droits et des libertés de l'homme. Lorsqu'un crime est commis, l'auteur et sa victime ont affaire à certaines institutions publiques, qui, notamment dans cette étape de leurs activités, doivent assurer et respecter les droits et les libertés de l'homme. Il faut que chaque personne interpellée connaisse ses droits. La pratique montre que la police ou les autres institutions d'Etat ne font pas toujours les démarches pour expliquer à une personne gardée à vue quels sont ses droits fondamentaux. Le magistrat, Mr A. Goda, en collaboration avec le Centre des droits de l'homme de la Lituanie, a préparé un bref et clair "Aide-mémoire" où figurent les droits fondamentaux d'une personne arrêtée. Selon les lois de la Lituanie: - une personne ne peut être gardée à vue plus de 48 heures sans décision de la cour (tribunal); - toute personne gardée à vue doit être avisée de l'infraction pénale pour laquelle elle est 118 inculpée; - une personne gardée à vue doit être interrogée au cours des 24 heures qui suivent. Elle a le droit de garder le silence. On ne peut pas forcer une personne prévenue de témoigner contre elle-même ou de s'avouer coupable. La torture et l'humiliation sont interdites. La loi dispose que tout accusé ou prévenu a droit notamment à se faire assister gratuitement d'un interprète, s'il ne comprend pas ou ne parle pas la langue lituanienne. Tout accusé a le droit de se défendre lui-même et de bénéficier de l'assistance d'un défenseur (avocat) de son choix, et s'il n'a pas les moyens de le rémunérer, il peut être assisté gratuitement d'un avocat d'office. L'opinion publique s'est montrée favorable à la préparation de l'Aide-mémoire des droits fondamentaux d'une personne prévenue par le Centre des droits de l'homme de la Lituanie, parce que beaucoup de gens ne savaient pas quels étaient les droits d'une personne prévenue ou accusée. Au mois de mai 1993, la Lituanie est devenue membre du Conseil de l'Europe. En 1995, la Lituanie est allée plus loin et a ratifié la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, y compris ses Protocoles 1, 4, 7 et 11. Néanmoins, la société ne savait pas quel mécanisme international existait pour la protection des droits et des libertés de l'homme, ni comment les droits et les libertés violés peuvent être restitués. C'est pourquoi la conférence sur la "Mise en œuvre de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales en Lituanie", organisée en novembre 1995 par le Centre des droits de l'homme de la Lituanie, a eu un grand succès. A notre avis, les programmes d'enseignement et d'information ont atteint leur but. Un autre problème qui fait l'objet de bien des discussions en Lituanie est la peine de mort. Ce n'est pas le phénomène des cultures primitives ou des Etats non civilisés que l'on veut montrer parfois. Dans chaque Etat, il y a des partisans de la peine de mort et il y a des gens qui sont contre la peine de mort. Il y a beaucoup d'intellectuels, d'hommes politiques, qui ont des arguments pour ou contre la peine de mort. Selon A. G. Amsterdam, dans l'argumentation des partisans (approbateurs) de la peine de mort, on trouve trois idées fondamentales: la première, l'idée de la récompense; la seconde, l'idée de l'isolation; et la troisième, l'idée de l'intimidation. Les opposants à la peine de mort se tiennent au même schéma de la démonstration en affirmant que la peine de mort n'est pas efficace au point de vue de l'intimidation, le désir de l'appliquer brutalise la société et, finalement, l'exécution de la peine de mort n'évite jamais le mécontentement de la société. Dans le Code pénal de la Lituanie occupée, la peine de mort était prévue dans seize articles du Code pénal concernant les crimes contre l'Etat (10 articles), les crimes contre la propriété (article 95), les crimes contre la vie, la liberté et la sûreté d'une personne (individu) (articles 105-118), les crimes des fonctionnaires (article 180), les crimes contre l'administration publique (article 203), les crimes contre la sécurité publique et l'ordre public. La Lituanie étant devenue indépendante, la loi du 3 décembre 1991 sur le complément et les modifications du Code pénal et du Code correctionnel a été adoptée. Selon cette loi, dans le Code pénal, la peine de mort a été abolie pour tous les crimes contre l'Etat et pour les autres 119 crimes, sauf le meurtre avec préméditation dans des circonstances aggravantes (article 105). Selon l'information de l'Institut de droit de la Lituanie, après la restitution de l'indépendance de la Lituanie, la peine de mort a été prononcée seulement en vertu de l'article 105 du Code pénal. De 1990 à 1995, la peine de mort en Lituanie a été prononcée à l'encontre de trente-et-un assassins, pour quatre d'entre eux la peine de mort a été exécutée, pour les vingtsix autres, la peine de mort a été changée en réclusion à perpétuité. En ce qui concerne les résultats des enquêtes sociologiques, la plupart des Lituaniens approuvent l'application de la peine de mort. Ces résultats sont les suivants: - en décembre 1990: 60% des interpellés approuvent la peine de mort, 27% sont contre la peine de mort; - en septembre 1992: 66% et 19% respectivement. A l'approche des élections de Seimas, il était difficile pour les parlementaires d'adopter la loi sur l'abolition de la peine de mort. Dans cette situation, c'est le Président de la Lituanie qui en a pris l'initiative. Le Président de la République a proposé de résoudre le problème de la peine de mort en trois étapes. La première étape est liée à la non-exécution de la peine de mort, la deuxième à la non-prononciation de cette peine et la troisième à l'abolition légale (juridique) de la peine de mort en Lituanie. On pourrait espérer qu'au terme de la troisième étape, la Lituanie ratifierait le Protocole no 6 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales concernant l'abolition de la peine de mort. La majorité du Conseil du Centre des droits de l'homme de la Lituanie soutient l'idée de l'abolition de la peine de mort. Le célèbre savant italien, Cezare Beccaria, un des plus influents théoriciens du droit pénal, précise clairement sa pensée: "... si je prouve que la peine de mort n'est ni nécessaire, ni utile, je gagnerai l'affaire humaine". On peut dire également: si le Centre des droits de l'homme de la Lituanie prouve que la peine de mort en Lituanie n'est ni nécessaire, ni utile, il gagnera la lutte humaine en consolidant le droit naturel de l'homme à la vie. J'aspire fortement à cette victoire du Centre des droits de l'homme de la Lituanie. 120 Communication écrite par M. Francesco BRUNO, Chaire de psychopathologie légale, Département des sciences psychiatriques et de médecine psychique de l'Université La Sapienza, Rome Le phénomène des pentiti dans la lutte contre la grande criminalité 1. Remarques introductives et sources juridiques Il y a dix-sept ans, l'Italie s'est mise à utiliser ceux que l'on appelait les "repentis" (pentiti) comme outil décisif de la lutte contre une criminalité qui suscitait une formidable inquiétude au sein de la société. Au départ, il s'agissait simplement de permettre et de favoriser la destruction par l'intérieur de groupes terroristes criminels qu'une complicité fanatique liait étroitement entre eux. Par la suite, cette méthode ayant connu d'indéniables réussites, elle fut appliquée à d'autres formes de criminalité, non sans discussions et hésitations. Pendant une longue période, au cours des années 80, les différents procureurs, qui prirent les premières initiatives en vue de combattre de façon systématique la grande criminalité, ont fait appel à tous les instruments juridiques possibles pour susciter les premiers grands "repentis" de l'appareil criminel, toutefois, ce n'est qu'au début des années 90 que, par le biais d'une législation fragmentaire, on en est arrivé à une réglementation en ce domaine. Dès lors, le "repentir" a cessé d'être la situation particulière de quelques individus pour devenir un phénomène important affectant des milliers de personnes, touchant non seulement la pratique judiciaire mais également le système entier et même le devenir de la criminalité. Pour donner une idée du chemin chaotique et tortueux qu'a suivi la législation relative aux "repentis", il suffit d'étudier les différentes sources normatives qui ont permis de réglementer le phénomène des "repentis" durant cette période. En bref, en Italie, la première disposition juridique sur les "remises de peine" applicables à ceux qui ont collaboré avec la justice - à savoir ceux qui ont reconnu leur culpabilité, dénoncé leurs complices, fourni des renseignements sur les éléments de base d'actes criminels et, éventuellement, empêché la commission de tels actes - figure à l'article 4 de la Loi n° 625 du 15/12/1979. Les premières mesures véritables fondées sur la récompense des collaborateurs contre la criminalité organisée ont vu le jour avec la DPR n° 309 du 9 octobre 1990, dite "loi relative aux stupéfiants", puis avec la loi n° 82 du 15/3/91 telle que modifiée par la loi n° 306 du 8 juin 1992, qui prévoit une réglementation organique en la matière, axée sur la protection des personnes ayant collaboré avec la justice. Les dispositions d'une telle loi concernent notamment les personnes exposées à un danger grave et réel en raison de leur collaboration ou de leurs déclarations au cours de l'enquête préliminaire ou pendant le procès, en lien avec les infractions prévues par l'article 308 du Code de procédure pénale. Ces dispositions s'appliquent également aux parents proches, aux conjoints et à ceux qui 121 sont exposés à un danger grave et réel en raison de leurs liens avec les collaborateurs. Cette loi est à l'origine de la création d'une commission centrale chargée de définir et d'appliquer tout programme spécial de protection. Cette commission est composée d'un sous-secrétaire d'État, de deux magistrats et de cinq fonctionnaires ayant une expérience en la matière. Pour ce qui touche à l'éducation et aux nominations, ces personnes peuvent bénéficier du soutien du secrétariat du bureau chargé de la coordination et de l'organisation des forces de police. L'accès au programme spécial est décidé par la commission, sur proposition de l'administration locale (Prefetto) accompagnée de l'avis favorable du procureur. En cas d'urgence, le chef de la police peut prendre la décision et en informer par la suite le ministre. Les collaborateurs admissibles acceptent de choisir leur résidence à l'endroit désigné par la commission, de fournir à l'autorité concernée tout document relatif à leur situation individuelle, à celle de leur famille et à leurs revenus. Ils désignent leur propre représentant général qui s'engage à: 1. 2. 3. 4. respecter les règles de sécurité prescrites et collaborer activement à l'application du programme; faire toute déclaration et mener toute activité et action liées au programme convenu; respecter les obligations prévues par la loi et les engagements qui en découlent; ne pas faire aux différents membres de l'autorité judiciaire et des forces de police de déclarations relatives à des situations pertinentes pour les procès touchant à la nature de leur collaboration. Les programmes sont élaborés par le service central de protection, qui relève du Ministère de la sécurité publique. Outre les "remises de peine", cela pourrait aussi devenir un sujet très sensible, prenant en compte le fait que le nouveau procès pénal autorise l'application de différentes procédures, qui pourraient apporter à l'accusé d'autres améliorations et, en ce qui concerne la peine justement, certains contrepoids de nature à réduire le danger des fausses déclarations et, dans la même perspective, la peine prévue pour la calomnie. Dans ces cas-là, la peine est fortement alourdie. La loi a apporté des avantages importants à ceux qui ont choisi de collaborer avec la justice quant à leur traitement en prison. Parallèlement à l'octroi de ces avantages, le traitement des prisonniers incarcérés pour crimes liés à la mafia est devenu plus sévère. Au nombre des avantages cités, rappelons la possibilité de travailler en dehors de la prison, les permissions pour bonne conduite, ainsi que les différentes mesures remplaçant la détention telles que: participation à des actions sociales, détention à domicile, libération partielle et libération anticipée. 122 Il est également possible de bénéficier de ces avantages si la collaboration n'est pas pertinente d'un point de vue objectif. Dans ce cas, néanmoins, il faudra fournir des éléments de preuve suffisants pour exclure à coup sûr tout lien entre la personne et la criminalité organisée. La dénonciation du complice devient alors la seule preuve de la rupture de tout contact avec le crime organisé et, dans cette perspective, cette dénonciation joue le rôle de la réparation prévue par le code pénitentiaire en vue de ces avantages. Un an plus tard, le 8 août 1992, la loi finalement dite loi "Martelli" n° 356 du 7/8/92, est entrée en vigueur. Elle est fondée sur le décret homonyme (DL n° 306 du 8/6/92) en vigueur depuis le 9 juin de la même année. La période la plus importante de la législation relative aux "repentis" se situe sans aucun doute entre 1990 et 1992. C'était une période très trouble correspondant aux années de passage de la première à la seconde République, et c'est également à ce moment-là que le défi lancé à l'État par le crime organisé a atteint son paroxysme, avec ladite "saison des massacres et des bombes". Dans les années 80, le système italien de justice pénale s'est transformé au fil de différentes réformes importantes, comme celle du système pénitentiaire ou celle du nouveau code de procédure pénale, ainsi qu'à travers de multiples modifications et révisions particulières des dispositions juridiques. Finalement, de nouveaux services ont été créés comme la Direction nationale antimafia (DNA) au plan judiciaire et la Direction des enquêtes antimafia (DEA) au plan policier. Dans le même temps, l'ensemble du système a évolué vers une spécialisation toujours plus élevée et vers l'utilisation de récompenses. Ces changements, parfois confus et souvent non homogènes par rapport à la structure et aux principes généraux du système, se sont néanmoins révélés très efficaces, du moins pour atteindre certains objectifs immédiats. La réforme en préparation du nouveau Code pénal pourrait constituer un instrument adéquat pour fondre de tels développements en une structure nouvelle et rationnelle. Jusqu'à maintenant, ces changements donnaient l'impression d'initiatives en grande partie improvisées, ne rentrant pas dans le cadre d'une stratégie plus générale. Ainsi, l'Etat a élaboré le texte de la loi "Martelli" en réaction aux attaques de la mafia contre les institutions, et ceci a culminé avec les massacres de "Capaci" et de la "Via d'Amelio", au cours desquels les juges Falcone et Borsellino ont, ainsi que d'autres personnes, trouvé la mort. Cette loi a prouvé toute son efficacité comme instrument de lutte contre la criminalité organisée et, avec d'autres dispositions qui prévoient des modifications du Code pénal et du Code de procédure pénale, en matière pénitentiaire, en ce qui concerne les mesures et les 123 actions de prévention. La loi renferme également de nouvelles mesures spécifiques pour la protection des personnes qui collaborent avec la justice. Le DL n° 119 du 29/3/1993 est finalement parvenu à réglementer les changements de noms et d'adresses en vue de protéger les personnes collaborant avec la justice. 2. Le phénomène des "repentis": éléments de description et d'évaluation Selon plusieurs hauts responsables du système de justice pénale, ce phénomène, au cours de ces années, est devenu un instrument décisif d'enquête permettant d'obtenir d'excellents résultats. Parmi ses effets les plus remarquables, ceux-ci ont été identifiés: 1. 2. 3. Apport d'informations sur la structure et le fonctionnement des groupes criminels; Contribution aux enquêtes; Impact formidable de ces révélations non connues du noyau dur de ces organisations. Parmi les problèmes éventuels que ce phénomène peut soulever, évoquons notamment celui touchant à l'utilisation incorrecte des déclarations, lesquelles peuvent alors devenir source de désinformation et d'intoxication de l'information. Peu de gens croient en l'hypothèse selon laquelle il y aurait de faux "repentis" que la mafia utiliserait comme instruments de désinformation. En fait, jusqu'à présent, rien n'est venu démontrer cette hypothèse. En outre, les rapports entre collaborateurs et enquêteurs sont clairs et obéissent à des règles précises et codifiées. Enfin, les magistrats sont suffisamment intelligents et habiles pour subodorer la vérité. Désormais, plus personne ne doute de l'efficacité de cet outil que représentent les "repentis", même si de nombreuses personnes estiment qu'une question aussi délicate devrait continuer à obéir à des règles précises et, en premier lieu, être intégrée dans un cadre législatif et constitutionnel en harmonie. Cependant, il est également évident que nombre de partis politiques, de juristes et de spécialistes du droit demeurent très dubitatifs quant à l'utilisation des "repentis" en général et quant aux conséquences qu'une telle utilisation peut entraîner, non en termes d'efficacité mais du point de vue du rapport coûts-bénéfices. Pareillement, personne assurément ne serait en mesure de résoudre ces problèmes; en fait, la question n'a jamais été envisagée des points de vue scientifique ou de la planification, et les résultats n'ont jamais fait l'objet d'une analyse ni d'une évaluation appropriée. Jusqu'à présent, la question apparaissait comme un tabou, presque une question de confiance, et les personnes favorables à l'utilisation des "repentis" ont fini par faire taire toute voix critique accusant les détracteurs de cet instrument de faire le jeu de la mafia, d'affaiblir la lutte contre la pieuvre et, finalement, de laisser les magistrats seuls en première ligne, les exposant, ainsi que les "repentis", aux effroyables représailles du crime organisé. 124 Si l'on pense que ceux qui défendent ouvertement les "repentis" sont précisément les procureurs, que ceux-ci sont chargés d'engager l'action pénale et, finalement, que ce pays a inventé l'infraction de soutien extérieur au crime organisé, l'on comprend aisément comment toute voix critique peut être brutalement réduite au silence; la différence entre le rôle de critique d'un système et le rôle de soutien du système opposé pourrait ainsi devenir très mince, voire disparaître avec le risque d'un chevauchement des deux rôles et d'un engagement personnel faisant alors l'objet d'une action pénale. Des exemples d'un tel dévoiement se sont malheureusement produits, même pour des personnes fort connues. Ce n'est qu'à partir d'août 1996, avec ce que l'on a appelé "l'affaire Brusca", qu'il est apparemment devenu possible d'intervenir et de critiquer le système des "repentis". À l'époque, un chef de la mafia qui venait d'être capturé, Giovanni Brusca, a décidé de collaborer avec l'Etat. Au départ, la nouvelle a été tenue secrète, puis elle a finalement été divulguée vers la miaoût, ce qui a eu des conséquences inattendues et dramatiques. En un premier temps, l'ancien avocat de Brusca a avoué, sans y être poussé, que son exclient avait joué un rôle important dans des contacts avec une personnalité politique de premier plan, et qu'il avait négocié avec lui, non seulement son repentir, mais également la mise en accusation d'autres personnalités politiques influentes. En un deuxième temps, le contenu de certaines déclarations de Brusca a été divulgué. À en croire ces déclarations, il contredisait sur le fond nombre de faits mis en lumière par tous les autres "repentis". Enfin, dans une atmosphère très tendue, les plus hauts responsables de la police et les juges chargés d'interroger Brusca déclarèrent que celui-ci avait avoué que son projet initial visait spécialement la diffamation et la désinformation, mais également que le même "repenti" aurait bientôt abandonné ledit projet. La conséquence réelle de "l'affaire Brusca" semble avoir fortement diminué la crédibilité des "repentis" qui souhaiteraient à l'avenir être crus par l'État. Il a été dit en substance que la crédibilité d'un "repenti" ne dépend pas tant du contenu de ses déclarations que du jugement du procureur qui l'interroge et qui, dans notre système, est la seule autorité qui offre des garanties. Cela signifie que, quoi qu'il souhaite déclarer, le "repenti" tiendra compte de tout ce qui a été officiellement accepté, et que chaque voix dissonante sera évaluée en termes de crédibilité uniquement sur la base du seul jugement indiscuté du procureur responsable, lequel continuera d'être la seule autorité susceptible de proposer le "repenti" pour un programme de protection avec les avantages prévus dans ce cadre. Enfin, l'éventualité que le "repenti" puisse mentir a été admise, ainsi d'ailleurs que la possibilité d'émettre des critiques. Toutefois, les solutions envisagées pour changer le système semblent ne s'inscrire que dans la seule direction de la confirmation du mode arbitraire de décision du procureur, qui, dans un futur proche, devrait se transformer en un filtre capable de réduire substantiellement le nombre croissant des "repentis", en se fondant seulement sur la 125 cohérence des nouvelles déclarations avec la majorité des renseignements recueillis auparavant et considérés comme fiables. Dans ce travail, le procureur ne peut être aidé que par son expérience, sa sensibilité propre et sa préparation personnelle. Il semblerait presque que Brusca ait perçu l'inquiétude du gouvernement face à l'augmentation incontrôlable du nombre des "repentis" et qu'il ait fourni l'occasion d'affiner les critères d'acceptation future des candidats au "repentir". On peut, comme dans un passé récent, déclarer: Peu nombreux, mais de bonne qualité, et surtout situés à des postes clés. Nous ne savons pas si notre interprétation malicieuse de l'affaire Brusca est juste, mais il nous semble qu'à nouveau le gouvernement va fermer, pour les "repentis", ce qu'il venait d'ouvrir et, une nouvelle fois, d'une façon complètement arbitraire, sans raisonnablement en évaluer ni en prévoir les effets, les coûts et les conséquences d'ordre particulier ou général. La preuve de notre hypothèse se trouve dans le rapport pour la période du 1er janvier au 30 juin 1996, présenté au Parlement par le Ministre de l'intérieur juste après le "scandale Brusca". De ce document, nous pouvons tirer un ensemble de données qui aident à quantifier le phénomène seulement de manière très générale, sans aucun élément pour une analyse plus approfondie. Les observations et changements suggérés dans ce rapport s'inscrivent dans la direction évoquée plus haut. Selon le rapport ministériel du 30 juin 1996, le nombre de personnes collaborant avec la justice s'élevait à 1 244, soit 125 de plus qu'au 31/12/95. Le nombre de parents ou de proches bénéficiant d'une protection s'élevait à 4 997, contre 4 898 au 31/12/95; 6 241 personnes sont intégralement prises en charge par le Service central de protection. Les services du procureur ayant présenté le plus grand nombre de propositions sont, dans l'ordre, ceux de Naples, Catane, Palerme, Milan, Bari, Catanzaro, Turin et Lecce. Sur un total de 1 244 collaborateurs, 1 177 sont des "repentis" et 67 des "témoins". Sur les 1 177 "repentis", 430 sont issus de la mafia, 224 de la camorra, 158 de la n'drangheta, 101 de la Sacra Corona Unita et 264 de divers autres groupes criminels. Sur les 67 témoins, 22 concernent la mafia, 36 la camorra, 12 la n'drangheta, 10 la Sacra Corona Unita, et 8 les autres groupes. Sur le nombre total de personnes bénéficiant de programmes de protection, 743 sont en liberté, 248 en prison, 106 font l'objet de mesures autres que la détention, 7 se trouvent dans des pays étrangers, 65 sont assignés à résidence, et 8 sont détenues dans des structures autres que la prison. Sur 1 244 collaborateurs, 1 139 sont des hommes et 105 des femmes. 126 Sur 1 107 "repentis", 1 037 sont des hommes et 70 des femmes. Sur 67 témoins, 32 sont des hommes et 35 des femmes. 61% des collaborateurs sont mariés, 18% ne le sont pas, 9% sont divorcés et 10% vivent en union libre. De 1991 jusqu'à aujourd'hui, 160 programmes ont été modifiés, 441 ont moins d'un an d'existence, 393 sont d'un à deux ans, 154 de deux à trois ans, et 44 de trois à quatre ans. Les programmes spéciaux annulés au cours des six derniers mois sont au nombre de 24. Les collaborateurs reconnus comme n'ayant pas eu un comportement adéquat sont 131. Le Service central de protection a fait savoir que quelque 16 000 déplacements ont été effectués l'année dernière pour escorter les collaborateurs dans les lieux des différents procès auxquels ils devaient participer. Chaque jour, entre 50 et 60 collaborateurs se déplacent sur le territoire national. Dans cette présentation chiffrée, les premiers éléments qui nous frappent touchent à la progression véritablement géométrique du nombre de personnes bénéficiant d'un programme de protection et du nombre total de parents ou de proches. En cinq ans, ce nombre représente plus de 6 000 personnes. Si l'on compare cette donnée avec les 15 000 personnes à peine qui, aux États-Unis (dont la population est quatre fois plus importante que celle de l'Italie), ont bénéficié du Witness Security Program (Programme relatif à la sécurité des témoins) en quelque 25 ans, il nous faut en déduire que les chiffres concernant l'Italie reflètent un phénomène non pas naturel mais pathologique, qui, à ce seul titre, doit faire l'objet d'une analyse scientifique pour être compris. D'autres commentaires sur ces données impliqueraient un minimum d'efforts pour analyser et évaluer les résultats en termes d'efficience et d'efficacité. Malheureusement, les sources officielles ne répondent pas à cette attente, en dépit de l'existence d'une Direction des enquêtes anti-mafia et d'une Direction nationale anti-mafia qui, au-delà de leurs objectifs purement opérationnels, se devraient d'étudier le phénomène du point de vue criminologique, en définissant des éléments pratiques d'évaluation, de contrôle et de prévision. Dans le cadre des activités et des études qui sont les nôtres en tant que titulaire de la chaire de criminologie à l'Université La Sapienza de Rome, nous menons en ce moment des recherches de ce type et nous avons commencé à recueillir des données touchant à un ensemble d'indicateurs spécifiques et sélectionnés, dont nous en citerons ci-après quelques-uns: 1. 2. 3. Nombre des personnes emprisonnées après avoir été dénoncées comme complices par des "repentis"; Typologie des personnes capturées après avoir été dénoncées comme complices par des "repentis"; Déroulement et orientation des procès, nombre de condamnations et d'acquittements prononcés au cours des différentes phases et degrés du procès; 127 4. 5. 6. 7. 8. 9. Saisies des biens et patrimoines de la mafia; Comportement des personnes admises à bénéficier de programmes de protection; Nombre et typologie des réactions de la mafia visant à combattre le phénomène des "repentis", représailles directes ou indirectes, stratégies de désinformation, contremesures de protection, etc.; Nombre des "repentis" ayant repris des activités criminelles; Nombre des homicides commis par la mafia; Tendances des indicateurs relatifs aux activités de la mafia et des indices de criminalité. Nos recherches ne sont pas encore achevées, mais certaines données s'imposent déjà à nous par leur caractère évident. En premier lieu, il est pertinent de dire que les "repentis" ont rendu possibles les premiers grands procès contre le crime organisé et que, dans la majorité des cas, ils ont permis que de lourdes condamnations soient prononcées contre les "parrains" les plus importants; il est aussi vrai que jusqu'à présent certaines de ces condamnations ont globalement résisté à l'analyse critique de la Cour de cassation. Il est également vrai que les "repentis" ont permis l'arrestation de plusieurs dizaines de milliers de personnes dans l'ensemble de l'Italie. De fait, pour ne prendre que la province de Catane, 8 000 arrestations de personnes soupçonnées de liens ou de connivence avec la mafia ont été ordonnées au cours de ces dernières années. Une troisième observation tout aussi pertinente retient le fait que les "repentis" sont à l'origine de toutes les plus importantes arrestations de ces dernières années, notamment de celles de Francesco Madonia, Salvatore Greco, Scarpuzzedda, Pippo Calo, le patron des patrons Toto Riina, Leoluca Bagarella, Giovanni Brusca, Nitto Santapaola, Pulvirenti, etc. Enfin, nul ne peut nier le fait que c'est uniquement grâce à la collaboration de quelque 15 ou 20 "repentis" qu'il a été possible d'organiser les grands procès portant sur les liens présumés entre le crime organisé et le monde politique et économique; toutefois, ces procès ont été les plus contestés par ceux qui dénoncent la non-fiabilité des "repentis" et l'impossibilité d'utiliser leur contribution de relato. Si nous voulons cependant saisir le véritable impact des coups portés par les "repentis" au crime organisé, nous devons comprendre que cela n'est en fait appréciable qu'au niveau de certaines unités de notre police; en Italie, des centaines et des centaines de familles criminelles pourraient encore être répertoriées. Ces familles contrôlent les quatre régions du Sud, à savoir la Sicile, la Calabre, la Campanie et les Pouilles, mais leurs activités couvrent tout le pays et, en outre, elles sont en cheville avec des groupes locaux aux ramifications internationales implantés à l'étranger et, à l'intérieur du pays, avec des associations de malfaiteurs venus de l'étranger. Les affaires avec les pays nés de la dislocation du bloc soviétique occupent désormais une place prépondérante; les groupes nationaux et internationaux du crime organisé atteignent des niveaux de productivité économique jamais encore égalés. C'est ainsi qu'en Italie, les forces de police ont identifié entre 15 et 20 000 personnes qui, toujours en liberté, entretiennent des liens avec les groupes criminels de différentes mafias. 128 De vieux patrons, tels que Bernado Provenzano, et de nouveaux, comme Pietro Aglieri, ont rapidement pris la place de ceux qui ont été incarcérés; les activités criminelles étant de plus en plus entre les mains de personnes jeunes venues d'Albanie, de Russie, de Chine, du Nigéria, etc. Dans certains endroits, pas un jour ne se passe sans que l'on enregistre un décès imputable à la mafia. En outre, tous les indexes relatifs au trafic de drogue montrent la survivance d'un marché traditionnel de l'héroïne qui a atteint ses limites et la croissance constante du marché de la cocaïne et des drogues chimiques autour des discothèques. En un mot, la criminalité organisée n'a jamais été aussi active et aussi forte qu'aujourd'hui. Il existe même des signaux qui montrent sans ambiguïté le rôle actif joué par le crime organisé dans la crise du système politique italien, et les intérêts qu'a ce monde du crime à tisser des contacts et accords nouveaux avec les nouvelles autorités en place. Le comportement des "repentis" les plus célèbres est toujours apparu comme le plus exposé aux critiques, voire parfois répréhensible. De fait, ils affichent une façon de vivre où la richesse le dispute au spectaculaire, certains écrivent des livres, d'autres donnent des interviews, beaucoup fréquentent les restaurants à la mode. Toutefois, le pire est qu'il existe des signaux clairs et une suspicion fondée selon lesquels certains reviennent pour accomplir une vengeance personnelle, pour se livrer à nouveau au trafic de drogues, ou même pour renouer des liens criminels qui auraient dû être détruits à jamais. Il en est qui, désignés à l'admiration de l'opinion pour leur courage, ont fini par apparaître comme des diffamateurs intéressés ayant perdu toute crédibilité, tandis que d'autres semblent manipulés par des forces criminelles inconnues. Certains "repentis" ont présenté des signes de graves désordres psychiques susceptibles de les mener jusqu'au suicide, d'autres apparaissaient comme les protagonistes d'événements incompréhensibles et beaucoup, en dépit du programme de protection mis en œuvre, ont perdu des parents et des amis, victimes de "représailles indirectes". Pratiquement tous connaissent des problèmes avec leurs fils et leurs conjoints. Dans ce cas précis, le service de protection n'est pas en mesure de leur apporter tout le soutien psychologique nécessaire. Pratiquement tous sont également confrontés à différents types de problèmes en ce qui concerne leur travail, l'aide juridictionnelle, leur besoins financiers etc. Ceci est une réalité, en dépit du fait que le budget total du Service central de protection s'élève à plus de 100 milliards de lires et que chaque "repenti" touche en moyenne au moins 3,5 millions de lires par mois. On peut dire que, en Italie, ce phénomène représente différentes contradictions, de nombreux aspects obscurs et problèmes, qui devront être résolus grâce à une rationalisation du système qui, s'il est négligé, pourrait devenir très dangereux. De fait, au lieu de permettre la victoire sur la mafia, il risquerait de produire de nouveaux types de criminalité et favoriserait en fin de compte une consolidation plus forte du crime organisé. 129 L'analyse de l'expérience américaine, qui a débuté une douzaine d'années au moins avant celle menée en Italie et a pris dès le départ une dimension significative, semble bien démontrer que la réussite de l'utilisation du phénomène dépend essentiellement de trois éléments distincts: 1. 2. 3. L'existence de règles précises et codifiées concernant la gestion du phénomène; L'efficacité du mécanisme exécutif et le professionnalisme des opérateurs; L'existence d'un cadre technique et juridique précis permettant de réglementer l'activité des agents et de protéger les témoins et la société de tout dysfonctionnement éventuel d'un même programme. Dans le contexte italien, ce qu'il est pratiquement possible de faire pour adapter et corriger le système, et en améliorer l'effectivité et l'efficacité, peut être ramené aux éléments suivants: 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. Distinction entre les activités d'assistance et de protection; Rationalisation et optimisation des ressources humaines employées pour l'assistance et la protection des sujets sous programmes spéciaux; Ajournement de l'instruction et de la profession des agents et opérateurs travaillant dans les services d'assistance et de protection; Etude psychologique et comportementale appropriée en vue de prévoir et de contrôler le comportement des sujets sous programmes spéciaux; Assistance psychosociale et familiale pour contrôler et gérer le stress des sujets, et pour prévenir d'éventuels troubles futurs; Stratégies pour supprimer le sentiment d'annihilation et instaurer une continuité psychologique de la personnalité des sujets; Stratégies d'insertion dans l'environnement et d'adaptation à de nouveaux modes de vie avec des mécanismes de protection des sujets et d'environnement de contact; Développement de projets de gestion permettant de surmonter les crises et de planifier à long terme besoins et épreuves; Contrôle des conditions de sécurité, d'intimité, de secret et de clandestinité; Prévention de toute nouvelle infraction susceptible d'être commise par les sujets. Les problèmes liés au choix des cas à accepter se posent moins fréquemment mais sont néanmoins importants, et il n'est pas possible de négliger certains principes fondamentaux: 1. 2. 3. 4. 3. Évaluation indépendante des conditions requises prévues par la loi; Évaluation objective de la fiabilité du sujet et du témoin; Évaluation de la collaboration comparée à d'éventuelles alternatives elles-mêmes évaluées et à l'analyse coûts-bénéfices; Utilisation d'un protocole d'accord clair et analytique contenant des règles quant à l'utilisation, aux modalités et aux limites de la contribution offerte de la part du collaborateur. Remarques de conclusion Malgré les tentatives des magistrats et de certaines forces politiques pour rendre acceptables les actions des "repentis" aux yeux de l'opinion publique et malgré le changement de leur appellation en celle, plus présentable, de "collaborateurs de la justice", les gens ne montrent jamais leur appréciation quant à leur comportement et, de fait, la presse persiste à les 130 appeler "repentis". Le sens de cet adjectif, il est vrai, évoque la fausseté, celle qui caractérise le comportement de personnes motivées davantage par l'opportunisme que par un changement d'éthique. Beaucoup ne cessent de répéter que la loi ne s'intéresse pas au changement d'éthique des sujets mais uniquement à leurs actions permettant de parvenir à un résultat de grande pertinence, mais ces personnes oublient qu'une loi niant le principe moral sur lequel elle devrait se fonder n'existe pas. Cette idée, qui considère plus le but que les moyens, ne relève que du domaine politique; dans le cadre de la législation, elle est absolument inappropriée. Nous ne pensons pas que la présomption d'innocence, qui est un droit reconnu à tout citoyen, ou que la valeur des amendes en rapport avec la sanction soient les guirlandes inutiles d'un État byzantin. Nous croyons au contraire qu'elles constituent encore les principes et les fondements de l'État de droit, et que leur situation de crise est justement le symptôme de la situation de crise de la loi. Dans l'esprit de l'opinion publique, les "repentis" restent les "repentis", ou mieux les faux "repentis" qui, jusqu'à aujourd'hui, ont permis de mettre en prison des milliers et des milliers de personnes mais non de résoudre le problème; ils n'ont pas accédé à la vraie victoire sur le crime organisé. En conclusion, sur la base de ce qui nous est dit, il nous apparaît clairement que, dans notre système, le problème des "repentis" ne peut pas simplement être "retouché". Il est nécessaire en revanche d'opter pour une révision complète de ce mécanisme judiciaire, en raisonnant au moins à partir des points suivants: 1. Les criminels "repentis" et les témoins y relatifs contre le crime organisé peuvent apporter des contributions de grande importance du point du vue des enquêtes, permettant par-dessus tout de comprendre les faits et fournissant les renseignements nécessaires à la capture et à la condamnation des individus impliqués dans le système criminel, mais, seuls, de tels individus ne peuvent accéder à la victoire sur le crime organisé; 2. La gestion des informations qui émanent des "repentis" et des témoins est très délicate et soulève de nombreux problèmes qui peuvent être résolus en tenant compte des valeurs les plus importantes, à savoir notamment: la garantie que la loi assure à tous les citoyens la qualité et la légitimité de la justice, la liberté de la personne et la stabilité des pouvoirs politique et gouvernemental. Ces information ne peuvent être utilisées au niveau judiciaire que si elles ont été corroborées grâce à une vérification objective et lorsque la fiabilité des sources a été vérifiée de façon adéquate; 3. La gestion et la protection des sujets doivent être assurés par l'Etat par un personnel qualifié et suffisant en nombre, avec des moyens appropriés, en vertu de dispositions de programmes clairs et agréés qui contiennent les droits et devoirs de chacun, ainsi que les sanctions éventuelles à appliquer aux parties qui auraient enfreint les règles. Il est nécessaire d'évaluer l'efficacité de la protection. Il faut en outre éviter toute relation 131 privilégiée ou tout chevauchement de fonctions entre les personnels auxquels la protection du sujet est confiée et les personnels chargés de rechercher, recueillir et utiliser ses informations; 4. L'ensemble de la première phase de la gestion des "repentis" et des témoins doit être confie aux forces de police; alors que le juge ne pourra reconnaître les avantages et utiliser l'information qu'une fois la fiabilité du sujet établie et une fois le programme de protection mis en place; 5. Les avantages de la loi doivent être évalués, motivés et accordés par un juge qui soit différent de celui qui les propose. Le système criminel, de par sa définition même, ne peut être victorieux qu'à travers la suprématie de la loi de l'État et sûrement pas à travers la trahison de cette suprématie. 132 Interventions concerning Thème 1.ii. M. Andrew COYLE Il faut être très prudent dans l'examen du rôle que la prison et la détention peuvent jouer dans la prévention de la délinquance. Tout d'abord, nous devrions établir une distinction entre la sanction de la personne qui a commis le délit et la prévention du crime. Accroître la durée et la dureté des peines ne conduit pas nécessairement à réduire la criminalité: on peut dire avec certitude que l'emprisonnement ne saurait être l'instrument premier d'une stratégie soit de prévention soit de contrôle de la délinquance. La législation anglaise de la justice répressive est très claire quant à qui doit être envoyé en prison. La loi de 1991 sur la justice répressive dispose que les personnes doivent être incarcérées pour une des deux raisons suivantes: la première est que le délit commis est si grave que l'incarcération est la seule sanction appropriée; la deuxième est que - en particulier dans le cas de délits à caractère violent ou sexuel - la protection du public l'exige. Tandis que la législation semble appropriée, son application aux cas individuels est très sujette à caution: en Angleterre et au pays de Galles, la population carcérale augmente actuellement au rythme de mille détenus par mois, mais il n'existe aucune indication précisant que c'est une conséquence d'une soudaine augmentation de la criminalité. La justice répressive consiste en un équilibre entre les droits des victimes et les droits du délinquant et l'injustice surgit lorsque cet équilibre est perturbé: il faut avoir à l'esprit que prendre parti pour les victimes ne signifie pas s'élever contre le délinquant et vice versa. Notre système actuel de justice répressive tend à marginaliser la victime: c'est l'Etat qui se substitue à la victime et la marginalise. Par ailleurs, en dépersonnalisant le système de justice répressive, l'Etat conduit le délinquant à oublier le fait qu'il y a effectivement une victime, une personne qui a pâti de ses agissements. Il ne faudrait recourir à l'incarcération qu'en l'absence d'autres possibilités et ce pour un temps le plus court possible. Il faudrait s'employer en outre à établir des liens solides entre la prison et la communauté qu'elle sert. C'est à la manière dont sont traitées les personnes incarcérées, à la manière dont sont traitées les personnes qui ont enfreint la loi, que se mesure le degré de notre civilisation. C'est un critère d'appréciation de notre humanité. Mme Maria Luisa CESONI La criminalité organisée peut servir de prétexte aux gouvernements pour éviter de traiter de la garantie des droits économiques et sociaux des citoyens, comme ce fut le cas dans le Sud de l'Italie. Dans ce pays, les recherches montrent que les politiques économiques pour les régions méridionales n'ont pas produit un véritable développement économique. Les conséquences de ces politiques ont été, d'une part, l'entretien d'un taux de chômage élevé, représentant un réservoir de main-d'oeuvre pour les organisations criminelles; d'autre part, elles ont renforcé la dépendance de ces régions envers les ressources publiques et ont fait des hommes politiques et des fonctionnaires des intermédiaires indispensables entre la population et les ressources. Les occasions de corruption n'en ont été que plus fréquentes, entraînant dans le même temps un renforcement du pouvoir économique et politique de la criminalité. Corruption et criminalité organisée sont en fait deux phénomènes différents. Dans les 133 territoires où ils interagissent, ils deviennent cependant souvent deux faces d'un même problème. Le fait que les pays de l'Est utilisent le seul terme de criminalité organisée pour désigner divers phénomènes, parmi lesquels la corruption, est révélateur. Il souligne la nécessité de s'attaquer à la corruption afin de combattre efficacement la criminalité organisée et, à ces fins, l'accent doit être mis sur la prévention avant toute réponse pénale. M. Nicholas McGEORGE En observant les diverses manières dont les Etats abordent le problème de la drogue et les résultats obtenus, je serais tenté de dire que les mesures de lutte contre la toxicomanie se sont généralement soldées par un échec total. La plupart des fonds qui font l'objet d'un blanchiment de l'argent dans les milieux du crime organisé proviennent du trafic des stupéfiants: cet argent donne à ceux qui participent à ces activités le pouvoir de soudoyer les services de police et de douane. Ces exemples inclinent fortement à penser que, par le biais des politiques actuelles de lutte contre la drogue, nous tendons à accroître la corruption, nous causons un grand nombre d'actes délictueux et avons une criminalité organisée extrêmement active. Cependant, essayer de débattre raisonnablement et calmement de ce sujet, tout au moins en public, est très difficile. En privé, plusieurs personnes seraient disposées à encourager une réforme de la politique de lutte contre la drogue. Ma suggestion serait d'envisager ici un débat rationnel sur les conséquences et l'efficacité des politiques concernant les drogues illicites, en particulier en se demandant s'il ne serait pas nécessaire de changer radicalement d'optique pour considérer l'usage des drogues comme un problème sanitaire et non comme un problème pénal. M. Gavril-Josif CHIUZBAIAN Mon intervention s'emploiera à faire connaître les efforts de la Roumanie dans sa lutte contre le crime organisé. Le fait que la Roumanie se trouve dans une phase dite de début de la criminalité n'empêche pas qu'elle soit attentive à l'évolution du phénomène au niveau international. La transition politique, économique et sociale offre en effet un terrain fertile au développement de ce fléau. Ainsi, l'accent doit être mis sur la prévention de la criminalité, or cette dernière passe par une stratégie globale et interdisciplinaire mobilisant à la fois les organismes de la société civile et les mass-médias, qui contribueront à sensibiliser l'opinion publique, et la coopération internationale qui seule peut saper les bases économiques du crime organisé. Je concluerai mon propos par cette réflexion du Professeur Marcel Merle, pour qui la Convention européenne des droits de l'homme se présente comme l'expression juridique de la forme de civilisation que les Etats européens s'attachent à défendre. * * * 134 Réponse du rapporteur Mme Marie-Pierre de LIEGE Le recours à la prison est, on le sait, plutôt contre-productif en matière de réinsertion. Aussi, depuis une vingtaine d'années, beaucoup de démocraties ont cherché à renforcer des peines alternatives à l'incarcération avec des résultats pas toujours concluants. Or, en période de crise économique, le recours à ces peines devient plus difficile. L'objectif de réinsertion, dans le cadre de ces peines ou à la sortie de prison, se heurte à une importante crise économique et sociale. Une étude non publiée de l'Université de Lausanne estime à 50-60 % la part de la délinquance liée à la toxicomanie. Or c'est bien la nécessité de se procurer le produit qui mène à la délinquance et non le fait d'être toxicomane. 135 QUATRIEME SESSION Thème 2: sensibilisation de l'opinion publique au fait que la lutte contre la criminalité doit se faire dans le respect des droits de l'homme i. Education Rapport présenté par Mme Vivien STERN, Secrétaire Général, Penal Reform International, Londres Résumé Si nous souhaitons favoriser la mise en place d'une pédagogie qui sensibilise l'opinion publique à la nécessité de respecter les droits de l'homme, il nous faut tout d'abord appréhender trois éléments qui, dans le contexte actuel, influencent fortement les perceptions du public. Ces trois éléments sont: - la redéfinition des droits visant à définir les droits des victimes par rapport à ceux des délinquants; - la croyance en l'émergence d'un nouveau type de mal; - une montée du terrorisme. Ces éléments paraissent remettre en question les principes fondamentaux qui déterminent la manière dont sont traités tant les prévenus que les condamnés. Les principes des droits de l'homme définis par le Conseil de l'Europe ont été établis et codifiés après les atrocités de la seconde guerre mondiale et l'analyse des raisons pour lesquelles elles ont été commises. Un demi-siècle a passé. Il est nécessaire d'expliquer à nouveau les enseignements que l'on peut tirer de la seconde guerre mondiale et comment ceux-ci ont trouvé leur expression dans la Convention européenne des droits de l'homme. L'enseignement de la théorie, des origines, de l'histoire et de la pratique des droits de l'homme doit faire partie des matières étudiées dans les écoles et à l'université. Les gouvernements doivent créer des unités d'éducation aux droits de l'homme. Il faut inciter les organisations non gouvernementales qui œuvrent pour la promotion des droits de l'homme à entreprendre un travail pédagogique actif et convaincant. Le Conseil de l'Europe devrait envisager de mettre sur pied un important programme d'éducation aux droits de l'homme. Contexte Sans aucun doute, nous assistons maintenant en Europe occidentale à un amoindrissement du respect des droits de l'homme de divers groupes de personnes soupçonnés de troubler la paix ou de compromettre la prospérité de la majorité. Le consensus autour des droits de l'homme, né après la seconde guerre mondiale et concrétisé par la Convention européenne des droits de l'homme, n'est plus aussi fort. On entend de plus en plus souvent 136 insinuer que la défense des droits de l'homme, mise en œuvre depuis 1945, n'est plus intangible et peut être imparfaite à certains égards. Un groupe dont les droits sont mis sérieusement en question sont les étrangers, qu'il s'agisse de réfugiés, de demandeurs d'asile ou d'autres immigrants. C'est ainsi qu'en France et au Royaume-Uni, de nouvelles mesures ont été prises pour rendre l'entrée du pays plus difficile aux immigrants ou aux demandeurs d'asile. On constate une réticence similaire à l'égard des exigences du respect des droits de l'homme dans l'attitude vis-à-vis des condamnés et des prévenus. Plusieurs pays en fournissent l'exemple. Au Royaume-Uni, le droit pour un accusé de garder le silence sans que cela influe sur le jugement rendu, principe profondément enraciné dans la pratique judiciaire, est battu en brèche. Aux Pays-Bas, où la manière de traiter les condamnés a longtemps été considérée comme un modèle d'humanité et de respect des détenus du quartier de haute sécurité de la prison de Vught, le TEBI, se sont vu mettre les menottes chaque fois qu'ils quittaient leur cellule, en violation flagrante des règles 39 et 40 des Règles pénitentiaires européennes. Un fossé est en train de se creuser entre ceux qui comprennent et ceux qui ne comprennent pas le discours sur les droits de l'homme. Bon nombre d'arguments avancés par les défenseurs des droits de l'homme échappent à bien des personnes parmi celles qui s'intéressent à la société et à son évolution, et qui admettent la nécessité d'un fondement éthique à la vie. Ainsi, il est affirmé que la démocratie est la forme de gouvernement la plus souhaitable. La démocratie signifie que c'est le peuple qui choisit. Mais lorsque la majorité est favorable à la peine capitale ou aux châtiments corporels, on fait valoir que ces méthodes portent atteinte aux droits de l'homme et sont inacceptables dans un Etat qui souhaite devenir membre du Conseil de l'Europe. Cette réponse n'est pas facile à comprendre, et aucun programme cohérent tendant à l'expliquer n'est actuellement en cours. Aucune organisation ni aucun groupe n'a été chargé d'informer et d'expliquer. La justice en tant que service Comment expliquons-nous cette évolution? Il est important de poser la question. Je pense que trois facteurs en déterminent la réponse. Le premier tient au développement, hautement souhaitable et nécessaire, d'une action en faveur de l'amélioration du traitement des victimes. La nécessité de remédier à la détresse des victimes et la thèse selon laquelle l'Etat devrait reconnaître le tort qui leur a été causé et les dédommager, ont été largement défendues par les réformateurs et les militants des droits de l'homme depuis de nombreuses années. En conséquence, de nombreux pays ont créé des systèmes d'aide aux victimes et des mécanismes d'indemnisation des personnes qui ont souffert des conséquences d'une infraction. Cette évolution représente une extension tout à fait bienvenue des droits dans le domaine de la justice pénale. Cependant, ce qui est essentiellement un mouvement progressiste présente certaines caractéristiques qui vont au-delà du souhait de mieux traiter les victimes. Certains défenseurs des droits des victimes poussent le raisonnement beaucoup plus loin. Ils soutiennent qu'il est de l'intérêt des victimes que les délinquants subissent plus durement leur châtiment. La justice est considérée comme une prestation que l'Etat offre aux citoyens, au même titre que la santé et l'éducation. Elle est aussi considérée comme une valeur finie et limitée. Il n'en existe qu'une "quantité" définie et les délinquants en obtiennent la meilleure part à travers le processus juridique et la protection de leurs droits, alors que les victimes n'en tirent guère avantage. Selon cette argumentation, les victimes ont droit à une certaine "quantité" de justice de la part de 137 l'Etat, et celle-ci serait insuffisante. Elles ont le sentiment qu'elles ont droit à plus. Ce que cela signifie est que les victimes veulent obtenir le droit de voir que les charges retenues contre l'auteur des actes dont elles ont souffert soient suffisamment lourdes pour correspondre à l'idée qu'elles se font de la gravité de l'infraction. Elles estiment donc que, si l'accusé est reconnu coupable, il doit être sévèrement puni. Si la peine est insuffisante, les victimes se sentent flouées. Elles pensent: "Je n'ai pas eu un service assez bon. J'aurais dû obtenir davantage. D'autres ont obtenu plus lorsqu'il leur est arrivé la même chose. Mon juge était moins compétent qu'un autre juge qui a donné plus". Le langage des droits est utilisé pour justifier cette position. Certains représentants des victimes argumentent maintenant ainsi: "On a donné aux prévenus et aux délinquants tous ces droits et ils sont inscrits dans des conventions internationales. Qu'en est-il de mes droits en tant que personne qui a subi une infraction? Qu'en est-il des droits de l'homme des victimes? Comment se fait-il que quelqu'un qui s'est rendu coupable d'un crime odieux ait le droit d'être protégé et traité de la même façon que sa victime? Comment le délinquant peut-il être mis sur le même pied que sa victime sur le plan des droits?" Une "compétition entre les droits" s'est en quelque sorte instaurée. Quels sont les droits qui doivent l'emporter: ceux de la victime, ou du criminel, ceux des "personnes honnêtes et respectueuses des lois", ou ceux des "personnes qui se comportent mal"? Cette manière de voir, compréhensible, a des conséquences dommageables non seulement sur le déroulement de la justice, mais aussi sur le travail de réinsertion sociale des délinquants. L'opinion selon laquelle les personnes qui travaillent à la réinsertion sociale des délinquants sont opposées à celles qui apportent leur aide aux victimes se répand de plus en plus. Dans cette optique, il n'est pas possible de respecter autant les droits des victimes que ceux des délinquants. Les deux seraient incompatibles. Le mépris éprouvé pour les condamnés s'étend à ceux qui œuvrent en faveur de leur réinsertion sociale. Cela rend doublement difficile cette tâche, pourtant essentielle pour la sécurité publique. Nouvelle émergence du mal Le second facteur déterminant est l'opinion très répandue que la grande criminalité augmente. Au Royaume-Uni, le cas de James Bulger, cet enfant de deux ans tué par deux garçons de dix ans, symbolise le changement d'attitude de l'opinion. Un tel acte est si atroce et inexplicable qu'il pousse les gens à réagir de façon irrationnelle et à adopter un comportement psychologique où la raison tient peu de place. Le fait que le meurtre d'enfants par des enfants soit exceptionnel et qu'au Royaume-Uni, il y a environ un cas semblable par an depuis vingt ans n'a que peu d'effet sur la manière dont les gens réagissent à de tels événements. 138 Les sévices sexuels infligés aux enfants ont également attiré l'attention du public, et la Conférence de l'Unicef tenue à Stockholm en août 1996 a donné à ce problème une large publicité dans le monde. Les mauvais traitements infligés aux enfants ont sans aucun doute toujours existé. Cependant, ils semblent beaucoup plus fréquents maintenant. Ce qui paraissait jadis innocent est maintenant considéré avec suspicion. Récemment, la découverte en Belgique d'un réseau présumé de pédophilie et d'enlèvements d'adolescentes a fait l'objet d'une large publicité sur les chaînes de télévision du monde entier. Cette affaire et le cas des West qui, au Royaume-Uni, ont assassiné leurs propres enfants après leur avoir infligé des sévices, ont suscité la haine et la peur. Bouleversés, les gens commencent à s'interroger sur eux-mêmes, sur leurs voisins et sur le monde dans lequel ils vivent: "Y a-t-il des monstres dans la rue voisine? Une nouvelle forme de mal serait-elle apparue?". Les cas de tortures et meurtres d'enfants sont, dans une certaine mesure, l'ultime test du respect des droits de l'homme. Argumenter contre la peine de mort dans de tels cas et apporter son soutien à un traitement humain des auteurs de crimes aussi atroces est une tâche extrêmement difficile. Terrorisme Le troisième élément à prendre en compte est l'augmentation du terrorisme politique dans les pays d'Europe occidentale. La question irlandaise a familiarisé les citoyens du Royaume-Uni aux restrictions imposées à leurs activités quotidiennes et aux conséquences des attentats à la bombe en série. Le problème basque a eu le même effet en Espagne. La France vit actuellement la même expérience en raison de la situation algérienne. Il est devenu courant en Europe que, pour se prémunir contre les attentats à la bombe, les principales gares suppriment poubelles et consignes. Les gens sont fouillés lorsqu'ils entrent dans les édifices publics. Face au terrorisme, la pression sur les gouvernements pour qu'ils contournent la loi et se lancent dans une véritable guerre contre les crimes terroristes est considérable. Il pourrait en résulter des exécutions extrajudiciaires. Des allégations relatives à ce type de réactions font actuellement l'objet d'une enquête en Espagne. Réactions du public Ces événements - sévices et meurtres d'enfants, attentats terroristes à la bombe provoquent crainte et horreur et influent sérieusement sur l'opinion des gens concernant la nature même du milieu où ils vivent. Ils commencent par considérer le monde comme un lieu hostile, menaçant, dangereux, et les médias contribuent à répandre cette impression. Ils empêchent leurs enfants de sortir et modifient leurs propres comportements pour se sentir plus en sécurité. Ils sont contrariés par ces changements et attendent des hommes politiques qu'ils agissent pour résoudre ces problèmes. Dans ce climat, il est difficile à la société de se maîtriser, ou de comprendre pourquoi elle devrait le faire. Dans une démocratie, les hommes politiques trouvent très difficile de résister aux pressions et peu d'entre eux, voire aucun, ont le courage de s'exprimer publiquement en faveur du respect des droits de l'homme consacrés par l'institution du Conseil de l'Europe et la Convention européenne des droits de l'homme. Le rôle des médias Les médias tendent de plus en plus à produire des stéréotypes sur la criminalité et les délinquants, de même que sur la dangerosité du monde actuel. Dans de nombreux pays, la télévision et la plupart des journaux relatent chaque jour des affaires criminelles, sans indiquer 139 si elles sont rares ou fréquentes. Aussi le monde commence-t-il à sembler très effrayant aux utilisateurs de ces médias. Dans certains pays, les médias sont concentrés entre les mains d'un petit nombre de puissants propriétaires qui ne se préoccupent guère du bien-être des pays dont ils monopolisent les moyens de communication; une telle situation comporte un grand danger pour l'éducation aux droits de l'homme. Les magnats de la presse ont à coeur la rentabilité de leurs affaires et la rentabilité des affaires en général. Le principal objectif d'une large part de leurs médias est de divertir, et non d'informer et d'éduquer. Les Etats-Unis L'évolution constatée aux Etats-Unis montre jusqu'où peut mener ce processus. Les droits des délinquants s'y érodent rapidement. On a ouvert des camps "disciplinaires" dans lesquels un traitement inhumain et dégradant constitue le régime de base. Une humiliation rituelle est supposée restaurer le respect de soi. En Alabama, une méthode consistant à enchaîner des prisonniers les uns aux autres a été instituée. D'après Amnesty International, des détenus du pénitencier de Limestone sont emmenés sur leur lieu de travail vêtus de tenues de travail et de casquettes blanches portant l'inscription Alabama chain gang. Ils sont attachés par la cheville par groupes de cinq. Amnesty International a décrit cette opération comme: un traitement cruel, inhumain ou dégradant, en violation des normes internationales applicables au traitement des détenus. En Arizona et en Floride, l'enchaînement de prisonniers les uns aux autres est également pratiqué. La peine de mort est appliquée de plus en plus fréquemment, bien que de façon sélective, et une loi vient juste de supprimer les crédits alloués aux centres destinés au travail des prisonniers les plus pauvres détenus dans le quartier des condamnés à mort. L'influence de l'Est L'opinion que les pays les plus prospères du Sud-Est asiatique se font des droits de l'homme a également son importance dans le débat. On peut y voir une remise en question des fondements mêmes de la conception européenne des droits de l'homme. Il est suggéré que cette conception accorde beaucoup trop d'importance à l'individualisme, ce qui mène au crime, à la toxicomanie et aux autres maux caractéristiques des villes occidentales. L'attitude des pays du Sud-Est asiatique, dont les cultures valorisent les droits et les devoirs collectifs, est considérée comme socialement et économiquement plus salutaire. Dans les pays occidentaux, il est courant d'entendre dire, lorsque l'on veut justifier les protections des droits de l'homme qui entourent la procédure judiciaire qu'"il vaut mieux que de nombreux coupables soient acquittés plutôt que de voir condamner un innocent". La réponse du Sud-Est asiatique pourrait être: "Pourquoi?". Le processus d'éducation Dans ce contexte, ceux qui prennent position en faveur d'une procédure judiciaire équitable pour les suspects, d'un traitement plus humain des détenus et combattent la peine de mort éprouvent des difficultés pour faire entendre leurs arguments. C'est un long voyage philosophique qu'il convient d'entreprendre, un processus d'éducation en profondeur, pour que les gens se disent prêts à respecter les droits de tous les êtres humains, y compris de ceux qui abusent sexuellement des enfants ou posent des bombes. Il est donc nécessaire de retracer les étapes du débat qui a conduit, en 1953, à l'entrée en vigueur de la Convention européenne des droits de l'homme. Cinquante ans ont passé. Pour une grande partie de la population d'Europe 140 occidentale, la seconde guerre mondiale appartient désormais au passé. Nous devons nous remémorer quelles sont les étapes de ce voyage philosophique. Nous devons nous demander pourquoi nous, participants à ce séminaire, pensons que nous devons lutter, par exemple, pour les droits de l'homme d'un homme qui a infligé des sévices à de jeunes enfants et les a terrorisés, d'un activiste qui a posé une bombe qui a tué de nombreux innocents ou d'une personne qui a commis, par lucre, un meurtre de sang froid? La première étape de ce voyage est d'essayer de comprendre l'auteur de ces infractions, non pour lui trouver une excuse, mais pour parvenir à expliquer comment un individu qui exécute des atrocités est devenu capable de commettre de tels actes. Beaucoup d'études montrent comment des expériences abominables subies dans l'enfance peuvent conduire plus tard, mais pas toujours fort heureusement, à la perpétration d'actes épouvantables. Effectuée par un psychiatre britannique, une étude détaillée portant sur vingt enfants qui avaient commis un meurtre montre que: ils viennent de milieux familiaux instables: pères alcooliques ou absents, troubles psychiques et atmosphère de violence du foyer; mères dépressives, qui trouvent de plus en plus difficile de s'occuper de leurs enfants lorsqu'ils grandissent. La seconde étape conduit à expliquer comment des violations massives des droits de l'homme sont devenues possibles. Nous devons faire clairement comprendre que le fait de méconnaître les droits fondamentaux d'un seul groupe humain, quand bien même ce groupe ne semble mériter aucun respect, entraîne l'ensemble de la société sur une pente dangereuse. On commence par accepter que la société inflige n'importe quel châtiment à quelqu'un qui a fait subir des sévices à un enfant. L'infraction est si épouvantable que son auteur n'a absolument aucun droit à un traitement décent et au respect. Ainsi, admet-on qu'une sorte de personnes, par exemple, celles qui infligent des sévices à des enfants, soient traitées de cette manière. Les autres ne sont pas si mauvaises. Il est accepté que l'on s'arrêtera là. Puis l'idée fait son chemin. Ce n'est plus seulement celui qui a infligé des sévices à un enfant qui peut être maltraité sans que ses droits ne soient respectés. Quiconque ressemblant à quelqu'un ayant infligé des sévices à un enfant peut subir un traitement similaire, même ceux dont la culpabilité n'est pas prouvée. Puis on se demande: "pourquoi seulement ceux qui infligent des sévices à des enfants?" Les cambrioleurs, qui pénètrent la nuit par effraction dans les maisons, engendrent aussi la peur et troublent la tranquillité d'esprit des habitants. Pourquoi leurs droits seraient-ils également protégés? Une fois que l'on aura admis qu'un seul être humain peut être mis au banc de l'humanité, beaucoup de personnes seront en danger. La troisième étape du voyage vers la compréhension est la prise de conscience de ce à quoi peut ressembler une société où les lois cessent d'être respectées, où chacun peut se comporter à sa guise. La Bosnie en est un parfait exemple. Dans son ouvrage sur la guerre de Bosnie, Peter Maass cite l'écrivain bosniaque Ivo Andric, qui, à propos du déclenchement de la première guerre mondiale en 1914, écrit: "Cette bête sauvage, qui vit dans l'homme et n'ose pas se montrer tant que les barrières de la loi et des usages sont en place, s'est trouvée libérée. Le signal a été donné, les barrières sont tombées. Comme il est si souvent arrivé dans l'histoire de l'humanité, l'autorisation était tacitement donnée d'accomplir des actes de violence et de pillage, et même des meurtres, s'ils étaient commis au nom d'intérêts supérieurs." 141 Nous devons comprendre l'importance qu'il y a à créer et préserver des institutions suffisamment fortes pour résister aux appels populistes à la vengeance, et suffisamment respectées pour être acceptées par le public lorsqu'elles remplissent leur rôle sans succomber à la pression des gens du peuple. Pour cette raison, l'importance du Tribunal international pour juger les crimes de guerre, qui a compétence pour poursuivre les auteurs d'atrocités commises lors de la dislocation de l'ex-Yougoslavie, est capitale. Radovan Karadzic n'est pas recherché pour être exécuté. Il est poursuivi pour être jugé. L'illégalité n'est pas combattue par l'illégalité mais par une ferme réaffirmation de la suprématie de la primauté du droit. La nécessité d'une éducation aux droits de l'homme Une éducation aux droits de l'homme est-elle nécessaire? Et serait-elle efficace? Les résultats de certaines enquêtes effectuées aux Etats-Unis peuvent nous apporter quelques éléments de réponse. Chaque année, des sondages d'opinion sont réalisés dans ce pays sur la peine de mort. En 1995, à la question "Etes-vous favorable à la peine capitale pour une personne reconnue coupable de meurtre?", 77% des personnes interrogées ont répondu affirmativement. A la question "Quelle peine devrait-on selon vous infliger à un meurtrier: la peine capitale ou la prison à perpétuité sans aucune possibilité de libération conditionnelle?", le pourcentage de personnes en faveur de la peine capitale est tombé à 50%, tandis que 32% se sont déclarés favorables à la prison à perpétuité sans libération conditionnelle. Par ailleurs, les chiffres montrent que les attitudes peuvent évoluer considérablement avec le temps. En 1995, 77% des personnes interrogées étaient pour la peine de mort. En 1966, une minorité seulement était pour (42%); par ailleurs, les pourcentages respectifs des personnes "pour" et des personnes "contre" sont restés très proches jusqu'en 1972, époque où le nombre de partisans de la peine capitale à commencé à augmenter. Ces chiffres montrent que sur ces questions délicates relatives aux droits de l'homme, les opinions ne sont nullement figées, innées et profondément ancrées dans la nature humaine. Les gens peuvent répondre et réagir aux débats, aux faits, aux discussions et aux campagnes. Ils peuvent être sensibles à certains arguments et changer d'avis. Depuis que les pays de l'ancien bloc soviétique sont devenus des démocraties et font partie du Conseil de l'Europe, de nombreux programmes d'éducation aux droits de l'homme ont été élaborés et soutenus. Des juristes et des enseignants ont reçu une formation et des matériels pédagogiques on été élaborés. Le processus ne doit pas s'arrêter là. L'Europe occidentale a également besoin d'un vaste programme d'éducation aux droits de l'homme. La commémoration de la fin de la seconde guerre mondiale en 1995 a constitué une excellente occasion de rappeler à ceux qui pourraient l'avoir oublié - et à ceux qui ne l'ont jamais su -ce qui s'est passé en Europe entre 1939 et 1945, et pourquoi une structure internationale de protection des droits de l'homme a été mise en place. Mais de telles occasions sont rares. Un programme planifié et cohérent est nécessaire pour assurer une exposition fréquente des arguments et la discussion à ce sujet. Les gouvernements devraient envisager de créer des unités d'éducation aux droits de l'homme pour encourager de tels programmes. Pour donner toute l'impulsion nécessaire au lancement d'une grande campagne d'éducation, il faut se baser sur cinq éléments. Premièrement, il faudra s'appuyer sur la façon dont les gens perçoivent le monde actuel. Les arguments relatifs aux droits de l'homme doivent être rendus aussi pertinents pour les 142 jeunes d'aujourd'hui qu'ils l'étaient en 1949, lors de la création du Conseil de l'Europe. Deuxièmement, l'enseignement de l'histoire fournit une excellente occasion d'analyser et de réfléchir à l'inhumanité de l'homme envers ses semblables, aux circonstances qui conduisent à la violation des principaux droits de l'homme et aux sauvegardes qu'il convient de mettre en place. Troisièmement, des cours portant sur la structure internationale des droits fondamentaux de l'homme et sur les mécanismes déjà en place doivent être organisés et soutenus dans les écoles et les universités. Quatrièmement, les enseignants doivent être formés à utiliser la littérature et le théâtre afin de mettre en lumière les violations des droits de l'homme et le processus qui y conduit. Cinquièmement, il faudrait trouver des fonds pour soutenir les projets de médias qui visent à examiner et développer les arguments relatifs à la protection des droits fondamentaux et aux raisons pour lesquelles ni les châtiments corporels ni la peine de mort ne sauraient trouver de justification. Le rôle des organisations non gouvernementales Les organisations internationales qui oeuvrent en faveur des droits de l'homme sont éloignées des citoyens des Etats membres et peuvent leur sembler à part et sans intérêt. Ce sont les organisations non gouvernementales (ONG) qui font le lien entre les institutions internationales et les habitants des Etats membres. Un rôle de premier plan peut être joué par celles qui s'attachent à défendre les droits de l'homme. Nombreuses sont les ONG internationales, régionales et nationales qui agissent dans ce domaine. Elles sont à la pointe du combat contre la peine de mort. Amnesty International fait campagne depuis des années contre la peine de mort et a subventionné la production de films et d'autres matériels pour soutenir cette cause. Par l'intermédiaire de ses groupes locaux, de ses donateurs dans 170 pays et territoires et de ses 1,1 million de membres à travers le monde, Amnesty International organise des campagnes de sensibilisation très variées et pleines d'imagination afin d'attirer l'attention du public sur les abus commis de par le monde et sur les nombreux cas d'individus condamnés à mort. Penal Reform International (PRI) agit dans le monde entier pour renforcer les ONG existantes qui œuvrent en faveur de la réforme pénale et pour aider à créer de nouvelles associations. PRI a expérimenté de nouveaux moyens de sensibiliser l'opinion publique à la nécessité d'une réforme pénale. En 1992, PRI a organisé avec l'Association hongroise pour la réforme pénale un festival cinématographique de trois jours sur les prisons. Des séances de projection de films mettant en évidence les violations possibles des droits de l'homme dans le contexte de la détention étaient suivies de débats auxquels participaient les réalisateurs et des personnalités influentes sur les intentions et les répercussions des films. Cette manifestation visait à porter l'attention du public sur les problèmes de droits de l'homme et l'emprisonnement, ainsi qu'à promouvoir la réforme pénale. Une manifestation internationale similaire, concernant cette fois les femmes en prison, a été organisée à Londres en 1993 par la National Association for the Care and Ressettlement of Offenders (Association nationale pour l'assistance et la réinsertion des délinquants), une ONG basée au Royaume-Uni; un haut fonctionnaire du Conseil de l'Europe a procédé à l'ouverture de cette rencontre. Les ONG ont de nombreux atouts et de multiples moyens de contribuer à l'éducation du public aux droits de l'homme. Elles sont composées de personnes dévouées. Leurs activités ont des fondements éthiques. Elles sont en mesure d'encourager le volontariat et la créativité. Elles sont généralement exemptes de toute bureaucratie pesante et peuvent réagir rapidement et avec souplesse aux besoins du moment. Il leur est souvent plus facile qu'aux organismes gouvernementaux d'établir des liens avec les minorités et les jeunes. 143 Elles ont besoin d'aide pour contribuer le plus efficacement possible à surmonter la crise dans le domaine des droits de l'homme à laquelle l'Europe est confrontée. Il est beaucoup plus facile à des ONG de recueillir des fonds pour la réalisation de projets destinés à assurer des changements concrets que d'accomplir la tâche, également vitale mais moins tangible, d'influencer l'opinion publique. Les ONG qui militent en faveur de la réforme pénale, par exemple, trouveront plus facilement des fonds pour mettre en œuvre des projets précis, tels que l'amélioration des conditions carcérales et la réinsertion sociale des délinquants, que pour leurs actions pédagogiques destinées à attirer l'attention du public sur les questions de droits de l'homme que pose le traitement des délinquants. Le rôle du Conseil de l'Europe Le Conseil de l'Europe doit être le moteur de la campagne d'éducation aux droits de l'homme. Il a en effet un poids considérable; il représente une force et une source d'inspiration pour tous ceux qui s'intéressent aux droits de l'homme. En 1999, l'Organisation célébrera son cinquantenaire. Le moment sera alors venu non seulement de donner une nouvelle jeunesse et une nouvelle formulation aux idées et aux principes de base qui ont jusqu'à présent guidé son évolution, mais aussi de trouver de nouvelles méthodes de travail qui correspondent au XXIe siècle. Conclusions En Europe, la situation en ce qui concerne la protection des droits de l'homme des condamnés se détériore rapidement. L'attitude du public devient plus dure. La population carcérale s'accroît. On recherche de plus en plus de boucs émissaires. L'individualisation de la justice et la tendance à la considérer comme un service comporte de très grands dangers. Cette évolution diminue le pouvoir d'arbitrage de l'Etat et ouvre la porte à la vengeance de la foule et à la loi de lynch. On s'accorde de moins en moins à reconnaître la nécessité de traiter les gens avec un minimum d'humanité, quels que soient les actes qu'ils ont commis. Cependant, si les Etats-Unis se sont considérablement éloignées du consensus sur les droits de l'homme auquel était parvenu le monde d'après-guerre, beaucoup de protections sont toujours en place en Europe. Les attitudes répressives et d'exclusion qui prévalent aux Etats-Unis ne sont pas profondément ancrées dans les traditions européennes. Une philosophie en faveur de la réinsertion sociale des délinquants inspire toujours la législation et la pratique. Une philosophie de cohésion sociale régit les institutions. On admet comme postulat que les délinquants, même s'ils doivent subir des sanctions et payer d'une manière ou d'une autre pour les actes qu'ils ont commis, conservent leur citoyenneté et doivent être bien accueillis lorsqu'ils réintègrent la société. Ces convictions font partie de l'idéal démocratique de l'Europe. Elles ont une importance considérable. Dans certains pays, les militants s'attachent à les faire prévaloir au péril de leur vie. Pour qu'elles gardent toute leur force, il faudra consacrer beaucoup d'énergie pour les soutenir et faire en sorte qu'elles soient maintenues dans la politique pénale des prochaines années. Un important programme pédagogique devrait être encouragé par les institutions européennes, avec la participation des gouvernements et des ONG, afin d'intensifier la sensibilisation aux raisons de l'existence d'une structure internationale de protection des droits de l'homme, et aux horreurs d'un monde qui n'en serait pas doté. 144 Les événements de Bosnie ont montré la fragilité des valeurs de tolérance, de respect d'autrui, d'humanité et d'intégrité assurément considérées comme les fondements de la civilisation européenne. Comme l'a dit Peter Maass: "La bête sauvage n'est pas morte. Elle a prouvé qu'elle savait survivre patiemment et attendre tapie dans les hautes herbes de l'histoire le moment de bondir." Références * * * Amnesty International (1) United States of America: Reintroduction of Chain Gangs - Cruel and Degrading; (2) Rapport 1996; Londres, Amnesty International, 1995. Coyle, Andrew The Prisons We Deserve Londres, Harper Collins, 1994. Christie, Nils Crime Control as Industry Routledge, Londres et New York, 1993, 1994 révisé. Donziger, Steven R The Real War on Crime: The Report of the National Criminal Justice Commission New York, Harper Perennial, 1996. Maass, Peter Love Thy Neighbour: A Story of War New York, Knopf, 1996 . Maguire, Kathleen et Pastore, Ann Sourcebook of Criminal Justice Statistics 1994 Washington DC, Département de la justice des Etats-Unis, 1995. Penal Reform International PRI Newsletter no. 20 Londres, 1995. 145 Rapport présenté par M. Max SNIJDERS, Professeur, Université de Groningen, Spécialiste en éthique de la communication, Utrecht (Pays-Bas) Il n'est pas trop difficile de définir un certain nombre de règles générales que les journalistes devraient respecter lorsqu'ils rendent compte de crimes et de délits, surtout s'il s'agit de crimes graves. Cependant, dès qu'on veut mettre ces règles noir sur blanc, on se rend compte que les divers pays, même au sein du monde démocratique occidental, ont des conceptions très différentes de ce qui est acceptable ou non. Pour n'en donner qu'un exemple simple: dans les pays anglo-saxons, il est tout à fait normal d'imprimer en entier le nom et l'adresse d'un suspect, qu'il ait ou non été arrêté. Aux Pays-Bas, on ne donne que les initiales, et jamais l'adresse complète. La France a des règles très strictes, qui se situent quelque part entre ces deux pays: par exemple, la loi interdit de publier des photographies dans le cas de crime de sang27, ainsi que de publier des informations qui permettraient d'identifier les victimes de viol -alors qu'aux Pays-Bas, cela "ne se fait pas", mais c'est par convention tacite. Toutefois, le vrai problème est de définir des règles de comportement des journalistes voire des codes de déontologie professionnelle - quand il s'agit de rendre compte de cas touchant des individus. Il est encore plus difficile de s'entendre pour savoir qui - ou quelle institution - doit fixer quels sont, ou même quels devraient être, le rôle et la responsabilité des médias. Je me propose de traiter ces deux éléments dans cette introduction. Premièrement, donc: qu'est-ce que la profession considère comme acceptable, pour ce qui est tant des informations publiables en cas de crime grave que des liens que les journalistes peuvent établir avec les criminels pour en recevoir des informations. Le journalisme/espionnage, également nommé "clandestin", est-il permis, et dans quelles circonstances? Le Code de Bordeaux, déclaration internationale adoptée par la Fédération internationale des journalistes comme norme déontologique des journalistes faisant métier de recueillir, transmettre, diffuser et commenter les nouvelles et l'information ainsi que de décrire les événements, stipule que le journaliste devra s'abstenir de procédés indélicats pour se procurer renseignements, photographies et documents. Toutefois, depuis que le reporter allemand Günther Wallraff a décrit la façon dont son pays traite les travailleurs immigrés turcs, puis raconté comment le journal à sensation Bild recueillait ses informations, le sentiment général sur ce sujet est plus nuancé. Je crois pouvoir dire qu'aujourd'hui, il est généralement admis que les journalistes ne dévoilent pas leur profession ou leur objectif s'ils enquêtent sur un sujet - surtout dans le domaine du crime - sur lequel il est hautement improbable, si ce n'est totalement impossible, qu'ils obtiennent des informations en se faisant connaître. De plus, la société ne considère ce genre de méthode acceptable que si l'enquête présente un intérêt général. 27 Les droits et les devoirs du journaliste, textes essentiels. Les guides du CFPJ, Paris, s.a. 146 Et que faire si le journaliste fonde son histoire sur des documents manifestement volés? Provenant du bureau même du Procureur général? Et si, en outre, en publiant des documents en principe confidentiels, le journaliste donne à l'avocat de la défense la matière à renforcer la position de son client (c'est-à-dire, du criminel)? Cela s'est produit dans une affaire intentée contre le chef d'un réseau de trafiquants de drogue aux Pays-Bas28. Les reporters en question - ils étaient deux - ont affirmé ne pas être à l'origine de ce vol, ni même savoir qui avait mis les documents dans leur boîte à lettres. Le Procureur général les traduisit en justice et le Conseil de l'ordre des journalistes décida, sans même qu'il y ait eu plainte, de se saisir de l'affaire, étant donné son importance pour la profession. Le Procureur d'Amsterdam déclara ce qui suit: "Le ministère public ne souhaite pas lancer une chasse aux sorcières contre les journalistes, mais estime d'extrême importance que les tribunaux définissent les limites à ne pas franchir par les journalistes dans la recherche et l'utilisation des informations". Durant l'instruction, la police perquisitionna au domicile des journalistes pour voir si l'on ne pouvait pas les accuser de recel. Les Pays-Bas n'ont pas de législation spécifique pour les journalistes - et c'est ainsi que cela doit être. J'y reviendrai tout à l'heure. Ne pouvant prouver le recel, le tribunal dut acquitter les deux reporters. Le jugement du Conseil de l'ordre des journalistes est plus intéressant car il introduit une nuance dans ses considérations. Voici ce qu'il dit: "Les journalistes ne sont autorisés à rendre publiques des informations volées que si l'intérêt de cette publication compense largement l'illégalité de la manière dont elles ont été obtenues". Le conseil ajoute de manière significative: "cette mise en balance incombe à ceux qui ont la responsabilité de la publication sur le plan journalistique"29. Cela signifie que, pour le Conseil, ce n'est ni à la police, ni même à un tribunal, de décider en la matière. Le Code de déontologie de la presse allemande semble plus restrictif: son article 7 stipule que "la responsabilité de la presse envers le grand public interdit la publication d'articles influencés par les intérêts privés d'un tiers"30. Bien que cet article vise manifestement à empêcher les pressions des annonceurs, il serait applicable dans le cas que j'ai évoqué, car on ne peut nier que la publication incriminée ait profité au suspect. Je dois ajouter que les deux reporters néerlandais n'ont publié, parmi les documents qu'ils avaient reçus, que ceux qui révélaient l'illégalité des méthodes employées par la police, et qu'ils en ont remis les copies aux autorités de police après les avoir utilisés. 28 Max L. Snijders, The Case of the Stolen Police Information, in: Case by Case, Journalistic Decision-Taking in Europe (Le cas des documents volés mettant la police en cause), Edité par Urte Sonnenberg et Barbara Thomasz, Centre européen du journalisme, Maastricht, 1996. 29 Cité dans De Journalist, février 1995. 30 Deutscher Presserat: Directives pour les éditeurs et les journalistes, basées sur les recommandations du Conseil allemand de la presse, mars 1992. 147 Nombre de journalistes spécialisés dans les affaires criminelles ont découvert l'utilité d'établir des contacts avec le milieu. Le risque est double: d'une part, les criminels peuvent révéler plus de choses qu'ils ne l'auraient voulu et, d'autre part, le journaliste, s'il sait trop de choses, est tenté de ne pas tout publier, de crainte de voir sa source se tarir ou, pire, d'encourir un risque personnel. Les organisations de malfaiteurs ont mis au point une stratégie dans leurs rapports avec les médias, notamment avec les journalistes spécialisés dans les affaires criminelles. Nicolas Gage, du New York Times, a formulé une théorie, qui a reçu le nom de "loi de Nicolas Gage", sur la manière de "ficeler" les journalistes31. Première étape: leur en dire beaucoup, presque tout leur dire, ce qui leur rend impossible de publier ce qu'ils savent. S'ils le font, ils enfreignent le code du milieu, avec toutes les conséquences que cela comporte. On connaît de nombreux cas où les journalistes qui possédaient des preuves à charge se sont ainsi abstenus de les divulguer. Il arrive même que pour éviter tout dérapage, le droit de regard de l'organisation criminelle sur la publication des informations fasse l'objet d'un contrat écrit. 31 Cité par Bart Middelburg: Een wederzijds profijtelijke relatie (Une relation mutuellement bénéfique), Het Parool, 4 avril 1996. 148 Il y a même eu, aux Pays-Bas, un cas où il était prévu que les bénéfices financiers provenant de la publication de telles informations seraient partagés à égalité entre la source d'information (c'est-à-dire, les criminels) et le journal. Dans la deuxième phase, les criminels n'hésitent pas à recourir à la violence. C'est ce qui s'est si souvent passé en Italie, où des procureurs, des juges, des journalistes, ont été, soit grièvement blessés à titre d'avertissement, soit purement tués. Tout récemment - à la fin de juin dernier - pour la première fois dans l'ouest de l'Europe, un journaliste spécialisé dans les affaires criminelles a été assassiné: il s'agissait de Veronica Guerin, qui travaillait pour le journal Aengus Fanning de Dublin. On suppose que l'auteur de ce crime appartient au milieu de la drogue irlandais. Si le meurtre ne suffit pas à faire taire un média trop curieux, la troisième phase est mise en action. Elle consiste en un incessant tir de barrage fait de recours en justice contre le journal ou la station de radio concernés. En général, ce n'est pas tant le fait d'être condamné par les tribunaux qui est gênant, mais l'énorme quantité d'argent et d'énergie que cela coûte, ce qui amène parfois la direction à ordonner aux journalistes d'abandonner leur enquête. Que disent là-dessus les codes de déontologie des journalistes, officiels ou tacites? Il me semble généralement admis qu'on ne publie pas d'information mettant en danger la vie de quelqu'un. Encore un exemple: lorsque des partisans molluquois ont détourné un train, au nord des Pays-Bas, dans les années 70, les militaires ont essayé une tactique pour libérer les otages et capturer les terroristes. Mon journal, et comme je le suppose un certain nombre d'autres, avaient des photos de cette entreprise assez spectaculaire. Et, bien que n'imaginant pas qu'un journal puisse parvenir au train, aucun d'entre nous n'a publié de photo, de crainte que la radio n'en parle et ne mette ainsi les terroristes au courant. De même, les médias britanniques n'ont pas dit un mot de la prise d'otages dans un restaurant italien de Londres, jusqu'à ce que la police ait pu donner l'assaut et délivrer les otages. Mais jusqu'où cette retenue doit-elle aller? Globalement, je dirai que, si nous n'avons pas pour tâche d'empêcher les autorités de mettre la main sur des criminels, nous manquerions à notre rôle de chiens de garde de la démocratie et des droits de l'homme en ne parlant pas des abus d'autorité de la police, quitte à lui déplaire fortement. Très souvent, au cours de ces deux dernières années, les médias - je dirais la presse écrite plutôt que les médias électroniques - ont mis à jour des activités criminelles qui ont ensuite donné lieu à des enquêtes de la police. Nos collègues italiens pourraient nous en citer bien des exemples. Dans nos sociétés, on a tendance à étouffer les erreurs, en s'efforçant sans rien en dire de ne pas y retomber. Lorsque nous autres journalistes en avons vent et réussissons à établir les faits, il est fort désagréable pour les autorités de les voir publiés. Il est arrivé qu'on fasse ainsi tomber un ministre ou un gouvernement tout entier. Cela n'en reste pas moins notre devoir. En effet, si nous commençons à céder aux pressions visant à nous empêcher de publier des informations délicates, nous mettons le doigt dans un engrenage dont nul ne sait où il peut nous mener. 149 Cela dit, si nous ne devons rien faire pour empêcher les autorités d'appréhender les criminels, ce n'est pas non plus notre rôle de les aider. Si un photographe de presse a photographié la scène d'un crime, il ne doit pas porter ses photos à la police de son propre chef, mais seulement si la justice le lui ordonne. Il en va de même, bien entendu, des enregistrements vidéos. En effet, si nous fournissons délibérément d'éventuels éléments de preuve, nous risquons fort d'avoir ensuite du mal à faire notre travail sans éveiller la méfiance des intéressés. Cela me mène à la deuxième partie de cette introduction: à quelle personne, ou à quelle institution, revient-il de définir le rôle et les responsabilités des médias en général et, en particulier, s'agissant de la grande criminalité? Vous vous rappelez sans doute tous les conflits auxquels a donné lieu la tentative de l'Unesco d'assigner des "devoirs" aux médias et de rendre les Etats responsables des activités des médias sous leur juridiction32. Les pays du bloc communiste, tout comme les gouvernements autoritaires des pays en développement, espéraient ainsi, d'une part, empêcher des critiques indésirables, d'autre part, faire des médias l'instrument de leurs politiques de développement et de construction de la nation. Aujourd'hui, après les conférences, parrainées par l'Unesco, de Windhoek en 1991, puis d'Alma-Ata, de Santiago du Chili et de San'a, plus personne ne parle d'entraver aussi sévèrement la presse. Pour reprendre les termes de la Déclarations de Windhoek, dans son article 2, "Par presse indépendante, nous entendons une presse indépendante vis-à-vis des pouvoirs publics aussi bien que des milieux politiques et économiques, et libre de toute restriction concernant les matériaux et infrastructures nécessaires à la production et à la diffusion des journaux, revues et périodiques"33. Pourtant, nombreux sont ceux qui croient encore de leur devoir, en tant que représentants du peuple ou responsables politiques, de veiller à une bonne information du public - bonne, c'est-à-dire conforme à l'idée qu'eux-mêmes s'en font. Par exemple, une organisation comme le Conseil de l'Europe, notre hôte durant ce séminaire, qui mérite le plus grand respect pour la lutte qu'il mène en faveur de l'institutionnalisation des droits de l'homme en Europe, a-t-elle un rôle à jouer en la matière? Après tout, le Conseil a rappelé, en plusieurs occasions, l'obligation de respecter les droits de l'homme, ce qui, en général, a effectivement amélioré l'application de ces droits. Pourtant, cela nous conduit sur un terrain miné. Bien entendu, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe n'est pas habilitée à prescrire des règles que les médias devraient observer pour se conformer à cet objectif de respect des droits de l'homme dans les démocraties européennes. Donc, il semblerait n'y avoir aucun danger à ce qu'elle définisse les comportements qui lui semblent souhaitables. Mais, une fois que le Comité des Ministres a accepté les recommandations de l'Assemblée parlementaire, les gouvernements sont invités à mettre en place les instruments juridiques permettant d'appliquer ces recommandations. C'est parfait lorsqu'il s'agit des droits de l'homme en général. Pensons simplement à la situation dans les prisons turques, ces recommandations ne peuvent qu'être utiles et la pression qui en découle sur les Etats membres, bénéfique. Il en va de même 32 Voix multiples - un seul monde - communication et société, aujourd'hui et demain, rapport de la Commission internationale d'étude des problèmes de la communication, Unesco, 1980. 33 Rapport final du Séminaire pour la promotion d'une presse africaine indépendante et pluraliste, Windhoek, Namibie, SEPIC Paris, 1991. 150 des mesures relatives à l'environnement, à l'égalité des sexes et à bien d'autres domaines. Mais, lorsqu'il s'agit des médias, je dis: "n'y touchez pas". Non que les journalistes soient meilleurs que le reste de la population, ou qu'ils puissent rester en dehors des lois. Mais parce que les Etats sont partie prenante dans les activités des médias. Il est de leur intérêt - ou très souvent, en tout cas, de l'intérêt du parti au pouvoir - que certaines pratiques ne soient pas divulguées, qu'aucune critique ne soit dirigée contre certaines personnes ou certaines institutions. Et ce serait trop demander aux Etats que de prendre des mesures pour protéger leurs ressortissants contre d'éventuels abus des médias sans aussi prendre en compte leur propre intérêt et sans se réserver la possibilité, dans certaines circonstances, de faire taire ces gêneurs. On a des exemples - je n'ai pas besoin de le souligner dans le pays qui nous accueille - de ministres coupables d'activités criminelles. Il est bien naturel que quelqu'un qui en a le pouvoir essaie, lorsque ses activités frauduleuses ou autrement criminelles risquent d'être découvertes, de faire taire les médias lancés sur sa piste. J'ai dit: "quelqu'un qui en a le pouvoir". Et c'est exactement pourquoi il ne devrait pas avoir ce pouvoir. Un principe important est en jeu ici. C'est que, une fois que l'Etat est en droit de réglementer certaines activités des médias, il n'y a pas de limite à ce qu'il peut faire. C'est pour cette raison que la Constitution américaine interdit au Congrès toute mesure législative restreignant la liberté de la presse. Faudrait-il, alors, que l'Etat n'ait aucune loi sur la presse? Selon l'article 19 de la Déclaration universelle des droits de l'homme, adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies le 10 décembre 1948: "Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit". Le premier mot de cette déclaration, sur lequel je ne saurais que trop insister, est "Tout individu". Tout individu a ce droit. Cela signifie qu'il n'existe pas de droit spécifique pour les journalistes. En conséquence, ceux qui font un usage professionnel de ces droits ne devraient pas faire l'objet de restrictions qui ne s'appliquent pas à leurs concitoyens. Il y a des lois contre le vol, contre le recel, contre le complot visant à renverser le gouvernement, contre la diffamation orale ou écrite, qui sont applicables à tous et à chacun. Il n'est donc nul besoin d'adopter - plus fort: rien ne justifie qu'on adopte - des lois spécifiques à l'exercice de la profession de journaliste. On n'a que trop d'exemples de ce qu'il advient de la liberté de la presse, et donc de la démocratie, quand cette règle n'est pas appliquée. Permettez-moi d'en donner un seul, car au premier abord il semble tout à fait raisonnable d'imposer quelques restrictions. En Indonésie, la règle est la suivante: la presse est libre mais responsable. Qui disconviendrait du fait que la presse doit être responsable? Mais ce que cela signifie en pratique, c'est que le système de sécurité de l'Etat, appelé le Kopkamtib, prescrit exactement aux journaux (la radio et la télévision sont entièrement sous le contrôle du gouvernement) ce qu'ils peuvent et ce qu'ils ne peuvent pas publier. Et s'ils ne se conforment pas aux instructions qui leur sont données, généralement par téléphone, leur licence, ou la licence de certains journalistes, peut être retirée. Des journaux sont régulièrement interdits parce que le gouvernement considère qu'ils se comportent de façon irresponsable. Il va de soi que les pays qui ont une législation spécifique en ce domaine ne font pas mieux. En Turquie, ces lois, inspirées de celles de Mussolini, tombent en désuétude lorsque le 151 régime est plus ou moins libéral, mais reviennent en vigueur lorsque le régime est restrictif, ce qui est le plus souvent le cas. Les tribunaux, une fois saisis en vertu de ces lois surannées, ne peuvent que les appliquer et condamner aux peines minimales, qui restent ridiculement élevées. Doit-on, alors, laisser les médias eux-mêmes décider quelles règles et quels codes ils appliqueront? La réponse est: oui. Cela signifie-t-il qu'ils se comporteront toujours de façon responsable, justifiable, équitable, dans l'intérêt public? Non, ils ne le font pas. Mais la situation contraire est pire, car elle nuit davantage à la liberté de la presse et, par là, à la démocratie, qu'elle n'améliore le respect des droits de l'homme. Les journalistes et les médias en général sont responsables devant les mêmes lois que tous leurs concitoyens. Ils sont également responsables devant leur public, là où la loi reste muette. Dans la plupart des pays démocratiques, ils se sont engagés à en référer aux décisions de leur Conseil de l'ordre, qui est composé de collègues et de quelques membres du grand public. En général, cela assure un comportement conforme à l'éthique de la société concernée. Ainsi, aux Pays-Bas, les médias ne font pas état des liaisons extraconjugales des membres du gouvernement tant que celles-ci n'ont pas de conséquences directes sur l'activité publique des intéressés. A l'inverse, en Grande-Bretagne, la morale publique considère que les ministres ne doivent pas avoir de petite amie ou, du moins, doivent veiller à ce que les journaux populaires ne le découvrent pas. Par conséquent, si on découvre un fait de ce genre, on le divulgue. Les parlementaires, nationaux ou européens, devraient bien comprendre qu'en réglementant ce domaine - aussi bonnes que puissent être les intentions de départ - on va à l'encontre des objectifs proclamés. Certes, on peut ainsi empêcher certaines activités des médias gênantes, voire préjudiciables, mais les inconvénients pour la liberté de la presse et pour le fonctionnement des processus démocratiques sont tellement plus grands que l'abstention est la seule politique convenable. 152 Communication écrite relative au thème 2.i. : Education Communication écrite par M. Ralph CRAWSHAW, Consultant en matière de droits de l'homme, Chargé de cours au Centre pour les droits de l'homme, Université d'Essex, ancien haut fonctionnaire de police, Stratford St. Mary (Royaume-Uni) La formation des personnes chargées de l'application de la loi "Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés."34 La prévention et la détection du crime sont de nobles activités, mais pas dans tous les cas. Le caractère noble de ces activités peut être - ou est - réduit par les moyens adoptés pour les mener à bien. Parfois, ces moyens sont eux-mêmes criminels et, à des degrés divers, ils peuvent devenir plus odieux que le crime contre lequel ils sont utilisés. Des crimes comme la torture ou la violation du droit à un jugement équitable, commis par des personnes investies de l'autorité de l'état pour exercer un pouvoir sur leurs concitoyens, sont au moins aussi graves que la plupart des délits commis par de vulgaires criminels. Les changements sociaux, politiques et économiques qui se produisent aux niveaux national et supranational constituent des défis importants pour les organisations de police et leurs chefs dans toute l'Europe. Certaines formes de grande criminalité, et certaines préoccupations actuelles en matière de maintien de l'ordre sont occasionnées ou aggravées par ces changements. Ces préoccupations n'ont pas trait uniquement à la capacité plus ou moins grande qu'a la police de prévenir et de détecter le crime et de maintenir ou restaurer l'ordre public mais aussi au comportement de la police. Une des fonctions essentielles de la police est de maintenir l'ordre social et la primauté du droit pour que les changements intervenant au sein des sociétés et entre elles puissent se dérouler en conformité avec la constitution et la loi, et dans un climat de paix. C'est pourquoi les chefs de la police doivent avoir une conscience aiguë de la nature et de la portée de ces changements et de leurs implications sur les objectifs poursuivis et les moyens mis en oeuvre pour assurer l'ordre public. Parmi les objectifs du maintien de l'ordre, on peut citer la prévention et la détection de la grande criminalité et parmi les moyens, la nécessité de respecter les droits de l'homme. Les chefs de la police doivent alors adapter les organisations qu'ils gèrent et dirigent pour que celles-ci répondent de manière effective, légalement et humainement à cet environnement changeant dans lequel elles fonctionnent. Former les chefs de la police à gérer ces changements est un élément essentiel, peut-être même l'élément essentiel, d'une réponse de la police à la grande criminalité qui tienne compte de l'exigence du respect des droits de l'homme. En outre, la formation à la conduite des hommes doit mettre l'accent sur les aspects normatifs du maintien de l'ordre et de la direction de la police, ainsi que sur les aspects techniques du maintien de l'ordre et ceux du commandement et de la gestion des organisations de police. De cette façon, les chefs de la police seront en mesure de commander et de gérer leurs organisations de sorte que la prévention et la détection du crime deviennent et restent des activités tout à fait nobles. 34 Racine (1677), "Phèdre" 1V.ii. 153 Nous soutenons dans cette communication que les aspects normatifs et techniques du maintien de l'ordre sont inextricablement liés, qu'il n'existe pas de conflit, ni même de tension, entre droits de l'homme et maintien de l'ordre; et que non seulement la police doit respecter les droits de l'homme lorsqu'elle assure le maintien de l'ordre mais qu'une des fonctions du maintien de l'ordre est précisément de protéger les droits de l'homme. Ces arguments sont avancés et illustrés en se référant aux normes relatives aux droits de l'homme concernant le traitement des détenus, qui incluent en particulier l'interdiction de la torture, et aux normes internationales sur les interrogatoires de suspects - une compétence technique du maintien de l'ordre révélatrice en ce qui concerne l'instruction pénale et, si elle manque, révélatrice en ce qui concerne de graves violations des droits de l'homme. Les façons dont sont traités les aspects normatifs du maintien de l'ordre dans le cadre de cours, de séminaires et d'ateliers, organisés à l'intention des personnels de police par des organisations chargées de disséminer les droits de l'homme et les normes humanitaires internationales, sont considérées comme le sont, dans une moindre mesure, les initiatives nationales. Cependant, il faut d'abord réfléchir à la relation entre droits de l'homme et maintien de l'ordre. Droits de l'homme et maintien de l'ordre - Une relation symbiotique Dans les pays où prévalent des formes démocratiques de gouvernement et la primauté du droit, le respect des droits de l'homme et le maintien de l'ordre effectif sont interdépendants. Un gouvernement démocratique exige - en fait englobe - un maintien de l'ordre démocratique, car un gouvernement accepté d'un commun accord inclut la notion du maintien de l'ordre comme étant elle aussi acceptée d'un commun accord. Les principes du maintien de l'ordre démocratique sont énoncés dans la résolution 34/169 du 17 décembre 1979 de l'Assemblée générale des Nations Unies, par laquelle a été adopté le Code de conduite pour les responsables de l'application des lois des Nations Unies. La résolution stipule notamment que "tout service chargé de l'application des lois doit être représentatif de la collectivité dans son ensemble, répondre à ses besoins et être responsable devant elle". Un certain nombre de droits de l'homme35 sont essentiels pour que la démocratie prévale mais, en même temps, les droits de l'homme sont plus sûrement respectés et protégés par un gouvernement démocratique, lorsque les forces de police sont représentatives, réceptives et responsables devant la communauté. Un des facteurs nécessaires au maintien de l'ordre effectif dans les Etats démocratiques est le soutien et la coopération apportés à la police par la communauté. Cette condition sera plus facilement remplie si les relations de la police avec la communauté sont régies par les principes d'un maintien de l'ordre démocratique et caractérisées par un exercice du pouvoir légal et humain par la police. L'exercice légal des pouvoirs de police est un autre aspect de la relation entre droits de l'homme et maintien de l'ordre. L'EXERCICE LEGAL DU POUVOIR Les droits de l'homme sont protégés par la loi, le droit international et le droit des Etats, lequel exprime les droits de l'homme et leur limitations prévues par la loi et définit les pouvoirs de police qui, dans une large mesure, reflètent ces limitations. Par exemple, l'article 5 de la Convention européenne des droits de l'homme garantit le droit à la liberté et à la sécurité de la 35 Voir, par exemple, la liberté de pensée, de conscience et de religion, le droit à la liberté d’opinion et d’expression, et le droit à la liberté de réunion et d’association pacifiques énoncés dans les articles 18, 19 et 20 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et dans les articles 9, 10 et 11 de la Convention européenne des droits de l’homme. 154 personne. Il définit également les limites de ce droit en stipulant qu'il ne doit pas y avoir privation de liberté "sauf dans les cas suivants et conformément à une procédure prescrite par la loi"36. Cette formulation signifie que la liste des six raisons autorisant la privation de liberté est exhaustive et que, si privation de liberté il doit y avoir, le droit national doit établir des procédures régissant l'exercice régulier du pouvoir d'arrêter ou de détenir. A l'évidence, dans ce domaine - à savoir la privation de liberté - comme dans tous les autres, l'exercice du pouvoir doit être conforme à la loi. Pourtant, dans chaque Etat, à divers degrés, le pouvoir d'arrêter et de détenir, comme d'autres pouvoirs encore, sont outrepassés par la police pour toute une série de raisons, notamment par ignorance de la loi et des procédures, par insuffisance de compétence technique de maintien de l'ordre et par "nécessité". Cette dernière raison est en fait une justification à la violation des droits de l'homme dans l'intérêt de ce qui est perçu comme un bien public supérieur, tel que garantir la condamnation d'un suspect dans un cas particulier ou maintenir l'ordre social en général. Toutes ces raisons sont destructrices pour les droits de l'homme et un maintien de l'ordre effectif, la dernière raison l'est tout particulièrement. Les fonctions de base de la police comprennent l'application de la loi, la défense de la primauté du droit et le maintien de l'ordre social. Lorsque la police enfreint la loi, quelle qu'en soit la raison, elle subvertit ses propres fonctions. Elle mine la primauté du droit et commet une grave violation de l'ordre social - elle suscite une confusion d'abus de pouvoir criminel. Considéré en ces termes, le maintien effectif de l'ordre public doit impliquer les notions de légitimité et de respect des droits de l'homme. Le maintien de l'ordre ne peut pas être jugé selon des critères aussi limités que la prévention et la détection d'un nombre de crimes ou la restauration de l'ordre social en cas de troubles sociaux particuliers. Dans les Etats démocratiques régis par la primauté du droit, les aspects techniques du maintien de l'ordre ne peuvent pas être considérés séparément des aspects normatifs, ces deux aspects sont inextricablement liés. C'est là le principal élément de l'argument selon lequel la relation entre droits de l'homme et maintien de l'ordre est symbiotique. C'est aussi la principale justification pour affirmer que l'abus de pouvoir par la police est destructeur pour le maintien de l'ordre effectif, mais il existe d'autres justifications. A long terme, les violations des droits de l'homme par la police entraînent un manque de confiance de la part de la communauté vis-à-vis de la police et, ainsi, une diminution du soutien et de la coopération. En outre, la violation systématique ou étendue des droits de l'homme fait sérieusement obstacle au développement des aspects techniques du maintien de l'ordre nécessaires à maintien de l'ordre effectif. RESPECT ET PROTECTION DES DROITS DE L'HOMME Deux autres aspects de la relation entre droits de l'homme et maintien de l'ordre doivent être brièvement examinés. Le premier va de soi mais doit être énoncé - les droits de l'homme doivent être respectés dans les processus de maintien de l'ordre. Les normes en matière de droits 36 Les cas énumérés sont les suivants: détention légale après condamnation par un tribunal compétent; arrestation ou détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi; arrestation ou détention d’une personne en vue de la conduire devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis une infraction ou de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci; détention régulière d’un mineur, dans le cadre de l’éducation surveillée ou en vue de le traduire devant l’autorité compétente; détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond; arrestation ou détention régulière d’une personne, soit pour l’empêcher de pénétrer illégalement sur le territoire, soit lorsqu’elle fait l’objet d’une procédure d’expulsion ou d’extradition en cours. 155 de l'homme stipulent par quels moyens le maintien de l'ordre peut être assuré. Le deuxième aspect est rarement exprimé mais il devrait l'être davantage. La protection des droits de l'homme est une fonction du maintien de l'ordre. Elle est si étroitement liée avec les autres fonctions du maintien de l'ordre - plus généralement évoquées - qu'il faut en faire une fonction à part entière. La police remplit cette fonction de multiples façons. Par exemple, la protection ou l'octroi de diverses catégories de droits - civils, politiques, économiques, sociaux et culturels dépendent de formes élaborées de gouvernement et d'organisation sociale. Pour que ces droits soient garantis, il faut que règne dans la société un certain niveau de paix et d'ordre, et un des objectifs de la police est précisément de maintenir cette paix et cet ordre. De ce point de vue, le maintien de l'ordre contribue à la protection et à l'octroi de chaque type de droit - y compris des droits qui ne sont normalement pas associés au maintien de l'ordre. Lorsque les différents droits sont considérés individuellement, on s'aperçoit que la police les protège de façons très spécifiques. Par exemple, les dispositions de traités protégeant le droit à la vie37 requièrent que le droit à la vie soit protégé par la loi. Une des façons pour les Etats de s'acquitter de cette obligation est d'interdire certaines formes de meurtres. Une des fonctions de la police consiste à prévenir et à détecter les crimes d'homicide et c'est de cette manière qu'elle contribue à la protection du droit à la vie. De cet examen des relations entre droits de l'homme et maintien de l'ordre, il s'ensuit que la formation aux aspects normatifs du travail de la police est d'une importance capitale et qu'un maintien de l'ordre effectif, conforme à la loi et humain, dépend de ce type de formation, ainsi que d'une formation aux aspects techniques du maintien de l'ordre. Cette question est reprise à propos de la formation en matière de traitement des détenus et des aspects techniques de l'interrogatoire des suspects. Avant cela, cependant, il n'est pas inutile de passer en revue le travail de quelques organisations oeuvrant à la dissémination des normes internationales des droits de l'homme et des normes humanitaires en matière de maintien de l'ordre et d'essayer d'évaluer la portée et la nature des initiatives nationales dans ce domaine. Droits de l'homme et maintien de l'ordre - Initiatives de formation INITIATIVES INTERNATIONALES Jusqu'à présent les initiatives consistaient, semble-t-il, à déplacer et à désorienter des groupes d'éminents juristes internationaux en leur faisant traverser des continents pour présenter à des groupes de fonctionnaires de police stupéfaits des exposés portant sur des détails du jus cogens, les travaux préparatoires à l'élaboration de l'Ensemble de règles minima des Nations Unies concernant l'administration de la justice pour mineurs et les arcanes de la Commission des droits de l'homme. Cette parodie un peu grossière de la réalité vise à montrer que, si la formation aux aspects techniques du maintien de l'ordre ne peut et ne doit pas avoir sa place dans un séminaire ou un atelier consacré aux droits de l'homme, le contenu de tels programmes doit être rapporté aux préoccupations quotidiennes en matière de maintien de l'ordre. Le Centre pour les droits de l'homme des Nations Unies, situé au Palais des Nations à 37 Le droit à la vie est protégé, par exemple, en vertu de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme et de l’article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. 156 Genève, a été l'un des pionniers dans ce domaine et les fonctionnaires dévoués et consciencieux du Centre, chargés d'organiser des programmes de droits de 157 l'homme à l'intention de la police, ont rapidement mis au point une série de neuf principes sur lesquels de tels programmes doivent se fonder38. Ces principes visent à garantir que les programmes des droits de l'homme pour la police sont présentés par des spécialistes compétents dans le domaine du maintien de l'ordre; qu'ils sont adaptés aux besoins de chaque groupe spécifique de participants; qu'ils contribuent à la diffusion de bonnes pratiques quant au maintien de l'ordre; et qu'ils garantissent que les normes des droits de l'homme soient disséminées le plus largement possible au sein de l'organisation concernée. Le Centre pour les droits de l'homme des Nations Unies s'appuie sur une liste toujours plus longue de spécialistes pour conduire ses programmes dans une grande variété de pays. Les principes évoqués ont été utilisés avec succès pour des programmes de formation à l'intention des fonctionnaires de police engagés dans les opérations de maintien de la paix des Nations Unies. La Division pour la prévention du crime et la justice pénale des Nations Unies, située à Vienne, a elle aussi organisé dans certains pays des programmes de formation pour les fonctionnaires de police, combinant une solide composante pratique aux normes de droits de l'homme, ainsi qu'aux normes d'importance particulière pour les activités de la Division39. La présentation de programmes à base pratique, qui toutefois ne prétendent pas fournir une formation technique à la police, est un des objectifs des activités de diffusion du Comité international de la Croix rouge (CICR) dans ce domaine particulier. Le CICR est surtout connu pour ses activités premières de protection et d'assistance aux victimes militaires et civiles des conflits armés et pour sa dissémination du droit humanitaire international - en particulier par le biais de programmes de formation à l'intention des membres des forces armées40. Le nombre croissant de conflits internes; la difficulté parfois d'établir une distinction entre les conflits armés (dans lesquels l'armée est généralement déployée) et les conflits d'autre nature (dans lesquels sont déployés les forces de police ou les forces paramilitaires); et le fait que les opérations de police destinées à contrôler la violence interne donnent lieu, de plus en plus fréquemment, à des problèmes humanitaires comparables à ceux qui se présentent durant les conflits armés, sont autant de facteurs qui ont conduit le CICR à élaborer un programme de dissémination pour la police. Les programmes du CICR qui sont souples et adaptables aux besoins de publics spécifiques, mettent l'accent sur les règles du droit humanitaire international (et particulièrement 38 Ces principes sont énoncés dans un document de travail élaboré pour un Séminaire sur les droits de l'homme et la police, organisé par le Conseil de l'Europe à Strasbourg du 6 au 8 décembre 1995, et au chapitre 1 de la publication Human Rights and Law enforcement - A Manual on Human Rights Training for Police (Professional Training Series No.5). Ces principes requièrent par exemple: -des présentations collégiales (présentations de programmes par des personnes spécialistes du maintien de l'ordre et de la formation de la police); -la formation des formateurs (pour que l'impact des programmes soit intensifié par la volonté des formateurs de conduire des programmes de formation de même type que celui qu'eux-mêmes ont suivi); -une approche pratique (apportant des informations concrètes et des exemples de bonne pratique pour chaque aspect du travail de la police considéré); -un enseignement visant à sensibiliser (en élargissant, au-delà de la diffusion de normes et de bonnes pratiques, les objectifs des programmes à des exercices conçus pour sensibiliser les participants au risque éventuel qu'eux-mêmes enfreignent ces normes). 39 Comme énoncé, par exemple, dans le Recueil des normes des Nations Unies en matière de prévention du crime et de justice pénale, Nations Unies, New York, 1992 (Publication des Nations Unies nº de vente: E.92.1V.1 ISBN92-1-130148-3). 40 Le mandat relatif aux activités du Comité international de la Croix rouge est basé sur les quatre Conventions de Genève de 1949 et sur les protocoles additionnels de 1977, ainsi que sur son propre statut. 158 celles qui intéressent les fonctionnaires de police), ainsi que sur les normes pertinentes de droits de l'homme. Un matériel pédagogique, y compris des exercices de jeux de rôle, a été conçu pour ces programmes; les programmes et le matériel, qui se sont avérés acceptables pour les organisations de police civile non confrontées à une quelconque forme de conflit, sont encore mieux adaptés aux organisations de police paramilitaire et aux organisations de police civile confrontées à des tensions internes ou à des conflits. Une autre institution compétente dans le domaine de la législation internationale des droits de l'homme et du droit humanitaire international est l'Institut Raoul Wallenberg des droits de l'homme et du droit humanitaire, basé à l'Université de Lund en Suède. L'Institut Raoul Wallenberg propose des programmes, fondés sur ces disciplines, aux hommes politiques, fonctionnaires de gouvernement, membres du pouvoir judiciaire, juristes, personnels militaire et de police dans de nombreux pays. Il est particulièrement actif en Afrique. L'Institut puise dans les compétences de son personnel et de spécialistes extérieurs dotés des connaissances nécessaires. Ses programmes sont d'inspiration pratique et, en raison de son efficacité administrative et de l'adaptabilité de son personnel et de ses spécialistes, il peut réagir à court délai pour répondre aux besoins divers et variés en matière de formation et d'éducation. Outre les programmes qu'il organise à l'étranger, l'Institut organise des séminaires à l'intention de fonctionnaires, y compris de fonctionnaires de police, dans ses locaux à Lund. Il organise également des visites d'étude à leur intention. Certains participants aux séminaires de Lund ont déjà pu bénéficier des programmes proposés par l'Institut dans leur pays d'origine et, en se rendant sur place, ils ont pu élargir leurs connaissances et leur sensibilité aux droits de l'homme et aux normes humanitaires. Le dernier acteur sur la scène internationale, mais non des moindres, et qu'il faut évoquer dans ce contexte, est le Conseil de l'Europe, qui cherche à promouvoir ses principes statutaires de démocratie parlementaire, ainsi que le respect des droits de l'homme et la prééminence du droit. La Direction des Droits de l'Homme du Conseil de l'Europe a pris un certain nombre d'initiatives en matière de formation de la police, notamment: la publication d'un manuel41 "Les droits de l'homme et la police", de John Alderson, ancien officier supérieur de la police; la tenue d'une réunion de directeurs et de représentants d'écoles de police et d'instituts de formation de la police à Strasbourg en 1990; la publication et la diffusion d'un document42 sur "La police et la Convention européenne des droits de l'homme" de Peter Duffy, avocat; une formation aux droits de l'homme à l'intention de fonctionnaires de police turcs, par des visites d'études en Suède, au Royaume-Uni, en Belgique et en Allemagne; une formation aux droits de l'homme à l'intention de fonctionnaires de police albanais et membres de l'Ecole de police albanaise, par des séminaires, des ateliers et des visites d'études; et la tenue d'un séminaire sur les droits de l'homme et la police à Strasbourg en décembre 1995. D'autres directions du Conseil de l'Europe ont entrepris des activités dans ce domaine, y compris un certain nombre de cours de formation pour la police organisés par la Direction des affaires juridiques pour les pays d'Europe centrale et orientale. INITIATIVES NATIONALES Pour les besoins du séminaire qu'elle a organisé à Strasbourg en décembre 1995, la 41 J. Alderson, Les droits de l'homme et la police. Les éditions du Conseil de l'Europe, Strasbourg, 1994. 42 Peter Duffy, La police et la Convention européenne des droits de l’homme, Centre d’information sur les droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Strasbourg 1995 (DH-AW-PO (95) 23). 159 Direction des Droits de l'Homme du Conseil de l'Europe a demandé aux participants - des directeurs ou des représentants d'écoles de police ou d'instituts de formation de la police - de fournir des informations détaillées sur la formation aux droits de l'homme donnée au personnel de police dans leurs pays respectifs. Des représentants de tous les Etats membres ont été invités, ainsi que des représentants du Belarus, de Croatie, de Russie, de "l'ex-République yougoslave de Macédoine" et d'Ukraine. Les représentants de onze Etats membres43 ont répondu à cette demande et l'analyse des réponses a donné les résultats suivants: dans quatre Etats, les droits de l'homme sont traités comme une matière séparée et spécifique dans les instituts de formation44, alors que dans cinq autres, l'enseignement sur les instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme fait partie intégrante des programmes des instituts de formation45. D'autres réponses ont montré que les droits de l'homme sont enseignés dans le cadre de cours portant sur d'autres sujets comme "le droit constitutionnel" et la "théorie de la police". Bien sûr, on ne peut pas tirer de conclusions très solides de ces données en raison du petit nombre d'Etats ayant répondu et de la quantité très variable de détails fournis. En outre, il n'est pas possible d'évaluer, à partir des réponses, l'ampleur ou la qualité de l'enseignement fourni, et il se peut qu'un institut qui intègre l'enseignement des droits de l'homme dans d'autres cours traite malgré tout le sujet de façon appropriée. Toutefois, ces réponses permettent de se faire une idée de l'état de l'enseignement ou de la formation aux droits de l'homme et l'auteur de cette communication peut compléter ces informations avec ses impressions personnelles, puisqu'il a conduit des séminaires et des ateliers sur les droits de l'homme à l'intention du personnel de police dans de nombreux Etats en Europe, en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie centrale et en Asie. Les réponses des participants telles que décrites ci-dessus et les impressions personnelles de l'auteur lui permettent de conclure, avec suffisamment de certitude, que la plupart des programmes nationaux de formation ne traitent pas les droits de l'homme comme un sujet séparé ni de grande importance, et que la dimension internationale de la protection des droits de l'homme n'est pas très largement couverte. En outre, l'auteur conclut de son propre engagement dans l'enseignement des droits de l'homme au personnel de police que la résistance à la notion de droits de l'homme est assez répandue dans les rangs de la police et que beaucoup de fonctionnaires de police se sentent autorisés ou fondés à enfreindre les droits de l'homme dans le cadre de leurs fonctions. L'auteur conclut également que si le respect et la protection des droits de l'homme revêtent des degrés très divers dans les nombreux pays dans lesquels il a organisé ses programmes, l'attitude des fonctionnaires de police envers les droits de l'homme et les justifications qu'ils avancent pour leur porter atteinte ne varient pas dans les mêmes proportions. Ces conclusions soulignent l'importance de la formation aux droits de l'homme pour les fonctionnaires de police; l'importance d'un commandement, d'une gestion et d'un contrôle véritables des fonctionnaires de police; et l'importance de garantir la responsabilité juridique de chaque fonctionnaire de police pour ses propres actes ou omissions. Les conclusions suggèrent également que, à quelques exceptions près, la formation aux droits de l'homme pour les 43 Danemark, Finlande, France, Hongrie, Islande, Norvège, Pologne, Roumanie, Saint-Marin, Suède et Turquie. 44 Danemark, Norvège, Pologne et Turquie. 45 Danemark, Finlande, Pologne, Roumanie et Turquie. 160 fonctionnaires de police est inadaptée, ce qui est fort préjudiciable à la jouissance des droits de l'homme et au bon maintien de l'ordre public. Concomitance - Les aspects normatifs et techniques du maintien de l'ordre Le bon exercice de la profession et la bonne gestion du maintien de l'ordre dépendent de la connaissance et du respect des règles pertinentes ainsi que de la mise en oeuvre de compétences techniques. Même si de nombreux fonctionnaires de police soulignent avec fierté l'approche pratique et pragmatique qu'ils adoptent envers leurs fonctions ainsi que leur capacité à faire preuve de "sens commun" face aux situations qu'ils rencontrent, toutes les compétences techniques dont ils ont besoin requièrent des bases théoriques saines, qu'ils ignorent à leurs risques et périls. Ces liens fondamentaux entre les aspects normatifs et les aspects techniques du maintien de l'ordre, d'une part, et entre la théorie et la pratique du maintien de l'ordre, d'autre part, sont particulièrement apparents dans le domaine particulier choisi pour illustrer ces points - celui qui concerne le traitement des détenus et, plus spécifiquement, l'interrogatoire des suspects. Le pouvoir et la capacité de priver une personne de sa liberté et d'interroger cette personne constituent un élément essentiel du processus d'enquête, en particulier lorsqu'il s'agit de crimes graves. NORMES INTERNATIONALES RELATIVES A LA PROTECTION DES DETENUS Les normes internationales relatives au traitement des détenus expriment essentiellement l'interdiction totale et absolue de la torture et autres prines ou traitements cruels, inhumains et dégradants46, et elles expriment le droit des détenus à un traitement humain47. Elles énoncent également un certain nombre d'autres droits et garanties complémentaires en dépendant - par exemple des droits visant à prévenir la détention au secret et à garantir des normes minima d'hygiène et de confort pour les détenus48. La torture est définie à l'article 1 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants49. Voici un extrait de cette définition: "Le terme 'torture' désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d'obtenir d'elle ou d'une tierce personne des renseignements ou des aveux." La définition stipule également que la torture est un acte commis "par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite". Pour ce qui est des fonctionnaires de police, l'interdiction de la torture en droit international est exprimée de la façon suivante à l'Article 5 du Code de 46 Par exemple, la Déclaration universelle des droits de l'homme (Article 5); le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (Article 7); la Convention européenne des droits de l'homme (Article 3). 47 Par exemple, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (Article 10); l'Ensemble de principes pour la protection des personnes soumises à une forme quelconque de détention ou d'emprisonnement (Principe 1). 48 Par exemple, la Convention européenne des droits de l'homme (Article 5.3 et 5.4); le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (Article 9.3); l'ensemble de principes pour la protection des personnes soumises à une forme quelconque de détention ou d'emprisonnement (Principes 12, 16, 17 et 19); Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus (Règles 9 à 20). 49 Adoptée et ouverte pour signature, ratification et adhésion par la résolution 39/46 du 10 décembre 1984 de l'Assemblée générale des Nations Unies. 161 conduite pour les responsables de l'application des lois50: "Aucun responsable de l'application des lois ne peut infliger, susciter ou tolérer un acte de torture ou quelque autre peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant, ni ne peut évoquer un ordre de ses supérieurs ou des circonstances exceptionnelles telles qu'un état de guerre ou une menace de guerre, une menace contre la sécurité nationale, l'instabilité politique intérieure ou tout autre état d'exception pour justifier la torture ou d'autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants." Bien que la torture soit universellement condamnée et proscrite, le Rapporteur spécial des Nations Unies chargé d'examiner les questions ayant trait à la torture a indiqué, dans son rapport à la 43e session de la Commission des droits de l'homme, que la torture reste un "phénomène étendu" et qu'"aucune société, quel que soit son système politique, n'en est totalement exempte"51. En outre, le Rapporteur spécial ayant été nommé en 1985, la plupart de ses rapports annuels à la Commission de droits de l'homme soulignent l'importance de la formation de la police en matière d'interdiction de la torture et de traitement humain des détenus. De telles recommandations reflètent les dispositions de la Convention contre la torture (ci-dessus mentionnée) et de la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants52, qui requièrent la formation des fonctionnaires de police pour garantir l'interdiction de la torture53. Ces deux instruments demandent aussi aux Etats de garder systématiquement à l'examen les méthodes et les pratiques d'interrogatoire ainsi que les dispositions relatives à la garde à vue et au traitement des détenus54. Dans son rapport à la Commission daté du 18 décembre 198955, le Rapporteur spécial demande que l'enseignement de méthodes d'interrogatoire qui tiennent compte et respectent les droits et la dignité des détenus fasse partie de la formation des fonctionnaires de police. Cette recommandation est importante; en effet, si les autres recommandations du Rapporteur spécial peuvent être lues comme des appels à une simple formation aux normes relatives au traitement des détenus, il s'agit là d'un appel à la formation aux aspects techniques du maintien de l'ordre. La question se pose dès lors de savoir quelle doit être la base d'une telle formation. NORMES INTERNATIONALES RELATIVES A L'INTERROGATOIRE DES SUSPECTS Une source utilisable pourrait être une recommandation du Comité contre la torture (établi conformément à la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants). Le Comité, désireux de compiler des normes, a indiqué56 que les dispositions législatives pourraient être utilement complétées par un code de conduite pour les interrogatoires couvrant des questions telles que l'information systématique du 50 Adopté par la résolution 34/169 du 17 décembre 1979 de l’Assemblée générale des Nations Unies. 51 Référence E/CN.4/1987/13. 52 Adoptée par la résolution 3452 (XXX) du 9 décembre 1975 de l’Assemblée générale des Nations Unies. 53 Voir l’article 10 de la Convention et l’article 5 de la Déclaration. 54 Voir l’article 11 de la Convention et l’article 6 de la Déclaration. 55 Référence E/CN.4/1990/17. 56 Recommandation à laquelle il est fait référence dans un document du Professeur Jim Murdoch, La convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants concerne aussi la police. Présenté lors du Séminaire sur les droits de l’homme et la police organisé par le Conseil de l’Europe en décembre 1995, à Strasbourg (DH-AW-PO (95) 3). 162 détenu sur l'identité des fonctionnaires conduisant l'interrogatoire; des périodes de repos entre les interrogatoires et des pauses durant ceux-ci; les endroits où les interrogatoires peuvent avoir lieu; et l'interrogatoire d'individus vulnérables. Alors que les dispositions évoquées expriment des normes de conduite, et ne traitent pas des aspects techniques des interrogatoires, la proposition d'étoffer les - trop peu nombreuses normes relatives aux aspects techniques du maintien de l'ordre est intéressante. De telles normes peuvent constituer de saines directives d'action et une base solide pour la formation. La Convention contre la torture, et la Déclaration, demandent aux Etats de garder à l'examen les méthodes et pratiques d'interrogatoire mais ne fournissent pas d'indications à ce sujet - mis à part le fait que la torture et les mauvais traitements ne doivent pas faire partie de ces méthodes et pratiques. Certaines normes relatives à la pratique actuelle de l'interrogatoire sont cependant énoncées dans l'Ensemble de principes pour la protection de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention ou d'emprisonnement57, et c'est là un exemple de la façon dont un instrument exprimant des normes internationales de droits de l'homme peut aussi énoncer des normes concernant les aspects techniques du maintien de l'ordre. Les Principes fondamentaux sur l'usage de la force et des armes à feu par les responsables de l'application des lois constituent un autre ensemble de principes internationaux remplissant cette fonction, et de façon plus complète58. Le fait que des instruments internationaux, qui définissent principalement des normes de comportement et de conduite, doivent aussi établir des normes de nature pratique ou technique étaie l'argument selon lequel les aspects normatifs et techniques du maintien de l'ordre sont inséparables. Les normes relatives à l'interrogatoire contenues dans l'Ensemble de principes sont brèves et succinctes, et elles sont inspirées par la connaissance de certains des processus psychologiques qui entrent en jeu au cours d'un interrogatoire, ainsi que de ce qui constitue de "mauvaises pratiques" lors des interrogatoires de suspects par la police. Le principe 21 interdit d'"abuser de la situation d'une personne détenue ou emprisonnée pour la contraindre à avouer, à s'incriminer de quelque autre façon ou à témoigner contre une autre personne". Il interdit également de soumettre un détenu, durant son interrogatoire, à "des actes de violence, des menaces ou des méthodes d'interrogatoire de nature à compromettre sa capacité de décision ou son discernement". Ces dispositions constituent un premier pas vers une conception technique du maintien de l'ordre. Ce n'est qu'un premier pas car elles ne s'aventurent pas très loin sur cette voie et parce qu'elles expriment des interdictions plutôt que des exemples positifs de bonne pratique. Remarques de conclusion Les normes internationales exprimant des principes de bonne conduite en matière de maintien de l'ordre sont bien établies et probablement complètes. Il existe désormais un besoin urgent pour la formulation de normes internationales qui traitent de domaines-clés du maintien de l'ordre et qui soient inspirées non seulement des éléments normatifs existants mais aussi d'une théorie solide et de la meilleure pratique existante en ce qui concerne les aspects techniques de ces domaines-clés. L'absence de normes combinant les aspects normatifs et les aspects techniques explique pourquoi les très nombreux standards normatifs continuent à être 57 Adopté par la résolution 43/173 du 9 décembre 1988 de l’Assemblée générale des Nations Unies. 58 Adoptés le 7 septembre 1990 par le Huitième Congrès des Nations Unies sur la prévention du crime et le traitement des délinquants. 163 enfreints. L'interrogatoire des suspects illustre un de ces domaines-clés. Les résultats des recherches menées sur les processus psychologiques qui entrent en jeu au cours des interrogatoires et des aveux fournissent la base théorique nécessaire59, et des exemples de bonne pratique en matière de méthodes d'interrogatoire légales et humaines figurent dans les publications de divers auteurs qui ont mis au point et enseignent ces méthodes60. Les programmes de formation de la police doivent traiter sérieusement et systématiquement des exigences de bonne conduite en matière de maintien de l'ordre, particulièrement en l'absence de normes combinant expressément et de façon convaincante les aspects normatifs et techniques. La bonne conduite en matière de maintien de l'ordre implique que la police respecte sans réserve les droits de l'homme et reconnaisse sa fonction qui est de protéger les droits de l'homme. Ainsi, les droits de l'homme doivent être traités comme un sujet séparé et important des programmes de formation de la police et tous les aspects de la formation technique doivent être pleinement conformes à l'exigence de respect et de protection des droits de l'homme. Pour ce faire, on peut encourager une coopération plus large entre les écoles de police et les diverses organisations ci-dessus mentionnées qui proposent déjà des programmes de formation aux droits de l'homme pour la police. L'enseignement de la dimension internationale de la protection des droits de l'homme est un élément indispensable de l'éducation aux droits de l'homme. La bonne conduite est un élément indispensable du maintien effectif de l'ordre public. 59 Voir par exemple Gisli Gudjonsson, The Psychology of Confessions, Interrogation and Testimony. Wiley, Chichester, 1992. Voir par exemple E. Shepherd (ed), Aspects of Police Interviewing, édité in: Criminal and legal Psychology. N° 18. Leicester: British 60 Psychological Society. Un enseignement de "techniques investigatrices d’interrogatoire" (techniques d’interrogatoire des victimes, témoins et suspects de crime basées sur la psychologie) est également assuré, par exemple, par Aspley Limited of St. Albans, Hertfordshire, Royaume-Uni. 164 Interventions concerning theme 2 M. Imre BÉKÉS L'argumentation en faveur ou contre la peine de mort correspond à un choix de valeurs et il s'agit d'en retrouver les origines. D'un point de vue historique d'abord, la peine capitale se rattache à l'histoire des nations: la culture européenne - des cultures grecques et romaines, puis chrétiennes -, jusqu'au XXème siècle, a toujours été porteuse de la peine capitale. D'un point de vue régional ou de droit comparé ensuite, on s'aperçoit que l'abolitionnisme est circonscrit à l'Europe où il trouve ses seules bases institutionnelles. En effet, une religion mondiale comme l'Islam reconnaît et exige la peine de mort dans certains cas, et même une grande civilisation blanche comme les Etats-Unis a restauré son application en 1976. On ne peut négliger le rôle joué par l'opinion publique dans ce débat. En Hongrie, au cours de ces cinquante dernières années, la peine de mort a été appliquée comme un outil de la politique de terreur. L'opinion publique s'est habituée à l'utilisation de cette peine. Aussi, c'est par la voie de la Cour constitutionnelle et non pas la voie référendaire ou parlementaire, que la peine de mort a été déclarée anti-constitutionnelle en 1990. La Constitution hongroise garantit le droit à la vie, or, pour la Cour constitutionnelle, seul l'homme vivant peut jouir de la dignité. Droit à la vie et dignité étant étroitement liés, on est autorisé à conclure que la peine de mort est opposée à la substance même des droits de l'homme. M. Samson BELIAEV L'existence du crime organisé de l'ère postsoviétique est une menace pour la transition russe vers la démocratie car elle risque, d'une part, de limiter les libertés individuelles, le développement de médias indépendants et le déroulement d'élections libres et, d'autre part, de freiner les investissements étrangers et l'économie de marché. Le Centre d'études sur la criminalité organisée de la Faculté de droit de l'Université d'état de Moscou s'efforce, sous l'égide conjointe des Russes et des Américains, de combattre le crime organisé de l'ère postsoviétique. Ses objectifs sont les suivants: contribuer à la définition d'une politique efficace de lutte contre le crime organisé, mener à bien des activités de recherche et de formation, fournir aux journalistes des informations sur les stratégies pertinentes. Ce projet rencontre un problème extrêmement grave et inquiétant en Russie et dans le monde entier: le crime organisé est un thème qui revient de plus en plus souvent dans les discours politiques en Russie et beaucoup de députés du nouveau parlement ont été élus en raison même de leur programme de lutte contre ce phénomène. Par conséquent, en l'absence d'un effort pour informer tant les hauts responsables politiques que le grand public des alternatives démocratiques, il y a un danger réel de voir les autorités russes se sentir contraintes de recourir à des méthodes encore plus autoritaires, lesquelles pourraient mettre en péril la démocratie russe en général. Il y a des similitudes entre les conditions présentes dans les pays occidentaux au moment de l'apparition des organisations criminelles et celles qui existent actuellement en Russie; c'est pourquoi l'expérience acquise par les démocraties occidentales dans leur lutte contre le crime organisé présente un intérêt considérable pour la Russie. La lutte menée en Italie contre ce type de crime depuis quinze ans a réussi à cause de plusieurs conditions préalables: en 165 premier lieu, la prise de conscience de la population et l'existence de médias informés, capables d'aborder le problème du crime organisé dans toute sa complexité et de préconiser une approche démocratique, en même temps que le développement d'une littérature pertinente destinée aux étudiants en droit à propos des questions liées à ce phénomène; deuxièmement, l'adoption d'un cadre juridique approprié et d'un appareil judiciaire capable de traiter des problèmes liés au crime organisé et d'inciter les organismes institutionnels à en débattre au niveau parlementaire. Or, beaucoup de ces conditions préalables, indispensables à l'efficacité de la lutte contre le crime organisé, existent désormais en Russie. M. Robert FICO En Slovaquie, comme dans d'autres pays postcommunistes, les médias ne jouent pas un rôle important dans la lutte contre le crime organisé et la grande criminalité. Jusqu'à présent, ils n'ont même pas été capables de lancer, en coopération avec les organismes officiels compétents, une campagne contre la criminalité ou une campagne pour la protection des victimes. Bien qu'il soit évidemment important d'utiliser les médias pour informer la communauté des campagnes contre la criminalité, mon opinion est qu'il est encore plus nécessaire de convaincre la communauté que la criminalité n'est plus un problème qui peut exclusivement être résolu par l'Etat. Ceci signifie qu'il faut, dans une certaine mesure, responsabiliser et sensibiliser les citoyens au fait que seule une coopération étroite entre l'Etat et ses citoyens peut permettre de lutter avec succès contre la criminalité. Certains pays d'Europe occidentale ont élaboré des stratégies similaires: je pense que le Conseil de l'Europe pourrait jouer un rôle important dans l'établissement d'un système qui permettrait à ses Etats membres d'échanger leurs expériences concrètes dans ce domaine particulier. Ma dernière remarque concerne le rôle des médias en ce qui concerne la peine de mort. Je suis convaincu que, à condition que la volonté politique nécessaire existe dans un pays donné, les médias peuvent influencer l'opinion publique en faveur de l'abolition de la peine de mort, même si la communauté est très favorable à ce châtiment. Il y a quelques années, l'Institut juridique du Ministère de la justice de Slovaquie a effectué une recherche pour savoir jusqu'à quel point l'opinion publique peut être influencée au sujet de la peine de mort. A l'issue de cette enquête, nous sommes parvenus à la conclusion que l'Etat - en appliquant des méthodes qui seraient bien entendu différentes de celles utilisées pour la recherche - pourrait, de façon significative, modifier l'opinion publique sur les questions relatives à la peine de mort. M. Loukis LOUCAIDES Le point de vue exprimé par le Professeur Snijders selon lequel nous ne devrions avoir aucune loi sur la presse n'est, à mon avis, pas défendable, surtout lors de l'examen de la question de savoir comment combattre le crime organisé. Tout d'abord, comme il l'a affirmé, la presse doit être indépendante; pour atteindre cet objectif, il doit y avoir des lois pour s'assurer qu'elle ne tombe pas dans les mains d'intérêts particuliers. Sans la sauvegarde de cette indépendance, la presse peut risquer de contribuer à la 166 criminalité au lieu de la combattre car elle pourrait servir les intérêts de politiciens corrompus et de groupes qui se livrent à des activités criminelles, ou qui les soutiennent. En outre, il y a certains droits qui ne peuvent être sauvegardés que par la réglementation de la presse. Ce sont, par exemple, le droit à la protection de la réputation et le droit à l'information: il est incontestable, en fait, que - sans soumission à aucune loi - les médias peuvent facilement déformer l'information, aux dépens de ce droit effectif des citoyens à l'information et en faveur, dans la pire des hypothèses, d'activités criminelles. Enfin, il convient de souligner le devoir qui nous incombe, à nous juristes, d'informer les citoyens des valeurs inhérentes aux droits de l'homme et de la nécessité de préserver ces valeurs en tout temps, même au prix de l'impopularité. M. Mario CHIAVARIO Je me permets de poser une question à M. Max Snijders. J'aimerais connaître son opinion sur les pratiques que je qualifierais de "recherche de relations privilégiées" entre journalistes et enquêteurs, ou magistrats. Ces relations ne sont pas sans poser problème du point de vue de la déontologie du journaliste, du respect des droits de l'homme et de la bonne administration de la justice. J'aimerais particulièrement connaître son avis sur la pratique fréquente des interviews pendant lesquelles des membres du parquet sont amenés à prendre des positions sur un grand nombre de problèmes, y compris l'appréciation des lois en vigueur, la politique criminelle du pays, voire les enquêtes dont eux-mêmes - ou leurs collègues - ont la charge. M. Nigel RODLEY Le point de vue exprimé par M. Snijders, favorisant la liberté de la presse doit être soutenu: il est effectivement difficile d'imaginer par exemple qu'en se fiant au contrôle mis en place par des politiciens véreux, on puisse garantir l'existence d'une presse qui s'emploie à démasquer des politiques corrompus. Dans le même temps, on ne saurait ignorer que liberté d'investigation et journalisme de qualité se paient et qu'il sera peut-être nécessaire de voir si la contribution à l'information et à la compréhension de la presse dite de qualité n'est pas contrebalancée par la contribution à la haine, à l'intolérance et à la négation des droits de l'homme de la presse de vulgarisation. Je pense également, comme lui, qu'on a tort d'opposer les droits des victimes aux droits des délinquants, en tout cas antérieurement à une condamnation à la suite d'un procès équitable, car le fait de supposer qu'on a affaire à des délinquants quand des personnes sont simplement accusées d'un fait délictueux ou lorsqu'elles sont en garde à vue, est absolument contraire à la norme fondamentale des droits de l'homme, à savoir la présomption d'innocence. A l'issue du procès, quand on peut supposer - du moins à des fins juridiques - qu'on a effectivement affaire à des délinquants, les problèmes qui se posent sont de nature différente, en particulier lorsqu'ils ont trait à la peine de mort. A cet égard, il faut souligner que le fait que les gens soient en général favorables à la peine de mort ne signifie pas nécessairement qu'elle est pour eux une priorité: il conviendrait d'analyser précisément l'importance que le public attache à cette question. De plus, les dirigeants politiques, qui récusent publiquement la peine capitale au risque de perdre de leur popularité, jouent un rôle absolument essentiel. Il faut, de toute 167 évidence, trouver les bons arguments et savoir les exposer en donnant à entendre, par exemple, que ceux qui considèrent, d'une part, les punitions corporelles "mineures" comme un traitement illégal et dégradant et mettent délibérément en place, d'autre part, un système dans lequel des hommes et des femmes sont exécutés par pendaison, électrocution ou par balles font preuve, à tout le moins, d'une grande incohérence. Mme Kathleen MAHONEY Cette intervention porte sur certains des points soulevés par M. Snijders dans son rapport. Premièrement - au sujet de l'hypothèse selon laquelle les médias sont indépendants -, il convient de souligner qu'ils sont de plus en plus monopolisés par certaines personnes, ce qui compromet et érode gravement le principe de la libre circulation des idées sur lequel repose la liberté de la presse. Une seconde hypothèse contestable est que la réglementation de la presse peut causer plus de dommages que l'absence de réglementation. En fait, cela semble dépendre beaucoup du thème traité, de la personne dont les intérêts sont lésés et, en dernier ressort, de la nature du préjudice subi. Il est essentiel de tenir compte de l'équilibre des droits pour fixer les limites de la liberté de la presse: lorsque l'atteinte aux droits de l'homme d'individus ou de groupes l'emporte sur les avantages de médias sans entrave, il ne saurait y avoir une liberté absolue d'expression dans les médias. Médias et individus diffèrent profondément et les médias ne doivent donc pas être traités en droit comme tout autre individu; les médias doivent à l'évidence être protégés des ingérences de l'Etat, mais il ne faut pas leur accorder un droit à la liberté totale d'expression. Une réglementation apparaît nécessaire, spécialement lorsque l'exercice de ce droit met en jeu d'autres droits constitutionnels ou droits de l'homme d'individus, en compromettant la sécurité, le principe d'égalité et leur liberté de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants. M. Leonard LEIGH Lorsque l'on traite des questions relatives à la liberté de la presse, il n'y a ni règle universelle ni point d'équilibre susceptible d'être érigé en principe général. A mon avis, mieux vaudrait procéder en distinguant très nettement, d'une part, les sujets ouverts à la presse de ceux qui sont protégés et, d'autre part, en précisant les modalités de ces sauvegardes. Ce problème devrait être abordé dans le contexte de la structure des lois particulières qui existent dans un Etat donné. Il semblerait plus opportun de mettre en place un système où certains des thèmes abordés par la presse feraient l'objet d'un contrôle - de telle sorte que certains propos pourraient constituer un délit au regard de telle ou telle loi en vigueur à un moment donné -que d'essayer de créer un mécanisme qui contrôlerait de manière générale la presse en tant que telle. * * * 168 Réponses des rapporteurs Mme Vivien STERN Il est très important de finir sur une note optimiste. Aujourd'hui, les principes de droits de l'homme sont menacés et les menaces qui pèsent sur la démocratie s'alourdissent au fur et à mesure que s'élargit le fossé entre les systèmes et les populations. Par ailleurs, il faut considérer que les idées que nous défendons peuvent être très stimulantes et valables pour tous les individus de la société comme le montre le grand nombre de personnes et d'organisations qui œuvrent à leur promotion. Trois priorités se dégagent des échanges que nous avons eus. Premièrement, il faut soutenir davantage les personnes qui luttent pour la promotion et le respect des droits de l'homme et leurs organisations. Deuxièmement, il est nécessaire d'établir un programme pratique d'activités concrètes présentant de l'intérêt pour le grand public car nos propos sont souvent perçus comme trop abstraits et théoriques. Troisièmement, il importe au plus haut point de renforcer les liens entre les personnes qui œuvrent à la promotion des droits de l'homme, notamment en établissant un réseau européen d'hommes et de femmes, qui puissent échanger expériences et idées, se soutenir et s'aider mutuellement. M. Max L. SNIJDERS Par cette intervention, je souhaite répondre à certaines des observations formulées au sujet de mon rapport sur le rôle et la responsabilité des médias. En ce qui concerne le rôle des médias dans la lutte contre la criminalité, il a été suggéré que - en l'absence de réglementation - la presse pourrait favoriser la criminalité au lieu de la combattre. Il convient de noter que l'état ne devrait pas être en position ni d'ordonner à la presse de lutter contre la criminalité, ni de la contraindre à le faire, car la presse ne doit pas être considérée comme un instrument de l'état: cela serait la fin même de la liberté de la presse et un retour à une conception totalitaire de celle-ci. Quant aux préoccupations concernant les cas où la presse ferait l'apologie du racisme et inciterait à la haine, la solution semble consister à appliquer les lois existantes appropriées qui érigent ces comportements en crimes - que leurs auteurs soient ou non liés aux médias. Cette observation répond en partie à une autre remarque selon laquelle des médias sans entrave aucune ne sauraient être souhaitables: les restrictions imposées aux journalistes sont parfaitement justifiées si elles sont motivées par des agissements contraires à la loi, elles ne le sont nullement pendant l'exercice de leur fonction même de journaliste. A cet égard, il a été relevé que les médias diffèrent profondément des individus en termes de position de force et de contrôle dérivant du phénomène de monopolisation de la presse. Il convient de différencier clairement le pouvoir des médias en tant qu'institution, d'une part, du pouvoir des individus qui exercent leurs droits à recueillir et transmettre des informations, d'autre part. Il est nécessaire de restreindre le premier pouvoir, en appliquant des règles, qui peuvent être soit de nature juridique, soit de nature volontaire: mesures juridiques, autodiscipline et dispositions prévoyant l'indépendance des organes de rédaction, et peuvent contribuer à éviter les dangers de la monopolisation. 169 Enfin, je voudrais répondre à propos de l'inquiétude liée au danger de voir la liberté de la presse permettre à la presse "populaire" de prospérer et d'influencer profondément leurs lecteurs par des idées souvent contraires aux droits de l'homme. Bien que l'impact réal de cette presse sur le public ne soit probablement pas aussi fort que généralement imaginé, il convient de souligner que cela fait néanmoins partie des risques liés au fait d'avoir une presse libre. Le message que le Conseil de l'Europe devrait transmettre aux nouvelles démocraties est que, en fait, si l'on permet la démocratie, on accepte par là- même des libertés et des évolutions de société qui n'existaient pas auparavant et qui ne peuvent plus être contrôlées par un gouvernement. 170 SESSION DE CLOTURE Rapport général présenté par M. Bronislaw GEREMEK, Président de la Commission parlementaire des affaires étrangères, Varsovie Je voudrais tout d'abord exprimer au Professeur Zanghi l'admiration que j'ai pour le centre qu'il dirige, ses initiatives - et pas seulement celle-ci, à laquelle nous participons -, mais aussi d'autres initiatives concernant les droits de l'homme, concernant la lutte contre le crime. Mon admiration, va également à M. Imbert et à M. Guarneri pour l'image de ce colloque, pour le fait que ce colloque réunissait des magistrats, des procureurs, des avocats, des hauts fonctionnaires des Etats et des institutions internationales et aussi des responsables qui, de par leur travail, sont confrontés aux problèmes de la vie pratique, de la vie quotidienne. Cette rencontre entre théoriciens et praticiens, cette rencontre entre ceux qui connaissent la lettre de la loi et qui connaissent son application, a une valeur particulière et cela déjà me semble être une raison pour dire que ce séminaire est une réussite. Mais en face de ce travail, que nous avons commencé avec le rapport introductif du Professeur Mario Chiavario et ensuite continué avec des rapports, des communications et des débats, il me serait difficile de vous présenter une conclusion. Je ne me sentirais ni capable de le faire, ni compétent. Ce que je voudrais vous présenter - en sachant aussi que j'ai le privilège, qui ne devrait être donné à personne, d'avoir la parole sans la soumettre au débat et à la discussion -, ce sera une lecture personnelle de ce séminaire et de ses travaux. Ce séminaire portait sur la grande criminalité et les exigences du respect des droits de l'homme dans les démocraties européennes: tout un programme. Le séminaire a eu lieu à Taormina; nous avons tous admiré la beauté du paysage sicilien, même parfois dans le brouillard et dans l'influence du sirocco méditerranéen. Nous avons trouvé un peuple sympathique, chaleureux dans les contacts humains, mais nous sommes aussi en un lieu emblématique de la grande criminalité, du crime organisé. Nous sommes ici et nous visitons un peu avec l'œil du touriste la Magna Grecia. Nous voyons dans notre imagination la Grèce éloignée de la côte sicilienne et peut-être cet horizon éloigné nous rappelle que dans les grandes interrogations de l'humanité sur la démocratie et sur la vie publique, on doit, on devait toujours, faire affronter deux modèles de réponse: celui d'Athènes et celui de Sparte. A la fin de ce siècle, nous nous sentons plus proches du modèle tolérant et ouvert d'Athènes que de celui - plus autoritaire - de Sparte et c'est un point culturel de notre approche au problème du crime et de la répression. L'organisateur du séminaire, de ce colloque, le Conseil de l'Europe, la plus claire des institutions européennes, la plus claire dans le sens "clara" - qui est en contradiction avec ce qui est obscur -, est une institution, qui, dans le processus de l'intégration européenne, se distingue par une cohésion morale, par une référence au corps de conventions, à une philosophie politique: démocratie pluraliste, Etat de droit, droits de l'homme. Ainsi, noblesse oblige, dans l'esprit de cette philosophie, je prendrai le risque de déclarer, dès l'entrée dans le jeu, deux certitudes que je voudrais placer à la tête de mon approche. 171 D'abord, la première. Il faut mettre la peine de mort au ban de l'Europe. Il faut la mettre avec Albert Camus de 1957 - hors-la-loi. La peine capitale - ni utile, ni nécessaire - ne trouve aucune justification. Elle est en contradiction avec le système des peines basé sur la justice et non sur la vengeance. Le Protocole n° 6 devrait devenir de fait partie intégrante de la Convention de Rome. Les nouveaux pays membres devraient l'accepter sans délai en tant que l'acquis du Conseil de l'Europe. Les communications à ce sujet présentées par quelques pays de l'Est ne furent qu'une confirmation dramatique de cette nécessité. L'abolition de la peine de mort exprime la reconnaissance par l'Europe de la dignité de la personne humaine comme le principe fondamental de ses valeurs et de sa constitution. La deuxième certitude que je vous propose c'est qu'en vertu de ce même principe fondamental, on doit admettre que le respect des droits de l'homme doit être à la base aussi de toutes les politiques pénales. Toute suspension de ces droits - même temporaire - érode les assises de notre civilisation. Il ne faut pas oublier que toute atteinte à la dignité de la personne humaine a un caractère double: elle concerne celui qui la subit ainsi que celui qui l'impose. Les "raisons de la raison" et les "raisons du coeur" dont parlait Pascal vont de pair aussi dans ce cas. La jurisprudence des organes de la Convention européenne des droits de l'homme témoigne de la prise de conscience de la gravité du danger que la grande criminélité introduit dans la vie sociale des pays européens. Il reste néanmoins qu'en toute circonstance les droits individuels essentiels doivent être respectés. On soulignait dans les débats de Taormina que les changements dans la société amènent des changements dans la criminalité. L'histoire sociale du crime, en effet, démontre qu'à des époques différentes apparaissait la crainte collective en face des "crimes nouveaux" ou de la croissance du fait criminel. Dans l'Europe de la première modernité, la mendicité apparaissait comme un crime dangereux parce que le refus du travail menaçait les cadres sociaux du capitalisme naissant. De même, la répression sanglante du vagabondage visait à intimider ceux qui rompaient les liens de la communauté et menaçaient l'ordre public. Dans les sociétés anciennes, l'appareil judiciaire et policier était faible et la peine ne pouvait qu'être exemplaire. La sévérité des peines devait ainsi compenser la faiblesse de l'Etat et de la société civile. Mais il est significatif que même avant l'articulation du concept des droits de l'homme ces sociétés justifiaient le cas du vol en situation d'extrême nécessité. Le renforcement dans les temps modernes du pouvoir judiciaire et de la police allait de pair avec l'introduction d'une nouvelle philosophie du système pénal. La nouvelle dimension de la grande criminalité de nos jours est liée à l'apparition des contre-pouvoirs criminels. C'est un danger auquel il faut faire face. Au nom des droits de l'homme, il faut combattre efficacement le crime organisé. Rien ne peut défendre ou, plus encore, justifier le terrorisme et la mafia. On écoutait pendant notre colloque, la gorge serrée, la longue liste des victimes de la mafia italienne - des magistrats, hommes politiques, journalistes, carabiniers. La présentation du terrorisme mafieux et de ses liaisons internationales donnait l'impression que la mafia répond mieux que les Etats et les sociétés au défi de la globalisation. La vague du terrorisme, en particulier dans les années soixante-dix et quatre-vingt, semblait mettre l'ordre européen en danger. Dans les pays les plus exposés, comme l'Allemagne et l'Italie, il pouvait ainsi apparaître la tentation de lui opposer une terreur étatique. Mais les démocraties européennes ont su opposer au crime organisé la légalité organisée et au terrorisme la prééminence du droit. Dans la lutte contre le crime organisé, il est important de viser ses fondements 172 économiques, frapper ses finances. On doit chercher dans ce domaine des stratégies efficaces: confiscation, séquestration des biens et des avoirs suspects, ceux qui n'ont pas de certificat de naissance légale. On travaille ainsi dans l'intérêt de la communauté, on reste dans le principe de l'Etat de droit. Mais la recherche de l'efficacité dans la punition des crimes dépend des moyens restant dans le cadre légal de l'Etat de droit. Les recherches d'efficacité ne peuvent pas se servir des abus des droits de l'homme parce que les droits de l'homme doivent être respectés dans toute situation. En face de ces dangers, il ne faut pas se laisser faire par le climat de la peur du crime ou de la panique en face des crimes. Il faut que l'acquis démocratique de l'Europe soit la source de toutes les réponses en face de ce danger. Le même danger concerne maintenant l'Est. L'Europe orientale et centrale nous rappelle cette vérité connue et presque banale que la liberté a aussi un prix et qu'il y a des pathologies qui sont liées avec l'introduction de la liberté. Quand l'on sort d'une société gelée, il y a aussi un prix à payer pour cela. Dans cette région, le chômage, la pauvreté, une certaine décomposition des liens de groupe, la transformation du système économique vers le marché libre, amènent une situation explosive. Dans cette situation explosive, il y a deux dangers. L'un est le crime luimême, le deuxième est le populisme. C'est l'exploitation de la crainte, l'exploitation de la peur. Dans les pays post-communistes, on observe une pathologie dangereuse surtout à l'entrecroisement de la politique et de l'économie. La corruption, le clientélisme, qui apparaissent comme une sorte de continuation du monopole du parti communiste, d'une part, et comme un phénomène parasitaire accompagnant la transition, de l'autre, doivent être envisagés comme les origines de cette nouvelle criminalité. Pour extirper cette pathologie, il n'y a pas de meilleur moyen que de faire diminuer la place de l'Etat dans l'économie, introduire un système transparent des commandes publiques pour limiter les opportunités de la corruption, et il faut aussi installer une coopération internationale pour combattre les trafics de drogue, en premier lieu, mais aussi le trafic des femmes, le trafic des voitures, le trafic des armes, des objets incomparables mais formant tous la vraie source de la grande criminalité dans les pays de l'Est. Puisque, lors de notre colloque, il y avait cet accent du danger venant de l'Est, vous ne m'en voudrez pas si je souligne que ce danger de l'Est est lié à l'Ouest, que, maintenant, ces pathologies non seulement se côtoient mais collaborent. Les jeunes démocraties sont vulnérables, d'abord, parce que les puissantes organisations criminelles cherchent à influencer ou à dominer les procédures démocratiques et surtout les élections. Dans les élections récentes, certains pays de la région ont donné l'exemple de cette installation des mafias, des groupes criminels organisés, dans le processus démocratique même. La procédure démocratique semble, dans ce cas, se retourner contre la démocratie. A côté de cela, un deuxième phénomène est le fait que les frustrations sociales et le sentiment d'insécurité provoquent ensemble un accueil favorable aux démagogies autoritaires populistes, suscitent la recherche de l'homme fort, de l'homme providentiel, de la main forte dans la politique. Sans dramatiser outre mesure ce danger, il faut en être conscient pour pouvoir lui faire face. Le grand problème devant lequel nous nous sommes trouvés c'était comment réagir dans l'Etat de droit à la grande criminalité? D'abord, en mettant l'accent sur la prévention. En cherchant des politiques sociales qui seraient capables de faire face aux défis du temps et en particulier au chômage, il faut, il me semble, ne pas rester enfermé dans l'illusion de la possibilité du plein emploi; nous vivons dans 173 un temps où l'emploi devient une denrée rare, et c'est une nouvelle situation à laquelle il faut faire face sans avoir recours seulement à des politiques d'autrefois. Il faut aussi faire face au problème des migrations. Il faudrait accepter la nécessité d'acculturation des immigrés, et ne pas chercher des politiques répressives. Il faudrait définir aussi de nouvelles politiques de prévention, construire des structures qu'on a appelées "partenariales". L'expérience française des "Conseils de la prévention de la délinquance", en ayant recours au principe de la subsidiarité cher à l'Union européenne, nous dit qu'il faut se référer aux structures locales et aux communautés locales. Dans ce domaine, les expériences britanniques ont été, parfois, les plus intéressantes, traçant la voie de l'avenir. La petite délinquance nourrit la grande criminalité et c'est à cause de cela que nous devons mettre l'accent sur ce travail au ras du sol dans la communauté puisque, de cette façon, nous faisons perdre à la grande criminalité ses racines de masse. Et il faut mettre en œuvre des stratégies réduisant les occasions de crimes. Il faut mettre en œuvre des stratégies qui pourraient être appliquées dans l'économie, dans la vie sociale, pour diminuer les possibilités du crime. Mais la prévention ne va pas libérer les sociétés de la criminalité. Nous le savons. Il faut donc être conscient de la nécessité d'appliquer des stratégies pénales, des stratégies de la lutte efficace contre la grande criminalité. En adaptant des mesures plus efficaces que celles qui étaient pratiquées jusqu'à maintenant pour combattre la criminalité organisée (l'expérience italienne des pentiti, des repentis, semble être importante pour les autres pays ayant à faire au même phénomène), mais le gros problème c'est comment protéger les témoins des cours, les témoins des tribunaux, sans enfreindre le principe du procès public équitable? Tout dépend des juges. Nous devons être conscients que la pièce principale de toute notre stratégie de la défense de la société face au crime, ce sont les juges. Les juges entourés de respect, ayant eux-mêmes cette respectabilité morale dans la société et la donnant aussi aux institutions qu'ils représentent, et cherchant dans tout état de cause la vérité. Il ne faudrait pas oublier que dans les pays autoritaires et totalitaires, les juges étaient la pièce centrale de l'oppression totalitaire, la pièce maîtresse du régime autoritaire. Il est d'importance capitale de rétablir au judiciaire sa légitimité, pour que la lutte contre la grande criminalité soit efficace. Et il faudrait assurer que "le droit à la liberté et à la sûreté" prévu par la Convention soit exercé publiquement, devant l'opinion publique dans sa connaissance entière. Enfin, il faudrait que le système pénitentiaire soit soumis aux principes humanitaires respectant la dignité de la personne humaine, ayant recours à la psychiatrie dans le traitement pénal, exposée à la surveillance des organisations non gouvernementales et de l'opinion publique. Il faut être conscients de ce fait que le système pénitentiaire est toujours le point le plus fragile du respect des droits de l'homme, ou l'un des points les plus fragiles du respect des droits de l'homme dans les démocraties modernes. Et il faut aussi associer au système pénitentiaire des principes de réinsertion refusant surtout l'exclusion durable du condamné ou du criminel. Donc, ce qu'il faut, c'est une détection rapide du crime, une juste punition et une information publique adéquate, c'est le moyen le plus efficace de lutter contre le crime. C'est aussi la meilleure façon de fournir la "justice comme marchandise" aux victimes. Et je passe au dernier point, au problème de la société civile. Il faudrait dire que c'est le problème où il y a les plus grandes possibilités de travail et où il y a les plus grandes 174 interrogations. Pour obtenir une adhésion consciente des citoyens, il faut un énorme travail éducatif. D'abord, il nous faut obtenir une solidarité dans la défense de l'ordre et des libertés, une solidarité qui donnerait au procureur et à l'agent de police le sentiment qu'il a derrière lui et pour lui l'opinion publique. Cela ne peut se faire qu'avec la conscience que c'est au nom des droits de l'homme et pour les droits de l'homme qu'ils agissent. Une éducation dans la culture des droits de l'homme reste une des plus grandes tâches devant lesquelles nous nous trouvons. Peut-être est-ce l'un des défis de la fin du vingtième siècle? Et pour construire cette culture des droits de l'homme, il faut d'abord convaincre que nous devons combattre le crime et la grande criminalité au nom des droits de l'homme et, ensuite, convaincre l'opinion publique qu'il faut le faire dans le respect des droits de l'homme. Education et formation des personnels policiers et pénitentiaires dans la même culture des droits de l'homme? Certainement, mais aussi l'éducation dès l'école, jusqu'aux mass médias, l'éducation dans le respect et la culture des droits de l'homme. Le problème de la liberté des médias est un problème qui pourrait être l'objet d'un séminaire à part ou d'une série de séminaires. Il y a des questions auxquelles il ne faudrait pas donner trop vite et trop rapidement la réponse. Dire que l'on ne doit donner à la profession journalistique, aux médias, aucun cadre légal, aucune loi sur la presse, c'est peut-être prendre une décision trop rapide; dire qu'il faudrait que les médias soient les moyens d'action du gouvernement, ce serait miner les bases mêmes de la démocratie parce que la liberté des médias c'est la liberté des médias privés. Nous savons par l'expérience de l'Europe de l'Est quel est le prix de la propriété étatique des médias, nous savons que c'est la base même de la privation de liberté des sociétés. Il faut donc que la liberté des médias soit assurée, mais il faut aussi que la profession journalistique ne soit pas mise d'une certaine façon au-dessus de la loi. Elle doit être soumise au fonctionnement de la société, aux règles de la vie sociale. On peut penser que ce sont les mass médias qui devraient être le véhicule de cette éducation, que l'éducation de la société pourrait se faire par les médias. Ils pourraient ne pas être le producteur de stéréotypes dangereux sur la criminalité. Ils pourraient être, au contraire, le moyen d'élargissement de la culture des droits de l'homme. Mais les mass médias peuvent le faire seulement en ayant la liberté, et en se soumettant à l'impératif moral kantien. L'avenir de la société démocratique dépend du respect des droits de l'homme. Il devrait être présent aussi dans la répression du crime. Permettez-moi de sortir, pour un seul instant, de mon rôle de rapporteur général et de parler d'un élément de mon expérience personnelle. Historien, représentant d'un milieu académique, je me suis trouvé dans la vie politique. J'ai le sentiment que le plus grand défi qui se trouve devant les élites politiques des pays postcommunistes, c'est de combattre le sentiment d'insécurité. L'insécurité dans les pays postcommunistes est un danger immense. Membre du Parlement, je travaille sur les moyens législatifs pour combattre cela. Mais j'ai eu aussi une expérience dans ma vie à laquelle je n'étais pas préparé. Je ne pensais pas qu'un jour je me trouverais derrière les grilles de la prison. La prison, je la connaissais des livres, des documents de l'histoire, de la présentation merveilleuse de Foucault, et je me suis trouvé, un jour, avec les "droit commun", parce que dans les pays communistes il n'y a pas de notion du "prisonnier politique" et ensemble, avec ces "droit commun", petits voleurs et grands criminels, j'ai eu un jour une expérience dont le souvenir m'est toujours cher et que je trouve toujours émouvant. Après une grève de la faim, au milieu de la nuit, l'un de ces "droit commun" m'a jeté, par la petite fenêtre, quelques conserves de viande et du thé et, quelques jours plus tard, lors d'un contact fugitif, il m'a dit pourquoi. Il m'a dit: "La prison pour moi, c'est ma maison à moi; j'y passe toute ma vie et tu ne peux pas t'imaginer 175 comment ma maison a changé après l'arrivée de "Solidarité", en 1980-1981". Et c'est un souvenir que je porte en moi. C'est un souvenir qui me fait penser que quand je dois décider sur le code pénal, je dois aussi penser à ceux qui sont de l'autre côté. Le Conseil de l'Europe se trouve au croisement de trois pouvoirs, de tous les trois pouvoirs, mais aussi de la société civile. C'est un grand avantage pour une telle institution. C'est une institution qui est capable d'assurer une observation détaillée et précise des réalités de la criminalité et de la répression, d'en faire une analyse-diagnostic et aussi une reformulation de la philosophie des droits de l'homme, de l'application des droits de l'homme. Il n'y a pas d'autre institution qui peut le faire. C'est elle qui a maintenant le droit d'initiative à la sortie de notre séminaire. Nous avons posé des questions. Il ne faudrait pas que ces questions restent sans la possibilité de réponses, c'est-à-dire sans continuité. Et il faudrait - et je vous prie de ne pas considérer ce que je vais dire comme ma conclusion, comme une expression rhétorique -, il faudrait que derrière le concept des droits de l'homme que nous voulons instaurer au sein des démocraties modernes, il y ait l'homme, qu'il y ait la sensibilité à l'homme tout court. * * * 176 Annexe : Liste des participants ETATS MEMBRES DU CONSEIL DE L'EUROPE MEMBER STATES OF THE COUNCIL OF EUROPE ALBANIA/ALBANIE Mr Muhamet RRUMBULLAKU, Colonel, Director of the Criminal Police, Ministry of the Interior, Skanderbeg 3, AL - TIRANA Tel: (355.42) 64361 Fax: (355.42) 63607 M. Ylli KUMRIJA, Major, Chief of the Foreign Relations Department, Ministry of the Interior, Skanderbeg 3, AL - TIRANA Tel: (355.42) 64361 Fax: (355.42) 63607 BULGARIA/BULGARIE Ms Ilina TANEVA, Head of Council of Europe Division, Human Rights and Humanitarian and Social Affairs Directorate, Ministry for Foreign Affairs, 2 Alexandre Zhendov Str., SOFIA 1113 Tel: (359) 2 73 63 48 Fax: (359) 2 73 84 21 REPUBLIC OF CROATIA/REPUBLIQUE DE CROATIE Ms Ivana IMAMOVI_, Senior Counsellor, Department for Human Rights, Ministry of Foreign Affairs, Trg N. Š. Zrinskog 7-8, 10000 ZAGREB Tel: (385.1) 4569 953 Fax: (385.1) 4569 936 CYPRUS/CHYPRE Mr Petros CLERIDES, Senior Counsel of the Republic, Office of the Attorney-General, CY NICOSIA Tel: (357.2) 30 22 42 Fax: (357.2) 44 50 80 CZECH REPUBLIC/REPUBLIQUE TCHEQUE Mr Martin CEJP, Sociologist, Institute of Criminology and Social Prevention, nám. 14, _íjna 12, PB. 87, 15000 PRAGUE 5 Tel: (42.2) 54 44 08 Fax: (42.2) 54 64 37 ESTONIA/ESTONIE Mrs Triin PARTS, Second Secretary, Legal Department, Ministry of Foreign Affairs, Rävala pst. 9, EE0100 TALLINN Tel: (372) 6 31 7414 Fax: (372) 6 31 7099 FINLAND/FINLANDE 177 Mr Hari HANNULA, Counsellor of legislation, Ministry of Justice, P.O. Box 1, SF - 00131 HELSINKI Fax: (358.0) 18 25 77 37 FRANCE M. Bruno NEDELEC, Magistrat détaché à la Sous-Direction des droits de l'homme, Direction des affaires juridiques, Ministère des affaires étrangères, 37 quai d'Orsay, F -75007 PARIS Tél: (33.1) 43 17 53 17 Fax: (33.1) 43 17 43 59 GREECE/GRECE M. Nicolas TSIGAS, Directeur Général de politique pénitentiaire, Ministère de la justice, 96 rue Messoghiou, GR - 11527 ATHENES Tél: (30.1) 802 9975 Fax: (30.1) 771 7182 HUNGARY/HONGRIE Mr Ákos KARA, Senior Desk Officer, Department of Criminal Codification, Ministry of Justice, Szalay u. 16, H - 1055 BUDAPEST Tel: (36.1) 311 96 48 Fax: (36.1) 311 78 52 ICELAND/ISLANDE Mr Tryggvi THORHALLSSON, Legal Advisor, Ministry of Justice, Arnarhvoll, 150 REYKJAVIK Tel: (354) 560 9010 Fax: (354) 552 7340 ITALY/ITALIE Mme Cristina ANTONELLI, Conseillère, Service du contentieux diplomatique, Ministère des affaires étrangères, 1 Piazzale della Farnesina, I - 00196 ROME Tél: (39.6) 323 60 37 Fax: (39.6) 323 60 02 REPUBLIC OF LATVIA/REPUBLIQUE DE LETTONIE Ms Inese SVIKŠA, Senior Desk Officer, Department of Public Law, Ministry of Justice, Brivibas Bulv. 36, LV -1536 RIGA Tel: (371.7) 33 31 82 Fax: (371.7) 28 55 75 LITHUANIA/LITUANIE Mr K_stutis VAGNERIS, Chief Prosecutor, Information and International Relations Department, Smetonos Str. 4, 2709 VILNIUS Tel: (370.2) 61 21 31 Fax: (370.2) 61 19 26 LUXEMBOURG M. Carlo SCHOCKWEILER, Attaché de Gouvernement 1er en rang au Ministère de la justice, 16 Boulevard Royal, L - 2934 LUXEMBOURG 178 Tél: (352) 478 4541 Fax: (352) 227 661 REPUBLIC OF MOLDOVA/REPUBLIQUE DE MOLDAVIE M. Vitalie NAGACEVSCHI, Chef de la Division des relations internationales, Ministère de la justice, 82 str. 31 August, Ministerul Justitie, MD 2012 CHISINAU Tél: (373.2) 22 33 15 Fax: (373.2) 23 47 97 NORWAY/NORVEGE Ms Hilde INDREBERG, Legal Adviser, Department of Legislation, Ministry of Justice, Box 8005 Dep. N - 0030 OSLO Tel: (47) 22 24 53 85 Fax: (47) 22 24 27 25 POLAND/POLOGNE Mr Andrzej KALI_SKI, Lawyer, Counsellor at the Ministry of Foreign Affairs, Al. J.ch Szucha 23, PL - 00580 WARSAW Tel: (48.22) 62 39 769 Fax: (48.22) 62 12 342 PORTUGAL Ms Maria Candida DE ALMEIDA, Procureur Général Adjoint, Procuradoria Geral da República, Rua da Escola Politécnica 140, P - 1294 LISBONNE CEDEX Tél: (351.1) 395 5296 ROMANIA/ROUMANIE M. Mihai MAROZ, Colonel, Chef de la Police du département de Ialomi_a, Ministère de l'intérieur, R - BUCAREST Tél: (40.1) 615 1108 Fax: (40.1) 311 3555 SLOVAK REPUBLIC/REPUBLIQUE SLOVAQUE Mr Robert FICO, Ministry of Justice, _upné nám. 13, 813 11 BRATISLAVA Tel: (42.7) 535 3179 Fax: (42.7) 531 2435 SLOVENIA/SLOVENIE Mr Primoz TREBE_NIK, State Prosecutor, Ferrarska 9, 6600 KOPER Tel: (386.66) 33 881 Fax: (386.66) 34 334 SWEDEN/SUEDE Mr Lars SJÖSTRÖM, Deputy Assistant Under-Secretary, Ministry of Justice, S - 10333 STOCKHOLM Tel: (46.8) 405 4682 Fax: (46.8) 405 4382 TURKEY/TURQUIE 179 Mr Turhan FIRAT, Director General, Council of Europe and Human Rights Department, Ministry for Foreign Affairs, Büyükelçi - AKGM, Di_i_leri Bakanligi, BALGAT - ANKARA Fax: (90.312) 287 1581 UKRAINE Mr Vjacheslav YARENKO, Second Secretary, European Regional Co-operation Department, Ministry of Foreign Affairs, 1 Mykhaylivska sq., 252018 KYIV Tel: (7.044) 212 83 02 Fax: (7.044) 226 31 69 ETATS NON MEMBRES DU CONSEIL DE L'EUROPE NON-MEMBER STATES OF THE COUNCIL OF EUROPE REPUBLIC OF BELARUS/REPUBLIQUE DE BELARUS Mr Uladzimir KRAMYANKA, Second Secretary, Department of Humanitarian Affairs and Human Rights, Ministry of Foreign Affairs, 19 Lenin Street, MINSK 220030 Tel: (375.17) 227 48 34 Fax: (375.17) 227 45 21 OTHER PERSONALITIES / AUTRES PERSONALITES M. George ANTONIU, Directeur Adjoint de l'Institut de recherches juridiques de l'Académie roumaine, Rue 13 Septembrie, nr 13, RM - 76117 BUCAREST Tél: (40.1) 410 4059 Fax: (40.1) 335 4496 M. Alessandro G. ATTANASIO, Avocat, Via Ramondetta 31, I - 95129 CATANIA (Italie) Tél: (39.95) 38 64 71 Fax: (39.95) 38 64 71 M. Francesco BASILE, Conseiller, Intercenter, Via Ghibellina 59, I - 98100 MESSINA (Italie) Tél: (39.90) 71 05 54 Fax: (39.90) 71 92 63 M. Imre BÉKÉS, Professeur à l'Université de Budapest, Membre de la Commission européenne des Droits de l'Homme, Czévi Köz 11/A, H - 1025 BUDAPEST Tél: (36.1) 266 3313 Fax: (36.1) 266 3313 Mr Samson BELIAEV, Co-ordinator of the Organised Crime Study Center, Faculty of Law, Moscow State University, B. Zhigulyenkova 6-6, 105118 MOSCOW Tel: (7.095) 366 0023 Fax: (7.095) 939 2949 M. Carlo BELLITTO, Magistrat, Palazzo di Giustizia, I - MESSINA (Italie) Tél: (39.90) 71 32 94 Mr Francesco BRUNO, Professor of Forensic Psychiatry, University of Rome La Sapienza, Via Prati Fiscali 184, I - 00141 ROME Tel: (39.6) 88 64 01 76 Fax: (39.6) 88 32 74 93 Mr Alexander CAPMARI, Inspector, Interpol of the Republic of Moldova, Bld Stefan cel Mare 75, MD - 2012 CHISINAU Tel: (373.2) 25 59 15 Fax: (373.2) 22 50 45 180 Mme Maria Luisa CESONI, Maître Assistant, Faculté de droit (CETEL), Université de Génève, Uni-Mail, CH -1211 GENEVE 4 (Suisse) Tél: (41.22) 705 8607 Fax: (41.22) 705 8414 M. Mario CHIAVARIO, Rapporteur, Professeur de droit, Université de Torino, Via Giacosa 22, TORINO (Italie) Tél: (39.11) 65 90 37 Fax: (39.11) 66 99 037 M. Gavril-Josif CHIUZBAIAN, Président de l'Union des juristes de Roumanie, Rédacteur en chef de la Revue "Palais de Justice", 22 Bld. Magheru, Sector 1, RM - 70158 BUCAREST Tél: (40.1) 659 6820 Fax: (40.1) 659 6820 Mr Andrew COYLE, Governer, HM Prison Brixton, P.O. Box 369, Jebb Avenue, LONDON SW2 3XF Tel: (44.181) 674 9811 Fax: (44.181) 678 0834 Mr Ralph CRAWSHAW, Human Rights Consultant, Fellow of the Human Rights Centre of the University of Essex, former Senior Police Officer, South House, The Old Factory, Bells Lane, Glemsford, SUDBURY, Suffolk, CO10 7QA (United Kingdom) Tel: (44.1787) 281 732 M. Domenico CUCCHIARA, Président Adjoint honoraire de la Cour de Cassation, Via S. Eustochia 14, I - 98100 MESSINA (Italie) Tél: (39.90) 770 131 M. Régis de GOUTTES, Président du Comité directeur pour les droits de l'homme du Conseil de l'Europe, Avocat général près la Cour de Cassation, 1 quai de l'Horloge, 75001 PARIS Tél: (33.1) 44 32 74 77 Fax: (33.1) 44 32 77 10 Mme Marie-Pierre de LIEGE, Rapporteur, Magistrat, détachée à l'Institut du monde arabe, 1 rue des Fossés St. Bernard, 75236 PARIS CEDEX 05 Tél: (33.1) 40 51 39 48 Fax: (33.1) 43 54 76 45 M. Michel de SALVIA, Secrétaire adjoint de la Commission européenne des Droits de l'Homme, Conseil de l'Europe, F - 67075 STRASBOURG CEDEX Tél: (33.3) 88 41 23 68 Fax: (33.3) 88 41 27 92 Mr Istok EGETER, Assistant Lecturer, University of St. Gallen, Tigerbergstr. 21, CH -9000 ST. GALLEN (Switzerland) Tel: (41.71) 224 21 63 Fax: (41.71) 224 21 62 Mr Carl-Henrik EHRENKRONA, Member of the Bureau of the Council of Europe Steering Committee for Human Rights, Assistant Under-Secretary, Ministry for Foreign Affairs, P.O. Box 16121, S - 10323 STOCKHOLM Tel: (46) 8 405 50 83 Fax: (46) 8 723 11 76 M. Jean-Marc ELCHARDUS, Membre du Conseil scientifique criminologique, Professeur des Universités, Médecin des Hôpitaux, Hôpital Edouard Herriot, Place d'Arsonval, 69437 LYON CEDEX 03 (France) 181 Tél: (33.4) 72 11 00 09 Fax: (33.4) 72 11 61 33 M. Vladimir EVINTOV, Director of the Ukrainian Center for Human Rights, 64 Chervonoarmiiska str., 252005 KYIV Tél: (380.44) 227 2124 Fax: (380.44) 227 2398 Mr Isi FOIGHEL, Professor, Judge at the European Court of Human Rights, Nyhavn 35, DK 1051 COPENHAGEN K Tel: (45) 33 91 22 01 Fax: (45) 33 91 38 01 M. Jean GAUTHIER, Professeur à la Faculté de droit de l'Université de Lausanne, Boulevard de Grancy 3, 1006 LAUSANNE (Suisse) Tél: (41.21) 616 2005 Mr Bronislaw GEREMEK, General Rapporteur, Chairman of the Parliamentary Commission on Foreign Affairs, c/o Sejm, Chancellory of the Diet, ul. Wiejska 4/6/8, 00902 WARSAW Tel: (48.22) 694 1820 Fax: (48.22) 694 1900 M. Iskandar GHATTAS, Sous-Secrétaire du Ministère de la Justice, 28 rue Assiout, ET ELIOPOLIS-CAIRE (Egypte) M. Mocu_a GHEORGHE, Procureur en chef-adjoint, Section du Parquet général près la Cour suprême de justice, Ministère public roumain, Unirii nu. 2-4, secteur 5, BUCAREST Tél: (40.1) 410 5435 Fax: (40.1) 410 5435 M. Aldo GRASSI, Conseiller, Cour suprême de Cassation, Vice-Président d'Intercenter, Vicolo Sforza Cesarini 55, I - 00186 ROME Tél: (39.6) 687 3903 Ms Lynda HEIMS, PhD Candidate, Victoria University, Via della Madonna deil Monti 96, I 00184 ROME Tel: (0338) 831 7172 Mr Owe HORNED, Chief Lawyer, Swedish Prison and Probation Administration, S - 60180 NORRKÖPING (Sweden) Tel: (46.11) 19 30 00 Fax: (46.11) 19 38 02 Mr Hartmuth HORSTKOTTE, Judge at the Supreme Court, Oldenburgalle 58, 14052 BERLIN Tel: (49.30) 320 9246 Fax: (49.30) 322 8164 Mr Jerzy JASKIERNIA, Member of the Committee on Legal Affairs and Human Rights of the Council of Europe Parliamentary Assembly, Chancellory of the Sejm, ul. Wiejska 6, PL - 00902 WARSAW Tel: (48.22) 694 1591 Fax: (48.22) 621 2341 M. Saulius KATUOKA, Professor of International Law, President of the Council of the Lithuanian Centre for Human Rights, Gedimino 22, 2600 VILNIUS Tél: (370.2) 62 88 58 Fax: (370.2) 62 89 60 Mr Juraj KOLESÁR, Rapporteur, Professor of Criminal Law, Vice-Dean, Faculty of Law, 182 Comenius University Law School, _afárikovo nám. 6, 81806 BRATISLAVA Tel: (42.7) 32 42 00 Fax: (42.7) 36 61 26 Mr Nickolay KOLLEV-BOSSIA, Journalist, President of the Foundation "Consent", 134 Rakovski Str., BG - SOFIA Tel: (359.2) 584 122 Mrs Ninel KUZNETSOVA, Head of the Criminal Law Department, Faculty of Law, Moscow State University, ul. 26 Bakinskikh, Komissarov 10-1-37, 117526 MOSCOW Tel: (7.095) 433 4360 Fax: (7.095) 939 2949 Mr Ahti LAITINEN, Associate Professor of Sociology of Law, Faculty of Law, University of Turku, Calonia 342, SF - 20014 TURKU (Finland) Tel: (358.2) 333 5512 Fax: (358.2) 333 6570 M. Mario LANA, Président, Union italienne des avocats pour les droits de l'homme, Via Emilio De Cavalieri 11, I - 00198 ROME Tél: (39.6) 84 12 940 Fax: (39.6) 85 30 08 01 Mr Leonard H. LEIGH, Professor of Criminal Law, London School of Economics, University of London, Ground Floor Flat, 30 Eccles Road, GB - LONDON SW11 1LZ Tel: (44.171) 955 7254 Fax: (44.171) 978 5529 Mr Kaspar LINKIS, Deputy Director of Public Prosecutions, Rigsadvokaturen, Christians Brygge 28, DK - 1559 COPENHAGEN Tel: (45) 33 12 72 00 Fax: (45) 33 14 70 08 Mr Uno L_HMUS, Judge at the European Court of Human Rights, Kalda Tee 44-6, EE 2400 TARTU (Estonia) Tel: (372.7) 44 10 87 Fax: (372.7) 44 14 57 M. Giovanni LONGO, Président de Chambre, Cour de Cassation, 4 Via della Fontanella, I 00187 ROME Tél: (39.6) 68 89 70 36 Fax: (39.6) 688 3420 Mr Loukis LOUCAIDES, Deputy Attorney-General of Cyprus, Member of the European Commission of Human Rights, 7 Aranizou Street, CY - NICOSIA Tel: (357.2) 30 2430 Fax: (357.2) 36 7498 Mr Nicholas McGEORGE, Criminological psychologist, Quaker Council for European Affairs, Pendle Bank, Sway Road, Hampshire, GB - LYMINGTON SO41 8LR (United Kingdom) Tel: (44.1590) 67 66 37 Fax: (44.1590) 67 66 37 Mrs Kathleen MAHONEY, Professor, Faculty of Law, University of Calgary, CDN CALGARY, Alberta (Canada) Tel: (1.403) 220 7254 Fax: (1.403) 282 8325 M. Emil MARINACHE, Directeur adjoint, Institut roumain pour les droits de l'homme, Piata Aviatorilor no. 3, RM - 71260 BUCAREST Tél: (40.1) 222 57 24 Fax: (40.1) 222 42 87 183 Mr Carmelo MARINO, Judge, Via XXVII Luglio 61, I - MESSINA (Italy) Tel: (39.90) 67 50 06 M. Vito MAZZARELLI, Avocat, Segretario consulta giustizia europea diritti delli uomo, Via Barberini 3, I - 00187 ROME Tél: (39.6) 474 36 90 Fax: (39.6) 48 37 15 Mr Jens MEYER-LADEWIG, Vice-Chairman of the Council of Europe Steering Committee for Human Rights, Ministerialdirigent, Federal Ministry of Justice, Heinemannstr. 6, Postfach 20 03 65, D - 53170 BONN Tel: (49) 228 58 44 40 Fax: (49) 228 58 45 25 Mr Arne OUGAARD, Deputy Director-General, Department of Prisons and Probation, Klareboderne 1, DK - 1115 COPENHAGEN K Tel: (45) 33 11 55 00 Fax: (45) 33 32 24 94 Mr Bertel ÖSTERDAHL, Director-General, Swedish Prison and Probation Administration, S 60180 NORRKÖPING (Sweden) Tel: (46.11) 19 30 00 Fax: (46.11) 19 38 02 Mr Ion POTLOG, Commissioner of Police, Police Colonel, George Enesau Str. 19, MD - 2012 DROCHIA (Republic of Moldova) Tel: (373.2) 52 25 000 Fax: (373.2) 52 22 880 Mr Eric PROKOSCH, Theme Research Coordinator, Amnesty International, 1 Easton Street, GB - LONDON WC1X 8DJ Tel: (44.171) 413 5500 Fax: (44.171) 956 1157 M. Paolo PUCCI DI BENISICHI, Ambassadeur, Représentant permanent de l'Italie auprès du Conseil de l'Europe, 3 rue Schubert, 67000 STRASBOURG Tél: (33.3) 88 60 20 88 Fax: (33.3) 88 60 65 64 M. Guido RAIMONDI, Membre du Bureau du Comité directeur pour les droits de l'homme du Conseil de l'Europe, Magistrat, Co-agent auprès de la Commission et de la Cour européennes des Droits de l'Homme, 3 rue Schubert, F - 67000 STRASBOURG Tél: (33.3) 88 60 20 88 Fax: (33.3) 88 60 65 64 Mr Monty RAPHAEL, Chairman of the Business Crime Committee of the International Bar Association, Senior Partner, Peters & Peters, 2 Harewood Place, Hanover Square, LONDON W1R 9HB Tel: (44.171) 629 7991 Fax: (44.171) 499 6792 Mr Nigel RODLEY, Professor of Law, University of Essex, Department of Law, Wivenhoe Park, GB - COLCHESTER CO4 3SQ (United Kingdom) Tel: (44.1206) 872 562 Fax: (44.1206) 87 34 28 M. Carlo RUSSO, Juge à la Cour européenne des Droits de l'Homme, Via Paleocapa 3, I 17100 SAVONA, (Italie) Tél: (39) 82 97 84 184 Mr Andrew RUTHERFORD, Professor of Law, Faculty of Law, University of Southampton, GB - SOUTHAMPTON SO17 1BJ (United Kingdom) Tel: (44.1703) 59 36 34 Fax: (44.1703) 59 30 24 Mme Thaima SAMMAN, Avocat, 12 rue Degas, F - 95120 ERMONT (France) Tél: (33.1) 30 72 54 62 Mr Sergei SIROTKIN, Director, Moscow Legal Resource Centre, Pr. Mira 36, 129010 MOSCOW Tel: (7.095) 280 4511 Fax: (7.095) 280 7016 Mr Max L. SNIJDERS, Rapporteur, Professor at the University of Groningen, Specialist in the ethics of communication, Royestein House, Oudegracht 175, 3511 NE UTRECHT (Netherlands) Tel: (31.30) 2 318 753 Fax: (31.30) 2 304 092 M. Alphonse SPIELMANN, Ancien Procureur Général d'Etat, Juge à la Cour européenne des Droits de l'Homme, 108 rue des Muguets, 2167 LUXEMBOURG Tél: (352) 43 51 34 Mrs Christina STEEN SUNDBERG, Chief Prosecutor (retired), Uggleviksgatan 9, S - 11427 STOCKHOLM Tel: (46.8) 411 4989 Fax: (46.8) 21 38 74 Mrs Vivien STERN, Rapporteur, Secretary General, Penal Reform International, 169 Clapham Road, LONDON SW9 0PU Tel: (44.171) 582 6500 Fax: (44.171) 735 4666 Mr Jacob W F SUNDBERG, Professor, Director of Studies, Institutet för Offentlig och Internationell Rätt, Uggleviksgatan 9, S - 114 27 STOCKHOLM Tel: (46) 8 21 62 44 Fax: (46) 8 21 38 74 Mr Knut SVERI, Professor emeritus, Trädgårdsv. 3B, S - 18246 ENEBYBERG (Sweden) Tel: (46.8) 758 5971 Mr Gyózó SZABÓ, Vice-President of the Supreme Court of the Republic of Hungary, Markó u. 16, H - 1055 BUDAPEST Tel: (36.1) 269 2643 Fax: (36.1) 269 2880 Mme Maria TERRACINA, Via S. Licandro Alto "Il Refugio", I - 98168 MESSINA (Italie) Tél: (39.90) 36 23 22 Mr Nick TILLEY, Rapporteur, Professor, Department of Social Sciences, Faculty of Economics and Social Sciences, Nottingham Trent University, Burton Street, GB NOTTINGHAM NG1 4BU Tel: (44.115) 948 6812 Fax: (44.115) 948 6813 Mr Christian TRØNNING, Director General, Department of Prisons and Probation, Klareboderne 1, 1115 COPENHAGEN K 185 Tel: (45) 33 11 55 00 Fax: (45) 33 32 24 94 Mr Antonie C. VAN DER SCHANS, Advocate-General, Court of Appeal, the Hague, Willem III laan 12, NL -4835 LB BREDA (Netherlands) Tel: (31.76) 561 44 08 M. Piero Luigi VIGNA, Magistrat, Procureur de la République, via Strozzi 1, I - FLORENCE (Italie) Tél: (39) 55 21 17 12 Fax: (39) 55 21 23 88 M. Claudio ZANGHI, Président d'Intercenter, Professeur de droit à l'Université de Rome La Sapienza, Via Ghibellina 59, I - 98100 MESSINA (Italie) Tél: (39) 90 71 05 54 Fax: (39) 90 71 92 63 M. Salvatore ZAPPALÁ, Assistant juridique au Tribunal pénal international pour l'exYougoslavie, Viale Tirreno 31, I - 95123 CATANIA (Italie) Tél: (39) 95 51 60 65 Fax: (39) 95 51 60 65 * * * SECRETARIAT DU CONSEIL DE L'EUROPE COUNCIL OF EUROPE SECRETARIAT Fax: (33.3) 88 41 27 93 M. Pierre-Henri IMBERT, Directeur des Droits de l'Homme Tél: (33.3) 88 41 23 20 M. Giuseppe GUARNERI, Secrétaire du Séminaire, Chef de la Section des Droits de l'Homme, Direction des droits de l'homme Tél: (33.3) 88 41 23 24 Mme Françoise MANTION, Assistante administrative principale, Direction des droits de l'homme Tél: (33.3) 88 41 23 33 Ms Heather STEWART, Administrative Assistant, Directorate of Human Rights Tel: (33.3) 88 41 35 63