Actes - Council of Europe

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« La grande criminalité et les exigences du respect des droits de l'homme
dans les démocraties européennes
Actes du Séminaire organisé par le Secrétariat Général du Conseil de
l'Europe en collaboration avec l'Intercenter de Messine (Italie)
Taormina, 14-16 novembre 1996
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PREFACE
Le Séminaire sur "La grande criminalité et les exigences du respect des droits de
l'homme dans les démocraties européennes" a eu lieu à Taomina (Italie) du 14 au 16 novembre
1996. Il a été organisé par la Direction des Droits de l'Homme du Conseil de l'Europe en
collaboration avec l'Intercenter de Messine (Italie).
Afin de promouvoir le progrès des connaissances scientifiques en matière des droits de
l'homme, le Conseil de l'Europe organise depuis de nombreuses années des réunions au plus
haut niveau, qui, selon le cas et la problématique étudiée, prennent la forme de colloques
européens, tables rondes ou séminaires organisés tous les ans.
Les travaux du Séminaire ont été axés sur les thèmes suivants:
1.
Moyens et actions pour combattre efficacement la grande criminalité dans le respect des
droits de l'homme:
i.
ii.
2.
les moyens juridiques (en matière pénale et pénitentiaire, action de la
police, etc.);
autres moyens (prévention du crime, action dans le domaine social emploi, jeunes -, politique de la ville, etc.);
Sensibilisation de l'opinion publique au fait que la lutte contre la criminalité doit se faire
dans le respect des droits de l'homme:
i.
ii.
éducation;
rôle et responsabilité des médias.
La présente publication contient les actes du Séminaire: allocutions officielles faites lors
de la cérémonie d'ouverture, rapports et communications écrites, interventions, rapport général
et liste des participants.
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PROGRAMME
Grande Albergo Capotaormina, Taormina
Jeudi 14 novembre 1996
15h00
Cérémonie d'ouverture
Allocutions de:
M. Mario CHIOFALO, Vice-Président de la Province de Messina
M. Paolo PUCCI DI BENISICHI, Ambassadeur, Représentant Permanent de l'Italie auprès du
Conseil de l'Europe, Représentant du Gouvernement de l'Italie
M. Claudio AMBROGETTI, Assessore all'urbanistica, Vice-Sindaco di Taormina
M. Claudio ZANGHI, Président d'Intercenter
M. Pierre-Henri IMBERT, Directeur des Droits de l'Homme au Conseil de l'Europe,
Représentant du Secrétaire Général
16h00
Première session
Président: M. Pier Luigi VIGNA, Procuratore nazionale antimafia, Florence (Italie)
La grande criminalité et le respect des droits de l'homme dans les sociétés démocratiques
européennes
Rapport introductif présenté par M. Mario CHIAVARIO, Professeur de procédure pénale,
Faculté de droit, Université de Turin (Italie)
Discussion
vendredi 15 novembre 1996
09h30
Deuxième session
Président: M. Jerzy JASKIERNIA, Membre de la Commission des questions juridiques et des
droits de l'homme de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, Chancellerie du Sejm
Thème 1: Moyens et actions pour combattre efficacement la grande criminalité dans le
respect des droits de l'homme
i.
les moyens juridiques (en matière pénale et pénitentiaire, action de la police, etc.)
Rapport présenté par M. Juraj KOLESAR, Professeur de droit, Doyen adjoint, Faculté de droit,
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Université Comenius, Bratislava
Discussion
15h00
Troisième session
Président: M. Carlo RUSSO, Juge à la Cour européenne des Droits de l'Homme
ii.
autres moyens (prévention du crime, action dans le domaine social - emploi,
jeunes - politique de la ville, etc.)
Rapports présentés par:
Mme Marie-Pierre de LIEGE, Magistrat, détachée à l'Institut du monde arabe, Paris
et
M. Nick TILLEY, Professeur, Faculté des sciences économiques et sociales, Université de
Nottingham-Trent, Nottingham (Royaume-Uni)
Discussion
samedi 16 novembre 1996
09h30
Quatrième session
Président: M. Régis de GOUTTES, Président du Comité directeur pour les droits de l'homme
du Conseil de l'Europe, Avocat général près la Cour de Cassation française
Thème 2: Sensibilisation de l'opinion publique au fait que la lutte contre la criminalité
doit se faire dans le respect des droits de l'homme
i.
éducation
Rapport présenté par Mme Vivien STERN, Secrétaire Général, Penal Reform International,
Londres
Discussion
ii.
rôle et responsabilité des médias
Rapport présenté par M. Max SNIJDERS, Professeur, Spécialiste en éthique de la
communication, Utrecht (Pays-Bas)
Discussion
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15h00
Session de clôture
Président: M. Claudio ZANGHI, Président d'Intercenter
Rapport général présenté par M. Bronislaw GEREMEK, Président de la Commission
parlementaire des affaires étrangères, Varsovie
______
Dix personnalités ont été invitées à présenter des communications écrites sur les différents
thèmes: MM. Francesco BRUNO (Rome), Ralph CRAWSHAW (Stratford St. Mary, RoyaumeUni), Michel de SALVIA (Strasbourg), Jean-Marc ELCHARDUS (Lyon, France), Vladimir
EVINTOV (Kyiv), Hartmuth HORSTKOTTE (Berlin), Saulius KATUOKA (Vilnius), Shlomo
Giora SHOHAM (Tel Aviv), Sergei SIROTKIN (Moscou) et Pier Luigi VIGNA (Florence).
* * *
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CEREMONIE D'OUVERTURE
M. Mario CHIOFALO, Vice-Président de la Province de Messine
C'est pour moi un grand plaisir d'adresser, au nom de la Province de Messine, la
bienvenue aux participants de ce Séminaire.
L'organisme que j'ai l'honneur de représenter dans cette enceinte a toujours été un
promoteur convaincu de toutes les initiatives culturelles qu'Intercenter a projetées au fil des ans.
Par son entremise, notre communauté a une fois de plus participé à une nouvelle rencontre de
qualité eu égard à un problème de grande actualité dans notre pays.
Dès le début, nous avons cru dans les possibilités qu'un organisme aussi qualifié pouvait
et devait avoir, tout comme nous avons cru qu'il serait porteur d'appréciation pour notre ville et
pour notre province. C'est avec une vive satisfaction que nous constatons qu'Intercenter
maintient son prestige et celui de notre communauté par le biais de confrontations toujours
renouvelées. C'est la raison pour laquelle la Province régionale de Messine est heureuse d'être
encore une fois présente lors de la cérémonie d'ouverture d'une manifestation aussi importante
tant de par les thèmes du travail programme - que je définirais de stratégiques -, que de par le
système tout entier des garanties constitutionnelles et le renforcement des moyens de tutelle de
la société civile.
Ce n'est pas par hasard qu'Intercenter a jugé opportun que ce Séminaire se déroule en
Italie, où plus que n'importe où aujourd'hui, on discute en quels termes il faut affronter le
problème de la détention préventive, de la fonction que doit remplir le ministère public et du
prix que la collectivité et la démocratie doivent payer pour voir anéantir la criminalité à tous les
niveaux. Il est difficile, à mon avis, de prévoir des moyens efficaces pour combattre la grande
criminalité, quand cette dernière s'est propagée sur un territoire où la dignité humaine est déjà
meurtrie à travers le chômage qui frappe toutes les classes sociales et lorsque, à cause de la
pauvreté consécutive, les différences sociales se manifestent de plus en plus et, de plus, quand
tout ceci se passe dans un pays comme le nôtre, où jusqu'il y a encore peu de temps, la
consommation effrénée, mise toujours plus en exergue par les mass-médias, a représenté un
"status-symbol" pour la collectivité toute entière.
Les mass-médias, et en particulier la télévision de l'Etat, pourraient aider de façon
considérable les organes institutionnels à travers une intervention attentive de prévention, là où
aujourd'hui on donne un grand écho aux images de violence et à des illusions de gain facile.
Mais ce qui compte davantage, c'est précisément l'examen de cet aspect fondamental du
problème auquel sont consacrés les travaux de ce Séminaire; c'est-à-dire, trouver l'équilibre
délicat entre la lutte contre la criminalité et la sauvegarde des droits fondamentaux de l'homme.
Un problème de solution difficile, pour lequel chacun d'entre nous doit offrir sa contribution. Je
suis certain que de vos efforts se dégageront des résultats importants pour les responsables de la
police nationale dans notre secteur de la justice. Merci et bon travail.
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M. Paolo PUCCI DI BENISICHI, Ambassadeur, Représentant Permanent
de l'Italie auprès du Conseil de l'Europe, Représentant du Gouvernement
de l'Italie
Je me réjouis de cette joint venture entre le Conseil de l'Europe et le Centre international
d'études sociologiques, pénales et pénitentiaires de Messine, car j'estime que le Conseil de
l'Europe a beaucoup à dire sur le thème qui fait l'objet du Séminaire.
Il a beaucoup à dire parce que le Conseil de l'Europe, pour une double raison, est
intéressé à un débat en matière de lutte contre la grande criminalité et le respect des droits de
l'homme. Une raison d'ordre horizontal et une raison d'ordre vertical, ou si l'on préfère d'ordre
fonctionnel.
La raison d'ordre horizontal relève du fait que le Conseil de l'Europe a connu dans les
derniers temps un processus de très grand élargissement, jusqu'à rejoindre maintenant presque la
globalité de la région paneuropéenne. Avec l'adhésion de la Russie et très récemment de la
Croatie, le Conseil de l'Europe s'étend - la zone de responsabilité du Conseil de l'Europe s'étend
- de Lisbonne à Vladivostok, de Malte à Rekjavik. Donc c'est l'ensemble de la région
paneuropéenne, dans le sens élargi du terme, qui est couvert par les activités du Conseil de
l'Europe. Et puisque, comme nous le verrons, car je suis sûr qu'il va ressortir de ce débat, le
problème de la lutte contre le fléau de la grande criminalité est un problème qui,
malheureusement, rend homogènes les démocraties les plus vieilles de notre continent et les
démocraties nouvelles, c'est dans le contexte du Conseil de l'Europe que cette réflexion, cet
approfondissement, peuvent être faits d'une façon opportune, appropriée.
La deuxième raison, je pense, pour que le Conseil soit intéressé à cet
approfondissement, à cette réflexion, relève d'une donnée, disais-je, en quelque sorte verticale.
C'est-à-dire que dans ce processus de reconfiguration de l'architecture institutionnelle
européenne, on met de plus en plus l'accent sur une responsabilité spécifique qui est du Conseil
de l'Europe, c'est-à-dire celle d'être l'organisation qui est responsable en premier lieu en Europe
de la construction d'abord, de la défense ensuite, des démocraties pluralistes basées sur le
respect des droits de l'homme et sur la prééminence du droit.
Alors, quoi de mieux que le Conseil de l'Europe pour cette réflexion sur les interrelations entre la lutte contre le fléau de la criminalité et la défense des droits de l'homme?
Ces inter-relations sont d'ailleurs très étroites, aucune contradiction n'existant entre ces
deux perspectives car, d'une part, il ne pourrait pas y avoir défense des droits de l'homme s'il n'y
avait pas lutte contre la criminalité, et notamment la grande criminalité, qui les menace plus que
toute autre. Mais, d'autre part, il ne pourrait pas y avoir de lutte contre la criminalité qui ne soit
pas basée sur le respect des droits de l'homme et qui ne soit pas basée sur la prééminence du
droit, sans quoi cette lutte ne serait pas légitime.
Et c'est la raison pour laquelle je pense que le Conseil de l'Europe doit pouvoir faire
beaucoup dans ce domaine.
Par ailleurs, avant de conclure, permettez-moi de faire encore une remarque à propos de
la question de la peine de mort, puisque vous savez combien mes autorités y prêtent attention:
c'est une constante de la politique internationale de l'Italie dans toutes les instances
internationales. Je voudrais souligner ici que la peine de mort est un sujet dans lequel le Conseil
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de l'Europe est fortement engagé. Il y est engagé sur une base juridique contraignante avec le
Protocole n° 6 à la Convention européenne des droits de l'homme qui se réfère à cette matière. Il
y a aussi l'instrument qu'est la forte pression de l'Assemblée parlementaire - et je voudrais
rendre hommage à son engagement, aux pressions qu'elle exerce par rapport aux gouvernements
en faveur d'une abolition réelle et complète de la peine de mort. Il y a enfin un troisième outil:
ce sont les engagements d'ordre politique qui ont été pris par les pays nouvellement membres du
Conseil de l'Europe; engagements politiques - mais non des moindres - en vue de l'abolition de
la peine de mort. Je pense que ceci est très important.
On ne peut pas arriver jusqu'à dire que les pays qui connaissent encore ce système, cette
peine capitale, ne sont pas évidemment des pays démocratiques; nous savons tous qu'il y a de
très grandes démocraties au-delà de l'océan qui connaissent encore cette peine, mais nous
pensons aussi qu'il y a une donnée culturelle européenne, une vision, une Weltanschauung
européenne en cette matière, qui nous pousse à considérer que la peine de mort se heurte à la
conscience de notre civilisation et que, par conséquent, le temps est venu pour encourager
davantage encore les pays qui ne l'ont pas encore fait à l'abolir, à renoncer à cette dissuasion,
qui n'en est pas une et qui, comme le disait notre maître à penser à tous dans cette matière,
Cesare Beccaria, est quelque chose qui n'est en même temps ni nécessaire ni utile.
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M. Claudio AMBROGETTI, Assessore all'urbanistica, Vice-Sindaco di
Taormina
Je suis particulièrement heureux de présenter tant les salutations du Maire,
malheureusement empêché aujourd'hui, que celles de la ville de Taormine et les miennes aux
participants à ce Séminaire qui traitera de sujets d'une importance extrême.
Je voudrais adresser des salutations particulières au Procureur général, Monsieur Vigna,
qui nous fait l'honneur pour sa première sortie officielle, d'assister à ce Séminaire. Monsieur
Vigna a besoin de tous nos encouragements eu égard à l'engagement qu'il a pris et eu égard à
l'engagement encore plus important que représente la lutte contre la criminalité.
Je suis certain que ce Séminaire international sera l'occasion d'un échange utile d'idées,
de solutions et de projets entre représentants de différents Etats. Un des résultats du Séminaire
devrait être d'encourager la coopération et la collaboration entre les divers pays vu l'engagement
dans la lutte contre la Mafia et l'échange mutuel d'expériences. Dans un pays comme le nôtre,
aujourd'hui dans un état de grande confusion et où le citoyen craint parfois de perdre la certitude
du droit d'un des biens les plus grands qui lui est octroyé, hé bien, dans cet Etat, en ce moment
particulier, je crois que du Sud de l'Italie doit également se dégager une prise de conscience.
Grâce à Dieu, les temps de l'Etat d'assistance, de la quête et des maires qui allaient à Rome pour
demander des prébendes sont révolus. Actuellement, les maires et les administrateurs locaux
doivent trouver, au sein de leurs communautés et de leur territoire, les forces nécessaires pour
dire à la Nation, pour dire à tous, qu'il est possible de trouver la rescousse de sa propre terre,
qu'il est possible d'avoir la capacité de créer de nouveaux postes de travail en Sicile, et dans le
Sud de l'Italie en général.
Je n'ai évidemment pas découvert l'eau chaude en disant que la criminalité organisée
pose bien entendu ses racines et ses fondements dans le chômage. Toutefois, ce que l'on dit
souvent, - c'est-à-dire qu'il n'est pas possible de trouver de nouveaux postes de travail, que le
maires et les administrateurs locaux ne peuvent rien faire et qu'il faut attendre les lois de l'Etat ne répond pas à vérité. Permettez-moi de donner un seul exemple: ici à Taormine, nous avons
transformé un organisme de transports municipaux en un organisme de services municipaux.
Cette simple transformation a donné la possibilité d'offrir de nombreux services à cet
organisme, qui n'en disposait pas auparavant et, en conséquence, de créer 50-60 nouveaux
postes de travail. Voilà donc un exemple illustrant comment les communautés locales peuvent
effectivement trouver en leur sein la possibilité de créer de nouveaux emplois et de la sorte
anéantir la criminalité organisée qui, précisément là où il y a du chômage, trouve les meilleures
racines et la possibilité d'obtenir de la main d'oeuvre pour avancer dans son action.
Je vous souhaite bon travail et vous remercie à nouveau. Je remercie aussi l'Intercenter
ainsi que le Secrétaire Général du Conseil de l'Europe pour avoir choisi Taormine pour la tenue
de ce Séminaire si important et auquel je souhaite les meilleurs résultats. Que de ces journées à
Taormine se dégage quelque chose de concret et de positif. Merci.
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M. Claudio ZANGHI, Président d'Intercenter, Messine
Au nom du Centre international d'études et de recherches sociologiques, pénales et
pénitentiaires et en mon nom personnel, je voudrais, d'abord, souhaiter la bienvenue en Sicile et,
ici, à Taormina aux Présidents de séances, aux Rapporteurs, aux amis du Conseil de l'Europe et
à tous les participants à ce colloque.
Certains d'entre vous connaissent déjà le Centre international de Messine, cité
généralement par son titre abrégé "Intercenter". Pour d'autres, c'est peut-être la première
occasion; qu'il me soit donc permis d'en faire en quelques mots la présentation.
Comme vous le savez le Centre international, l'Intercenter, a été créé à Messine il y a
presque vingt ans à l'initiative d'un groupe de spécialistes, en matière pénale en particulier, avec
l'appui du milieu scientifique et des autorités locales.
Progressivement, suite à différentes initiatives réalisées en Italie et à l'étranger et à leur
succès, le Centre a été reconnu en Italie comme ailleurs de par, en premier lieu, le Décret du
Président de la République lui attribuant la personnalité morale, ensuite de par son Statut
consultatif auprès du Conseil de l'Europe, des Nations Unies et, à plusieurs occasions, dans le
cadre de collaborations avec l'UNESCO, l'Union européenne, la Croix Rouge et d'autres
organisations internationales.
Le domaine d'activité du Centre est très vaste: problèmes de droit pénal, systèmes
pénitentiaires et problèmes sociologiques, où les droits de l'homme ont une place de premier
rang. Il suffit de parcourir notre brochure pour en avoir une idée.
Dans ce contexte, nous avons organisé de nombreuses activités en collaboration avec le
Conseil de l'Europe et on peut dire que c'est presque devenu une tradition en ce sens.
L'année dernière, nous étions ensemble, ici, à Taormina, pour discuter de la corruption et
des pouvoirs publics; au mois de juin de cette année, nous étions à Messine pour débattre du
rôle du ministère public et, maintenant, nous sommes réunis pour discuter de "La grande
criminalité et les exigences du respect des droits de l'homme dans les démocraties
européennes".
Le sujet est d'un intérêt évident pour tous les Etats du Conseil mais je crois, davantage
encore, pour les nouvelles démocraties européennes qui ont subi une transformation radicale.
Une transformation politique d'abord car, d'un régime totalitaire, on est passé à un
régime démocratique. Le rôle de l'Etat dans la société a été sensiblement réduit; on a instauré un
Etat de droit. Une transformation économique car, d'un système de collectivisme étatique, on est
passé à l'économie libérale, à l'économie de marché. L'évolution a été rapide, on n'a pas suivi les
cycles économiques traditionnels. Enfin, une transformation sociale avec le déclin d'un système
de protection sociale mise en place par l'Etat et la nécessité conséquente de faire évoluer les
mentalités: de la passivité collective à la responsabilité individuelle.
Le résultat qui accompagne ces transformations est malheureusement une croissance de
la criminalité. La criminalité organisée est de plus en plus présente et prend des dimensions
internationales. Son but est non seulement le profit économique mais aussi l'acquisition d'une
influence politique et l'accès au pouvoir.
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Le déclin de l'idéologie officielle a entraîné la disparition de certaines valeurs qui n'ont
pas été remplacées par d'autres. Dans ce vide, l'argent facile, la richesse ou le pouvoir à tout prix
risquent de devenir les nouvelles "valeurs" à atteindre, à respecter.
Une situation parfois analogue - même si fondée sur des motivations différentes - se
présente dans les anciennes démocraties européennes.
Face à la nouvelle criminalité, l'Etat garde toujours la responsabilité de protéger les
citoyens contre la violence sous toutes ses formes et contre l'insécurité. On est amené à prendre
des mesures exceptionnelles face à une situation qui pourrait être considérée comme
"exceptionnelle".
Dans ce but, on envisage l'élargissement des pouvoirs de la police et de la police
judiciaire, en particulier la prolongation de la détention préventive; l'élargissement des pouvoirs
du ministère public dans le déroulement du procès; des conditions particulières de détention institutions de haute sécurité - isolement, limitations des contacts avec l'extérieur, ... mesures
économiques, telles que le séquestre et la confiscation des biens de provenance illicite et,
parfois, même des mesures exceptionnelles plus graves en utilisant la dérogation prévue à
l'article 15 de la Convention européenne.
Dans le contexte de ces initiatives, même justifiées par la criminalité croissante, il ne
faut pas oublier que nos Etats, membres d'une organisation internationale qui a élevé l'Etat de
droit et le respect des droits de l'homme en tant que conditions essentielles à remplir pour
acquérir et garder la qualité de membre, sont liés par la Convention européenne des droits de
l'homme.
Les exigences fondamentales, telles que le respect de la vie, de l'intégrité physique, de la
liberté individuelle, etc., ont une valeur absolue.
Les quelques exceptions, parfois admises, doivent toujours respecter le principe de
"proportionnalité".
L'exception doit être nécessaire dans le contexte d'une société démocratique. Le critère
de "nécessité" implique, selon la jurisprudence de la Cour, un "besoin social impérieux", besoin
qui est mis dans tous les cas en parallèle avec l'importance du droit, objet de l'ingérence.
Si d'un côté il y a l'exigence de faire face à une situation "exceptionnelle" de criminalité
croissante, de l'autre il y a l'exigence fondamentale du respect des droits de l'homme dans une
société démocratique.
L'équilibre entre deux objectifs, apparemment opposés, est parfois difficile mais il doit
être toujours possible.
Je suis persuadé que les rapports, ainsi que le débat que nous aurons, ne manqueront pas
de montrer les possibilités concrètes de cet équilibre.
Merci de votre attention.
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M. Pierre-Henri IMBERT, Directeur des Droits de l'Homme au Conseil de
l'Europe, Représentant du Secrétaire Général
Au nom du Secrétaire Général du Conseil de l'Europe et en mon nom propre, je voudrais
vous souhaiter à tous la bienvenue à ce Séminaire sur "la grande criminalité et les exigences du
respect des droits de l'homme dans les démocraties européennes", organisé par le Conseil de
l'Europe, en collaboration avec l'Intercenter de Messine.
Cette réunion a lieu dans une période où l'ampleur que prend le phénomène de la grande
criminalité suscite une inquiétude -parfois même une angoisse- croissante dans nombre de pays
européens. Certains sont le théâtre de crimes dont la gravité et la forme leur étaient inconnues
jusqu'à une date récente. Dans d'autres, on observe des réactions de masse passionnelles face à
certains crimes particulièrement odieux, et l'attitude du public se durcit. La foi dans l'aptitude
des autorités à juguler la criminalité violente et à protéger l'individu a diminué, cédant la place à
l'insatisfaction et au scepticisme.
Dans toute démocratie, il incombe aux autorités nationales de protéger les membres de
la société et de rechercher des moyens de dissuasion efficaces contre la grande criminalité. Mais
elles doivent aussi agir dans le plein respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
On ne saurait sous-estimer les difficultés qu'entraîne pour les autorités cette double obligation.
On ne peut pas non plus ignorer les pressions qu'exercent sur elles certains secteurs (opinion
publique, administrations concernées et représentants élus) l'objectif étant toujours de pousser
ces autorités à prendre des mesures radicales, souvent dans l'émotion suscitée par un drame, au
lieu de réfléchir sérieusement et attentivement à un programme qui permettrait de réduire
efficacement la grande criminalité.
Il est clair que l'un des aspects majeurs de la politique de justice pénale auquel se
heurtent les Etats européens est de trouver et mettre en oeuvre des mesures efficaces qui
respectent pleinement les droits de l'homme et les libertés fondamentales. Afin de pouvoir
réfléchir sereinement à ce problème et surtout d'échanger des expériences -heureuses ou
malheureuses- il est apparu nécessaire de réunir des spécialistes éminents de la politique
criminelle et des représentants de la doctrine et de la pratique des droits de l'homme. Tels sont
l'origine et l'objectif de ce Séminaire.
* * *
Le discours sur les mesures radicales à prendre pour combattre la grande criminalité
repose pour une large part sur un élément inhérent à la nature humaine: la soif de vengeance. Et
c'est vrai : comment ne pas comprendre les sentiments que les victimes ou leurs proches
peuvent éprouver vis-à-vis des personnes qui ont commis des crimes atroces ?
Mais n'est-ce pas précisément la raison d'être du droit pénal, et du droit en général, que
de canaliser les désirs de vengeance et de rechercher une justice rationnelle y compris, voire
surtout, dans les affaires qui suscitent des réactions passionnelles au sein de la population ?
Comme l'a écrit Francis Bacon il y environ quatre cents ans, "la vengeance est une sorte de
justice sauvage, et plus la nature de l'homme l'y pousse, plus il faut l'éliminer par le droit".
Depuis que ces mots ont été écrits, les sociétés européennes ont beaucoup progressé en
acceptant l'idée que la loi doit contrôler le désir de vengeance, processus que l'on pourrait
résumer en disant que l'on est passé de la vengeance à la justice.
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Nous en avons eu récemment une illustration ô combien spectaculaire, lorsque plus de
300 000 personnes ont défilé à Bruxelles dans le cadre de l'enquête sur le réseau pédophile
découvert en Belgique. Le message véhiculé par cette manifestation empreinte de dignité n'avait
rien à voir avec la vengeance; ce qui a fait descendre tant de personnes dans les rues de
Bruxelles, c'était bel et bien un profond désir de justice.
Il reste que l'on continue, dans nos sociétés, de demander des mesures répressives qui
sont incompatibles avec les exigences des droits de l'homme. Il arrive même que des hommes
politiques, s'appuyant sur une analyse des avantages et des inconvénients, semblent vouloir
recourir à tout prix aux mesures qu'ils jugent efficaces pour combattre la grande criminalité,
même si les droits de l'homme doivent en pâtir.
A cet égard, permettez-moi de faire quelques observations afin de montrer que cette
manière de raisonner, assez pernicieuse, est incorrecte et peut même être dangereuse. Je
prendrai pour exemple l'arrestation et l'interrogatoire de personnes soupçonnées d'avoir commis
un crime grave. Au sein de certains organes chargés du maintien de l'ordre, on pense
quelquefois que dans l'intérêt de la justice, il est plus efficace de prendre des raccourcis, de nier
les droits fondamentaux d'une personne en allant jusqu'à lui infliger des mauvais traitements ou
la torturer. Non seulement cette attitude fait affront à la dignité humaine et nous rabaisse tous,
mais de plus, elle nuit aux intérêts de la justice, altère le respect que devraient inspirer les forces
de police, et modifie dans un sens négatif l'attitude de la population à leur égard.
Prenons un autre exemple: dans certains pays, la peine de mort est encore perçue par le
public - ou présentée à celui-ci - comme un instrument permettant d'infléchir efficacement la
grande criminalité. Cette question sera vraisemblablement longuement abordée lors de nos
débats. Je me contenterai donc de souligner, là encore, les faiblesses d'une telle idée. Rien ne
prouve que la peine de mort soit un moyen de dissuasion efficace contre la grande criminalité.
Au contraire, nombre d'indices montrent que le rétablissement de la peine capitale ou le
renforcement de son application dans certains pays n'a nullement contribué à la diminution du
crime. Certains estiment même, au contraire, que son maintien favorise au sein de la société une
banalisation de la violence.
* * *
Plus généralement, et du point de vue des droits de l'homme, je m'étonne que le débat
sur l'efficacité des mesures répressives néglige quelquefois un principe de base dans toute
société démocratique fondée sur la prééminence du droit. Il est sans doute vrai, du moins à court
terme, que le respect des droits de l'homme peut limiter l'efficacité de l'action de l'Etat. Les
mesures prises par l'Etat pour lutter contre la criminalité ne font pas exception. Encore faut-il
s'entendre sur ce que l'on entend par "efficacité de l'Etat".
Il n'est nul besoin de rappeler que certains des régimes les plus odieux que l'Europe ait
connus au cours de ce siècle ont atteint leurs objectifs avec une grande efficacité. Or cette
efficacité allait de pair avec les plus flagrantes violations des droits de l'homme et des principes
liés à la prééminence du droit.
Nous ne devons pas oublier que les droits de l'homme tirent une large part de leur raison
d'être précisément du fait qu'ils imposent des restrictions à l'action de l'Etat. Non pas qu'ils aient
pour objet de rendre l'action de l'Etat inefficace, mais, en protégeant l'individu, ils influencent
nécessairement les modalités de son action.
14
Dans les années 70, alors que le terrorisme extrémiste était à son apogée en Allemagne,
la Cour européenne des droits de l'homme fit une mise en garde qui n'est pas sans rapport avec
le thème de ce Séminaire. Parlant des lois qui autorisent des mesures de surveillance secrète
utilisées pour lutter contre le terrorisme, la Cour a insisté sur les limites de l'action des Etats
contractants:
"Consciente du danger, inhérent à pareille loi, de saper, voire de détruire, la démocratie au motif
de la défendre, elle affirme qu'ils ne sauraient prendre, au nom de la lutte contre l'espionnage et
le terrorisme, n'importe quelle mesure jugée par eux appropriée." (Arrêt Klass et autres du 6
septembre 1978, A 28 par. 49)
Les limites que les Membres du Conseil de l'Europe se sont engagées à imposer à
l'action de l'Etat sont bien claires. La Convention européenne des droits de l'homme, ses
protocoles et la jurisprudence qui en est dérivée, la Convention européenne pour la prévention
de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants et les rapports du Comité
pour la prévention de la torture, mais aussi diverses recommandations et résolutions adoptées
par le Comité des Ministres, précisent ce qui acceptable et ce qui ne l'est pas en matière
d'arrestation, de jugement, de condamnation et de traitement des personnes soupçonnées d'avoir
commis des infractions, de quelque nature que ce soit.
* * *
Que l'on me comprenne bien. Je suis parfaitement conscient qu'à l'heure où l'ampleur
préoccupante de la grande criminalité appelle incontestablement une réponse ferme, il ne suffit
pas de répéter que certaines mesures sont inacceptables. Les droits de l'homme ne sont pas
uniquement des impératifs catégoriques. Ils doivent aussi être vécus et compris. La tâche est
immense mais c'est peut-être dans des cas semblables que l'existence d'une organisation
internationale trouve tout son sens. En tout cas, le Conseil de l'Europe est déterminé à aider les
Etats à surmonter les difficultés auxquelles ils sont confrontés.
Comme je l'ai dit, l'objet de ce Séminaire est de permettre un échange d'idées en vue de
trouver de nouvelles approches et de nouvelles formes de coopération pour lutter contre la
grande criminalité tout en accordant aux droits de l'homme et aux libertés fondamentales le
respect qui leur est dû. Sans vouloir anticiper les débats, je me permets d'avancer quelques idées
en vue d'une action concrète.
A partir des thèmes qui seront débattus durant ces deux journées et demi, je pense qu'il
devrait être possible de dégager les principaux éléments d'un vaste projet du Conseil de l'Europe
dont le thème général serait "Les droits de l'homme et la prévention et la répression de la grande
criminalité". Deux axes principaux pourraient être dégagés : l'opinion publique et l'attitude des
groupes professionnels, d'une part, les politiques en matière de criminalité d'autre part.
Pour ce qui est du premier point, aucun effort ne doit être épargné pour faire comprendre
à nos concitoyens pourquoi il faut combattre la grande criminalité dans le respect des droits de
l'homme. De toute évidence, il importe de mettre en place des activités propres à sensibiliser le
grand public et les groupes professionnels les plus directement concernés (principalement les
organes chargés du maintien de l'ordre) sur les questions de prévention et de répression de la
grande criminalité, et sur la nécessité de s'attaquer à ce problème sans porter atteinte aux droits
de l'homme et aux libertés fondamentales. Pour les groupes professionnels, on mettrait l'accent,
15
d'une part, sur les problèmes de droits de l'homme qu'ils peuvent rencontrer dans l'exercice de
leurs tâches, notamment lorsqu'ils sont confrontés à de grands criminels ou à des personnes
présumées telles; d'autre part, sur la formation théorique et pratique nécessaire à ces
professionnels pour pouvoir faire face à chaque situation.
Pour le grand public, les efforts devraient s'articuler autour de la promotion d'une
"culture des droits de l'homme", en veillant à ce que cette culture soit profondément enracinée
dans toutes nos sociétés grâce à l'éducation aux droits de l'homme - dispensée dans les écoles et
ailleurs -, mais aussi à des campagnes générales d'information. Il faudrait veiller tout
particulièrement à sensibiliser les milieux médiatiques et les dirigeants politiques, et en général
tous ceux qui ont une influence notable sur l'opinion publique.
Dans ce contexte, je souhaiterais faire une remarque. L'information et la formation de
l'opinion publique sont des tâches primordiales. Mais j'ai l'impression que, dans le domaine qui
nous préoccupe, cette opinion publique sert souvent d'alibi. Les responsables politiques la
mettent en avant pour justifier leur inaction ou, pire, la prise de mesures discutables. L'opinion
ne serait pas "mûre" pour un changement. Qu'en savons nous ? Et même si c'est le cas, n'est-ce
pas de la responsabilité des dirigeants politiques de faire évoluer les mentalités et parfois d'aller
au-delà des sentiments immédiats, tout simplement pour affirmer et préserver certaines valeurs
? Le meilleur exemple est là encore celui de la peine de mort. Il m'arrive de discerner dans le
discours politique une tendance à considérer cette solution "facile" comme un instrument bien
commode pour convaincre la population qu'aucun effort n'est épargné pour infléchir la
criminalité. Pareille attitude est extrêmement dangereuse et sert parfois en fait à cacher l'absence
d'une politique criminelle sérieuse et cohérente. C'est l'occasion de rappeler qu'une politique
pénale participe aussi - en bien ou en mal - à l'éducation de l'opinion. Un code pénal n'est pas
simplement la liste des infractions et des sanctions. Il est aussi l'expression des valeurs
fondamentales de la société concernée. Cela me conduit au deuxième volet du projet envisagé :
que peut-on faire pour développer une législation et une politique criminelle efficaces?
La réponse pourrait être recherchée dans deux directions que, faute de mieux,
j'appellerai l'une "scientifique" et l'autre "pratique".
La branche scientifique pourrait comporter des recherches et des études comparatives
sur des questions telles que la législation et les stratégies visant à combattre la grande
criminalité, y compris la coopération internationale dirigée contre les réseaux internationaux; les
mesures de répression efficaces qui allient la nécessité impérative de combattre la criminalité et
celle de respecter les droits de l'homme et les libertés fondamentales; les politiques en matière
d'incarcération et les procédures concernant les personnes condamnées à perpétuité; les remises
de peine et l'incompressibilité des peines; les mesures curatives, et notamment l'assistance
psychiatrique et psychologique aux auteurs de crimes violents; les politiques de réinsertion qui
fonctionnent; etc.
Ces études et recherches pourraient être étayées par des séminaires ou des ateliers
scientifiques permettant d'aborder les questions spécifiques qui en ressortent. Par ailleurs, ces
rencontres pourraient déboucher sur des lignes de conduite et d'autres mesures.
La branche pratique du projet pourrait viser les professionnels engagés dans le maintien
de l'ordre ou la détention et ceux plus directement concernés par l'élaboration d'une législation
et d'une politique nationales. L'idée de base serait de rassembler les représentants des différentes
professions afin de mettre en commun les expériences et les bons exemples de la façon dont on
16
peut s'attaquer à la grande criminalité tout en respectant les droits de l'homme.
De cette liste de suggestions, il ne faudrait pas déduire que rien n'a été fait jusqu'à
présent. Bien au contraire, et plusieurs contributions à ce Séminaire rappellent les nombreuses
réalisations du Conseil de l'Europe en ce domaine. L'idée de projet devrait permettre
d'approfondir certains thèmes, de rendre encore plus cohérentes et coordonnées les diverses
activités et surtout de mieux faire le lien avec le nécessaire respect des exigences des droits de
l'homme. Par ailleurs, il rendrait plus aisé la prise en compte de domaines d'action apparemment
connexes mais fondamentaux. Je soulignerai en particulier le rôle du développement social et de
la cohésion sociale dans la prévention d'une escalade de la criminalité. Je me félicite de ce que
l'une des sessions de ce Séminaire soit consacrée aux stratégies et aux actions qui peuvent être
mises en place dans ce domaine, avec un accent sur le problème du chômage, la situation des
jeunes et les politiques de la ville.
En fait, les thèmes retenus pour les différentes sessions montrent bien que le Conseil de
l'Europe est favorable à une approche globale. J'ajouterai que l'Organisation est un cadre
européen idéal pour cela, car son expérience et ses activités embrassent tous les domaines
concernés: les droits de l'homme, la coopération juridique, l'éducation et la sensibilisation, et la
politique socio-économique.
* * *
J'aimerais conclure en formulant un double voeu. Bien sûr, j'espère sincèrement que les
débats seront stimulants et fructueux dans la recherche de voies d'action concrètes. D'autre part,
je souhaite que ce Séminaire contribue à faire prendre mieux conscience que la lutte contre la
grande criminalité et le respect des droits de l'homme ne sont pas antinomiques. Ces deux
objectifs peuvent et doivent être complémentaires, et ce d'autant plus qu'en dernière analyse, ils
contribuent l'un comme l'autre à protéger les valeurs sur lesquelles reposent nos sociétés
démocratiques: la dignité humaine, la liberté individuelle et la sécurité de chacun.
Je vous remercie de votre attention.
17
PREMIERE SESSION
LA GRANDE CRIMINALITE ET LE RESPECT DES DROITS DE
L'HOMME DANS LES SOCIETES DEMOCRATIQUES EUROPEENNES
Rapport introductif présenté par M. Mario CHIAVARIO, Professeur de
procédure pénale, Faculté de droit, Université de Turin (Italie)
1.
Engagements désormais communs à l'Europe toute entière, la sauvegarde et le
développement de la démocratie pluraliste ne sont pas à l'abri de croissantes menaces, parmi
lesquelles il faut compter la présence très active d'une criminalité de jour en jour plus agressive,
notamment dans les pays de plus jeune démocratie (sans pourtant pouvoir en dire exemptés les
autres).
Cette présence ne se borne pas à poser de redoutables problèmes d'ordre public. Elle
constitue à la fois un danger continu pour le fonctionnement concret et pour la survivance même
des institutions démocratiques. On en arrive jusqu'à soupçonner que d'importants choix
politiques et judiciaires puissent avoir été influencés directement par des organisations
criminelles. De toute façon, la faiblesse (vraie ou supposée) des institutions publiques en face
du crime engendre une déception répandue: d'où une riche nourriture pour les nostalgies des
"pouvoirs forts", de l'autoritarisme, de la dictature.
Rien d'étonnant si des durcissements violents de la politique, de la justice et de la
pratique répressives sont alors largement souhaités, coûte que coûte. "Visez à la tête!" entend-on
rugir, sans qu'on puisse qualifier de simple métaphore cette exhortation, surtout lorsqu'elle
retentit dans les écoles de formation des jeunes policiers.
De fortes pressions sont exercées notamment en faveur d'un recours sans scrupules à la
peine capitale. L'abolition de la peine de mort est remise en cause par des déclarations
officielles dans les pays mêmes qui avaient fait de cette abolition un symbole de la démocratie
reconquise. D'ailleurs le court circuit de l'invocation politique de cette peine comme réponse
aux nouveaux éclats de la criminalité ne semble pas être une prérogative exclusive de certaines
nations: que l'on pense à l'allocution prononcée par le Président des Etats-Unis au lendemain de
l'attentat d'Atlanta.
2.
Pourtant, ce n'est pas par hasard que le refus de la peine de mort est devenu une des
pierres angulaires de l'engagement européen pour la sauvegarde des droits de l'homme, de la
sorte que l'adhésion au Protocole n° 6 à la Convention de Rome - interdisant absolument la
peine capitale en temps de paix - est envisagée comme condition d'une pleine participation à la
nouvelle Europe démocratique.
Permettez-moi d'emprunter une célèbre phrase de Pascal pour réaffirmer par synthèse
que ce refus - expression irréversible de la meilleure conscience de l'humanité - s'appuye sur des
"raisons de la raison" et sur (de plus profondes) "raisons du coeur". Je ne saurais rien ajouter à
cette conviction. Plutôt, faudra-t-il nous interroger pour savoir si notre "non" - motivé par une
conception cohérente du droit à la vie (et plus généralement prononcé au nom des droits de
l'homme comme fondement et objectif de la démocratie) - ne risque pas parfois d'apparaître
dépourvu de crédibilité concrète, notamment lorsqu'il n'est pas accompagné d'un grand effort
pour répondre autrement aux défis de la grande criminalité. On reste muet devant la réaction
18
passionnée de foules entières après la découverte des pauvres restes des victimes du "monstre
de Marcinelle".
D'ailleurs, il n'est pas faux de dire qu'une sorte de peine de mort déguisée et déformée
est prononcée et exécutée chaque jour par une criminalité farouche et sans scrupules, le plus
souvent contre des innocents. Et l'on nous questionne, non sans des sous-entendus polémiques:
quelle est, à cet égard, l'attitude de ceux qui assurent de parler et d'opérer au nom des droits de
l'homme?
Au niveau théorique, c'est notamment à la doctrine de la Drittwirkung que revient le
mérite d'avoir défriché un terrain fertile de discussions démonstratives d'une aiguë sensibilité
pour ce genre de problèmes. Ici, par ailleurs, il convient plutôt de s'interroger sur les
contributions que le "vivant" système de contrôle européen du respect des droits de l'homme a
pu donner en termes de concrète prise de conscience des attaques auxquelles ces droits sont
exposés tant de la part de la criminalité qu'à cause des abus et prépotences des pouvoirs publics.
3.
Nous pensons d'emblée à la clause de l'article 15 de la Convention européenne, où nous
trouvons tracée la distinction entre certains droits - ne souffrant absolument aucune dérogation
dans la mesure où des clauses spécifiques de la Convention les reconnaissent - et les autres
droits et libertés protégés, susceptibles, quant à eux, de dérogations «dans la stricte mesure où la
situation l'exige», non seulement en cas de guerre mais aussi «en cas d'autre danger public
menaçant la vie de la nation».
On pourrait essayer de s'interroger sur les raisons des différentes attitudes adoptées
vis-à-vis de cette réserve de dérogation par les divers pays membres du Conseil de l'Europe: par
exemple, il résulte que l'Italie ne l'a jamais invoquée formellement, encore qu'elle puisse - en
matière de terrorisme et de mafia - mettre sa législation d'urgence à l'abri de la plupart des
critiques soulevées contre elle. Il est pourtant plus important de remarquer le soin pris par la
Cour européenne (à partir de son premier arrêt sur l'affaire Lawless) de veiller à une observance
effective des conditions formelles et matérielles établies pour l'application de l'article 15, afin
que cet outil très délicat demeure une arme défensive vraiment extrême.
Même en dehors de tout recours à l'article 15 - clause de dérogation à la fois générale et
exceptionnelle -, la question de la grande criminalité s'est également posée à la Cour
européenne, amenée par ce biais à creuser plus au fond la notion et la portée de certains droits et
libertés reconnus par la Convention de Rome.
On pourrait dire que le système tout entier de la Convention de Rome donne fondement
et substance à cette exigence de mise au point, s'il est vrai que le «respect de la liberté» et la
«prééminence du droit» n'y sont pas conçus exclusivement comme des limites à l'action des
organes des Etats, mais plus généralement comme des sources inspiratrices d'un modèle opératif
d'ordre général. Il y aurait plutôt à s'étonner de la rareté des références faites par la
jurisprudence européenne à l'article 17 de la Convention, dont le rôle semblerait remarquable
dans le sens où il interdit une interprétation des droits de l'homme apte à favoriser l'usage abusif
de ces mêmes droits afin de les détruire. En effet, la mise en oeuvre d'activités et l'accomplissement d'actes «visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la... Convention» ne
sont pas étrangers à la grande délinquance. Néanmoins, on comprend les prudences et les
réticences percevables au sujet de cette clause, accusée entre autres de s'être prêtée, à l'époque
de la "guerre froide", à être employée comme moyen de persécution idéologique.
19
4.
De toute façon, la Cour ne s'est pas soustraite aux problèmes de fond, allant jusqu'à
s'interroger sur de possibles limitations à ces mêmes droits que l'article 15, alinéa 2, inscrit au
catalogue des droits ne souffrant aucune dérogation.
Au sujet de l'interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants, un
arrêt très récent (affaire Ribitsch) souligne toutefois d'une manière très nette que l'article 3 de la
Convention «prohibe en termes absolus» les pratiques dont il s'agit, «quels que soient les agissements de la victime»; de surcroît, ladite décision rappelle une jurisprudence antérieure selon
laquelle «les nécessités de l'enquête et les indéniables difficultés de la lutte contre la criminalité
ne sauraient conduire à limiter la protection due à l'intégrité physique de la personne».
Quant au droit à la vie, la Cour a bien tenu compte du fait que l'article 2 de la
Convention n'exclut pas la légitimité du recours à la force meurtrière lorsqu'il est «rendu
absolument nécessaire» pour empêcher certaines manifestations de criminalité. Cependant, à
l'occasion d'une affaire concernant l'emploi de cette force par des militaires contre des
personnes soupçonnées de préparer un attentat terroriste (arrêt Mc Cann et autres), elle a
souligné son devoir d'«examiner très attentivement... non seulement la question de savoir si la
force utilisée... était rigoureusement proportionnée à la défense d'autrui contre la violence
illégale, mais également celle de savoir si l'opération anti-terroriste a été préparée et contrôlée
par les autorités de façon à réduire au minimum, autant que faire se peut, le recours à la force
meurtrière». Conclusion, dans le cas d'espèce: reconnaissance d'une violation de la Convention.
En revanche, la Cour européenne n'a pas eu l'occasion de s'occuper directement,
jusqu'ici, de la portée de l'article 1er du Protocole n° 6 interdisant la peine de mort en temps de
paix. Cet article a été évoqué d'une façon indirecte et non résolutive dans l'exposé des motifs de
l'arrêt Soering, par lequel la Cour a empêché l'extradition d'un condamné à mort à cause du
défaut d'assurances contre un traitement "inhumain" avant l'exécution. Décision (à l'époque)
"historique", cet arrêt est par ailleurs un signe évident des limites imposées par une situation
d'espèce très particulière.
5.
De plus directs et fréquents échos des exigences de la lutte contre la criminalité se
retrouvent - et pour cause - dans les décisions de la Cour européenne concernant les articles 8,
10 et 11 de la Convention de Rome. La sécurité nationale, ainsi que la sûreté publique, la
prévention du crime et l'autorité du pouvoir judiciaire, y sont en effet mentionnées parmi les
intérêts publics susceptibles de justifier des mesures étatiques en tant que «nécessaires dans une
société démocratique», encore que limitatives, soit du droit au respect de la vie privée, du
domicile, de la correspondance, soit des libertés d'expression, d'association, de réunion.
Des mouvements analogues (au moins dans une certaine mesure) se sont pourtant
développés par rapport à ces mêmes droits dont la définition donnée par la Convention n'est pas
limitée par de telles clauses d'ordre général: notamment, le droit à la liberté et à la sûreté de la
personne (article 5) et le droit à un procès équitable dans ses spécifications et développements
(article 6). Quant à ces droits, il est du reste évident que la question des limites éventuelles se
pose le plus directement et le plus fréquemment par rapport aux exigences de la lutte contre la
criminalité, étant donné que leur domaine d'application coïncide largement avec les domaines
typiques de l'action de la police et des autorités judiciaires. Par ailleurs, il n'est pas faux de dire
que cette mise au point à laquelle je faisais allusion s'est réalisée ici plus en termes de réglage de
la dynamique intérieure auxdits droits qu'en termes d'élaboration de critères extérieurs de limitations: jusqu'à conduire la Cour à une espèce de "réécriture" de l'interprétation des droits en
question, au sens où les conclusions qu'on tirerait quant à leur portée par rapport à des situations
20
"normales" ne sont plus nécessairement les mêmes lorsqu'on a à faire à la grande criminalité.
6.
Il serait impossible ici de pénétrer dans tous les replis de cette jurisprudence (illustrée et
richement commentée par un essai très récent de M. De Salvia, Bulletin des droits de l'homme,
1996, n° 5).
Le nombre et la qualité des opinions dissidentes jointes à chaque arrêt, témoignent de
l'importance des problèmes soulevés et à la fois du niveau des passions et des tensions qu'ils
entraînent presque inévitablement. Ce sont d'ailleurs des tensions et des passions que la culture
et la vie sociale de nos pays expérimentent chaque fois que le but de combattre la criminalité est
déclaré comme l'inspirateur d'une législation limitative de certains droits et libertés, bien
enracinés dans (une partie au moins de) la conscience civique. On a mentionné les lois
italiennes, parmi lesquelles il faut compter surtout la législation d'urgence introduite après les
meurtres de Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, touchant entre autres au droit de la preuve
pénale et au régime pénitentiaire spécial pour les détenus qui demeurent membres actifs de
certaines organisations criminelles. Comment oublier, d'ailleurs, la législation anglaise qui a
modifié sensiblement le régime des conséquences du silence de l'accusé en intervenant sur une
des institution les plus représentative d'une certaine approche de la procédure pénale sous
l'angle des droits de l'homme? Ou bien encore la toute récente législation française
"anti-terrorisme", concernant les étrangers en situation irrégulière et soumise au contrôle du
Conseil constitutionnel qui en a censuré certains aspects, y compris la faculté conférée à la
police d'effectuer des perquisitions nocturnes au-delà des limites ordinaires?
Ce sont d'ailleurs ces tensions et ces passions, lorsqu'on a réussi à les maîtriser avec une
réciproque tolérance de fond, qui ont constitué, sans doute, un des facteurs essentiels de
survivance de la démocratie en Europe pendant les années les plus sombres.
7.
Juge des violations concrètes des droits de l'homme et des libertés fondamentales, la
Cour européenne refuse systématiquement le rôle de juge des lois étatiques en tant que telles.
Elle n'a néanmoins pas manqué d'envoyer des signaux assez clairs aux législateurs et plus
généralement aux institutions des Etats engagées à mettre en oeuvre des mesures de protection
contre la criminalité. Pour ne parler que des signaux d'ordre général, je dirais que la Cour donne
à la fois des encouragements et des mises en garde.
Des mises en garde, bien sûr et surtout en ce qui concerne l'inadmissibilité de ces
mesures qui ne respectent pas des critères de nécessité et de proportion; sans pouvoir oublier
l'avertissement consistant à ne jamais franchir certaines frontières eu égard à la notion même de
chaque droit.
"On n'a qu'à choisir", tel est le florilège des "condamnations", d'autant plus intéressantes
qu'elles résultent d'habitude d'un exposé admettant au préalable que telle ou telle autre règle
peut subir des extensions, des dérogations ou des interprétations moins rigides lorsqu'il s'agit de
faire face à certaines formes de criminalité. Il y a de telles décisions au sujet du secret de la
correspondance des détenus (arrêts Campbell et Messina), des délais de la garde à vue (arrêt
Brogan et autres) ou bien de la détention provisoire (arrêt Tomasi), des conditions de légitimité
des mesures restrictives de liberté (arrêts Guzzardi et Ciulla), des limitations au droit
d'interroger les témoins à charge (arrêts Lüdi et Saïdi)...; ce dernier aspect, notamment significatif à cause de ses relations avec la question de l'utilisation des informations émanant de
personnes infiltrées et des "collaborateurs en justice" provenant des organisations criminelles
elles-mêmes (instruments aussi importants qu'extrêmement difficiles à maîtriser...).
21
8.
En somme, pas de carte blanche aux Etats au nom de la lutte contre la criminalité.
Cependant, comment oublier les encouragements - découlant également de cette jurisprudence
- pour une politique pénale attentive à ne pas confondre le respect des droits de l'individu avec
une abstraite et naïve vente d'illusions à bon marché, porte ouverte à la rémission des plus
démunis à la pire délinquance?
Tout d'abord, j'aimerais signaler la valeur de principe d'un avertissement à ne pas écraser
la personne du témoin et de la victime pour ne voir que les droits de l'accusé. Par rapport à une
affaire de drogue, l'arrêt Doorson vient d'affirmer que le maintien de l'anonymat d'un témoin
peut se justifier en certaines situations, justement parce que «les principes du procès équitable
commandent... que, dans les cas appropriés, les intérêts de la défense soient mis en balance avec
ceux des témoins ou des victimes appelés à déposer», dès lors qu'«il peut y aller de leur vie, de
leur liberté ou de leur sûreté». Démarche significative vers ce "statut des droits de la victime"
(et du témoin) qu'on souhaiterait lire dans les textes à côté du statut des droits de l'accusé.
Deuxième exemple. Tout en excluant pouvoir prétendre à une collaboration active de
l'accusé avec les organes de la poursuite et du jugement (cf. dernièrement l'arrêt Yagci et
Sargin) et tout en affirmant que l'Etat doit toujours assurer une organisation des structures et
une conduite des procédures afin d'éviter des retards au détriment du droit de l'accusé à une
durée raisonnable de la procédure et de l'éventuelle détention, la Cour a également exclu qu'une
personne puisse se plaindre des retards qui sont l'effet des obstructions interposées par sa
défense (cf., entre autres, l'arrêt Vendittelli). N'est-ce pas une manière de souligner que les abus
et les détournements d'un droit (en l'espèce, à la défense) ne sont pas la même chose que
l'exercice loyal de celui-ci, d'autant plus que ces abus se traduisent en entraves au respect d'une
exigence (la durée raisonnable des procédures judiciaires) dont l'objet est à la fois celui d'un
intérêt essentiel de la collectivité et celui d'un autre droit fondamental de l'individu?
De même, l'accord entre certaines mesures de prudence adoptées au niveau étatique et la
jurisprudence de la Cour européenne est plein, dans la mesure où la Cour reconnaît, par
exemple, que les liaisons d'un détenu avec une organisation criminelle rendent plus lourd le
poids du danger de fuite qu'il faut apprécier afin de décider du maintien de la détention
provisoire (arrêt Van der Tang).
Parfois, enfin, la Cour n'a pas hésité à déclarer que certaines mesures ne sont pas
censurables en elles-mêmes, encore qu'on puisse en discuter les modalités et le domaine
d'application. Un exemple récent en est donné par l'arrêt Welch: la Cour, tout en constatant une
violation de l'article 7 de la Convention à propos d'une confiscation prononcée sur la base d'une
loi rétroactive, souligne que sa censure «ne concerne que l'application rétroactive de la
législation pertinente et ne remet nullement en cause les pouvoirs de confiscation conférés aux
tribunaux pour leur permettre de lutter contre le fléau du trafic de stupéfiants».
9.
Il en résulte des jalons dont l'importance dépasse les occasions ayant donné lieu aux
solutions d'espèce. En résumé, on pourrait dire qu'une distinction y trouve appui entre une
répression ne voulant pas connaître de limites et une politique pénale pourvue de toute arme
nécessaire, encore que pas prête à renoncer aux valeurs de la légalité et du respect des droits de
l'homme.
Ce rapport n'a pas pour tâche d'approfondir les conséquences de la distinction, en termes
d'une discussion des moyens en matière pénale et pénitentiaire, d'action de la police, etc.,
22
auxquels le Séminaire réserve à juste titre une attention et une place spécifiques. Je m'en
tiendrai donc à des considérations générales.
10.
Je dirais d'abord qu'une condition préalable pour l'efficacité d'une telle politique pénale
est la prise de conscience de la considérable diversité et de la complexité des phénomènes qui se
rattachent à la plaquette "grande criminalité". Toute attitude unilatérale serait "détournante": y
compris - mais non seulement - la condescendance aux voix populaires qui ne discernent que les
aspects les plus visibles (et donc non nécessairement les plus graves) et qui souvent ne
réclament que des mesures bonnes tout au plus à abattre la pointe de l'iceberg.
Dans la perspective du refus de tout unilatéralisme, on ne saurait par ailleurs oublier les
relations entre les problèmes de la "grande" criminalité et ceux de la "petite" délinquance:
relations qui se posent parfois en termes d'organisation, souvent en termes d'attraction de la
seconde par la première; de toute façon, relations indiscutables au niveau de la sensibilité de
l'opinion publique lorsque la "petite" délinquance est perçue directement par la présence menaçante et envahissante de la personne ou du groupe qui empêche le normal déroulement de la
vie quotidienne. Bienvenue est la recherche de toute alternative à la prison pour une foule de
personnes mises en marge de la société: pourvu qu'elle ne se traduise pas dans une perspective
de pure et simple impunité.
11.
Une autre donnée d'ordre général dont il faut prendre conscience est la croissance
exponentielle des ressources financières et technologiques dont la grande criminalité
d'aujourd'hui peut disposer en vue de la dissimulation de ses conduites et, plus généralement, de
l'altération, de la manipulation et de la fausse pré-constitution des preuves: la pratique des abus
sexuels et de la traite des mineurs organisée moyennant les structures sophistiquée d'"internet"
nous en a donné le dernier exemple choquant.
La constatation devrait être riche de conséquences à plusieurs niveaux, à commencer par
celui de la technique des incriminations. La Convention de Strasbourg sur le blanchiment des
capitaux semble exhorter au courage, tandis qu'une attitude plus convergente des Etats
européens serait souhaitable dans un domaine différent, c'est-à-dire quant à la question de
l'incrimination des simples faits d'appartenir ou d'apporter un soutien à une organisation
criminelle. Tout cela, bien sûr, à condition que les principes de légalité et de non rétroactivité
soient respectés et que la prohibition pénale ne s'élargisse pas jusqu'à réprimer des actions ou
des omissions constituant «l'exercice normal» des droits de l'homme (arrêt Engel).
Mise en oeuvre de nouvelles sanctions portant sur les activités et sur les biens, régime de
la prescription, mises à jour de la réglementation du secret bancaire, meilleure spécialisation et
meilleure coordination - nationale et internationale - entre les enquêteurs...: ce ne sont que
quelques-uns des autres aspects concernés. Les succès déjà obtenus poursuivant les objectifs
connexes démontrent que ce sont là des routes à privilégier. J'ajouterai toutefois qu'un effort est
requis de la part de la culture des preuves pénales: s'il est nécessaire de réaffirmer l'importance
d'un nombre de principes - à partir de la présomption d'innocence - élaborés pendant les siècles
pour la sauvegarde de l'individu contre les pires héritages de l'approche inquisitoire, il est aussi
important qu'on ne mette pas d'entraves "doctrinales" aux légitimes engagements pour
combattre les abus de ces principes, aujourd'hui sans doute plus faciles que jadis.
12.
L'efficacité de la justice répressive, à partir du stade de la recherche des preuves des
infractions et de leurs auteurs, est sans nul doute un élément essentiel d'une lutte contre la
criminalité. Cette justice efficace a d'ailleurs un besoin essentiel de la solidarité active des ci-
23
toyens; solidarité capable de vaincre les murs de silence qui s'opposent souvent à la découverte
des malfaiteurs mais surtout capable de démentir une opinion répandue, selon laquelle les
contre-pouvoirs constitués par la délinquance seraient plus fiables que les institutions de l'Etat.
Pour conquérir cette solidarité, les institutions judiciaires ont d'ailleurs besoin,
elles-mêmes, d'une grande crédibilité. On a déjà mentionné la durée raisonnable des procès,
facteur essentiel de cette crédibilité: son importance est en effet indéniable autant sous l'angle de
la protection des droits de la personne accusée (premièrement de l'accusé innocent) que du point
de vue de la sauvegarde de l'exigence de justice de la collectivité, proie autrement facile des
séductions de la justice sommaire. Il faut également au moins ajouter l'exigence du plus grand et plus transparent - effort d'égalité effective dans l'administration de la justice, faute de quoi la
solidarité des citoyens avec les institutions judiciaires ne sera jamais constante et sincère.
N'est-il pas vrai qu'une large partie de la crédibilité de la justice nationale - et par
conséquent les chances d'obtenir une solidarité totale et active de l'ensemble de la population
contre la grande criminalité - se mesurent en fonction de la capacité de la justice de se dresser
contre la corruption des hauts fonctionnaires de l'Etat et en son sein même? A un tout autre
degré, la capacité d'une équitable mais sévère répression des grands criminels contre l'humanité
par des organes permanents de justice pénale internationale se présente pour sa part comme une
exigence essentielle, allant au-delà des démarches faites - mais aussi des controverses soulevées
- à partir du procès de Nuremberg, pour en venir aux Cours instituées par l'ONU afin de juger
les crimes commis dans les territoires de l'ex-Yougoslavie et du Rwanda. Sous un tout autre
angle, on a déjà remarqué que l'impunité n'est pas la solution la mieux appropriée aux
problèmes de la petite délinquance.
Au risque d'apparaître banalement répétitifs, il est enfin nécessaire de toujours rappeler
la plus élémentaire des exigences d'égalité entre les justiciables, c'est-à-dire la nécessité d'une
effectivité de l'assistance défensive - et plus généralement de l'aide judiciaire - en faveur des
personnes plus faibles, économiquement et socialement: c'est bien au nom de cette "effectivité"
que la Cour européenne a prononcé de nombreux arrêts de condamnation.
13.
Tout en renonçant aux rites barbares de la peine de mort et des autres sanctions
inhumaines, une démocratie moderne a elle aussi - on dirait même qu'elle l'a au plus haut degré
- le devoir d'assurer une justice répressive efficace et crédible, élément essentiel encore à
présent de toute stratégie anti-criminalité.
Il faut néanmoins être de plus en plus conscients que l'action de la justice répressive pour essentielle qu'elle soit - ne saurait être que réparatoire et subsidiaire, sans pouvoir agir sur
les causes les plus profondes des maladies dont la grande criminalité est une des expressions les
plus troublantes. Il ne s'agit pas seulement de l'ancien dualisme "prévention-répression"; la
complexité de la vie contemporaine tout au moins confère à ce dualisme de nouvelles perspectives, ne serait-ce que du point de vue de l'organisation du contrôle sur certaines activités
(la production et la vente des armes ou des stupéfiants, notamment).
D'ailleurs, la conscience de la simple subsidiarité de la justice répressive - c'est-à-dire la
conscience que les réponses répressives à la criminalité ne sont malgré tout que des réponses
partielles, tardives et insuffisantes - nous aide à mieux penser aux autres réponses "en amont".
Le Séminaire a le mérite de réserver une place privilégiée à ces aspects, par rapport auxquels le
juriste n'a pas autre chose à faire qu'écouter et essayer d'apprendre. De lui-même, toutefois, il
constatera que la question des droits de l'homme est plus que jamais enracinée au coeur de ces
24
mêmes problèmes "de contexte", sous forme du droit à une vie familiale, du droit à l'instruction,
du droit au travail... c'est-à-dire sous forme de droits non moins essentiels que ceux dont on a
davantage discuté dans ce rapport, encore que - faut-il continuer à le reconnaître - moins faciles
à protéger par la seule démocratie formelle, du fait qu'ils évoquent au plus haut degré une action
positive des institutions publiques et de la société toute entière pour l'accumulation et la distribution des ressources matérielles et spirituelles nécessaires à les satisfaire, non sans dégager
des tensions et des solidarités parmi les plus aiguës entre membres d'une même collectivité
nationale et entre une population et une autre.
D'où l'importance, non seulement des éthiques et des politiques de la famille, de la
jeunesse, du territoire, du plein emploi, de l'aide sociale... mais également de nouveaux
problèmes et de nouveaux horizons - par exemple - en ce qui concerne l'immigration étrangère
et le droit d'asile, surtout lorsqu'une bonne partie de la population est persuadée - à tort ou à
raison - que certains phénomènes ont été accrus à cause des installations massives de nouveaux
groupes ethniques sur un territoire: en effet une compréhensible demande de légalité et de sûreté
se mêle facilement et dangereusement au racisme, encore que cela même suscite par réaction
des retours inespérés d'orgueil pour de séculaires traditions d'ouverture d'un peuple envers les
démunis et les persécutés du monde. Eloquents - mais bien loin d'être tout à fait exceptionnels
dans notre Europe de l'Ouest - sont les derniers évènements de cet été en France.
14.
Efficacité, crédibilité, subsidiarité de la justice répressive: ce sont des facteurs - tous
ensemble - essentiels pour la réussite de l'action globale de nos sociétés afin de combattre la
grande criminalité sans détriment des droits de l'homme. Ce sont à la fois des objectifs dont la
conquête a besoin de l'apport essentiel des forces morales de la société, c'est-à-dire de la force
de consciences individuelles et collectives informées et formées, pour être capables de ne pas
s'arrêter ou de ne pas s'égarer à l'impact souvent violent de ce qu'on voit et perçoit d'emblée.
D'où l'importance de cette réflexion sur les véhicules d'information et de formation à laquelle la
dernière partie du Séminaire est réservée.
Education et médias: toujours tentés - les seconds surtout - de s'ériger en juges avant les
jugements, souvent transformés en marchands d'images partielles et parfois déformées de la
criminalité, des enquêtes, des procès pénaux...; mais à la fois, l'une et les autres, sources
indispensables de soutien et de contrôle démocratiques d'une justice rendue au nom d'un peuple
libre. Il leur appartient aussi de faire rester dans la mémoire collective le sens de l'appel aux
Chartes des droits de l'homme, tel qu'il a inspiré certains mouvements clandestins contre la
dictature.
L'Europe "une", tout au moins dans le sens - nullement acquis à jamais - d'une adhésion
commune à la démocratie pluraliste, est un résultat obtenu surtout en vertu des "espoirs contre
tout espoir": grâce à d'innombrables engagements individuels, payés souvent au prix du sang, et
grâce aussi à la longue et amère patience des peuples, capables de supporter sans s'anéantir, de
lutter le plus souvent en silence et finalement de renverser par la force des consciences les
oligarchies et les tyrannies qui s'étaient établies dans leurs pays. L'étendard (longtemps caché)
des droits de l'homme a pu être source de force et de courage pour ces individus et pour ces
peuples. C'est pourquoi, aujourd'hui, on discerne une lourde responsabilité de la culture
juridique et des institutions ayant fait de la sauvegarde et du développement de ces droits un but
essentiel de leur réflexion et de leur action. Il s'agit de ne pas réduire cet étendard à une
oriflamme d'apparat, dont la splendeur s'altère et s'efface au contact des problèmes et des
angoisses de la vie quotidienne.
25
Communications écrites relatives au rapport introductif:la grande
criminalité et le respect des droits de l'homme dans les sociétés
démocratiques européennes
Communication écrite par M. Pier Luigi VIGNA, Procuratore nazionale
antimafia, Florence (Italie)
Revue des institutions de droit pénal, processuel, pénitentiaire et d'investigation en
vigueur en Italie pour la répression de la criminalité organisée
1.
Prémisse
La présence et l'oeuvre presque trentenaire, en Italie, de la criminalité organisée ont mis
notre pays dans la nécessité d'élaborer des formes d'intervention toujours plus incisives et
adéquates quant à la prévention et à la répression des groupes criminels tant subversifs que
maffieux, ou maffieux subversifs.
On a, à juste titre, noté que ces phénomènes criminels constituent une espèce de "cancer
mortel qui attaque le tissu économico social en profondeur et produit des métastases en mesure
de menacer de près le coeur même de l'Etat" (c'est ce que l'on peut lire dans "Rapport Italie" Document d'introduction du Ministère de la Justice à la Conférence mondiale sur le crime
organisé, qui a eu lieu à Naples en novembre 1994).
La caractéristique des interventions normatives et organisatrices pour contrer le crime
organisé présente, au point où nous sommes, une projection multiforme sur les différents
moments où il se manifeste, qui vont de la prévention à la répression et qui englobent les
aspects relatifs au traitement moyennant sanction ainsi qu'au traitement processuel et
pénitentiaire.
La caractéristique principale de ces interventions est qu'elles présentent des moments
intenses de connexion et d'interaction, de sorte que chacune d'entre elles doit être lue dans le
plus ample contexte possible où elle se situe. C'est le cas, pour donner un exemple, de la norme
qui prévoit un traitement pénitentiaire "de récompense" pour les maffieux qui collaborent avec
la justice et dont la "productivité investigatrice" est étroitement liée à la norme, de signe opposé,
qui prévoit un texte de grande rigueur pour les maffieux qui refusent la collaboration en
assumant un comportement "d'irréductibilité".
Malgré la prévision articulée des interventions, le système apparaît, toutefois, toujours
plus perfectible par rapport à la physionomie, organisationnelle et pratique, des associations
criminelles, sans compter qu'il apparaît indispensable, pour affronter les phénomènes criminels
supranationaux, de renforcer les instruments de la coopération internationale.
2.
Une définition possible de la criminalité organisée
Il peut sembler étrange - et pourtant il en est ainsi - qu'en présence du système que l'on a
26
cherché à définir dans ses lignes essentielles, il manque dans le système italien la définition de
la criminalité organisée.
Il est certain cependant que ce tissu normatif complexe, dont on a parlé, est né de la
conscience que l'action devait être dirigée, non pas vers des groupes génériques de bandits ou de
délinquants, mais contre des associations criminelles ayant des caractéristiques
"d'envahissement" de type politique et économique, qui se manifestent dans la prétention
d'assujettir au pouvoir proprement dit des parties du territoire en les soumettant, avec toute la
population qui y habite, à une espèce de "souveraineté alternative".
C'est probablement cela le "coeur" de notre criminalité organisée, selon la notion
élaborée par des spécialistes de politique et de sociologie criminelle.
Une lecture attentive des normes en vigueur - qui toutefois ne contiennent pas la
définition de ce phénomène - permet néanmoins d'établir que le législateur a envisagé trois
typologies de criminalité organisée.
La première est constituée par des infractions du ressort du Parquet national antimafia et
des parquets de district et il s'agit d'infractions caractérisées par la nature maffieuse, à l'instar
des infractions d'association de malfaiteurs de type maffieux ou pour commettre des crimes
concernant les stupéfiants et des crimes de séquestration de personne à des fins d'extorsion et,
en général, de ceux commis à travers des méthodes maffieuses ou pour faciliter l'activité des
associations de maffia (voir article 51 co 3-bis, Code de procédure pénale).
La deuxième catégorie est constituée de crimes subversifs terroristes (massacres,
attentats, bandes armées...) et du délit d'association non maffieuse de malfaiteurs.
En ce qui concerne ces délits, le Parquet général près la Cour d'appel peut exercer, à
défaut de coordination des enquêtes, le pouvoir d'évocation en se subrogeant au Procureur de la
République qui serait compétent selon les règles ordinaires (article 372 co 1-bis, Code de
procédure pénale).
La troisième catégorie est enfin constituée par une série d'infractions qui, tout en n'étant
pas nécessairement le fait de groupes criminels organisés, peuvent cependant être liés à ces
derniers (pensons aux rapines, aux extorsions, aux infractions en thème d'armes ou de vente de
stupéfiants).
La diversité ontologique entre les trois catégories implique qu'elles ne subissent pas le
même traitement. On utilise donc une sorte de "force décroissante" selon qu'il s'agisse de crimes
de maffia ou de crimes génériques et communément organisés. Pour donner un exemple: les
interceptions préventives et les perquisitions d'édifices tout entier ou de blocs d'édifices (article
25-bis et ter, décret-loi 306/92) sont consenties uniquement pour les infractions de maffia et le
régime pénitentiaire de rigueur a différentes gradations selon qu'il s'agisse de condamnés pour
maffia ou pour d'autres faits de criminalité organisée (article 4-bis, loi 354/1975).
3.
Les nouveaux crimes relatifs au terrorisme et à la subversion et le système de
protection des collaborateurs de la justice
L'action des organisations terroristes a stimulé le législateur en vue de la création de
nouvelles figures d'infractions, création rendue nécessaire par les "vides" qui, sinon, auraient
27
caractérisé le système pénal. De fait, en 1978 - après la séquestration de Moro -, naissent les
figures de la séquestration à des fins terroristes-subversives et, à la fin de 1979, celles relatives à
l'association à des fins de terrorisme ou de subversion de l'ordre constitutionnel (article 270-bis,
Code pénal) et à l'attentat réalisé en vue de la même finalité (article 280, Code pénal).
En outre, ont été créées non seulement une circonstance aggravante spécifique pour les
crimes commis à des fins de terrorisme mais également une circonstance atténuante spéciale
pour celui qui collabore avec l'autorité judiciaire et de police en ce qui concerne ces crimes.
C'est le premier germe politico-judiciaire visant au développement des collaborations
processuelles ou, comme on dit dans le langage commun, des textes stimulateurs du
"repentilisme".
Il faut néanmoins mettre en garde de suite sur le fait que ce terme, d'usage
journalistique, déforme la vision du phénomène en lui attribuant une connotation de caractère
éthique qui est plutôt étrangère aux normes de "récompense", dont l'applicabilité fait
abstraction des motivations intérieures du sujet en se basant, au contraire, sur des données
objectives consistant en l'éloignement du groupe criminel et en la contribution offerte à
l'enquête.
Il existe encore des interventions occasionnelles de droit "récompense" dans le domaine
des séquestrations de personne à des fins d'extorsion (loi 30.12.1980, n° 894) et des stupéfiants
(articles 73, 74 T.U.S.), si bien que, en 1991, on a prévu, toujours pour les infractions de maffia,
le régime de la "double voie" expérimenté pour les crimes de terrorisme, moyennant
l'introduction d'une circonstance aggravante spéciale pour celui qui les commet et d'une
circonstance atténuante pour celui qui collabore dans les enquêtes y relatives (articles 7, 8,
décret-loi 152/91).
Ensuite, avec le décret-loi du 15 janvier 1991, n° 8, édicté par la loi du 15 mars 1991, n°
82, un ensemble organique de normes en faveur de la protection de ceux qui collaborent avec la
justice voit le jour, protection qui précédemment était soumise à l'initiative, sporadique et
désorganisée, des organes enquêteurs.
Grâce au nouveau système, ceux qui sont exposés à un certain danger en raison des
déclarations de collaboration rendues peuvent bénéficier d'un programme spécial de protection
délibéré, sur proposition du Procureur de la République qui effectue les enquêtes, par une
Commission centrale instituée près le Ministère de l'intérieur, présidée par un sous-secrétaire
d'Etat et composée de magistrats et de membres des forces de police. L'admission au
programme spécial de protection a pour conséquence la jouissance de mesures de sécurité et
d'assistance économique, en sus d'un traitement pénitentiaire particulier permettant de jouir sans
aucune limite des mesures alternatives à la détention (par exemple, placement en probation au
service social, détention domiciliaire, licences récompenses, etc.).
Un Service central (actuellement articulé également en quelques noyaux périphériques)
assure la réalisation du programme spécial de protection.
A l'heure actuelle, plus de 7000 personnes (parmi les collaborateurs et leur famille)
jouissent du système de programmes créé en janvier 1991. C'est précisément ce nombre
tellement élevé de bénéficiaires qui risque de le mettre en crise, au point que des réformes
possibles sont à présent à l'étude.
28
En vue de stimuler la collaboration, on prévoit également des "colloques investigateurs"
avec les détenus, que peuvent organiser tant le Procureur national antimafia que des membres
qualifiés des forces de police.
Aux prévisions "de faveur" pour les collaborateurs s'opposent celles "de rigueur" pour
les maffieux irréductibles, qui non seulement subissent une augmentation de la peine pour les
crimes commis, mais qui peuvent aussi être soumis à un régime pénitentiaire différencié par
rapport aux détenus normaux, avec leur placement dans des prisons spéciales ou des sections de
ces dernières et avec des limitations adéquates des rapports avec l'extérieur.
Ceci subséquemment à l'expérience pratique qui a démontré qu'en profitant des
colloques ou de la correspondance, les "boss" continuaient à diriger de la prison le groupe
criminel d'appartenance.
4.
Les interventions au niveau du procès pénal et des organes des enquêtes
Au lendemain du massacre de Capaci, on a érigé des dispositions (décret-loi 306/92)
visant à rendre plus opérant le système de procédure pénale à l'égard des auteurs des crimes
caractérisés par une forte connotation criminelle.
En résumé, on a:
-
permis l'utilisation processuelle des actes d'enquête et une circulation plus souple des
preuves entre les procès en connexion;
-
protégé la sphère privée des sources de preuve;
-
déterminé de façon innovatrice l'objet, les modalités et les temps de l'enquête.
Ces interventions ont suscité des critiques de la part des chercheurs et des défenseurs en
raison du fait qu'elles compromettent certains principes sur lesquels se base le procès de type
accusatoire, en vigueur chez nous depuis octobre 1989.
Il faut reconnaître un véritable fondement à ces critiques, mais il est également
incontestable que les dispositions innovatrices ont permis d'éviter à la limite que les
organisations criminelles n'interviennent, avant le débat, en pénalisant ainsi le déroulement
normal des enquêtes et en permettant aux offices du parquet de procéder à des enquêtes secrètes
(sur les crimes de maffia) pendant une période importante eu égard aux exigences de ces
procédures particulières.
En 1991 encore, l'Etat a intensifié les structures d'investigation.
Cette année-là, en effet, sont nés (avec les décrets-lois 152/1991, article 12) les services
centralisés des différentes forces de police (SCO pour la police de l'Etat, ROS pour l'arme des
Carabinieri, SCICO pour le corps de la Guardia di Finanza) et, encore au cours des derniers
mois en 1991, la DIRECTION D'INVESTIGATION ANTIMAFFIA (composée d'une force
interarmées), ainsi que le Parquet national antimafia et les parquets des districts antimafia.
Les compétences attribuées ensuite à ces structures d'investigation comprennent:
29
-
des interceptions (même du milieu) afin de "prévenir et de s'informer sur les crimes de
maffia";
-
des opérations de sous couverture (ayant comme finalité l'infiltration dans le groupe
criminel) au regard des stupéfiants, des armes et du blanchiment;
-
des opérations contrôlées (visant à vérifier les développements de la procédure
criminelle) également en ce qui concerne les extorsions, les séquestrations de personne à
des fins d'extorsion, l'usure;
-
l'utilisation d'informations provenant des Services de sécurité, dont l'activité
d'information porte, à l'heure actuelle, sur les groupes criminels organisés qui menacent
les institutions et l'épanouissement de la société civile (article 2 co 1, décret-loi
315/1991).
5.
Développements ultérieurs dans le droit substantiel
De l'approximation, au regard de la criminalité maffieuse, de la norme du code pénal qui
punit l'association de malfaiteurs (article 416) est née l'exigence, satisfaite en septembre 1982
(avec la loi n° 646 de la même année), de prévoir le délit d'association de type maffieux (article
416-bis, Code pénal) fondé sur l'utilisation de la violence qui se dégage du groupe criminel et
des conditions de complicité tacite et d'assujettissement en vue de contrôler les activités
économiques (surtout les adjudications publiques) ou d'interférer dans la libre expression de
vote. Cette finalité est poursuivie également par l'article 416-ter, Code pénal (en sus de l'article
11-ter, décret-loi 306/1992) qui punit la promesse de votes en échange d'affectation d'argent.
Les nouvelles formulations (introduites en août 1993 avec la loi n° 328) des crimes de
blanchiment et de réemploi de ressources, fruits de délits, et également le système de révélation
des opérations bancaires suspectes, système instauré en mai 1992, assument une signification
analogue dans le but de contrer la criminalité organisée.
Et enfin, en mars 1996, on a révisé l'infraction d'usure avec la loi n°108.
Pour anéantir ce crime, on a également agi sur l'aspect de la prévention en instituant un
Fonds spécial à ce sujet et sur celui de l'assistance aux victimes des usuriers (analogue à celui
prévu pour les victimes d'extorsions) en prévoyant des providences économiques dans cette
direction.
Enfin, puisque nombreux sont largement de l'opinion que l'agression aux patrimoines de
la maffia est un passage indispensable pour une répression efficace - et peut-être définitive - des
groupes criminels, on ne peut qu'apprécier de façon positive le texte (article 12-sexies, décretloi 306/92 en sus de la 1oi 501/94), qui permet le séquestre (durant le procès) et la confiscation
(en cas de condamnation de tous les patrimoines "suspects" lorsqu'ils apparaissent injustifiés et
excessifs par rapport au revenu déclaré ou à l'activité effectuée par le prévenu ou par le
condamné pour des faits de maffia.
30
Communication écrite par M. Sergei SIROTKIN, Ancien Président adjoint
de la Commission présidentielle des droits de l'homme, Directeur, Moscow
Legal Resource Centre, Moscou
Tensions entre la lutte contre la grande criminalité dans les pays en transition et les
exigences du respect des droits de l'homme
"Certainement! Nous sommes prêts à violer les droits de l'homme si l'un de ces hommes se révèle être un criminel."
Serguei Stepachine, Chef du Service fédéral de contre-espionnage
(ancien KGB)
Le problème posé dans notre séminaire, "La grande criminalité et l'exigence du respect
des droits de l'homme dans les démocraties européennes", peut être abordé de plusieurs façons.
D'un côté, on peut faire porter l'accent sur les aspects purement criminologiques, mais notre
séminaire risquerait alors de ressembler à un congrès international sur la lutte contre la
criminalité. On peut, alternativement, se concentrer sur la dimension droits de l'homme du
problème et sur la manière de garantir ces droits, auquel cas notre séminaire dans cette belle
ville ne sera qu'une réunion de plus, utile et intéressante, mais dénuée de toute innovation.
A mon avis, nous avons une chance de pouvoir apporter ici une dimension nouvelle à la
réflexion sur cet important problème d'actualité.
La lutte contre la criminalité est effectivement un problème débattu en Europe et dans le
monde entier, et il en est de même des questions relatives au respect des droits de l'homme.
L'importance accordée au sujet est justifiée, car le problème prend rapidement de l'ampleur au
niveau international. Strictement parlant, il s'agit des deux facettes d'un même problème
mondial, celui de la stabilité et de la sécurité dans le monde.
Le crime est, de toute évidence, une menace à cette sécurité, de même que le respect des
droits de l'homme en est la condition préalable. On a beaucoup écrit et parlé sur ces deux
questions, mais moins sur le lien qui les unit, c'est-à-dire sur le rapport intrinsèque entre la lutte
contre la criminalité et le respect des droits de l'homme.
Les recherches juridiques russes ont parfois abordé le problème en passant, et quelques
articles lui ont été consacrés. Mais j'aimerais parler plus en détail de la pratique russe dans ce
domaine. Dans l'ensemble, on peut dire que la Russie n'a pas maîtrisé ce problème, ni en
théorie, ni en pratique. Ce qui m'incite à replacer la question dans un contexte plus vaste que
celui auquel j'avais d'abord pensé.
Ma démarche est la suivante:
-
tout d'abord, j'aimerais dire un mot sur la nécessité d'adopter un point de vue mondial
sur la question de la lutte contre la criminalité et du respect des droits de l'homme; ce
sera le fondement de mon argumentation;
ensuite, j'examinerai certains aspects du problème tel qu'il concerne toutes les sociétés
en transition. Je me limiterai dans cette analyse à quelques exemples;
enfin, j'examinerai le rôle que doivent jouer les instruments internationaux.
La lutte contre le crime est une des fonctions de l'Etat. Traditionnellement, on considère
que les droits de l'homme définissent un mode de relations entre un individu et l'Etat, et la lutte
31
contre le crime fait partie intégrante d'un système juridique conçu pour protéger et promouvoir
les droits de l'homme. En ce sens, la criminalité est une menace réelle pour les droits de
l'homme.
La criminalité augmente, et l'on notera le développement de la grande criminalité
organisée, qui englobe notamment la corruption des mécanismes de l'Etat, dont le terrorisme est
l'un des principaux instruments.
Le problème est devenu d'autant plus crucial ces dernières années que la grande
criminalité est désormais organisée sur une base de plus en plus transnationale, mettant en péril
non seulement la sécurité nationale, mais l'ordre démocratique mondial.
Les formes de criminalité les plus dangereuses sont donc le crime organisé et le
terrorisme.
Le droit pénal ne peut à lui seul s'attaquer à cette forme de criminalité. Des mesures
doivent être prises aussi dans les domaines administratifs et économiques. Cependant, le droit
pénal reste la principale arme dont nous disposons, ce qui entraîne parfois des complications
particulières.
Du fait de sa nature spécifique, la lutte contre cette criminalité exige des mesures
spéciales, qui peuvent porter atteinte à certaines valeurs sociales, comme celles représentées par
les droits de l'homme. Je pense à l'infiltration des organisations criminelles, au recours à des
agents provocateurs, aux avantages offerts aux membres d'organisations criminelles en échange
de leur coopération avec la police, aux contrôles sur la circulation des biens et des personnes,
aux écoutes téléphoniques, etc.
La nécessité de telles mesures est évidente, ce qui n'empêche pas qu'elles constituent une
vraie menace pour les droits de l'homme, et notamment pour le droit à la jouissance paisible de
ses biens, au respect de la vie privée, à l'intégrité de la personne et pour d'autres droits et libertés
fondamentaux.
Nous nous heurtons donc à une contradiction: la sécurité de la personne est une valeur
sociale absolue, et la garantie de cette sécurité exige l'élimination de la criminalité. Les droits de
l'homme reposent sur le concept de sécurité de la personne, mais les mesures prises pour
combattre la criminalité peuvent menacer les droits de l'homme.
Plus précisément, elles deviennent une menace si la situation autorise des restrictions
aux droits civils, et si elles deviennent même un élément indispensable pour maintenir l'ordre
juridique démocratique.
Il y a naturellement un conflit entre ces valeurs, et il est évident qu'elles sont, à certains
niveaux, interdépendantes.
Toute analogie a ces faiblesses, mais je voudrais néanmoins tenter une comparaison: la
situation ressemble au dilemme bien connu de savoir si l'on peut autoriser le développement
industriel au détriment de l'environnement. Il n'existe pas de solution simple. Là aussi, nous
sommes confrontés à un conflit d'intérêts, et la seule réponse est de rechercher une solution de
compromis qui limite le développement industriel et réduise donc au minimum les nuisances
causées à l'environnement.
32
Dans le cas des droits de l'homme, le compromis prend la forme suivante:
-
mise en place d'un cadre juridique limitant les droits de l'homme lorsque cela est
absolument nécessaire pour lutter efficacement contre le crime;
création d'un mécanisme de contrôle judiciaire couvrant les mesures susceptibles de
porter atteinte aux droits de l'homme;
création d'institutions pour garantir la défense et la restauration du droit ainsi violé.
Ce schéma concerne un régime démocratique stable mais, même dans ce cas, il n'existe
pas de solution toute faite. Les abus peuvent être liés, par exemple, à une insuffisance de
contrôle des pratiques administratives, qui ne répondent pas nécessairement aux normes
juridiques.
Du fait des oppositions d'intérêts, on ne peut éviter des conflits qui, tantôt restent latents,
tantôt éclatent. Cela est vrai même dans un Etat démocratique régi par l'Etat de droit.
Je ne voudrais pas parler au nom des pays occidentaux sur la question de la lutte contre
la criminalité et de la protection des droits de l'homme, mais les idées que je viens d'exposer
bénéficient d'un certain soutien en Russie.
Cela était naturel il y a quelques années, dans une Russie où l'intelligentsia libérale,
tournée vers l'Occident, avait tendance à fétichiser l'économie de marché et la démocratie
pluraliste. Il semblait à l'époque que la solution à tous les problèmes économiques et sociaux se
trouvait dans la simple conversion de la Russie à l'économie de marché. De même, on pensait
que le respect des droits de l'homme était la panacée pour tous les problèmes sociaux. Pendant
longtemps, on ne s'est pas rendu compte que des conflits de valeurs pouvaient surgir et que la
liberté et la démocratie avaient un prix.
Aujourd'hui, cette prise de conscience se fait, parfois sous des formes extrêmement
douloureuses ou nihilistes. La douleur est d'autant plus aiguë que le conflit a pris en Russie un
caractère extrême.
Tout à l'heure, j'ai essayé de résumer de façon globale mon approche du problème de "la
grande criminalité et du respect des droits de l'homme". Toutefois, dans les sociétés en
transition, le problème présente des caractéristiques nouvelles. Des facteurs communs à ces
sociétés font que le problème revêt un aspect particulier qui leur est propre.
Je parle en effet de la Russie et de l'expérience russe. Quoique je suis convaincu que
tous les Etats en transition sont confrontés aux mêmes problèmes, en Russie, le conflit est plus
aigu et plus intense pour deux raisons particulières:
-
premièrement, les difficultés héritées de la période totalitaire communiste sont plus
lourdes en Russie que dans la plupart des autres pays d'Europe orientale;
deuxièmement, la Russie a accompli plus de progrès dans sa modernisation que la
plupart des autres républiques postsoviétiques. En un sens, on peut dire que certains
pays de la communauté des Etats indépendants n'en sont même pas encore au stade de la
transition.
J'aimerais dire un mot des principales raisons qui, à mon avis, expliquent cette évolution
33
dans les républiques postsoviétiques au début de la période de transition. Elles tiennent, d'une
part, à l'augmentation de la criminalité pendant la période d'effondrement des régimes
totalitaires (1) et, d'autre part, au rôle des mécanismes judiciaires les plus aptes à minimiser la
tension évoquée plus haut (2).
1.
Il conviendrait de définir en principe un ensemble de directives communes qui
couvriraient la protection des droits de l'homme dans le contexte de la lutte contre la criminalité
compte tenu des conditions particulières de la période de transition.
L'essence des régimes totalitaires est le contrôle complet par l'Etat, qui touche à tous les
aspects de la vie des individus. L'URSS avait une économie planifiée et la propriété personnelle
faisait l'objet de restrictions considérables. Il était extrêmement difficile de cacher un bien ou
une activité exercée à titre privé.
Il y avait dans la société une agitation sociale et nationale latente qui, dans d'autres
circonstances, aurait pu conduire au terrorisme et à la grande criminalité. Mais la société était
comme "gelée".
L'auto-réglementation était inefficace. Ce qui fonctionnait étaient les mécanismes
administratifs du parti, même s'ils étaient déformés. Les conflits n'étaient pas résolus sur la base
d'une concordance d'intérêts, mais ils étaient résolus; dans l'ensemble, les choses fonctionnaient,
la société était gérée. C'était l'aspect positif de la situation.
Du côté négatif, les idées de respect de la vie privée, de confidentialité des
communications et de droits de l'homme étaient très théoriques. C'était même une fiction. La
police (milice), les services de sécurité, le KGB et tout l'appareil d'Etat étaient considérés
comme au-dessus des lois. Toute activité sociale était étroitement surveillée. Les organes de
l'Etat avaient un droit de regard total sur ce qui se passait dans la société. Cette situation avait
pour effet de faciliter la lutte contre la criminalité, mais au détriment des droits de l'homme, qui
étaient complètement ignorés. La criminalité pouvait donc rester inférieure aux niveaux
observés en Occident.
Il est triste - mais reconnu - que plus le contrôle de l'individu est serré et grande la
répression, plus il est facile de réaliser certains objectifs qui présentent une valeur sociale
indubitable.
Tout ceci est naturellement une image simplifiée de la réalité. Dans l'ex-Union
soviétique, la criminalité, y compris le crime organisé, existait, mais elle prenait des formes
particulières. Une entreprise clandestine de fabriques de chemises était un délit économique.
L'impossibilité d'échapper aux organismes de contrôle conduisait à des arrangements illicites et
à la corruption des fonctionnaires de l'Etat. La corruption était chose commune. Tout un pan de
l'économie, créé pour compenser les déficiences de l'économie d'Etat, était en réalité illégal.
C'était l'économie noire. Mais je m'écarte du sujet.
L'accession au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev, ainsi que les bouleversements politiques
du début des années 90, ont fait office de catalyseur pour le démantèlement du régime
totalitaire. La société "gelée" a commencé à fondre, ce qui a eu des conséquences à la fois sur
l'économie et sur la vie sociale.
Ce processus historique et progressif est inévitable mais, en réalité, il a pris en Russie un
34
caractère permanent, anormal et très pénible à de nombreux égards.
Je ne proposerai pas ici de modèle possible pour la mise en œuvre du changement. Mais
il faut rappeler que la Russie a connu un effondrement de son système totalitaire sans qu'il y ait
mise en place en échange de mécanismes autorégulateurs reposant sur les principes du droit, de
la démocratie et de l'économie de marché. Le changement dans la société russe a donc pris un
caractère spontané, incontrôlé et sans règle.
Il est clair que le principal rôle dans la lutte contre le crime organisé revient non pas au
droit pénal mais aux mesures administratives et économiques de prévention. Les conférences
internationales sur la lutte contre la criminalité ont constamment souligné ce fait.
Dans une société en transition, les conditions économiques, sociales et même sociopsychologiques se combinent pour entraîner une augmentation de la criminalité. En Russie, le
processus de redistribution de la propriété et du pouvoir a effectivement été suivi d'un
accroissement des taux de criminalité, notamment de la grande criminalité.
Il est donc naturel de s'attendre à une augmentation très sensible de la criminalité durant
une période de transition. La lutte contre le crime devient alors une préoccupation prioritaire.
Mais d'autres éléments entrent en jeu.
La société est effrayée par l'augmentation du crime et par les types de crimes dépeints
dans les médias. Les responsables politiques accèdent à la pression du public dans le sens d'une
répression impitoyable.
Les conditions sont alors réunies pour qu'un conflit s'instaure. Les droits de l'homme
sont menacés. Si cette menace devient réalité, la question de savoir si l'on peut trouver un
équilibre entre la répression du crime et le respect des droits de l'homme dépend de plusieurs
facteurs.
D'abord et avant tout, il faut mettre en place des mécanismes juridiques pour régler le
conflit d'intérêts. C'est la question la plus importante à garder à l'esprit lorsque l'on examine les
problèmes juridiques dans les républiques postsoviétiques.
2.
Dans un régime totalitaire, le droit assume une fonction très différente de celle qui est la
sienne dans des Etats démocratiques régis par l'Etat de droit. En effet, le droit joue un rôle
purement instrumental, et il n'a pas de valeur sociale en soi. C'est plus simple de le présenter de
façon graphique:
_____________
L'Etat
_____________
______ ______
La loi
_____________
______ ______
L'individu
_____________
Dans ce système, je le répète, la loi a seulement une fonction théorique. C'est un
35
instrument par lequel le gouvernement gère la société. Les relations sont verticales et chaque
élément est subordonné au niveau situé au-dessus. L'appareil de l'Etat n'est pas limité par la loi
et celle-ci ne protège pas l'individu de l'exercice arbitraire du pouvoir. Dans les sociétés
postsoviétiques, l'essence de la réforme juridique en tant que composante nécessaire de la
transition vers la démocratie exige un changement dans les relations qui lient "la loi", l'Etat" et
"l'individu".
ceci:
Dans un Etat gouverné en fonction de l'Etat de droit, la relation ressemble en effet à
_____________
La loi
_____________
_____________
_____________
L'Etat
L'individu
_____________
_____________
La loi n'est pas simplement un instrument au service de l'Etat; c'est un mécanisme de
l'Etat qui concerne directement les citoyens mais qui, en même temps, les protège de l'arbitraire
de l'Etat. Elle aide à trouver un équilibre entre les intérêts de l'Etat et ceux d'une personne ou
d'un groupe de personnes.
Ce schéma général peut être appliqué au sujet qui nous occupe aujourd'hui. Il est
possible, à l'aide d'instruments de contrôle juridique, de réaliser un équilibre entre les exigences
de la lutte contre la criminalité et ceux du respect des droits de l'homme. J'ai déjà mentionné les
éléments nécessaires pour parvenir à cet équilibre.
Dans les régimes totalitaires, le droit ne fonctionne pas de cette façon et il n'y a donc pas
équilibre entre les différents intérêts.
Les sociétés en transition se caractérisent par une relation "loi-Etat-individu" instable,
déséquilibrée et intermédiaire. La police, les services de sécurité de l'Etat (KGB ou autres) et la
Prokuratura ne peuvent agir en fonction de procédures internes sans contrôle judiciaire; la loi
n'est plus un instrument qui détermine simplement des relations hiérarchiques mais un élément
dont les organismes de maintien de l'ordre sont obligés, jusqu'à un certain point, de tenir
compte.
D'un autre côté, l'ensemble du système est très instable et bien loin encore des normes
attendues d'un Etat régi par l'Etat de droit. En plus des observations faites plus haut, la situation
présente en effet un certain nombre de faiblesses:
-la qualité de la législation nouvelle, qui représente un pas dans la bonne direction mais qui ne
satisfait pas encore pleinement aux exigences du respect des droits de l'homme;
-une absence de tradition démocratique dans le respect des lois (y compris de la part des
organismes publics et des employés de l'Etat);
-la faiblesse ou l'absence d'autorité du pouvoir judiciaire et des mécanismes de contrôle en
général.
En résumé, il y a insuffisance de ces mécanismes juridiques qui, dans une société
démocratique, permettent de créer un compromis acceptable entre les besoins de la lutte contre
la criminalité et ceux du respect des droits de l'homme.
36
Enfin, j'aimerais évoquer un dernier facteur. Les valeurs des droits de l'homme et du
libéralisme ne sont perçues clairement ni par la conscience de masse ni par l'élite politique. J'ai
déjà évoqué l'évolution paradoxale de la conscience libérale en Russie. Aujourd'hui, elle gagne
le niveau politique. Le populisme inévitable des hommes politiques de la période de transition
reflète très précisément les fluctuations et l'évolution de la conscience de masse.
De 1989 à 1993, la problématique des droits de l'homme a dominé la phraséologie et les
slogans des responsables politiques. Depuis la fin de 1993 environ, on remarque que les mots
d'ordre politiques deviennent plus militants et plus stricts en ce qui concerne la lutte contre la
criminalité: on entend des termes comme "main de fer", "rétablissement de l'ordre", etc. Les
droits de l'homme ne sont plus mentionnés ou ne figurent plus qu'en marge dans les
programmes des campagnes politiques. Cette situation se reflète dans la pratique actuelle.
C'est quelque chose que je souhaite souligner particulièrement.
Tout ceci n'est pas le fruit de spéculations purement théoriques. Ma Conclusion repose
d'abord et avant tout sur une analyse de l'évolution politique et juridique de la Russie au cours
des six dernières années. L'absence d'équilibre entre la lutte contre le crime et les exigences du
respect des droits de l'homme, le mouvement de balancier entre "libéralisme/antilibéralisme",
"droits de l'homme/lutte contre le crime à tout prix" - je perçois tout ceci comme une
caractéristique manifeste de la période de transition.
En voici deux illustrations.
-Peine de mort
1991:59 personnes exécutées, dont certaines condamnées avant 1991;
1992:18 exécutions, 54 nouvelles condamnations non exécutées;
1993:Je n'ai pas les chiffres, mais les statistiques ressemblent à celles de 1992;
1994:19 exécutions;
1995:86 exécutions;
1996:Aucune statistique à ce jour mais, selon le président de la commission chargée d'étudier
les demandes de réduction de peine, aucun des 50 recours en grâce appuyés par la commission,
plutôt libérale d'esprit, n'a été approuvé.
-
Evolution dans la législation contre la lutte contre la criminalité ayant des incidences
directes sur les droits de l'homme
Les années 1990 à 1993, malgré toutes leurs contradictions, sont une époque où le statut
juridique des organismes de maintien de l'ordre est défini et où il existe des garanties minimales
pour la protection des droits de l'homme.
En décembre 1993, la nouvelle Constitution de la Fédération russe a été adoptée,
garantissant des droits et des libertés essentielles conformes aux normes internationalement
acceptées. Cependant, la législation relative aux organismes de maintien de l'ordre n'est pas
conforme à la Constitution. J'aimerais donner quelques exemples parmi les plus frappants.
Le 14 juin 1994, le Président de la Fédération russe signe un décret sur la lutte contre le
banditisme et le crime organisé. Ce décret permet l'emprisonnement jusqu'à trente jours sans
37
motif d'inculpation; il ne protège pas la confidentialité des transactions financières et
commerciales; il élargit le recours aux fouilles pour trouver des éléments de preuves, etc. Toutes
ces mesures sont contraires à la Constitution et au Code pénal -et certainement en violation des
principes de la protection des droits de l'homme. Et cette opinion n'est pas seulement
personnelle; elle est partagée à une très large majorité par la Douma et par les juristes
professionnels.
La Commission présidentielle des droits de l'homme, dont j'étais alors le président
adjoint, a écrit au président pour protester contre les violations possibles (et même inévitables)
des droits de l'homme qu'autorisait ce décret. Elle a demandé son abrogation. Au lieu de cela, la
Commission s'est vue dotée de pouvoirs supplémentaires pour en contrôler l'application. Nous
étions donc dans l'incapacité de limiter ses effets négatifs, mais les informations que nous avons
reçues prouvent que nos préoccupations concernant d'éventuelles violations des droits de
l'homme n'étaient pas sans fondement.
En 1994, les lois promulguées entre 1990 et 1993 en matière de droits de l'homme ont
fait l'objet d'une série d'amendements visant à étendre l'autorité des organismes de maintien de
l'ordre sans création en parallèle de mécanismes de contrôle. Certaines de ces lois portaient sur
les procédures de fouilles ou sur la sécurité fédérale, ou tendaient à modifier le Code pénal, etc.
Cette tendance semble générale, et je pourrais en donner d'autres exemples. Je souhaite
toutefois maintenant conclure.
Ainsi, selon des normes objectives, on constate une augmentation spectaculaire de la
criminalité dans les sociétés en transition. La politique pénale de l'Etat perd de vue son
orientation politique et, dans l'ensemble, elle devient plus répressive. En même temps, aucun
mécanisme juridique ne permet sinon de supprimer, du moins d'atténuer la tension qui existe
dans la dichotomie entre la lutte contre la criminalité et la protection des droits de l'homme.
La tension entre les besoins de la lutte contre la criminalité et les exigences du respect
des droits de l'homme ne conserve pas en permanence la même acuité. Elle présente un
caractère fluctuant. L'émergence réussie de véritables démocraties dans les pays en transition
pourrait permettre l'évaluation des mécanismes judiciaires nécessaires pour garantir l'équilibre
entre ces deux aspects conflictuels. Mais c'est un processus qui se heurte à des résistances et qui
ne se met pas en place aussi rapidement que nous le souhaiterions.
Enfin, je voudrais dire un mot du rôle que pourraient jouer les mécanismes du Conseil
de l'Europe.
Il est universellement reconnu qu'il est parfois nécessaire, sauf pour certains droits
inaliénables, d'imposer des restrictions aux droits de l'homme au vu d'autres considérations
d'ordre social. Il existe d'ailleurs une clause en ce sens dans la Constitution de la Fédération
russe. Mais le pouvoir en place ne peut pas imposer arbitrairement de telles restrictions. Le
Conseil de l'Europe a montré, par la jurisprudence de la Commission et de la Cour européennes
des Droits de l'Homme, que l'ampleur de ces restrictions et les circonstances de leur application
étaient définies avec précision. Selon la Convention européenne des droits de l'homme, les
droits et libertés ne peuvent être limités que conformément à une procédure définie par la loi, et
lorsque cela est jugé nécessaire dans une société démocratique. Dans certains cas particuliers, la
Commission et la Cour ont établi des critères permettant de définir ces circonstances.
38
A l'heure actuelle, le système juridique russe ne contient aucun mécanisme ou
instrument fiable permettant d'utiliser les critères du Conseil de l'Europe pour juger des
restrictions pouvant être imposées aux droits de l'homme par des moyens juridiques ou quasi
juridiques.
En théorie, ce devrait être une des fonctions de la Cour constitutionnelle; mais très
souvent, les activités de cette cour se limitent à ce qui est, à mon avis, une attitude purement
formelle vis-à-vis de la lettre et de l'esprit de la Constitution.
J'aimerais citer à cet égard le cas de la Tchétchénie, où la cour s'est cantonnée à la
question de savoir si le président était compétent pour promulguer des décrets, ceux-là mêmes
qui ont conduit à l'intervention militaire en Tchétchénie. Il s'avérait qu'il n'y avait aucun
contrôle juridique sur l'étendue des droits accordés au président et aucun moyen de savoir si les
mesures appliquées étaient "nécessaires dans une société démocratique".
En ce sens, l'expérience et les normes du Conseil de l'Europe dans le domaine des droits
de l'homme peuvent contribuer à combler les lacunes qui existent dans les systèmes juridiques
des pays en transition et être ainsi d'une grande utilité pour résoudre les difficultés rencontrées
pour trouver un équilibre entre la lutte contre la criminalité et le respect des droits de l'homme.
39
Communication écrite par M. Michel de SALVIA1, Secrétaire adjoint de la
Commission européenne des Droits de l'Homme, Conseil de l'Europe,
Strasbourg
Crime et châtiment: où situer le point d'équilibre dans le respect des droits de l'homme?
1.
Depuis toujours, les sociétés humaines se penchent sur le contenu de leur réaction face à
des comportements criminels.
Au tout début de notre civilisation, ces comportements étaient perçus plus comme un
acte d'agression personnelle à l'égard des victimes que comme une atteinte à l'ordre social
devant régner au sein de la communauté.
Dans les sociétés les plus évoluées, la riposte était en général proportionnée au
dommage causé: oeil pour oeil, dent pour dent. Puis, vint la possibilité, avec l'accord de la
victime, de compenser le tort subi par une réparation pécuniaire.
Dans d'autres sociétés, par contre, la riposte était laissée à la libre appréciation de la
victime ou du clan. En fait, il s'agissait d'une sorte de vengeance, plus ou moins déguisée, d'où
était exclue toute considération tenant à un quelconque équilibre à respecter entre dommage et
punition. Ces pratiques, hélas, loin d'être révolues se retrouvent encore aujourd'hui dans les
systèmes répressifs de certains pays, face auxquels la communauté internationale semble
impuissante, voire résignée.
2.
Dans les sociétés occidentales, et spécialement dans les pays qui font aujourd'hui partie
du Conseil de l'Europe, les systèmes répressifs se fondent sur les grands principes de
prééminence du droit et de respect de la dignité de la personne humaine.
Comme l'affirme Cesare Beccaria dans l'ouvrage qui renferme les principes
fondamentaux qui ont inspiré nos systèmes répressifs modernes - Des délits et des peines - par
justice il ne faut entendre rien d'autre que "le lien nécessaire pour rassembler les intérêts
particuliers". Il s'ensuit que "toutes les peines qui vont au-delà de la nécessité de maintenir ce
lien sont injustes par nature".
Toute peine, quelle qu'elle soit, revêt un caractère affligeant. Pour reprendre la
conclusion de Cesare Beccaria, afin que la peine ne se mue pas en une violence exercée contre
un individu elle "doit être essentiellement publique, rapide, nécessaire, la moins grave possible
compte tenu des circonstances, proportionnée aux délits, prévue par les lois". Les véhéments
plaidoyers de Cesare Beccaria pour le respect de la présomption d'innocence, contre la torture véritable acte de cruauté - et contre la peine de mort - ni utile ni nécessaire - se retrouvent de
nos jours consacrés par des textes internationaux et par une jurisprudence européenne qui
constituent le cadre à l'intérieur duquel se sont consolidées les solidarités entre pays partageant
le même patrimoine d'idéaux. Aussi, ne peut être considéré comme "civilisé", au sens européen
du terme, un pays qui se départirait de bon nombre des principes ci-dessus indiqués.
3.
Il est évident que tous ceux qui enfreignent les règles édictées au sein d'une société
démocratique ne sauraient trouver une justification quelconque à leurs actes dans la Convention
1
Les opinions exprimées n'engagent que leur auteur.
40
européenne des droits de l'homme, à condition cependant que ceux-ci ne constituent pas
l'exercice légitime d'un droit ou d'une liberté qui y sont garantis.
Entre le crime, qui est le fait d'une ou plusieurs personnes agissant de façon isolée, et le
crime organisé, qui s'inscrit dans un dessein délibéré de subversion des valeurs et constitue un
acte de révolte permanente contre les règles établies dans une société démocratique, il y a plus
qu'un degré de gravité. Ce sont les principes mêmes de légalité et de prééminence du droit qui
sont atteints; c'est la confiance des citoyens dans l'ordre social qui se trouve ébranlée. J'entends
par l'expression "crime organisé" les formes les plus évoluées, et donc les plus dangereuses, de
l'illégalité érigée en système, de même que de la violence utilisée comme moyen de lutte,
comme c'est le cas de la violence terroriste. Ce phénomène criminel d'envergure ne constitue
pas seulement un fléau social car il s'accompagne fréquemment d'actes graves entraînant
souvent la perte de vies humaines. Par la riposte qu'il provoque, il est aussi de nature à pervertir
les institutions démocratiques elles-mêmes en obligeant le législateur national à adopter des
dispositions de loi extrêmement restrictives qui, si elles visent à combattre ce phénomène
criminel, sont de nature toutefois à amoindrir la protection des libertés dont jouissent
traditionnellement les citoyens dans nos pays. Des mesures exceptionnelles en matière
d'enquête (écoutes téléphoniques), de procédure pour ce qui est de l'administration de la preuve
(témoins "repentis" que l'on désigne comme des "collaborateurs de la justice") et en matière
patrimoniale (lois autorisant la "saisie" et la "confiscation" des produits du crime même en
l'absence d'une procédure pénale) émaillent l'histoire judiciaire de plusieurs pays, confrontés à
des formes particulièrement graves de criminalité.
4.
Or l'Etat démocratique tel que l'envisage la Convention européenne des droits de
l'homme ne saurait se satisfaire de n'importe quelle riposte. Il faut à tout prix faire preuve de
modération et mettre en balance le danger réel, que fait courir le crime organisé, avec le respect
des valeurs sur lesquelles repose toute société qui se veut, véritablement et ardemment,
démocratique. Où situer donc l'équilibre, où tracer les limites entre ce qui peut être permis et ce
qui est en tout cas interdit? Il serait vain de passer sous silence que le défi est de taille et
l'équilibre malaisé. C'est ce que la Cour européenne des Droits de l'homme reconnaît elle-même
lorsqu'elle affirme, par exemple en matière de lutte contre le terrorisme et par rapport à une loi
autorisant le contrôle subreptice des communications privées, ce qui suit:
"Les Etats contractants ne disposent pas (...) d'une latitude illimitée pour assujettir à des
mesures de surveillance secrète des personnes soumises à leur juridiction. Consciente du
danger, inhérent à pareille loi, de saper, voire de détruire, la démocratie au motif de la
défendre, elle affirme qu'ils ne sauraient prendre, au nom de la lutte contre l'espionnage
et le terrorisme, n'importe quelle mesure jugée par eux appropriée."
(Cour DH, Klass, paragraphe 49)
Dans cet esprit, la jurisprudence de Strasbourg a réussi à tracer des limites rigoureuses
qui ne sauraient être franchies impunément par les Etats, tout en leur reconnaissant, pour
certains aspects de la lutte légitime contre le crime organisé, une large marge d'appréciation
quant aux mesures spécifiques dont la nécessité est prouvée et qui cadrent, bien évidemment,
avec les obligations qu'il ont assumées avec la ratification de la Convention.
5.
En ce qui concerne les moyens processuels de mise en oeuvre d'une politique répressive,
la jurisprudence des organes de la Convention a, dès le début, appliqué rigoureusement les
garanties prévues par la Convention en matière de privation de liberté et de procès équitable à
toute personne accusée d'une infraction pénale, même grave, indépendamment de
41
considérations tenant au danger, si important soit-il, que le comportement criminel a fait ou fait
courir à la société.
Ainsi, l'arrestation d'une personne que l'on considère impliquée dans des activités
criminelles ne peut avoir lieu que sur la base de "soupçons plausibles", comme le prévoit
d'ailleurs l'article 5, paragraphe 1, litt. c), de la Convention. Or l'existence de soupçons
plausibles présuppose, selon la jurisprudence, celle de faits ou renseignements propres à
persuader un observateur objectif que l'individu en cause peut avoir accompli l'infraction.
Il a été reconnu, par exemple, que la criminalité terroriste entre bien dans une catégorie
spéciale et que devant le risque de souffrances et de perte de vies humaines dont elle
s'accompagne, la police est forcée d'agir avec la plus grande célérité pour exploiter ses
informations, y compris celles qui émanent de sources secrètes.
Néanmoins, la nécessité de combattre la criminalité terroriste ne saurait justifier, comme
le précise la jurisprudence européenne, que l'on étende la notion de 'plausibilité' jusqu'à porter
atteinte à la substance de la garantie assurée par l'article 5, paragraphe 1, c). Il faut donc que des
éléments objectifs, pouvant être présentés comme tels, puissent corroborer des soupçons qui,
dans le cas contraire, et quelle que puisse être la bonne foi de l'auteur de l'arrestation, ne
sauraient légitimer une atteinte à la liberté personnelle de l'intéressé (arrêt Fox, paragraphes 2935).
Il en est de même pour ce qui est du contrôle judiciaire immédiat de toute privation de
liberté, tel que prévu par la Convention (article 5, paragraphe 3), car pareil contrôle a été conçu
dans le but d'éviter des privation de liberté non justifiées. Ainsi, un individu placé en garde à
vue doit être "aussitôt" traduit devant un magistrat, afin de réduire le risque d'arbitraire inhérent
dans toute privation de liberté.
S'il est vrai que "la recherche des infractions terroristes place sans nul doute les autorités
devant des problèmes particuliers" et que sous réserve de garanties suffisantes, le contexte du
terrorisme "a pour effet d'augmenter la période pendant laquelle les autorités peuvent (...) garder
à vue un individu soupçonné de graves infractions terroristes avant de le traduire devant un juge
ou un 'autre magistrat' judiciaire", cette période ne saurait excéder un laps de temps très réduit.
Au-delà de quatre jours, une garde-à-vue sans contrôle judiciaire, sans que la personne arrêtée
ait été traduite devant le juge ou le magistrat, enfreint la Convention, quelle que puisse être par
ailleurs la limite fixée par la loi nationale (voir arrêt Brogan, paragraphes 58-61).
Les poursuites diligentées par les autorités judiciaires, surtout dans un cadre complexe
comme l'est en règle générale celui de la criminalité organisée, placent souvent les tribunaux
devant des choix susceptibles d'affecter le déroulement du procès pénal dans un sens
défavorable aux droits de la défense, de sorte que l'équité de la procédure peut s'en trouver
affectée. Ceci est le cas, en particulier, en matière d'administration des preuves. L'on sait quelles
sont les difficultés auxquelles sont confrontées les tribunaux dans une matière aussi délicate, en
particulier lorsqu'il s'agit de procédures portant sur des affaires de terrorisme ou relevant de la
criminalité mafieuse.
Toutefois, la règle à observer pour toute procédure pénale est que les éléments de preuve
doivent en principe être produits devant l'accusé en audience publique, en vue d'un débat
contradictoire. Si, toutefois, les circonstances commandent de se servir de dépositions
remontant à la phase de l'instruction, l'accusé doit alors avoir disposé d'une occasion adéquate et
42
suffisante de contester un témoignage à charge et d'en interroger l'auteur, au moment de la
déposition ou plus tard (voir arrêt Kostovski, paragraphe 41).
L'expérience montre que pour mener à bien des poursuites pénales dans le cadre du
crime organisé, et vu la difficulté de rassembler des éléments de preuve suffisants à démontrer
le bien-fondé des accusations, il est souvent nécessaire de recourir à des dépositions
"anonymes" et à celles rendues par des agents de la police, "infiltrés" dans l'organisation
criminelle.
Tout cela n'est pas sans poser des problèmes au regard des principes d'un procès
équitable. Faut-il méconnaître ces principes au nom d'une lutte, que l'on voudrait efficace,
contre la criminalité?
La réponse qu'en donne la jurisprudence de Strasbourg est on ne peut plus claire. S'il a
été reconnu que l'expansion de la délinquance organisée commande à n'en pas douter l'adoption
de mesures appropriées, toutefois dans une société démocratique "le droit à une bonne
administration de la justice occupe une place si éminente qu'on ne saurait le sacrifier à
l'opportunité". La Convention n'empêche pas de s'appuyer, au stade de l'instruction préparatoire,
sur des sources telles que des indicateurs occultes, mais "l'emploi ultérieur de déclarations
anonymes comme des preuves suffisantes pour justifier une condamnation soulève un problème
différent" (voir arrêt Kostovski, paragraphe 44). Le même problème se pose pour ce qui est de
l'utilisation, au cours d'un procès, des déclarations d'un agent infiltré, c'est-à-dire d'un officier de
police assermenté, chargé par exemple d'infiltrer un réseau de trafiquants de stupéfiants, sans
avoir été ni entendu ni confronté à l'accusé. En pareils cas, il est impératif de s'assurer que les
éléments de preuve ainsi recueillis ne servent qu'à corroborer d'autres éléments de preuve,
rassemblés, eux, dans le plein respect du principe du contradictoire et des droits de la défense.
Dans le cas contraire, il y a violation des droits de la défense et du principe du procès équitable.
6.
Par ailleurs, quant aux "châtiments" proprement dits, aux sanctions donc qui peuvent
être infligées à ceux qui sont reconnus coupables d'infractions, même graves, le juge
supranational n'a pas, en principe, à se prononcer sur l'adéquation de la peine à l'infraction
constatée. Toutefois, force est de constater que le respect de l'intégrité physique et psychique de
la personne humaine fixe des limites particulièrement strictes que les Etats se doivent de
respecter scrupuleusement tant en matière d'infliction que d'exécution des peines.
Il est à peine nécessaire de rappeler que des traitements susceptibles d'être qualifiés
d'inhumains ou dégradants, pire de torture, sont à proscrire. L'article 3 de la Convention prévoit
à cet égard une barrière infranchissable, si abjecte soit le crime qui est imputable à la personne
qui en est l'objet.
Aussi, le recours à de tels traitements n'est jamais admissible quels que soient leurs
effets dissuasifs, même s'ils passent pour constituer, ou constituent réellement, un moyen
qualifié d'efficace, de dissuasion ou de lutte contre la délinquance (voir arrêt Tyrer, paragraphe
31). Les organes de la Convention ont élaboré une jurisprudence d'où il se déduit, notamment,
que les autorités nationales ne peuvent demeurer passives en l'occurrence; elles ne sauraient se
retrancher derrière une prétendue impuissance à faire respecter et la loi nationale et la
Convention quant aux traitements qui peuvent être qualifiés d'inhumains et de dégradants
infligés à des individus détenus, par définition en situation d'infériorité et donc vulnérables. Il y
va du respect, en toutes circonstances, de la dignité de la personne humaine. La recherche des
responsabilités quant à ces traitements va jusqu'à légitimer une sorte de renversement de la
43
charge de la preuve, les autorités étant tenues alors de prouver que pareils traitements ne sont
pas le fait des policiers ou des gardiens de prison.
La peine capitale soulève un problème différent, car elle est formellement autorisée par
la Convention elle-même. En cela, cet instrument porte la marque de l'époque à laquelle il a été
conçu (les années suivant immédiatement la fin de la deuxième guerre mondiale). Depuis lors,
les conceptions ont bien évidemment évolué et, malgré les doutes d'une opinion publique
confrontée au crime, et au crime organisé en particulier, surtout lorsque ce dernier montre le
visage de la déraison, la peine de mort est en passe d'être mise au ban des nations européennes.
Le Protocole n° 6 à la Convention, qui a interdit de recourir à cette forme extrême de châtiment,
a été ratifié à ce jour par 24 des 34 Etats Parties à la Convention. L'on peut affirmer donc que ce
protocole traduit, d'ores et déjà, un consensus profond en vue de bannir une peine inutile et non
nécessaire, pour reprendre l'affirmation de Cesare Beccaria, d'autant que la peine de mort n'est
généralement plus appliquée dans la plupart de Etats d'Europe. Il convient d'ajouter que le fait
que certains pays - surtout extra européens - recourent à cette peine, risque de mettre à mal une
coopération judiciaire internationale - pourtant indispensable si on veut combattre efficacement
le fléau du crime organisé - en rendant extrêmement malaisée, et parfois impossible, la remise
d'un fugitif par un Etat Partie à la Convention à un pays tiers, dans le cadre d'une procédure
d'extradition, par exemple. On ne peut que se féliciter, à ce propos, du récent arrêt de la Cour
constitutionnelle italienne qui a déclaré inconstitutionnel un traité d'extradition permettant la
remise d'individus à des Etats dont le système répressif prévoit encore la peine capitale.
7.
Est-ce à dire qu'à cause de la protection des droits et libertés organisée dans le cadre de
la Convention européenne des droits de l'homme, le crime organisé se trouverait, en quelque
sorte, par un excès de formalisme "conforté" dans son entreprise de déstabilisation des
institutions démocratiques?
Assurément pas. La jurisprudence européenne offre plusieurs exemples qui ont plutôt
"conforté" la lutte légitime de l'Etat démocratique contre la subversion, qu'elle soit terroriste ou
relevant du crime organisé.
L'on sait, en effet, qu'un équilibre est inhérent au système de la Convention. S'il faut
préserver les droits individuels, il convient en même temps de sauvegarder les intérêts légitimes
de la collectivité. La ligne de démarcation est constituée par le respect de la dignité de la
personne humaine; tout ce qui peut servir à la défense des institutions démocratiques sans
franchir cette limite peut être, jusqu'à un certain point, toléré. Même l'usage de la force
"meurtrière" peut être admis, quoique enserré dans des limites étroites car il doit s'avérer
"absolument nécessaire". Une extrême retenue doit être de mise en l'espèce, preuve en est la
rigueur témoignée à cet égard par les organes de la Convention. L'arrêt rendu par la Cour
européenne dans l'affaire McCann est un exemple.
La jurisprudence de Strasbourg est sans complaisance par rapport à tous ceux qui
essaient de se servir d'un droit ou d'une liberté individuels pour mettre en danger les droits et les
libertés de tous. Qu'il suffise de rappeler l'article 17 de la Convention qui vise à empêcher une
utilisation dévoyée des droits et libertés garantis par la Convention par des groupements
extrémistes, dont les buts s'opposeraient à ceux poursuivis par cet instrument. Bien évidemment,
il ne s'agit ici que de ceux des droits et libertés qui pourraient servir à amplifier un message de
haine et de violence: tels la liberté d'expression, la liberté d'association, voire le droit de
propriété.
44
Pour ne prendre qu'un seul exemple, on peut relever qu'en ce qui concerne le droit de
propriété les Etats jouissent d'une grande marge d'appréciation, compte tenu des nécessités liées
à la prévention et à la répression des infractions pénales.
Frapper le patrimoine des personnes liées au crime organisé par la saisie et la
confiscation de biens dont on ne peut prouver l'origine légitime, voilà un des moyens concrets,
sinon le plus efficace, de lutte contre le pouvoir financier du crime organisé. Il s'agit là de
mesures qui affectent le droit au respect des biens de façon substantielle mais qui peuvent se
justifier au regard de la Convention car elles se révèlent dans certaines situations proportionnées
au danger représenté par le crime organisé dans une société démocratique. On peut relever à ce
propos que les associations de type mafieux ont dans certaines régions européennes une emprise
telle que les pouvoirs de l'Etat s'y trouvent grandement affaiblis. D'autant que, comme l'a
précisé la Commission européenne des Droits de l'Homme, les profits démesurés que ces
associations tirent de leurs activités illicites, en particulier du trafic international de stupéfiants,
"leur donnent un pouvoir, dont l'existence remet en cause la primauté du droit dans l'Etat".
8.
Il est hors de doute que la jurisprudence de Strasbourg contribue, dans les limites de sa
compétence, à soutenir la lutte légitime que mènent les institutions démocratiques afin de
rétablir, justement, la primauté du droit dans un Etat de droit.
Le respect des droits de l'homme présuppose, dans les sociétés modernes, une grande
maîtrise de soi. Ceci est vrai tant pour les individus que pour une opinion publique que l'on peut
parfois "labourer", au gré des circonstances et des consultations électorales, afin d'atteindre des
buts qui le plus souvent n'ont de respectable que l'apparence: l'ordre à tout prix.
Mais, à supposer ce but réalisable, ce qui est loin d'être prouvé surtout dans nos sociétés
ouvertes et complexes, à quel prix?
Comme l'expérience des dernières cinquante années le prouve, l'ordre établi au mépris
des droits et des libertés fondamentaux ne résiste pas, à terme, aux coups de butoirs d'une
opinion publique européenne largement acquise aux idéaux qui sont ceux du Conseil de
l'Europe.
Il faut donc raison garder. Cela vaut-il la peine de risquer de perdre son honneur d'Etat
véritablement démocratique pour des résultats aussi hasardeux qu'éphémères?
Car, en définitive, la meilleure forme de lutte contre le crime, susceptible de susciter à
long terme l'adhésion consciente des citoyens, dont la collaboration est indispensable, est celle
qui prend appui sur le respect des droits de l'homme, c'est-à-dire sur les valeurs sur lesquelles
repose notre contrat social de citoyens d'un Etat démocratique.
45
Interventions concernant le rapport introductif
M. Guido RAIMONDI
Le concept d'équilibre domine cette rencontre. Il renferme les notions de
proportionnalité et de modération, qui transparaissent dans le système de la Convention
européenne des droits de l'homme, aussi bien à travers la lettre même du texte qu'à travers la
jurisprudence dégagée par la Cour et la Commission.
On pourrait penser que ces éléments, si logiques et fondamentaux soient-ils, sont
immuables. Or, force est de constater qu'ils ne sont pas exempts de dérives potentielles:
influencés par une opinion publique insécurisée, les dirigeants politiques risquent en effet de se
lancer dans une politique répressive peu respectueuse des droits de la personne humaine.
Certes, la grande criminalité représente un péril pour les fondements de la société, elle
peut mettre en danger les droits de tous. Les pères de la Convention s'en sont inquiétés et, tout
en attribuant une série de droits à la personne humaine, ont abordé la question de l'abus de ces
droits. L'article 17 de la Convention est le résultat de cette réflexion; il est destiné à faire écran
à ceux qui utiliseraient les dispositions de la Convention à mauvais escient, et s'emploieraient à
détruire les droits et libertés qui y sont consignés.
Ainsi, la protection des droits de l'homme passe également par une protection de la
société contre la grande criminalité. Néanmoins, les réponses à ce fléau doivent être appropriées
et rester dans les limites de la loi et des engagements internationaux de l'Etat. Il en va du
caractère véritablement démocratique de ce dernier et de son appartenance à la famille du
Conseil de l'Europe.
La question de la peine de mort s'accommode mal d'une approche de lege lata. De lege
ferenda, il convient de considérer que l'évolution de la conscience de la société vers une
sensibilité accrue pour la sacralité de la vie tend à s'opposer à l'application de ce châtiment
suprême. Cette attitude se doit d'être soutenue, en particulier contre une opinion publique qui
pourrait la détourner dans un sens opposé.
M. Pierre-Henri IMBERT
Le séminaire devrait permettre d'examiner la plupart des nombreux aspects du thème
retenu; mais, qu'on le veuille ou non, la question de la peine de mort sera au centre de nos
préoccupations. Pour des raisons de fait: nous avons entendu que, dans certains Etats membres
du Conseil de l'Europe, il y a eu, en une seule année, plus d'exécutions que dans l'ensemble des
autres Etats membres depuis la création du Conseil. Pour des raisons de fond, sur lesquelles je
voudrais livrer des réflexions plus personnelles en soulignant quelques aspects qui sont moins
souvent abordés, relatifs à la fonction et à la nature de la peine de mort.
On dit que la peine de mort serait une peine exemplaire, dissuasive, préventive, mais on
sait que ce n'est pas vrai. Toutes les statistiques montrent qu'il n'existe aucun lien entre
l'abolition et la criminalité, le crime relevant de la passion, pas de la raison. Au moment du
crime, le meurtrier ne pense pas, ne prévoit pas. Il craindra peut-être la mort après le jugement,
pas avant le crime.
46
D'ailleurs on ne croit pas à ces "vertus" de la peine capitale. Pour être exemplaire, cette
peine devrait être effrayante, pas abstraite (virtuelle). Les exécutions devraient avoir lieu en
plein jour, sur la place publique; les enfants devraient être obligés d'y assister et le tout
retransmis à la télévision. Or les exécutions ont lieu la nuit, dans le plus grand secret (dans
certains pays, on ne rend même pas le corps à la famille). C'est bien la preuve d'un sentiment
diffus que la violence (même légale) peut inciter à la violence, flatter les instincts sadiques.
Cela permet de voir la véritable fonction de cette peine: éliminer. On ne sait pas quoi
faire avec certains criminels et les prisons sont surchargées... Donc, au lieu d'aborder les
problèmes en face, on les supprime.
Cette "loi de paresse" est le signe d'un double échec: la société n'a pas pu empêcher que
des individus commettent de tels crimes; la société ne sait pas quoi faire avec eux.
Alors, on gomme. Déjà en 1954, un magistrat français a pu parler d'"assassinat
administratif". Cela explique le malaise que l'on ressent car cette fonction que l'on fait remplir à
la peine de mort est totalement étrangère à sa nature.
On se rend bien compte que cette peine n'est pas une peine comme les autres, pas une
peine dans la liste (condamné à 10 ans / 30 ans / à vie / à mort). On voit bien qu'on bascule dans
autre chose, ne serait-ce que parce qu'il y a élimination définitive, irréversible.
Je passe sur les erreurs judiciaires et sur les variations selon les jurys, pour souligner
combien cette peine est révélatrice d'une société. Parce qu'on touche à la vie, à la mort. C'est,
pour la société, sa conception de la vie qui est en jeu, la valeur qu'elle accorde à toute vie, donc
à une vie. On touche aussi au droit pour des hommes d'infliger la mort à d'autres, froidement,
légalement, au nom de ... quoi ? Il y a bien des réponses. Aucune n'est absolument
convaincante. Quand on approfondit l'analyse, on s'aperçoit qu'il y a deux idées essentielles qui
peuvent motiver cette peine.
Tout d'abord, la vengeance qui serait demandée par la société. C'est le retour du talion
(mal compris d'ailleurs). Mais la vengeance est de l'ordre de la nature et de l'instinct, pas de
l'ordre de la loi. La loi ne peut pas obéir aux mêmes règles que la nature. Si le meurtre est dans
la nature de l'homme, la loi n'est pas faite pour imiter ou reproduire cette nature. Elle est faite
pour la corriger.
Il y a aussi l'idée que des personnes seraient irrécupérables, c'est à dire qu'on désespère à
jamais de certains hommes. Il faut rappeler qu'à l'origine, en Occident, la peine de mort était une
peine religieuse, à une époque où la croyance à la vie éternelle et dans l'immortalité de l'âme
laissait place à une possibilité - même future - de rachat. Aujourd'hui le monde est désenchanté.
Mais c'est une raison de plus pour préserver les quelques lieux où peut encore subsister une part
de sacré. Et quel autre que la vie?
Or la vie de l'Homme cesse d'être sacrée lorsqu'on croit utile de le tuer.
On voit bien qu'on est au coeur de toute société qui se veut respectueuse des droits de
l'homme - au-delà des règles et des lois, des valeurs partagées. Arrêtons l'hypocrisie de l'opinion
publique qui n'est pas encore prête, pas mûre. Dans quel pays l'a t-elle été? Et sur quoi se base-ton pour l'affirmer? Par exemple en France, plusieurs années avant l'abolition, les jurys
refusaient systématiquement la peine de mort. Il est différent de dire oui dans un sondage et oui
47
dans un jury contre une personne bien concrète, dont on connaît désormais au moins une partie
de l'histoire.
Il relève de la responsabilité des pouvoirs publics de mettre sur pied une vaste entreprise
de pédagogie sociale. Encore faut-il qu'eux mêmes soient convaincus. Cela les rendra encore
plus convaincants.
Dans ce que je viens de dire, j'ai fait de nombreux emprunts à l'ouvrage d'Albert Camus
Réflexions sur la guillotine (1957). Je voudrais citer sa dernière phrase:
"Ni dans le coeur des individus ni dans les moeurs des sociétés, il n'y aura de paix durable tant
que la mort ne sera pas mise hors la loi."
Est-il vraiment absurde de penser que l'Europe devrait être le premier continent à entrer
dans le troisième millénaire en ayant mis la mort hors la loi ?
M. Andrew RUTHERFORD
Bien que la peine de mort pose un problème extrêmement grave, il faut bien voir qu'en
termes chiffrés, l'incarcération des délinquants revêt nettement plus d'importance que leur
exécution au titre de la peine capitale. On observe que dans les périodes tourmentées, les Etats
exploitent la peur que suscite d'ordinaire la grande criminalité pour mettre à l'écart de la société
les personnes jugées indésirables. Nous nous trouvons, semble-t-il, au milieu d'une telle
période. Nous connaissons bien les chiffres pour les Etats-Unis, dont la population carcérale a
quadruplé depuis 1970. Des évolutions similaires s'opèrent en Russie et au Royaume-Uni.
Aussi, de nombreux Britanniques s'inquiètent-ils sérieusement de la tendance à un
accroissement généralisé sans précédent de la population carcérale dans leur pays. Ceci résulte
du discours populiste de certains politiques et médias sur la criminalité et la politique pénale,
dont l'un des traits marquants est d'ailleurs l'absence d'une véritable remise en question de la
part de l'opposition travailliste (Labour Party). L'un des problèmes auquel sont confrontées les
personnes concernées par les droits de l'homme face à la progression vertigineuse des
incarcérations est de savoir comment maintenir cette progression dans des limites acceptables.
Au même moment, dans les pays autres que le Royaume-Uni où bon nombre de ces
questions risquent également de faire surface à tout moment, le problème est de savoir comment
aborder la discussion sur la criminalité et la politique pénale - tout en s'occupant judicieusement
de la grande criminalité - en la maintenant à un niveau rationnel.
M. Erik PROKOSCH
Le présent séminaire porte sur "la grande criminalité et les exigences du respect des
droits de l'homme". Or les exigences du respect des droits de l'homme incluent nécessairement
l'abolition de la peine de mort. La peine de mort constitue une violation du droit à la vie et du
droit à ne pas être soumis à un traitement cruel, inhumain ou dégradant. Nul gouvernement ne
peut à la fois respecter les droits de l'homme et recourir à la peine de mort.
Telle est la raison fondamentale pour laquelle Amnesty International est opposée à la
48
peine de mort. Forts de l'aversion que cette peine nous inspire, nous faisons tout notre possible
pour qu'elle soit abolie dans le monde entier.
L'abolition de cette peine dans le monde progresse d'ailleurs indéniablement. Il y a
quinze ans, en 1981, vingt-sept pays avaient aboli la peine de mort pour tous les crimes.
Aujourd'hui, ils sont cinquante-huit, soit plus du double. A l'heure actuelle, plus de la moitié des
pays du monde ont renoncé, en droit ou en pratique, à la peine de mort, et la proportion
augmente chaque année. Il semble toutefois qu'il faille inlassablement reprendre le combat, pays
après pays. Chaque pays doit passer par un processus souvent long et douloureux, examiner,
dans son cas particulier, les arguments pour et contre cette décision, avant d'opter - du moins
faut-il l'espérer - pour l'abolition de la peine de mort.
Et même lorsque la peine de mort a été abolie, il arrive que des campagnes soient
menées pour son rétablissement. Quand ces campagnes prennent une certaine ampleur, c'est tout
le débat qu'il faut recommencer.
Quelle est la place de l'opinion publique dans la bataille sur la peine de mort?
La décision d'abolir cette peine doit être prise par le gouvernement et le législateur. Elle
peut l'être même lorsque le public est en majorité favorable au maintien de la peine. En fait, on
est probablement fondé à dire que, historiquement, tel a presque toujours été le cas. Pourtant,
lorsque la peine de mort est abolie, cela ne provoque généralement pas de protestation
particulière de la part de la population et, une fois abolie, elle le reste presque toujours.
On peut en conclure que si une majorité de la population est favorable à la peine de mort
dans un pays donné, il y a également une majorité disposée à accepter son abolition. Ce trait
particulier de l'opinion publique n'est généralement pas révélé par les sondages. Si leurs
questions étaient plus élaborées, les sondages rendraient sans doute mieux compte des
complexités de l'opinion publique, et montreraient dans quelle mesure cette opinion repose sur
une compréhension précise des problèmes actuels de criminalité dans le pays, de leurs causes et
des moyens disponibles pour la combattre.
On a dit que personne ne croit à l'effet dissuasif de la peine de mort, c'est-à-dire au fait
que cette peine dissuade plus que toute autre de commettre un crime. Mais, en réalité, beaucoup
de gens croient à cet effet. Ces croyances ne résistent pas aux réalités scientifiques. En d'autres
termes, la perception populaire de cet effet dissuasif n'a rien de scientifique.
Comme l'a proposé le Secrétariat des Nations Unies, en 1980 déjà, les gouvernements
devraient entreprendre d'éduquer le public à ce sujet. Si la population comprenait mieux les
questions de prévention du crime et de justice pénale, elle serait plus favorable à d'authentiques
mesures de lutte contre la criminalité qu'à de simples palliatifs. A tout le moins, les politiciens
devraient s'abstenir de lancer des appels démagogiques en faveur de la peine de mort, trompant
le public et l'empêchant ainsi de voir la nécessité de véritables mesures de lutte contre la
criminalité.
Pour Amnesty International, l'argument des droits de l'homme est fondamental.
Toutefois, dans la pratique, il n'est que l'un des nombreux arguments de poids que l'on doit
invoquer contre la peine de mort dans le débat national.
49
Pour qu'ils en viennent à accepter l'argument des droits de l'homme, les gens doivent
modifier leur façon de penser à propos de la peine de mort. Ils doivent en arriver à percevoir
l'exécution comme un châtiment inacceptable. La guillotine, la potence et la chaise électrique ne
devraient être considérées que comme des pièces de musée, à exposer à côté des poucettes, du
chevalet et des autres instruments de torture médiévaux.
Si Amnesty International défend l'argument des droits de l'homme, d'autres doivent faire
valoir les autres arguments. Les déclarations de responsables religieux, d'autres personnalités
respectées, d'organisations influentes et des nouveaux médias peuvent créer un climat moral qui
incitera le législateur à voter des textes tout en sachant qu'ils seront peu appréciés d'une grande
partie de ses électeurs.
Le débat national sur la peine de mort est souvent mené en termes strictement nationaux.
Il faut y introduire une dimension internationale. Chaque pays peut tirer parti de l'expérience
acquise par les autres pays dans le cadre de leurs politiques de lutte contre la criminalité.
Il y a plus de quinze ans, les ministres européens de la justice ont conclu que l'abolition
de la peine de mort dans de nombreux Etats membres du Conseil de l'Europe n'avait
apparemment pas eu d'incidence néfaste dans le domaine de la lutte contre la criminalité. Cette
conclusion est toujours valable, aussi bien en Europe que dans d'autres parties du monde.
Des réunions comme celle que le Conseil de l'Europe a organisée à Taormina peuvent
jouer un rôle précieux à cet égard en favorisant la confrontation internationale d'expériences et
de points de vue sur la peine de mort - une question d'importance primordiale au regard des
droits de l'homme.
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DEUXIEME SESSION
Thème 1: Moyens et actions pour combattre efficacement la grande
criminalité dans le respect des droits de l'homme
i. les moyens juridiques (en matière pénale et pénitentiaire, action de la
police, etc.)
Rapport présenté par M. Juraj KOLESÁR, Professeur de droit, Doyen
adjoint, Faculté de droit, Université Comenius, Bratislava
Depuis un certain nombre d'années, la relation entre le respect nécessaire des droits de
l'homme et le développement de la grande criminalité nourrit le débat à la fois entre experts et
au sein de la société. Le public est en partie influencé par les médias, qui peuvent être tentés
d'exploiter le sujet pour flatter l'opinion; les experts, eux, ont l'obligation de traiter le problème
en profondeur et de rechercher des solutions viables.
Dans les pays d'Europe centrale et orientale, ce débat revêt une autre dimension étant
donné qu'avant 1990, le phénomène de la grande criminalité était pratiquement négligeable.
Lorsque des infractions relevant de cette catégorie étaient constatées, elles étaient purement et
simplement considérées comme une aberration sociale.
Dans le même temps, les pays d'Europe de l'Ouest avaient appris à vivre avec la grande
criminalité ou la délinquance organisée, qu'ils acceptaient comme une fatalité. Mais bien avant
l'ouverture des frontières, les experts en droit pénal avaient signalé qu'il ne faudrait pas
longtemps avant que la même situation ne prévale dans notre pays ainsi qu'en Pologne, en
Hongrie et dans d'autres Etats ayant atteint un niveau plus ou moins comparable de
développement politique. Mais leurs avertissements n'ont pas été pris au sérieux, bien que
quelques tentatives aient été faites pour prendre des mesures préventives. Avant 1990, j'avais
travaillé pendant plusieurs années en tant que secrétaire de la commission mise sur pied pour
faire barrage à la criminalité parmi les jeunes. Six ans plus tard, à ma grande surprise, la
documentation rassemblée par mes soins pendant cette période restait d'actualité, sauf sur
quelques rares points.
L'ouverture des frontières a simplement contribué à accélérer l'apparition de la grande
criminalité et de la délinquance organisée dans notre pays. Cela dit, dans la plupart des cas, ce
type de criminalité a pris de court les anciens pays socialistes. Des mesures ont certes été prises
mais leur effet s'est avéré négligeable. Par ailleurs, elles s'inspiraient largement de l'expérience
des pays d'Europe de l'Ouest. Il est toujours tentant de procéder à des comparaisons mais, en
l'occurrence, il faut insister sur le fait que les situations de départ étaient totalement distinctes.
Les systèmes répressifs et le droit pénal étaient différents; l'organisation de la société civile
n'était pas la même et, surtout, la manière dont l'Etat assurait la protection des citoyens contre
ces formes de violence variait de l'un à l'autre. La grande criminalité et la délinquance organisée
n'ont eu aucun mal à repérer les points faibles de nos sociétés.
Par nature, les droits de l'homme et leur protection occupent une place à part. S'agissant
de la protection des droits de l'homme dans le contexte de la lutte contre de tels comportements
antisociaux, il ne faut pas oublier qu'avant 1990, la politique officielle des gouvernements
51
n'incitait pas au débat public sur la protection de ces droits. Sur la scène internationale, le
discours officiel écartait l'existence de problèmes de respect des droits de l'homme, qu'il
estimait universellement garantis. Même pendant cette période, j'ai eu d'étroits contacts avec
différentes sources d'information, dans les milieux chargés de faire appliquer le droit pénal, et je
dois reconnaître qu'il en allait bien ainsi dans la plupart des cas. Mais il ne faut pas oublier qu'à
cette époque, des comportements parfaitement normaux - le fait de sortir du pays, par exemple étaient considérés comme des infractions. Aujourd'hui, il est inimaginable - pour ne pas dire
ridicule - qu'un citoyen n'ait pas le droit fondamental de quitter son pays et d'y revenir
librement. De même, les actes de subversion de la république étaient considérés comme des
délits - c'était une façon pour le régime de se protéger. (Je préfère ne pas signaler ici l'existence
de tendances visant à réintroduire cette "infraction" dans le Code pénal.)
Dans l'ancienne Tchécoslovaquie, ce sont les médias étrangers et principalement la radio
qui ont dévoilé les violations des droits de l'homme. Jusqu'à un certain point, les citoyens
n'avaient pas connaissance de l'ampleur du problème. Le premier changement d'attitude s'est
produit en 1977 lorsque le groupe de la Charte 77 a attiré l'attention du public sur l'exigence du
respect des droits de l'homme consacrée par le Recueil des lois de 1976. Les activités de ce
groupe ne touchaient toutefois qu'un public limité. En Slovaquie, le nombre d'adhérents était
très faible. A cette époque, je participais aux débats de la Cour martiale et la Charte 77 nous
avait été présentée comme une affaire secrète qui appelait la plus grande vigilance de notre part.
Lorsque nous avons demandé ce à quoi nous devions être attentifs et en quoi consistait ce
groupe, il ne nous a été fourni aucune réponse. Même le fait que certains émettaient des doutes
quant au respect des droits de l'homme restait confidentiel. Il faudra plus de dix ans pour que la
situation évolue.
Même si nous pouvons espérer que les infractions politiques font désormais partie du
passé, nous ne pouvons ignorer qu'elles ont cédé la place à d'autres maux dont il est difficile de
dire s'ils sont pires ou non. Beaucoup de personnes, en particulier les juristes, pensaient que
dans la Tchécoslovaquie d'après 1968 nul ne risquait de perdre la vie, alors qu'aujourd'hui la
violence, les crimes de sang et même les meurtres sous contrat sont monnaie courante. Pour
eux, il est évident que le mal a empiré. En ce qui me concerne, je ne suis pas d'accord avec
l'idée même de gradation dans le mal. Le mal reste le mal et il incombe aux juristes - et tout
particulièrement aux pénalistes - de le combattre.
Mais il faut bien reconnaître qu'aujourd'hui, le concept de protection des droits de
l'homme est souvent utilisé à tort et à travers. La hiérarchie des valeurs adoptée par l'Etat
autoritaire a disparu mais, depuis lors, rien n'est venu la remplacer. Le discours sur les droits de
l'homme est désormais courant: on entend beaucoup moins parler de devoirs et d'obligations. La
protection des droits de l'homme a pour corollaire l'obligation de respecter l'opinion d'autrui. A
la question: "Qu'est-ce qui fait obstacle à la protection des droits de l'homme?", je ne peux que
proposer cette ébauche de réponse: l'absence de tolérance et la répugnance à accepter le
point de vue d'autrui.
J'ai parcouru plusieurs pays d'Europe. J'ai fait des études et prononcé des conférences au
Canada et aux Etats-Unis. J'ai pu faire des rapprochements et ai constaté une absence de
tolérance généralisée - et pas seulement en Slovaquie - dans le domaine particulièrement
sensible du droit pénal. Très souvent, une phrase suffit à résumer la situation: vos interlocuteurs
ne vous écoutent même pas. Par "interlocuteurs", il faut entendre les magistrats, les procureurs,
les policiers, les avocats ou les journalistes, les fonctionnaires de l'Etat, voire les parlementaires.
52
Cependant, je n'ai pas ici pour tâche de formuler des réflexions d'ordre général sur les
droits de l'homme mais de centrer mon analyse sur le rôle qu'ils jouent dans la législation.
Lorsque nous parlons de la loi comme rempart contre la montée de la criminalité, nous avons
généralement à l'esprit la législation pénale. Mais la réalité n'est pas aussi simple. Il existe
d'autres textes destinés à endiguer la criminalité: législation sur les armes à feu et les munitions
(l'arme à feu étant un moyen d'agression mais aussi de protection), lois sur les poursuites, les
tribunaux, les droits de la défense et les témoins, lois sur les infractions graves, sur les forces de
police, etc. Mais il faut bien reconnaître que notre législation - tout comme la législation
comparable des pays voisins - souffre d'un certain nombre d'insuffisances. Celles-ci trouvent
leur origine dans le processus d'élaboration des lois mais, plus fréquemment encore, dans la
rédaction des modifications et amendements. Des modifications constantes et souvent
inconsidérées sont une tare de la législation moderne. Selon le professeur Ota Novotny, juriste
tchèque:
Il y a une défaillance grave dans la manière dont l'Etat fait respecter le droit applicable (y
compris les droits de l'homme). Il incombe à l'Etat seul de veiller à l'application de la loi et des
autres règles de droit. L'Etat dispose d'un certain nombre de dispositifs de contrôle. Aussi
longtemps que ces derniers fonctionnent convenablement, le climat social reste favorable au
respect de la loi et s'oppose à la généralisation de la délinquance dans la société. Je considère
cette relation générale entre la primauté du droit et son respect et le développement de la
délinquance comme évidente.
Le professeur Novotny poursuit ainsi:
Je suis désolé d'avoir à énoncer ici d'aussi triviales vérités. Pourtant, tant que ces évidences ne
seront pas observées, on ne pourra éviter d'en parler.
Je partage le point de vue de ce professeur. Lorsque je parle à mes étudiants à la faculté,
il est rare qu'ils voient ces vérités "triviales" comme telles. Ils hochent la tête pour montrer que
ces évidences devraient aller de soi, qu'elles occuperont leur esprit à tout moment et en tout lieu.
Mais j'en rencontre aussi un certain nombre dans le cadre de mes activités professionnelles
d'avocat ou en tant qu'intervenant lors de diverses rencontres. Et je constate alors qu'ils ont un
point de vue différent sur ces mêmes vérités. Leur opinion varie selon les circonstances. Une
vérité est remplacée par une autre, en vertu de l'argument selon lequel une situation nouvelle
implique un changement de mentalité. Mais quelle est la raison d'un tel changement? S'agit-il
d'un phénomène courant ou d'une particularité propre à notre spécificité nationale? Dois-je
penser qu'il s'agit là de la manifestation d'une certaine schizophrénie générale propre au monde
contemporain? Je suis incapable de donner la bonne réponse et même d'en suggérer une. Mais
nous devons approfondir ensemble la recherche car la réponse à la question suivante pourrait
bien être un élément de la solution à notre problème:
Pourquoi y-a-t-il toujours un clivage entre la législation (prise au sens large, c'est-à-dire
englobant tous les types de normes codifiées) et ce qui arrive dans la vie réelle?
Pour faire avancer le débat sur le respect des droits de l'homme dans la lutte contre la
grande criminalité, il est nécessaire de se pencher sur l'état de la législation. Je souhaiterais
parler ici de la législation slovaque et notamment du droit pénal et des dispositions connexes. Je
connais bien la législation tchèque qui fait partie de notre héritage commun et je connais
également un peu le droit des pays voisins. En outre, j'ai eu l'occasion de me pencher sur les
textes législatifs de pays généralement désignés sous le nom de "démocraties occidentales
53
évoluées". A ce propos, je souhaiterais attirer votre attention sur les publications de notre
collègue néerlandais J. F. Nijboer de l'Université de Leyde et, en particulier, sur le texte de sa
communication à la Conférence internationale sur les droits de l'accusé, la lutte contre la
criminalité et la protection des victimes, qui a eu lieu à Jérusalem en décembre 1993. Bon
nombre des idées qu'il a formulées à cette occasion concernent également ce Séminaire.
Je suis très heureux que les normes de notre droit pénal aient été appréciées par
l'ensemble des délégations étrangères d'experts éminents en la matière. Des réserves ont
toutefois été émises à propos de certaines ambiguïtés. Je dois dire d'emblée qu'à la différence de
certains autres pays européens, notre pays doit se satisfaire du droit pénal actuel jusqu'à ce qu'il
puisse être remanié entièrement. Il ne s'agit pas de modifications mineures. Il n'y a pas de raison
de se hâter. Mes collègues et moi-même sourions encore au souvenir d'une des premières visites
effectuées par un groupe de juristes des Etats-Unis en 1990. Dans leur intervention, ils ont
insisté sur l'importance des droits de l'accusé et en particulier sur son droit à bénéficier d'un
conseil pour sa défense. Ils ont été extrêmement surpris lorsque nous leur avons cité les articles
correspondants de notre Code pénal; leurs informations étaient totalement différentes. Mon cher
ami, l'excellent pénaliste Adam Bennett Schiff, a donné une conférence à des étudiants sur la
nécessité de résoudre le problème des conflits raciaux dans l'ère post-communiste. C'était le jour
même où Los Angeles connaissait de tragiques émeutes raciales. Nous sommes donc
légitimement mécontents lorsque des juristes étrangers reprochent à notre législation d'omettre
des points qui y figurent pourtant depuis longtemps. A nouveau, la différence se situe entre la
loi sur papier et la loi en pratique. C'est un problème d'application.
Le Code pénal et le Code de procédure pénale slovaques datent de 1961. Ce dernier
(jusqu'en juillet 1996) a été modifié vingt-deux fois. Je dois avouer que la manière dont les
modifications ont été faites n'a pas toujours été idéale. Mais nous sommes ici pour étudier la
législation relative à la grande criminalité. Des progrès considérables ont été faits dans ce
domaine. A cet égard, les textes les plus importants sont la loi sur les forces de police (1993) et
son amendement applicable à la grande criminalité (1994), ainsi que la loi contre le blanchiment
de l'argent provenant de la grande criminalité et de la délinquance organisée, souvent appelée
simplement loi contre le crime organisé. Je pense que la législation récente dote la République
slovaque de bons moyens pour mener ce "combat" avec succès tout en respectant les limites
légales. Mais aucun n'est parfait. En dépit de leurs aspects positifs, chacun de ces textes a ses si,
mais et et. Considérons quelques-uns de ces problèmes.
Le Code de procédure pénale amendé mentionné ci-dessus précise qu'une peine
d'emprisonnement ne peut être prononcée que par un juge ou un tribunal. (Avant amendement,
ces peines pouvaient être prononcées par un procureur ou par un investigateur disposant de
l'accord préalable du procureur.) Ainsi, le rôle du tribunal indépendant a été renforcé. De même
a été renforcée la garantie qu'une peine d'emprisonnement - qui implique une restriction
considérable aux droits de l'homme reconnus par la Constitution - ne pourrait être infligée que
par une personne ou une autorité aux compétences indiscutables. Mais l'application de ce texte
s'est heurtée au début à un certain nombre de difficultés dues au fait qu'il n'y avait pas
suffisamment de juges dans certaines circonscriptions juridictionnelles. Le magistrat chargé de
l'instruction ne pouvait naturellement pas conduire les débats, car son impartialité risquait d'être
mise en doute. C'est pourquoi le nombre insuffisant de juges au pénal a parfois contraint les
magistrats civils à prononcer des peines d'emprisonnement. Très souvent, l'immunité ou la
liberté de l'accusé était laissée à l'appréciation d'un magistrat qui, bien qu'ayant les compétences
requises (comme c'est le cas de tous les juges), ne les avait pas exercées pendant des années.
Les juges se prononçaient conformément à la loi, en fonction de leur éducation et de leurs
54
convictions, et non pas dans le sens souhaité par la police, qui aurait souvent préféré voir un
certain nombre de prévenus en prison, mais qui manquait de raisons justifiables pour les y
garder. La loi allait dans le bon sens. Le problème ne consistait pas à l'acte en soi mais en
l'insuffisance des effectifs de magistrats, à leurs compétences discutables, à l'absence de
moyens, etc. Il fallut un certain temps aux organes intervenant dans la procédure pénale pour
s'adapter à la situation nouvelle, et le processus est loin d'être achevé.
Le manque de personnels compétents et l'absence de moyens matériels ne
constituent pas, et ne doivent pas constituer, un motif suffisant pour négliger les droits et
libertés fondamentales reconnus par la Constitution et d'autres textes.
A cet égard, je souhaiterais insister sur la question soulevée dans la "Note au
rapporteur", page 2, à la fin du chapitre 3, qui concerne la réorganisation des tribunaux et la
création de juridictions spéciales pour certaines infractions graves, telles que le terrorisme, la
délinquance liée à la drogue, etc. A mon avis, cette approche n'est pas la bonne. Elle se
traduirait par une violation de la Constitution puisque celle-ci garantit à chacun le droit à un
procès équitable. Aujourd'hui, un inculpé sait qu'il comparaîtra devant un tribunal mais ignore
qui seront le juge ou les membres du tribunal. La création de juridictions d'exception s'est
avérée une erreur à l'époque des procès politiques, lorsque des tribunaux spéciaux étaient
constitués pour juger de crimes politiques. Ces tribunaux se sont très vite enfermés dans la
routine. L'accusé était systématiquement traité comme s'il était coupable et la seule incertitude
tenait à la durée de sa peine. (Je note au passage que nous avons également aboli les tribunaux
spéciaux chargés de juger les infractions routières.) Le juge qui applique la loi dans des sphères
différentes conserve un meilleur sens de la justice et de l'objectivité. Il suffit que la grande
criminalité soit traitée par des spécialistes lors des audiences préliminaires. C'est là que doit
intervenir leur compétence. Par conséquent, pour ce qui est des tribunaux, je ne saurais
recommander la création de juridictions spéciales.
Le code amendé a créé de nouvelles institutions qui permettent une action plus efficace
et plus rapide une fois l'infraction commise ou qui contribuent à prévenir les infractions pendant
l'enquête préliminaire. Entre autres choses, il couvre la procédure des perquisitions à domicile
ou dans d'autres lieux et propriétés (paragraphes 82-85.b), la possibilité de modifier la teneur
d'articles (paragraphe 87.a), la mise sur table d'écoute et l'enregistrement des communications
téléphoniques (paragraphe 88), les livraisons contrôlées (paragraphe 88.a), l'institution d'une
infiltration par des agents officiels (paragraphe 88.b) et l'institution d'une protection des
témoins. Je pense que la teneur de ces dispositions est suffisamment claire. En tout état de
cause, il me semble que les livraisons contrôlées et l'infiltration doivent être rattachées à une
norme juridique différente, pour être précis la loi susmentionnée contre le crime organisé. Ces
dispositions ne sauraient s'appliquer de façon générale et doivent rester confinées aux domaines
prévus par cette loi. De plus, l'infiltration par des agents fait généralement problème. En effet,
pour infiltrer une organisation, ces agents devront nécessairement commettre des infractions.
Jusqu'où pourront-ils aller? Auront-ils le droit de sacrifier une vie pour en sauver
éventuellement plusieurs autres?
L'institution d'une protection des témoins constitue une avancée très positive.
L'intimidation des témoins, ou des témoins potentiels, explique que de nombreuses affaires ne
soient pas élucidées ou même que des actes délictueux ne soient pas dénoncés. C'est à bon droit
que l'on craint que des criminels remis en liberté ne se vengent de ceux qui ont témoigné contre
eux. Même tant qu'ils sont en prison, le groupe auquel ils appartiennent ne risque-t-il pas de se
venger en leur nom? Une organisation criminelle a des moyens multiples à sa disposition.
55
Le problème posé à cet égard à la Slovaquie tient au fait qu'il s'agit d'un petit pays. Il y a
cinquante ans, l'un de mes professeurs disait qu'en Slovaquie, il était difficile de travailler en
secret ou de se cacher car "tout le monde se connaît". Je partage cette opinion et j'ai pu mesurer
en de nombreuses occasions sa pertinence. Il y a certainement des solutions mais il ne faut pas
faire miroiter l'espoir que la protection des témoins constituera une arme majeure dans la lutte
contre la délinquance organisée.
J'écarte l'idée de répondre à cette forme de criminalité par le rétablissement de la peine
de mort ou par la condamnation à des peines d'emprisonnement exagérément longues. Je suis
contre la peine de mort, même si je sais que certains de mes collègues peuvent apporter des
arguments rationnels à l'appui de son rétablissement. Peu d'entre eux, toutefois, sont de vrais
pénalistes, et ceux qui le sont souhaitent que la peine de mort puisse être prononcée mais non
exécutée. Est-ce la bonne solution? A mes yeux, un éventuel rétablissement de la peine de mort
équivaudrait à agiter un épouvantail aux yeux du public. Nous connaissons déjà bon nombre
d'épouvantails bien plus efficaces que la chaise électrique ou la potence et le débat sur les peines
de substitution, ou les changements à apporter au système pénitentiaire lui-même, reste
largement ouvert.
Rien ne prouve que le prononcé de sentences plus lourdes ait un effet dissuasif. Une
détection rapide de l'infraction, une juste punition et une publicité adéquate constituent
les moyens de lutte les plus efficaces.
Après avoir étudié à fond les données statistiques et la jurisprudence et m'être entretenu
à la fois avec des experts et le grand public, je suis parvenu à la conclusion qu'actuellement la
législation destinée à combattre la grande criminalité et la délinquance organisée est tout à fait
satisfaisante. A ce stade, il ne serait donc pas judicieux d'amoindrir la protection des droits de
l'homme telle qu'elle est garantie par la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des
Libertés fondamentales. Une telle régression ne permettrait pas de faire disparaître ni même de
réduire ce type de criminalité. Nous ne pouvons pas changer les règles du jeu à notre
convenance en cours de partie, si difficile qu'il soit de tenir bon lorsque des vies humaines sont
en jeu.
Il faut d'abord et avant tout appliquer strictement la législation existante. En ce qui
concerne le droit pénal slovaque, je répète que sous sa forme actuelle, il ne pose guère de
problèmes à cet égard. En second lieu, la lutte contre la criminalité ne peut être laissée au
hasard ou à des amateurs. Il ne faut jamais oublier que la plupart des grands criminels sont
des professionnels. Face à eux, un amateur n'aurait que très peu de chance de l'emporter. Cette
lutte - et il s'agit souvent, au sens littéral, d'une lutte armée - exige une approche
professionnelle. Il n'y a pas à tenir compte du souhait des profanes ou de l'opinion publique de
voir appliquer des méthodes "nouvelles" ou "perfectionnées".
56
Communications écrites relatives au thème 1:moyens et actions pour
combattre efficacement la grande criminalité dans le respect des droits de
l'homme
i. les moyens juridiques (en matière pénale et pénitentiaire, action de la
police, etc.)
Communication écrite par M. Vladimir EVINTOV, Docteur en droit,
Directeur du Centre ukrainien des droits de l'homme, Kyiv
La peine de mort en Ukraine
Le problème de la peine de mort est au coeur du débat sur la politique de lutte contre la
criminalité à mener dans l'Ukraine souveraine et indépendante. Juristes, criminologistes,
magistrats et procureurs, hommes politiques, activistes des droits de l'homme, les gens qu'on
appelle simples citoyens, tous veulent avoir voix au chapitre et les médias permettent à
beaucoup de s'exprimer. Supprimer ou ne pas supprimer la peine de mort? Cette question - ou
plutôt la réponse à cette question - s'inscrit dans une problématique plus vaste et très importante
dont l'enjeu est l'une des deux options suivantes: ou bien une lutte contre la délinquance basée
sur le professionnalisme, la prévention et le respect des droits de l'homme, y compris le respect
du droit sacré à la vie, ou bien la répression toujours plus durcie avec comme ultima ratio, la
peine de mort comme moyen d'intimidation dans la bataille contre la criminalité qui ne cesse de
croître.
La réponse à la question posée ne sera ni expéditive ni simple dans une société en crise
qui se cherche mais qui est encore profondément affectée de tares du passé historique totalitaire
proche et lointain.
A la suite du rattachement de l'Ukraine à la Russie au XVIIe siècle, la législation de
cette dernière fut étendue à la nouvelle colonie et, notamment, le Code des lois pénales du tzar
Alexei Mikhaïlovitch adopté en 1649. La peine capitale y était reconnue comme l'une des
peines principales et sanctionnant plus de soixante crimes. Le Code en question indiquait cinq
moyens d'exécution, notamment au feu, par écartèlement, empalement, etc. Sous Pierre
Premier, l'application de la peine de mort fut encore élargie. Les lois de l'époque l'autorisaient
dans 123 cas. Le nombre de personnes exécutées au temps de son règne atteignit des
proportions sans précédent. Il y avait des mois où plus d'un millier de personnes perdaient ainsi
la vie.
En 1832 et 1845, on introduit en Russie la peine de mort pour les crimes d'Etat. Dans la
deuxième moitié du XIXe siècle, le mouvement révolutionnaire prenant toujours plus
d'ampleur, l'application de la peine capitale devient de plus en plus fréquente. Au cours de trente
ans (1866-1895), à la suite de 226 procès politiques, 137 personnes furent condamnées à la
peine de mort, 44 furent exécutées et pour 93 autres condamnés, la peine de mort fut commuée
en travaux forcés à perpétuité.
Une répression sanglante sévit pendant les événements révolutionnaires de 1905-1907.
Furent exécutées: 574 personnes en 1980, 1.139 en 1907, 1.340 en 1908, 717 en 1909. Ce bain
de sang provoqua un mouvement actif de l'opinion publique en faveur de la suppression de la
57
peine de mort. D'éminents juristes élèvent leurs voix contre la barbarie (MM. M. Guernet, N.
Tagantsev, A. Piontkowski, S. Vikterski et d'autres).
Au lendemain de l'avènement du pouvoir des Soviets et du déclenchement de la guerre
civile, la peine de mort devint l'un des principaux instruments de la terreur de masse. Le droit
d'appliquer la peine de mort fut donné tant aux tribunaux révolutionnaires qu'à des organes non
judiciaires. Les chiffres ci-dessous témoignent éloquemment de l'ampleur de la répression: rien
qu'en neuf mois (de juin 1918 à février 1919) et à elle seule, la Commission extraordinaire
(vétchéka) condamna et exécuta 5.496 personnes dans vingt-trois gouvernements du pays.
La répression et la peine de mort comme instrument majeur deviennent composante
organique du nouvel Etat. V. Lénine écrivait au Commissaire de la justice D. Kourski: "La
justice ne doit pas supprimer la terreur; en la promettant nous ne faisons que nous tromper nousmêmes ou tromper les autres; il faut prouver le bien-fondé et la légalité de la terreur, par
principe, d'une manière claire, sans détours ni mensonge" (V.I. Lénine. Oeuvres complètes, t.
45, p. 190, édition ukrainienne).
La terreur, le mépris pour la vie humaine, furent ainsi élevés au rang d'un principe qui
régissait l'administration de la justice. La vivacité de cette thèse léniniste devait se confirmer
maintes fois dans l'histoire soviétique.
En 1927, en Ukraine, un nouveau Code pénal fut adopté qui resta en vigueur jusqu'en
1961. Aux termes de ce Code amendé par la Loi du 7/08/1932 et certaines autres lois, quarantedeux crimes et délits devenaient passibles de la peine capitale. Les lois en question servaient de
base "légale" pour la terreur déclenchée par Staline et ses complices dans les années trente
contre leur propre peuple. Les organes de justice du régime totalitaire, qui n'avaient rien à voir
avec la justice, condamnèrent des millions et des millions de Soviétiques. Selon certaines
données, presque vingt millions de personnes furent soit exécutées, soit torturées à mort dans les
goulags staliniens.
En 1961, un nouveau Code pénal ukrainien introduit la peine de mort pour toute une
série d'infractions. Dans les années 60 et 70, l'application de la peine capitale s'élargit. Dans les
années 80, en Ukraine, quinze infractions étaient punissables de la peine de mort: trahison de la
Patrie, espionnage, actes terroristes, acte terroriste contre représentant d'un Etat étranger,
sabotage, banditisme, actions visant à désorganiser le fonctionnement des établissements
pénitentiaires commises par des récidivistes dangereux ou des personnes ayant commis des
crimes graves, contrefaçon des monnaies ou des valeurs pratiquée sur la base régulière,
spéculation des devises ou des valeurs dans une très grande proportion, détournement de biens
publics ou sociaux dans une très grande proportion, homicide volontaire avec circonstances
aggravantes, viol avec circonstances particulièrement aggravantes, atteinte à la vie d'un agent de
milice ou d'un volontaire de maintien de l'ordre, détournement d'avion ayant entraîné la mort de
personnes ou des lésions corporelles graves.
Même un bref survol de l'évolution historique permet de comprendre quel est le poids
des traditions qui influencent ceux qui ont la conviction que la peine de mort est sinon la
panacée, du moins un instrument efficace de lutte contre la délinquance. Malheureusement,
force est de constater que dans la société ukrainienne d'aujourd'hui l'opinion de ce genre, tout en
étant partagée par de nombreux citoyens ukrainiens, fait également partie de la mentalité
collective des organes dits (selon la terminologie soviétique) "protecteurs du droit" (milice,
procuratura).
58
Un exemple tragique peut illustrer cette thèse. M. Ivanov, homme d'affaires, accusé de
fuite fiscale, se vit appliquer, par ordonnance de l'agent d'instruction, la mesure préventive sous
forme de détention provisoire pour la durée de l'instruction préliminaire. Comme M. Ivanov
était atteint d'une grave maladie cardiaque, son avocat forme plusieurs recours contre cette
mesure inhumaine devant le procureur compétent et l'agent d'instruction. Le Code de procédure
pénale permet à ces agents publics d'appliquer une mesure de sûreté non privative de liberté ou
même de n'en appliquer aucune. Cependant, ni cette disposition de la Loi, ni les avis médicaux
présentés à l'appui, ni les médias, ni l'opinion publique indignée qui suivait les péripéties du
drame ne furent capables de sauver la vie de M. Ivanov, qui décéda des suites d'une crise
cardiaque dans la prison de Kiev, au bout de plusieurs mois de "détention provisoire". Ainsi fut
condamné à une peine capitale un homme qui, dans l'attente d'être traduit devant un tribunal,
devait être, aux termes de la loi, présumé innocent.
Au lendemain de l'accession de l'Ukraine à l'indépendance, le législateur ukrainien
rétrécit le nombre d'infractions punissables de la peine capitale. Le Code pénal ukrainien prévoit
actuellement cette sanction pour les crimes qui comportent l'homicide volontaire avec
circonstances aggravantes (son accomplissement ou tentative d'accomplissement): atteinte à la
vie d'un homme d'Etat (article 58), atteinte à la vie d'un représentant d'un Etat étranger (article
59), sabotage (article 60), homicide volontaire avec circonstances aggravantes (article 93),
atteinte à la vie d'un agent de milice, d'un volontaire de maintien de l'ordre public ou d'un
militaire au service de maintien de l'ordre public avec circonstances aggravantes (article 190-1).
En 1991, furent condamnées à la peine de mort 112 personnes, dont 109 en vertu de
l'article 93, 2 en vertu de l'article 190-1 et 1 en vertu de l'ancien article 56. Exécutées: 42
personnes. En 1992, 79 condamnés, dont 77 en vertu de l'article 93 et 2 en vertu de l'ancien
article 117. Exécutées: 78 personnes. En 1994: 143 condamnées, tous en vertu de l'article 93.
Exécutées: 60 personnes. En 1995: 191 condamnés dont 190 en vertu de l'article 93 et 1 en
vertu de l'article 190-1. Exécutées: 149 personnes.
Il est important de souligner que si la personne ayant commis une infraction passible de
la peine de mort a un statut juridique bien défini par la loi pénale, celui de condamné à la peine
capitale est imprécis et régi non par la loi mais par des instructions de service. Le condamné
ayant épuisé toutes les possibilités de recours adresse sa demande de grâce au Président de la
République. La procédure est longue et peut durer des mois et des mois en prolongeant et en
aggravant les souffrances de l'homme. Il n'est pas exclu qu'il puisse tomber psychiquement (ou
tout simplement) malade. Dans ce cas, le jugement doit être suspendu et le condamné soigné,
mais la loi ne réglemente aucunement ce cas. La pratique judiciaire ne connaît pas de cas de
suspension d'exécution capitale.
De plus, la situation des parents et proches du condamné n'est pas enviable. La peine de
mort est un secret d'Etat. Les parents ne connaissent pas la date et le lieu d'exécution, le fait
d'exécution leur est notifié avec un retard de plusieurs mois, ils n'ont pas droit au corps de
l'exécuté et n'ont aucune information sur son lieu d'enterrement.
En 1995, avec l'adhésion au Conseil de l'Europe, l'Ukraine franchit une étape historique.
Dans le même temps, elle prit des engagements internationaux importants, dont celui de signer
dans l'année (à partir d'octobre 1995) et de ratifier dans les trois ans suivant son adhésion le
protocole n° 6 à la Convention européenne des droits de l'homme concernant l'abolition de la
peine de mort et de mettre en place immédiatement après son adhésion un moratoire sur les
59
exécutions.
A l'approche de l'échéance de cette obligation, l'opposition à la suppression de la peine
de mort devient toujours plus active. Quels sont donc, très sommairement, les arguments de
ceux qui se prononcent pour le maintien de cette peine dans le droit pénal ukrainien.
Actuellement, en Ukraine, la criminalité monte en flèche et on ferait le lit de la
criminalité en abolissant la peine de mort.
Il est tout à fait vrai qu'en 1995, le nombre de crimes atteint, le chiffre de 641.860, soit
12% de plus qu'en 1994 ou bien 2,6 fois le niveau de 1986 (248.600). Les crimes graves et très
graves représentent 38,7 % du total. Une acuité particulière caractérise le problème de
protection de la vie et de la santé des citoyens. En 1995, 4.783 homicides ont été commis, soit
une augmentation de 69,4% par rapport à 1990. Des meurtres sur commande, crime nouveau, se
montent à 214 cas.
La violence est au coeur des rapports sociaux et l'insécurité se focalise sur la violence
quotidienne que sont les atteintes volontaires aux personnes et aux biens. Et pourtant, l'existence
et l'application de la peine de mort ne produisent pas un effet suffisamment dissuasif sur la
grande criminalité. L'option répressive ne donne pas les résultats escomptés. La croissance de la
délinquance est due, dans une très large mesure, à la faiblesse de l'Etat et à l'inefficacité des
institutions appelées à faire face à ce mal social. Une grande partie de la population ne croît plus
que les organes "protecteurs du droit" sont capables de protéger ce droit et eux-mêmes. La
dérive criminelle et la corruption du pouvoir engendrent des structures mafieuses. Le nihilisme
juridique et le laissez faire général provoquent le pessimisme social.
Dans ces conditions, la peine de mort ne jouera jamais le rôle de baguette magique. Il est
nécessaire d'assainir l'appareil de l'Etat, d'en finir avec la corruption, de réformer la police et
d'autres organes "protecteurs du droit", afin qu'ils s'acquittent de leur devoir de protéger et de
défendre les gens et leurs biens avec un vrai professionnalisme - qui leur manque actuellement et qu'ils soient dotés de tous les moyens nécessaires pour accomplir cette tâche.
Certains prétendent que si la peine de mort était abolie et remplacée par une réclusion à
perpétuité, il serait nécessaire de mettre sur pied des établissements pénitentiaires de type
nouveau avec toutes les dépenses que cela nécessiterait, ce qui est inimaginable dans les
conditions de crise économique que traverse l'Ukraine.
Le système pénitentiaire actuellement en place en Ukraine appelle la critique et ne
répond pas aux exigences humanitaires présentées dans le monde civilisé. Sa réforme est à
l'ordre du jour et doit aller de pair avec celle du droit pénal qui est en cours actuellement.
Investir dans la réforme pénitentiaire, c'est contribuer à l'humanisation de la société et de l'Etat
ukrainiens.
Selon l'avis de certains juristes, dans les conditions actuelles, il ne peut y avoir de
réponse rapide et positive aux conditions posées par le Protocole n° 6. Certains hauts magistrats
et procureurs affirment que les peines de mort sont et seront prononcées car la loi pénale qui
prévoit cette sanction n'est ni abrogée ni modifiée.
Il est vrai que la Loi c'est la Loi et qu'elle doit être respectée, tout comme d'ailleurs,
doivent l'être les engagements internationaux de notre pays. Le droit ukrainien est clair sur ce
60
sujet: le principe "pacta sunt servanda" est reconnu comme une pierre angulaire de la politique
étrangère du pays.
Le plan d'action en la matière proposé par le Conseil de l'Europe et accepté par l'Ukraine
contient les mesures qui permettent de résoudre le problème progressivement et dans l'esprit de
suite. Après l'adhésion à la Convention, il est proposé de décréter un moratoire sur les
exécutions sans toucher au droit pénal. Une telle décision relève des prérogatives du Parlement
qui, seul, peut suspendre les dispositions respectives de la loi pénale.
Le délai de trois ans dans lequel la Convention devra être ratifiée servira à bien préparer
les modifications et les amendements nécessaires de la loi pénale en vigueur ou à bien consacrer
l'abolition de la peine de mort dans le projet de Nouveau Code pénal qui est actuellement en
discussion.
Le fondement juridique nécessaire pour réaliser ces changements devenus
impérativement indispensables existe actuellement en Ukraine. C'est la nouvelle Constitution de
l'Ukraine adoptée le 28 juin 1996, basée sur la promotion et la protection des droits de l'homme
et dont notamment l'article 3 est ainsi libellé: "L'homme, sa vie et sa santé, son honneur et sa
dignité, son inviolabilité et sa sûreté sont reconnus en Ukraine comme valeur sociale suprême".
61
Communication écrite par M. Hartmuth HORSTKOTTE, Juge à la Cour
fédérale (retraité), Berlin
Le juge et la grande criminalité
Il n'est pas facile d'expliquer la place que le juge occupe dans le contexte de "la lutte
contre la criminalité" (deuxième thème de ce séminaire). Il est incontestable que les juges qui,
en Italie et dans d'autres pays, ont été assassinés dans l'exercice de leurs fonctions l'ont été parce
qu'ils défendaient la cause de la justice; nous leur devons respect et gratitude. Nous admirons
ces magistrats et procureurs qui, obéissant uniquement à la loi, résistent aux pressions que l'Etat,
des hommes politiques ou des organisations privées exercent pour, par exemple, éviter la mise à
jour d'une corruption de grande envergure qui donnerait lieu à des poursuites. Pourtant le juge,
du moins le juge de première instance et le juge d'appel, n'est pas un soldat sur le champ de
bataille et la lutte que les procureurs et fonctionnaires de police mènent contre le crime ne
ressemble en rien à celle que les chercheurs mènent contre les maladies. Il est intéressant de
noter que nous décrivons d'ordinaire en termes moins belliqueux les activités qui visent à lutter
contre la pauvreté, l'abandon d'enfants, le problème des sans-abri, le délabrement des villes, la
xénophobie ou les accidents mortels de la route, même si elles constituent le moyen le plus
efficace de sauvegarder la vie, la santé et une communauté agréable. Quoi que les linguistes
révèlent ou cachent, le magistrat s'efforcera d'avoir une position et une attitude plus détachées,
même s'il doit statuer en dernier ressort.
En fait, le juge doit jouer un rôle actif en réagissant contre la grande criminalité. Ses
décisions, avant, pendant et après le procès, doivent assurer le respect de la loi au sens le plus
strict du terme. Avant le procès, le juge doit veiller à ce que toutes les mesures préparatoires
soient conformes au droit procédural. Le juge de première instance doit mener la procédure
jusqu'au verdict, qui doit qualifier clairement un comportement de violation du droit pénal, ou à
l'acquittement. En cas de sanction, la peine doit être adaptée (proportionnelle) à la gravité de
l'infraction et au degré de culpabilité, mettant ainsi en évidence la prééminence du droit et
confirmant que le crime ne paie pas tout en lançant une mise en garde. Cela dit - nous
commençons ici à nous éloigner du champ de bataille - la nature de la peine devrait être telle
que les chances de réinsertion sociale du délinquant ne soient pas réduites plus qu'il n'est
nécessaire compte tenu de la gravité de l'infraction et de la culpabilité. Enfin et surtout, les
décisions judiciaires devraient montrer que les droits procéduraux du délinquant sont
scrupuleusement respectés, même si cela semble nuire à l'efficacité de la lutte contre la
criminalité.
Le juge ne suit donc pas véritablement l'ordre de route sur le champ de bataille contre la
criminalité. Ceci ne veut pas dire que les autres parties qui s'y trouvent ne respectent pas les
limites fixées par le droit procédural. Mais les perspectives et, en conséquence, les attitudes
devraient être différentes. La loi limite l'étendue des activités de la police et des organes de
poursuite. En effet, en vertu du droit procédural, l'objectif qui consiste à traduire quelqu'un en
justice et à le condamner n'est pas une priorité absolue; cet objectif ne doit être poursuivi que
dans les limites fixées par le droit procédural (et par la Constitution, ainsi que par les
instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme). Du point de vue du juge, le droit
procédural (la Constitution et les instruments relatifs aux droits de l'homme) ne limitent pas ses
activités propres. En fait, la tâche du juge consiste tout d'abord à appliquer la loi, qu'il s'agisse
du droit matériel ou du droit procédural. Dans la perspective du magistrat, une relaxe pour
insuffisance de preuves ou en application de la règle d'exclusion devrait être la manifestation de
62
la loi au même titre que la condamnation l'était autrefois. Le juge et l'accusé ne disposent donc
pas d'armes égales: le premier doit porter la lourde armure de la loi, tandis que le deuxième n'est
pas limité dans le choix de sa tactique. L'affirmation de Vivien Stern dans le document qu'elle a
présenté (H/Coll (96) 5) n'en demeure pas moins vraie: "L'illégalité n'est pas combattue par
l'illégalité mais par une ferme réaffirmation de la suprématie de la primauté du droit" (page 8 de
la version française).
La souveraineté de la loi est démontrée dans la protection des droits de l'homme, y
compris les droits procéduraux définis à l'article 6 de la Convention européenne des droits de
l'homme. Certains ont soutenu que les droits individuels de l'homme devaient être interprétés
par rapport au droit fondamental de l'homme à "la liberté et à la sûreté", mentionné au
paragraphe 1 de l'article 5 de la Convention. Il est difficile d'interpréter non seulement la
Convention mais aussi le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (article 9; voir
également le préambule du pacte: "... reconnaissant que l'idéal de l'être humain libre, jouissant
des libertés civiles et politiques et libéré de la crainte et de la misère...", qui est une citation
extraite de la Déclaration des droits de Virginie de 1776, et le "droit à la sûreté" énoncé à
l'article 2 de la Déclaration française des droits de l'homme de 1789/1791). L'idée que la sûreté
a une dimension qui relève des droits de l'homme a suscité l'intérêt de la doctrine
constitutionnelle en Allemagne (voir J. Isensee, Das Grundrecht auf Sicherheit, 1983;
Isensee/Kirchhof Ed., Handbuch des Staatsrecht der Bundesrepublik Deutschland, 1992, pp.
137 et suivantes). Il ne fait pas de doute que l'une des tâches essentielles de l'Etat consiste à
garantir un degré suffisant de sûreté; nul ne peut jouir pleinement de ses droits lorsque
l'insécurité est générale. Tout porte cependant à croire que la "sûreté" au sens de l'article 5 de la
Convention ne renvoie qu'à la sûreté du particulier face à la puissance de l'Etat (voir
Frowein/Peuckert, Europaïsche Menschenrechtskonvention, 1985 ad article 5, note 4). La
garantie des droits de l'homme serait compromise si la sûreté était considérée comme limitant la
portée d'un droit précis de l'homme comme dans les cas où divers droits individuels s'opposent;
le libellé précis de la Convention, lorsqu'il s'agit de définir des exceptions aux droits, comme
par exemple au deuxième paragraphe des articles 8 à 11, serait affaibli par un recours aussi
général à la sûreté. En conséquence, le fonctionnement de la justice répressive ne permet pas en
soi de limiter les droits de la personne, ce qui n'exclut pas le principe selon lequel un droit
individuel ne doit pas être interprété de manière à empêcher le fonctionnement normal de la
justice répressive en vertu de la prééminence du droit.
Les problèmes relatifs aux droits de l'homme qui se posent lorsqu'un crime grave est
jugé ne sont pas différents des problèmes et des faiblesses observés dans d'autres contextes.
Mais le contexte de la grande criminalité rend certaines questions, dont les problèmes
structurels et les tentations, plus visibles. L'analyse ci-après des implications du point de vue des
droits de l'homme est loin d'être complète.
Premièrement, la présomption d'innocence (paragraphe 2 de l'article 6 de la
Convention) est essentielle. Les conséquences de ce principe ne sont pas encore parfaitement
claires. Prenons l'exemple d'un magistrat qui, afin de respecter le "délai raisonnable" prévu au
paragraphe 1 de l'article 6 de la Convention, a choisi, pour rendre son jugement, quelques
infractions exemplaires de l'acte d'accusation général (inculpation). Peut-il prendre en
considération, pour choisir la peine, l'ensemble des infractions? La réponse sera négative mais
cela découragera le procureur d'accepter une restriction aussi utile de l'accusation. Des
infractions analogues préalables peuvent-elles, alors que des preuves évidentes ont été apportées
pendant le procès mais qu'elles n'ont pas fait l'objet d'un chef d'accusation, être considérées en
termes de preuve et comme des facteurs qui interviennent dans le choix de la sanction? La
63
réponse est incertaine; l'exigence "jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie"
(paragraphe 2 de l'article 6 de la Convention) suppose-t-elle une accusation appropriée avant
l'audition des témoins?
L'aspect le plus important de la présomption d'innocence, ainsi que du droit à un procès
équitable et du droit de l'accusé à se défendre lui-même (paragraphes 1 et 3 de l'article 6), est le
droit de l'intéressé à choisir de garder le silence comme moyen de défense. L'accusé doit être
informé de ce droit avant le premier interrogatoire de la police et sa liberté de choix ne doit pas
être réduite. Ceci suppose, selon l'interprétation que je donne à l'article 6, que tout facteur qui
pourrait le décourager de choisir de garder le silence pour se défendre doit être évité; afin de
garantir cette liberté de choix, le silence ne doit pas être utilisé comme un argument pour
évaluer les preuves ou, ce qui est plus important, pour choisir une sanction. De plus, toute
information que l'accusé donnerait par méconnaissance de ses droits ne devrait pas être utilisée
comme preuve ou pour choisir la sanction. Il semble que cette règle d'exclusion gagne du terrain
en Europe (voir pour l'Allemagne BGHSt 38, 214) au moment où la Cour suprême des EtatsUnis exprime des doutes sur l'arrêt qu'elle a rendu dans l'affaire Miranda en 1966 et qui a
marqué une étape décisive (584 US 436).
Deuxièmement, le droit à la défense suppose le droit à l'assistance d'un défenseur, le
droit de l'accusé d'être informé de son droit avant d'être interrogé et la possibilité réelle de se
faire assister, si nécessaire, gratuitement (paragraphe 3.b de l'article 6). La police n'aime pas
donner cette information pourtant nécessaire, car l'intéressé risque de se taire alors qu'il était
prêt à avouer; la loi peut même exiger que la police aide un accusé sans expérience ou un
accusé étranger à avoir accès à un avocat en lui donnant par exemple le numéro de téléphone
d'urgence de l'avocat de permanence. (Pour l'Allemagne, voir BDH StV 1996, 187). Ces règles
peuvent sembler trop nuancées à l'heure où le nombre des avocats de la défense demeure
insuffisant mais il est impératif que les droits de l'homme soient non seulement fixés sur le
papier mais aussi réalisés dans la pratique.
Troisièmement, dans les affaires concernant la grande criminalité, l'administration des
preuves pose d'énormes problèmes, notamment pour ce qui est des preuves par témoignage.
Que faut-il faire si un témoin cité par l'avocat de la défense vit loin, à l'étranger, et que la
recherche de son adresse, la mise en marche du mécanisme souvent pesant de la coopération
judiciaire internationale et éventuellement son refus de comparaître risquent d'empêcher un
procès ou sa conclusion "dans un délai raisonnable" (paragraphe 1 de l'article 6)?
Dans quelle mesure les conclusions écrites peuvent-elles être lues et quelles sont alors
les conditions précises posées au paragraphe 3.d de l'article 6? S'agissant du trafic de stupéfiants
et de certains autres crimes organisés (trafic d'armes, etc.), le paragraphe 3.d de l'article 6 de la
Convention est au centre même des problèmes de procédure. Le témoin oculaire est rarement
disponible, parce que les services de police (Ministère de l'intérieur, etc.) refusent de révéler
l'identité d'un agent infiltré ou d'un indicateur. Les raisons d'un tel refus peuvent être plausibles.
La vie du témoin peut être en danger, il est parfois indispensable que le témoin anonyme reste
dans le milieu de la drogue pour des raisons de reconnaissance ou il a été promis que le tout
resterait confidentiel. Dans ce cas, le juge n'est pas dans une situation très confortable. Il ne
mène plus véritablement la procédure, car il dépend du bon vouloir de la police à coopérer. Il va
de soi qu'un fonctionnaire de police peut témoigner en audience publique et expliquer ce que
son collègue infiltré ou l'indicateur lui a dit. Une telle audience est possible si les preuves
indirectes sont acceptées mais elle ne satisfait pas pleinement aux exigences du paragraphe 3.d
de l'article 6 car l'accusé et son avocat ne peuvent pas interroger directement le témoin "réel"
64
(par opposition au témoin qui comparaît). Certaines nouvelles législations, comme la législation
néerlandaise, appellent un examen approfondi et peuvent servir en tout ou en partie d'exemples
à d'autres pays; les décisions du Tribunal fédéral suisse résolvent le problème de manière
plausible. Les décisions de la Cour européenne des Droits de l'Homme dans les
affaires Kostovski (1989) et Lüdi (1992) soulignent de manière convaincante la nécessité de
prendre le paragraphe 3.d de l'article 6 au sérieux. De nombreuses juridictions nationales
trouvent cependant des failles dans ces décisions et semblent avoir, à tort ou à raison,
l'impression que la Cour européenne des Droits de l'Homme n'a pas encore vraiment réussi à
tracer une ligne de démarcation claire entre les dispositions relatives à l'audition du véritable
témoin et la nécessité de "combattre efficacement la grande criminalité". Lorsque des preuves
supplémentaires sont disponibles, ce type spécial de preuve indirecte est souvent jugé suffisant.
Mais qu'entend-on par preuves "supplémentaires"? Des preuves qui marginalisent le témoin
anonyme ou des preuves pertinentes uniquement lorsqu'elles sont combinées aux preuves
indirectes? Dans le dernier cas, les preuves indirectes sont essentielles aux fins de la décision.
La question est délicate parce que le témoin jusqu'alors anonyme est loin d'être digne de foi. Les
indicateurs privés qui ne veulent pas que leur identité soit dévoilée peuvent avoir un intérêt
spécial en cherchant à être assurés de l'impunité et donc à ne pas faire l'objet de poursuites; ils
agissent souvent sans aucune mesure. Les méthodes spéciales posent un problème dans la
mesure où une fois utilisées pour lutter contre la grande criminalité, elles ont tendance à être
progressivement acceptées pour d'autres types de procédure pénale, diluant ainsi les principes
bien définis de la protection des droits de l'homme.
Quatrièmement, le choix de la sanction. La peine capitale ne devrait pas avoir sa place
en Europe; le Conseil de l'Europe devrait être très clair et souligner que le Protocole n° 6 fait
désormais partie intégrante du système européen de protection des droits de l'homme. En vertu
de la loi, les citoyens doivent respecter la vie humaine en toutes circonstances. La crédibilité de
cet impératif est compromise lorsque l'Etat lui-même ôte délibérément la vie. De plus,
l'existence de la peine de mort modifie l'éthique et l'autodéfinition même du juge, qui ne devrait
jamais oublier qu'il peut se tromper et qu'en conséquence, même en dernier ressort, il existe
toujours des recours lorsqu'une erreur est décelée. La peine capitale repose sur le principe d'une
autodéfinition de la magistrature qui se veut infaillible.
Le choix de la sanction en cas de grande criminalité soulève de nombreux problèmes de
la plus haut importance. Plus la condamnation à incarcération est longue, moins les critères
sont définissables. Qui prétendra qu'une incarcération de dix ans est plus appropriée qu'une
peine de huit ans? S'agissant des infractions moins graves, une différence de deux ans est
capitale. Les préoccupations que suscite la menace de crime organisé ne doivent pas faire
oublier que, en ce qui concerne la culpabilité d'un individu, de nombreuses graduations sont
applicables et que, dans la plupart des crimes organisés, c'est le menu fretin qui est pris.
Comment doit-on déterminer la culpabilité d'une femme colombienne qui importe en toute
connaissance de cause et pour le compte d'un groupe organisé trois kilogrammes de cocaïne,
espérant que le salaire qui lui a été promis en échange lui permettra d'améliorer la situation
précaire de sa famille? Elle fera certainement valoir qu'elle a accepté par peur des réactions du
groupe si jamais elle refusait. Comment prouver que cette défense n'est pas la bonne? Plus. Estil vraiment nécessaire de réagir en condamnant à de longues peines d'emprisonnement ceux qui
participent au trafic international organisé de voitures volées aux niveaux inférieur ou moyen?
Le consensus qui se dégage à l'échelle européenne sur les principes du choix des peines
(incarcération en dernier ressort seulement; réduction de la durée des peines d'emprisonnement;
appréciation de la culpabilité individuelle; réduction au minimum des effets perturbants de la
peine dans la mesure du possible) devrait aussi valoir pour les auteurs de crimes et délits
65
organisés qui sont condamnés. Il faut éviter que les lourdes condamnations à incarcération de
trafiquants de drogues dures aient un effet général sur le système de sanction dans la mesure où
les sanctions seront, d'une manière générale, de plus en plus sévères.
66
Communication écrite par M. Shlomo Giora SHOHAM2, Professeur de
droit, Université de Tel Aviv, Tel Aviv
Les aspects situationnels de la prévention du crime: les fondements théoriques et
philosophiques
Les différences entre les modèles causals du crime et les modèles situationnels ont déjà
été mises en évidence par Sutherland qui a dit:
"Les explications scientifiques du comportement criminel peuvent être énoncées soit sous
l'angle des processus qui jouent au moment où survient le crime, soit sous l'angle des processus
qui ont joué auparavant dans la vie du délinquant. Dans le premier cas, l'explication est dite
'mécaniste', 'situationnelle' ou 'dynamique', dans le second, elle est dite 'historique' ou
'génétique'. Les explications criminologiques de type mécaniste ont jusqu'à présent été
remarquablement vaines, en grande partie peut-être parce qu'elles ont été formulées en relation
avec une tentative d'identification de pathologies personnelles et sociales parmi les délinquants.
De ce point de vue, les travaux ont, au mieux, permis d'aboutir à la conclusion que les
déterminants immédiats d'un comportement criminel résident dans le complexe personnesituation."3
Dans le présent document, nous voudrions mettre en évidence le modèle interactif de
violence situationnelle, examiner comment il est possible de prédire la violence, et envisager
des moyens possibles de prévention. Il existe assurément un lien entre les facteurs de
prédisposition sur le terrain biologique, personnel et social et l'interaction situationnelle, mais
les facteurs de prédisposition et les aspects situationnels s'expriment dans le cadre de
dynamiques différentes.
La prédisposition à la violence, telle qu'elle ressort de différentes études, peut en
définitive être exprimée sous forme de courbes de probabilité, indiquant dans quelle mesure un
individu présentant un ensemble donné de traits caractéristiques risque de commettre un acte
violent. Néanmoins, la succession effective d'événements précipitant la violence prendrait dans
certains cas la forme d'une chaîne d'interaction causale entre le délinquant et la victime. Ce
schéma séquentiel pourrait être immédiatement activé par l'exposition à une situation
compromettante, par exemple l'épouse et son amant dans le lit nuptial du mari. Des propos
proférés dans une intention offensante évidente auraient pour effet de porter l'action de l'ego
("ego" étant défini comme l'individu agissant, avec ses perceptions cognitives, et "alter" comme
la manière dont l'autre est perçu par ego dans l'interaction dyadique) à un niveau cognitif
différent, c'est-à-dire qu'il "verrait rouge". D'autres expressions peuvent avoir sur l'ego cet effet
de déclic parce qu'il les définit subjectivement comme humiliantes, en raison des particularités
de sa propre personnalité. Le mot "pédéraste" lancé à un homosexuel latent ou une expression
mettant en doute la virilité d'un homme qui a des inquiétudes à ce propos, peuvent avoir le
même effet. La forme conventionnelle d'un geste offensant, comme le tortillement d'une
moustache et l'émission d'un ronflement en présence d'un musulman fervent, risque d'être un
facteur d'escalade encore plus fort. Ce type d'échange de propos et de gestes ne déclencherait
pas le passage immédiat à un autre niveau cognitif mais, selon la réaction, il risque de conduire
2
M. Shoham n'a pu participer au Séminaire.
3
E. H. Sutherland et D. R. Cressey, Principles of Criminology, 7e éd. (Philadelphie: J.B. Lippincott, 1966).
67
progressivement au "point de non-retour", le seuil de la violence.
L'interaction entre l'auteur de la violence et la victime prend la forme de cycles
séquentiels, chaque cycle situationnel limitant le choix rationnel de chaque acteur, si bien qu'à la
fin, l'acte de violence éclate comme une séquence presque indéterministe, avec très peu de
choix rationnel. Cela suppose naturellement que chaque acteur de l'interaction dyadique capte le
signal qui le conduit à une nouvelle limitation du choix rationnel et de l'action précipitant la
violence. Comme nous le montrerons, il pourrait y avoir une décision de non précipitation de la
violence découlant du choix rationnel de l'un des acteurs, qui ferait que l'enchaînement
situationnel de la "danse macabre" serait détourné de l'éruption violente.
LE MODÈLE SITUATIONNEL
La structure des relations qui, par hypothèse, déterminent des actes de violence, serait la
suivante:
1.
4.
5.
L'alter transmet à l'ego un schéma de communication qui est, ouvertement ou de façon
latente, provocateur;
Le resserrement de l'éventail de réactions non violentes conduit rapidement et
inexorablement l'ego à une limitation du choix rationnel et à un "point de non-retour" où
l'option violente devient hautement probable;
Au cours de l'interaction, l'ego fait mine de s'engager envers l'alter ou tout autre tiers
intéressé à commettre l'acte de violence, ce qui accélérera encore la montée de la tension
et le choix rationnel d'actions précipitant la violence;
L'acte violent serait la libération cathartique de cette tension;
Il serait suivi par un sentiment d'accomplissement ou de satisfaction homéostatique.
1.
La communication provocatrice
2.
3.
Le délinquant peut être exposé à des paroles, des gestes ou des actes, qui sont culturellement
définis comme provocateurs, par exemple à des gestes obscènes des doigts, différents selon les
cultures. Le schéma de communication peut aussi être provocateur dans le contexte spécifique
d'interaction entre le délinquant et la victime, s'il est fait par exemple référence à des épisodes
personnels très délicats ou à des traits de caractère vulnérables connus seulement ou
principalement du partenaire de la dyade. Enfin, il peut s'agir de mots ou d'actes qui sont neutres
pour l'alter mais qui sont interprétés comme offensants par l'ego. Ce phénomène pourrait se
produire lors de la confrontation d'individus de différentes cultures. Nous reconnaissons que ce
n'est que dans une faible proportion de cas, lorsque la sublimation n'a pas été possible, qu'il se
produit une réaction violente, ou une réaction de nature à intensifier encore la violence de
l'échange; mais ce sont ces cas que nous étudions. Nous nous intéresserons d'abord aux types de
réactions non violentes où le choix rationnel porterait à des actions ne précipitant pas la
violence.
2.
Les alternatives à des réactions violentes
Puisque nous avons supposé que le "point de non-retour" implique le resserrement de l'éventail
des réactions à celles qui conduisent à un choix rationnel vers la violence, nous pouvons
éliminer les possibilités de choix non violents. Il est évident que la dynamique de l'interaction
ne suit pas une direction univoque vers la violence, et que les différentes formes de perception
ne s'excluent pas mutuellement. L'une d'entre elles est la déformation de la perception
68
d'arrivée en fonction des positions précédemment intériorisées de l'ego, que l'on peut analyser
suivant les catégories ci-après:
a.
La perception sélective, qui est, non pas un mécanisme permettant de "sauver la face",
tel que le décrit Goffman, mais une absence de perception de la communication
provocante. Cela peut se produire lorsque la communication paraît si douloureuse que,
par un réflexe d'autodéfense, sa perception est éludée;
b.
Le processus de différenciation est une autre technique permettant d'utiliser certaines
caractéristiques démographiques ou de stratification sociale du provocateur pour éviter
de s'offenser, en disant par exemple: "ce n'est qu'un enfant", "que peut-on attendre d'une
femme?", "ces clochards ne peuvent être qu'obscènes et mal embouchés", ou "je ne vais
pas m'abaisser à lui répondre". La meilleure illustration de ce principe se trouve dans
l'ouvrage de O. Henry, The Coming-out of Maggie, dans lequel Dempsey Donovan,
l'Irlandais, découvre que son adversaire, O'Sullivan, n'est qu'un "métèque" (selon les
termes employés par O. Henry) déguisé: "... alors Dempsey posa sur O'Sullivan un
regard dénué de colère, comme on regarderait un chien errant, et il hocha la tête en
direction de la porte. 'L'escalier de service, Giuseppi' dit-il sèchement. 'On te lancera ton
chapeau'". Ce processus de choix rationnel pourrait aussi conduire à éviter de s'offenser
même si le provocateur est en situation d'autorité. Le film d'Elia Kazan America,
America et de nombreux passages des romans de Kazantzákis montrent les Grecs
dédaigneux des injures proférées à leur égard, puisqu'un Turc barbare ne saurait entamer
la sérénité profonde d'un Grec;
c.
Enfin, il existe des techniques de justification d'un comportement provocateur. Une
prostituée interrogée dans le cadre d'une de nos précédentes études4 racontait comment
son ami avait eu des relations sexuelles en sa présence avec une nouvelle fille. Cela ne
l'avait pas gênée, dit-elle, parce que "la nouvelle fille devait être 'rodée'", alors
qu'elle-même était le seul véritable amour de son souteneur.
Dans les pays à forte immigration, les aspects situationnels de la prévention de la
violence, appliqués à la communication provocatrice, pourraient s'orienter vers les médias, les
forces de l'ordre et les services sociaux. On soulignerait ainsi que la communication
provocatrice est fonction de la culture et qu'un élément de communication acceptable dans une
culture peut fort bien être très offensant dans une autre. Par ailleurs, il faudrait sensibiliser les
services sociaux et les forces de l'ordre au fait que toute intervention dans un cadre domestique
très tendu accroît inévitablement le risque de violence: les menaces, l'exhibition d'armes, les
manifestations verbales de violence ne devraient pas être prises à la légère, car toute
intervention précipite l'une des parties dans une escalade de violence qu'il est alors de plus en
plus difficile à stopper. C'est pourquoi toute menace s'inscrivant dans un cadre domestique
devrait être considérée comme une intervention propre à provoquer une escalade de violence
risquant d'avoir des conséquences fatales, et être traitée de manière appropriée par les services
sociaux et les forces de l'ordre.
LES CYCLES DE LA VIOLENCE
Les différents types d'interaction exposés ci-dessus peuvent s'analyser en cycles
"stimulus-réaction". Un enchaînement de cycles accélère la progression vers la violence sous la
forme d'un cycle de rétroaction positive qui, pour finir, fait sauter un plomb, c'est-à-dire que
4
Shlomo G. Shoham, Social Stigma and Prostitution, British Journal of Criminology (1968).
69
l'acte violent se produit. Lorsque l'interaction n'aboutit pas à la violence, l'échange peut être
assimilé à un cycle de rétroaction négative. Il faut souligner que l'on peut approfondir l'analyse
de tels actes suivant des typologies signifiantes, et que l'interaction peut être reliée tant aux
acteurs impliqués qu'aux acteurs passifs. Le paradigme ci-après peut fournir un cadre utile à une
typologie de la perception différentielle des stimuli et des réactions correspondantes en direction
de la violence, pour chaque cycle donné.
Figure 1.Perceptions différentielles et réactions dans le sens de la violence ou de la
non-violence pour chaque cycle d'interaction [version anglaise uniquement]
Les axes du paradigme représentent la relation classique stimulus-réaction. Les stimuli
peuvent être soit neutres soit intentionnels. On peut souligner que même à ce stade, le stimulus
neutre n'est pas détaché de la réaction probable. Le fait qu'un stimulus neutre figure dans notre
paradigme de violence suggère la possibilité que la perception de ce stimulus ne soit pas neutre
du tout. En d'autres termes, on escompte que le stimulus qualifié de neutre ne sera pas perçu
comme tel par l'alter, enclin à la violence, qui va réagir.
L'interaction entre le stimulus et sa perception par l'alter peut être représentée par les
quatre plages délimitées par les axes, dont deux seulement sont pertinentes dans le présent
contexte. Il s'agit de la perception violente-réaliste du stimulus et de la perception
illusoire-violente, qui peuvent être disposées aux extrémités d'un scalogramme, suivant le
procédé Guttman-Lingol.
Les principaux vecteurs indiquent la nature des stimuli par rapport à leur perception. Un
stimulus positif signifierait que l'alter se comporte envers l'ego de façon cordiale ou de toute
autre manière culturellement admise. La perception positive de ces stimuli positifs n'aboutirait
naturellement pas à la violence mais, par exemple, à l'échange de saluts matinaux entre voisins
et aux prédictions météorologiques rituelles. Si le stimulus est négatif et que sa perception par
l'alter est neutre ou positive, l'alter accomplit une forme ou une autre de "jonglerie" perceptive,
qui revient à trouver une explication convaincante du caractère offensant du stimulus; par
exemple, une gracieuse dame se murmurera à elle-même que ce type grossier et vulgaire ne
parviendra certainement pas à la froisser. Un stimulus positif perçu comme violent serait lié à
une perception illusoire par l'ego de l'intention de l'alter; ainsi, un sourire bénin adressé par un
passant à une jolie femme peut être perçu par celle-ci comme une invite offensante qui appelle
une réaction violente.
La prédisposition à la violence peut être évaluée par certains instruments courants de
mesure de la déformation perceptuelle, par exemple l'Augmentateur et le Réducteur de Petrie5.
Une autre possibilité consiste dans la perception négative d'un stimulus négatif, c'est-à-dire
offensant. Il s'agit bien sûr de la perception réaliste d'un coup de poing dans l'œil pour ce qu'il
entend être. Il faut souligner que la décision quant à la nature d'un stimulus, ainsi qu'à la nature
d'une réaction à un stimulus, en fonction d'une classification positive, neutre ou négative, ouvre
un large éventail de combinaisons possibles entre stimuli et perceptions. La dichotomie entre
solutions violentes et non violentes ressort clairement de notre schéma, si bien que le cycle
d'interaction qui constitue une accélération vers une solution violente n'apparaît que dans la
partie inférieure du paradigme.
D'autres paramètres susceptibles d'être corrélés à nos principaux axes sont les suivants:
l'ampleur des stimuli serait figurée sur l'axe des stimuli suivant une typologie objective des
5
A. Petrie, Individuality in Pain and Suffering (Chicago: University of Chicago Press, 1968).
70
stimuli empreints de violence. Le stimulus pourrait être d'ordre physique (véritable agression ou
autre contact physique perpétré par l'alter sur l'ego) ou prendre la forme d'un geste, d'une
mimique ou de tout comportement culturellement défini comme offensant, ainsi que d'injures
ou de provocations verbales. Il n'est pas possible de classer ces formes de stimuli, parce que
l'ampleur de la première forme pourrait être constituée par la puissance employée par rapport à
la perception physique de la douleur par l'ego. La deuxième forme peut être liée à une typologie
de gestes suivant le degré d'obscénité ou d'agressivité tel qu'il est défini dans une culture
donnée. La troisième forme, à savoir la provocation verbale, pourrait être classée en fonction
non seulement du contenu offensant des termes, mais aussi de leur ton et de leur volume.
Les variables se rapportant à l'axe de la perception sont liées à la distorsion de la
perception, pour qu'elle corresponde mieux à l'intériorisation normative préalable de l'ego6.
C'est ici qu'interviennent les différents mécanismes de défense, techniques de différenciation et
autres processus de "justification", qui influeraient sur le choix rationnel d'ego.
Figure 2.Le processus d'interaction dyadique, analysé en fonction du stimulus, de la perception,
de la définition de la situation et de la réaction [version anglaise uniquement]
L'ESCALADE
Le modèle de recherche propose d'analyser les différentes étapes du choix rationnel des
actions qui précipitent la violence dans le contexte des interactions entre les stimuli de l'ego,
leur perception par l'alter et la réaction de l'ego. Ce modèle synchronise les différents cycles en
un enchaînement continu.
Le trait vertical représente la gradation objective des stimuli et des réactions (de neutre à
négatif) en fonction de la gravité moyenne de la provocation qu'ils constituent pour des
individus au sein d'un échantillon représentatif donné de la population. Sur ce trait, le premier
stimulus sera le déclic (en bas) et la dernière réaction, l'accès de violence (en haut).
Le modèle illustre l'interaction entre l'ego et l'alter. La courbe spiroïdale décrit le
processus dyadique d'interaction, chaque boucle correspondant à un cycle. L'ego perçoit le
stimulus par l'alter et la réaction de l'ego devient le stimulus du choix rationnel de l'alter dans le
deuxième cycle, que l'alter est censé percevoir et auquel il est censé à son tour réagir. Dans le
cas de l'escalade vers la violence, la distance entre la perception subjective et le stimulus
objectivement situé s'accroît avec chaque cycle. Aux fins de l'analyse, le processus devrait être
décomposé en deux dimensions, représentées sur notre modèle par la courbe spiroïdale et son
ombre. La première dimension, la ligne spiroïdale elle-même, est le processus de perception du
stimulus. L'histoire et la personnalité de l'individu, qui constituent la seconde dimension l'ombre de la courbe - approfondissent cette perception, s'entremêlent avec elle et parfois la
déforment. Le résultat de ces deux dimensions est la définition de la situation qui comprend la
perception du stimulus par l'acteur, les différents facteurs qui tendent à accroître ou réduire le
sens provocateur du stimulus, et les sensibilités déjà exposées lorsque l'acteur rapporte les
stimuli à lui-même. Cette définition de la situation inclut aussi la propension de l'individu à
réagir violemment, telle qu'elle est mesurée par certains facteurs biologiques, par exemple le
taux d'alcoolémie ou un état d'hypoglycémie, le degré d'anxiété, de peur et d'excitation du
système nerveux central, ou d'autres traits agressifs qui peuvent être mesurés par différents
inventaires de personnalité et techniques de projection.
6
Shlomo G. Shoham, Society and the Absurd (Oxford: Basil Blackwell Ltd.; New York: Springers, 1974).
71
La définition de la situation que nous employons ici est décrite par MacIver7 comme un
processus d'"évaluation dynamique" comportant trois étapes:
1.
Un choix opéré par l'acteur entre plusieurs possibilités, sur la base de ses valeurs et
besoins psychologiques saillants dans la situation donnée;
2.
Avec la décision intervient une réorganisation sélective de certains facteurs extérieurs
auxquels est conférée une signification subjective. Cette évaluation dynamique amène le
monde extérieur, de manière sélective, dans la sphère subjective;
3.
Enfin, tous les facteurs qui relèvent "de différents ordres de réalité déterminent un
comportement conscient et sont réunis en un ordre unique". L'ordre unique est la
définition de la situation qui guide et détermine la réponse de l'acteur, laquelle clôt le
cycle.
Les réactions sont également classées objectivement en fonction de leur gravité de la
même manière que cela a été fait pour les stimuli. Les réactions peuvent aussi avoir un caractère
physique, verbal ou gesticulatoire. Leur classement est effectué par rapport à leur signification
culturelle et à leur degré de gravité juridique telle qu'il est déterminé par les tribunaux. On peut
supposer que la relation stimulus-réaction pourrait donner lieu à prédiction. Les déviations par
rapport à cette prédiction peuvent alors servir d'indicateur hypothétique d'une perception
déformée et d'une définition illusoire de la situation par les dramatis personae de la dyade
situationnelle de violence.
LES CYCLES D'INTERACTION DANS LA VIOLENCE
Dans la présente section, nous examinerons les aspects situationnels de la violence, en
suggérant que le meilleur moyen d'expliquer et de comprendre un acte violent est de considérer
cet acte comme une série montante d'interactions stimulus-réaction entre deux personnes.
L'unité fondamentale de cette série est le cycle qui est décrit et expliqué. Pour mesurer
l'intensité du cycle, on peut construire une échelle et l'adapter à différentes cultures. Cette
échelle sert à vérifier les hypothèses proposées selon lesquelles l'intensité du stimulus détermine
la forme que prend l'interaction, et l'escalade en direction de la violence est plus rapide lorsque
l'intensité de la provocation est élevée.
L'étude de la violence en tant que phénomène situationnel contenu dans une matrice
interactive de l'alter et de l'ego a plusieurs implications importantes. La première,
manifestement, est d'ajouter une dimension nouvelle à notre compréhension des actes violents.
En deuxième lieu, elle a d'importantes implications juridiques. Si on admet qu'un acte violent
est le résultat inévitable d'une série de cycles montants de stimulus-réaction conduisant à un
"point de non-retour", l'importance générale accordée par le droit pénal à l'intention délictueuse
(mens rea) et à la responsabilité pénale peut être mise en doute, tandis que la question de savoir
si c'est l'ego ou l'alter qui inflige le coup violent final (juridiquement défini) est perçue
uniquement comme l'issue structurelle de la situation. Troisièmement, il y a des implications
quant à la prévention. Dès lors que l'on se place dans la perspective situationnelle, la place des
facteurs contributifs (comme la disponibilité d'armes, la consommation d'alcool, etc.) apparaît
clairement, et l'on peut appliquer des politiques de prévention concernant ces facteurs.
7
R. MacIver, Subjective Meaning in Social Situations, in: Sociological Theory, 2e éd. L. Coser & B. Rosenbergs (New York: Macmillan, 1964),
252-7.
72
La principale hypothèse de l'étude est que l'accès de violence résulte d'une série
d'interactions, dénommées cycles, entre l'ego et l'alter. Chaque cycle consiste en un stimulus et
une réaction qui, dans des circonstances favorables, amènera un nouveau cycle caractérisé par
un niveau supérieur de provocation et de réaction consécutive, jusqu'à ce que soit atteint un
"point de non-retour" au-delà duquel l'accès de violence ultime est inévitable.
Les points ci-après sont pertinents pour la description première de notre principe.
1.
Perception subjective du stimulus: le stimulus peut être soit positif (provocateur), soit
négatif (non provocateur). La perception peut être soit réaliste, soit irréaliste.
Le mode de perception du stimulus peut affecter:
2.
les techniques correctives conduisant soit à l'escalade de la violence (dans le cas où un
stimulus est perçu, de manière réaliste ou irréaliste, comme provocateur) soit à
l'abandon de la violence (dans le cas où le stimulus est perçu, de manière réaliste ou
irréaliste, comme non provocateur)8;
3.
la forme que prennent les cycles: en cas de violence, elle apparaît comme un
enchaînement causal d'interaction entre l'ego et l'alter.
La forme des cycles sera influencée à des degrés divers par:
4.
Le contenu du cycle, à savoir le degré de provocation, objectif et perçu, qui caractérise
le stimulus. La provocation peut prendre la forme d'une action, d'un geste ou d'une
expression verbale, et ses effets peuvent atteindre différents degrés de gravité, compte
tenu des connotations spécifiques d'ordre culturel ou personnel.
La nature interactive de ces quatre facteurs, et leur effet mutuel sur la nature du cycle,
peuvent être représentés graphiquement, comme dans la figure 3 [version anglaise
uniquement].
L'étude du processus effectif d'émergence de l'acte violent ne tient pas compte de la
prédisposition à la violence telle qu'elle est mesurée par des variables liées à la biologie et à la
personnalité. Nous pensons que les dynamiques interactives de la violence constituent des
processus suffisamment indépendants pour justifier un traitement distinct.
En conséquence, l'étude peut être axée sur l'interaction stimulus-réaction, et s'attacher à
la nature de la provocation, à la nature de la réaction, et à la relation entre les deux facteurs. Ces
trois composantes constituent un cycle, chaque cycle jouant le rôle de stimulus pour le suivant.
Une étude en règle de la violence devrait comporter non seulement une étude des
processus d'escalade conduisant à l'accès de violence (communication verbale, gestes, et
symboles mutuellement compris), mais aussi une étude des facteurs qui sont liés à l'évitement
de la violence. La conséquence non violente d'une interaction chargée de tension peut être
expliquée à l'aide des modèles de discordance et d'équilibre cognitifs de la psychologie sociale9.
Il est possible que les mécanismes homéostatiques et de convenance conduisent les acteurs à
régler leur différend de manière non violente. La présente étude ne porte cependant que sur les
8
E. Goffman, Interaction Ritual: Essays in Face-to-Face Behaviour (Chicago: Aldine, 1967).
9
Roger William Brown, The Principle of Consistency, in: Social Psychology (New York: Free Press, 1965), chapitre 12.
73
interactions qui provoquent une escalade vers la violence.
De même, nombre de situations violentes ne se limitent pas aux deux principaux acteurs.
Les observateurs, qu'ils soient participants ou non, jouent souvent un rôle, allant même jusqu'à
une bagarre générale. Néanmoins, notre modèle théorique suppose que l'on conçoive la violence
comme un type dyadique d'interaction entre l'ego et l'alter, ou entre deux groupes dans une
relation dyadique. Cette interaction prend la forme de cycles, et nos hypothèses sont fondées sur
l'idée que l'interaction vers la violence prend la forme d'une série montante de cycles de
stimulus-réaction. Ces hypothèses sont les suivantes :
1.
La nature de la réaction est directement liée tant à la forme qu'au contenu du stimulus, si
bien que le nombre possible de réactions et, partant, de cycles découlant d'un stimulus
précis, est limité;
2.
L'intensité de l'interaction est inversement proportionnelle au nombre de cycles
conduisant à la violence: c'est-à-dire que plus l'intensité de l'interaction est faible, plus
nombreux sont les cycles conduisant à la violence, et que plus l'intensité est forte, moins
nombreux sont les cycles conduisant à la violence.
Discussion
La présente étude n'est que le début de la vérification empirique du domaine immense et
complexe des aspects situationnels de la violence. Nous avons établi que l'interaction
situationnelle de la violence peut assurément être quantifiée et mesurée, et avons conçu un
instrument de mesure. Nous avons montré que la conception cyclique de l'escalade vers la
violence est défendable, et nous avons aussi démontré que l'escalade vers la violence est liée à
l'intensité perçue de la provocation initiale. Enfin, nous avons montré qu'il existe une relation
claire entre le nombre de cycles, l'intensité de l'interaction, et l'escalade vers la violence.
Lorsque l'intensité est élevée, les cycles sont moins nombreux et la durée de l'interaction est
plus brève. Par contre, lorsque l'intensité est faible, les cycles sont plus nombreux et la durée de
l'interaction est plus longue. Nous sommes conscients que nos mesures sont peut-être
rudimentaires et que leur application à différents contextes culturels pourra nécessiter la
conception de nouvelles échelles. Néanmoins, le premier pas dans l'examen des aspects
situationnels de la violence a été fait, et tout projet de recherche ultérieure fera peut-être bien de
prendre notre étude comme point de départ.
Comme nous l'avons montré, les aspects situationnels de la violence peuvent être
quantifiés et prévus, et la prévention situationnelle de la criminalité peut être axée sur la relation
agresseur-victime lorsque la personne violente est un fonctionnaire, un agent public ou un
représentant de la loi. Dans de tels cas, ces personnes sont, pour ainsi dire, des "auditeurs
captifs" et nous pourrions les former à ne pas réagir à des signaux de la victime potentielle
propres à précipiter la violence. Des programmes de formation pourraient être envisagés à
l'intention des officiers de police et des fonctionnaires, comme du personnel pénitentiaire, du
personnel des agences pour l'emploi, du personnel sanitaire, notamment dans les hôpitaux
gériatriques et psychiatriques, ainsi que des travailleurs sociaux dans les zones défavorisées. En
Israël, 35 % des cas de violence se produisent dans le cadre d'une interaction situationnelle entre
un agent public et un usager qui devient la victime ou l'auteur potentiel d'un acte de violence10.
Dans le cadre qui est le nôtre, l'objet de la prévention situationnelle du crime est de
10
Rapports du Ministère israélien de la police, 1995-96.
74
mettre en exergue d'autres aspects que ceux qui ont déjà été soulignés. Premièrement, toute
menace s'inscrivant dans un cadre domestique mérite toute l'attention des forces de l'ordre, car
en s'ajoutant aux états passionnels d'une famille, elle risque d'entraîner une escalade vers la
violence et l'homicide. Un service spécialisé en matière de relations familiales devrait être créé
en rapport avec les centres d'accueil pour femmes, et tout signe de comportement pouvant
conduire à un accès de violence au sein de la famille devrait être surveillé. L'idée est que tout
acte pouvant précipiter la violence et déboucher sur d'autres cycles d'interaction précipitant la
violence devrait être maîtrisé par une intervention policière ou par la mise à l'écart de l'un des
acteurs avant que l'escalade n'aboutisse à la violence. A l'intention des services sociaux, il
faudrait élaborer et tester des manuels de formation indiquant quels sont les actes, les gestes et
les mots qui sont de nature à précipiter la violence. Par ailleurs, il convient d'accorder une
attention particulière à l'adaptation des paroles et des gestes aux cycles de violence, de trouver
les manières de stopper l'escalade vers la violence et de promouvoir les solutions qui ne sont pas
de nature à la précipiter. Il va de soi que les programmes doivent être différents selon qu'ils
s'adressent aux officiers de police, aux travailleurs sociaux, aux chefs d'établissements scolaires,
au personnel des services psychiatriques, aux employés des maisons de retraite et au personnel
de tous les établissements de "prise en charge complète", dans lesquels les rapports patientemployé peuvent déboucher sur la violence. Il est suggéré que les différents programmes
relatifs à la prévention situationnelle de la violence soient adaptés à différentes cultures, car les
réactions, l'interaction, les paroles et les gestes ont des significations et des connotations
différentes d'une culture à l'autre.
75
Interventions concernant le thème 1.i.
M. Gavril-Josif CHIUZBAIAN
Cette fin de millénaire a vu le respect des droits de l'homme s'ériger en une véritable
religion, ainsi que la grande criminalité constituer une menace constante pour la démocratie.
Les Etats européens se sont engagés dans la création d'un véritable espace juridique
européen, dans lequel le Conseil de l'Europe et l'Union européenne jouent un rôle de premier
plan, en vue de la sauvegarde et du développement de leurs valeurs communes. La
jurisprudence abondante et équilibrée de la Commission et de la Cour gagnerait à être mieux
connue par les autorités et les juridictions nationales. Par conséquent, je réitérerai ma
proposition - antérieurement formulée - de créer un Institut de droit européen au service de tous
les pays d'Europe centrale et orientale. La Roumanie se propose pour le siège d'un tel institut.
Actuellement, la Roumanie mène un programme de réforme et de modernisation de son
système pénitentiaire, qui suit trois directions principales: la réalisation d'un cadre normatif
institutionnel, l'humanisation du régime carcéral, la modernisation des établissements grâce à
des dotations techniques et financières.
Il apparaît clairement que ces objectifs ne pourront être atteints sans la compréhension
d'abord, et le soutien ensuite, de l'ensemble du gouvernement, de toutes les forces politiques et
de la société civile. C'est dans cet esprit que le Ministère de la justice et la Direction générale du
système pénitentiaire oeuvrent pour l'ouverture vers les médias et la coopération avec les
organisations non gouvernementales roumaines et étrangères. J'ajouterai enfin qu'un programme
de formation du personnel pénitentiaire a été mis en place en collaboration avec l'International
Penal Reform, le Comité hollandais d'Helsinki et les Professeurs Turkens et King, spécialistes
renommés en criminologie.
M. Alessandro ATTANASIO
Le but de mon intervention est de considérer les implications pratiques du droit à un
jugement équitable eu égard à la situation en Italie, où de nombreux juristes s'inquiètent des
atteintes portées aujourd'hui à ce droit fondamental.
Nous examinerons les trois principales violations de droits de l'homme sous l'angle de la
lutte antimafia engagée par l'Etat pour combattre le crime organisé.
Le premier domaine de violation des droits de l'homme concerne le passage de l'accusé à la fois innocent et coupable - par le système judiciaire. En droit italien, la mise en œuvre des
mesures d'instruction est subordonnée avant tout à l'existence d'un délit. Les enquêteurs sont dès
lors obligés de rassembler les preuves d'une participation à un tel délit. Il faudrait éviter
toutefois d'adopter une attitude globale de suspicion à l'égard de la personne, de la famille ou du
secteur sur lesquels portent des investigations censées établir par la suite des liens et des
complicités pour des délits survenant ultérieurement, car ce type d'attitude conduit à conclure à
la culpabilité - à des degrés divers - de la personne, de la famille ou du secteur en question.
Le deuxième domaine de violation des droits de l'homme a trait à la position de la
société civile par rapport aux personnes qui, après avoir été impliquées dans des délits mafieux,
76
décident de collaborer avec l'Etat ("pentiti", les "repentis"), bénéficiant alors de sa protection.
Avant ce phénomène de collaboration de masse, les délinquants pouvaient avouer leurs propres
délits et ceux de leurs complices immédiats; en ce sens, les délinquants qui devenaient témoins
ne pouvaient déposer qu'à titre désintéressé. Mais l'introduction progressive de marchandages
judiciaires, qui font que les auteurs de délits ont intérêt à "donner" d'autres "malfaiteurs" pour
pouvoir rester en liberté, a entraîné la création d'une vaste population d'"ex-malfaiteurs" qui ne
font l'objet que d'une surveillance formelle et dont un grand nombre sont en réalité toujours en
mesure de se livrer à d'autres agissements criminels. Par les effets pervers d'un système qui tend
à placer le mode de vie du "repenti" au-dessus de la sécurité et du bien-être des citoyens
ordinaires, l'Etat donne, de fait, son aval à de tels agissements criminels et manque à son
obligation de protéger ses propres citoyens.
Le troisième domaine préoccupant est celui de l'interprétation de la loi en tant que loi. A
cet égard, on peut mentionner l'infliction de la détention préventive dans les cas qui n'entrent
pas dans le cadre prévu par les lois (danger pour la sécurité publique, risque d'altération des
preuves et principe de proportionnalité entre la mesure, d'une part, et la gravité du délit allégué
et la peine susceptible d'être infligée, d'autre part).
M. Mario CHIAVARIO
Comme point de départ de mon intervention, je rappellerai le point 17 de la récente
Recommandation R (96) 8 du Comité des Ministres selon lequel "les règles relatives à la preuve
devraient être conçues de manière à prêter attention aux exigences de lutte contre la criminalité
économique et la criminalité organisée". Mon rapport écrit a déjà abordé cette perspective dans
l'espoir que la pensée juridique analyse le problème en ne faisant pas de certaines garanties
ayant une valeur permanente, comme le droit à la défense, un prétexte pour favoriser des
entraves à la recherche loyale de la preuve des infractions.
Je comprends les réserves et les inquiétudes évoquées à ce sujet, d'une façon directe ou
indirecte, par MM. Kolesár, Horstkotte et Attanasio. Je partage plusieurs de ces réserves et de
ces inquiétudes. Cependant j'aimerais qu'à cet égard on soit à la fois prudent et positif. Il ne
s'agit nullement de renoncer à une approche axée sur la primauté du droit et sur les droits de
l'homme en tant que garanties inaliénables de la personne. Il s'agit plutôt de se dégager d'une
notion statique et paralysante des garanties pour en venir à une perspective plus dynamique.
C'est le cas aussi de l'article 6, paragraphe 3, alinéa d, de la Convention, considéré à
juste titre comme un des piliers du principe de procédure contradictoire. Faudra-t-il l'interpréter
sans tenir compte d'un contexte caractérisé des moyens de plus en plus puissants dont les
organisation criminelles disposent pour menacer les témoins et pour altérer les preuves? Faudrat-il l'interpréter comme une clause interdisant d'une manière absolue l'utilisation des ressources
que les nouvelles technologies offrent pour combattre ces abus et plus généralement pour éviter
certains inconvénients? Le coût serait trop cher, car l'écoute à distance d'un témoin (par
exemple) apparaît souhaitable - et parfois nécessaire - dans certaines circonstances: non
seulement pour sauvegarder la sécurité des "repentis" mais aussi pour protéger un enfant ou
bien la victime d'un abus sexuel contre de nouvelles brutalités morales découlant d'un contact
direct avec son agresseur... C'est donc par rapport à cette perspective qu'il sera convenable "réactualiser" le droit du contradictoire à l'égard des témoins.
La récente législation italienne semble illustrer assez bien cet impératif de
77
réactualisation. En effet, l'article 147 bis ajouté aux dispositions du Code de procédure pénale
prévoit que l'examen à distance doit remplir les conditions de visibilité de la personne appelée à
témoigner, et du contexte. L'amorce d'une réponse à ce nouvel enjeu pour l'administration d'une
bonne justice en Italie, même si elle demeure partielle, démontre en tout cas qu'il existe une
sensibilité à ce sujet.
M. George ANTONIU
La transition vers la démocratie en Roumanie s'est accompagnée d'une recrudescence de
la criminalité que le peuple ne peut accepter comme prix à payer pour son attachement à
l'Europe. Ce séminaire est en mesure de fournir des solutions, lesquelles pourraient inspirer la
future législation roumaine dans sa recherche de dispositifs efficaces.
L'évolution des moyens déployés par la grande criminalité impose un renouvellement
parallèle des moyens de la justice. Le conservatisme juridique n'est en aucun cas à même de
faire face à la criminalité. A ces fins, la Convention européenne des droits de l'homme doit faire
l'objet d'une lecture dynamique.
M. Aldo GRASSI
La lutte contre le crime organisé a conduit l'Etat italien à apporter quelques
modifications importantes à ses lois avec, entre autres, deux nouveaux délits permettant de
considérer comme infractions majeures indépendantes des délits comme l'association de
malfaiteurs du type mafia (réprimée plus sévèrement que l'association de malfaiteurs ordinaire)
et le groupement d'action terroriste. En outre, une "législation prémiale" a été mise en place,
réduisant considérablement les peines et prévoyant des conditions de détention préférentielles
pour les "repentis" (pentiti) qui se séparent d'eux-mêmes de l'organisation criminelle et décident
de coopérer avec l'Etat.
Grâce aux pentiti, un certain nombre d'associations de malfaiteurs et bon nombre de
leurs membres, ainsi qu'une grande quantité de délits, ont pu être identifiés. Leurs déclarations,
conjuguées au principe de la nature obligatoire de l'action pénale (en vertu duquel même les
personnes qui coopèrent avec les autorités judiciaires doivent être jugées pour toutes les
infractions qu'elles ont commises), ont conduit à la nécessité d'engager simultanément des
procédures contre un grand nombre de prévenus et ont donné lieu à des "maxi-procès" de
centaines de personnes accusées à la fois de délits d'association et d'autres délits.
Bien qu'ayant découlé de la nécessité de combattre le crime organisé, ces "maxi-procès"
ne sont pas nécessairement liés au crime organisé. L'expérience en matière d'administration de
la justice conduit à croire que ladite logique de penser sur de grands nombres s'accompagne des
dangers et des risques pour ces investigations à vaste échelle de négliger les phénomènes
spécifiques à leur origine (par exemple: massacres, catastrophes ferroviaires ou maritimes), où
les préjudices concernent un très grand nombre de victimes et à nouveau des phénomènes de
masse illégaux, comme la contrebande de pétrole ou le trafic de vignettes de médicaments. Ces
dangers et ces risques ressortissent spécifiquement au rôle du procureur général: ici l'attention
que les juges peuvent porter à leurs requêtes est nécessairement limitée. En outre, le procureur
général n'est guère en mesure de se familiariser avec tous les documents du procès, tandis que la
durée exceptionnelle des débats ne lui permet pas d'assister en personne à chacune des simples
78
auditions.
En conclusion, je dirai que mon expérience personnelle de membre et de président en
exercice du tribunal de l'un des "maxi-procès" tenu en Italie me conduit à souhaiter ardemment
qu'à l'avenir le recours aux maxi-investigations et délibérations pour le procès simultané de
centaines de personnes reste limité au strict minimum, car le prix à payer en termes d'argent, de
travail et de risque n'est pas forcément compensé par la validité et l'utilité des résultats.
M. Jens MEYER-LADEWIG
S'il est vrai que l'on observe un accroissement considérable de la grande criminalité et
une pression correspondante de l'opinion publique sur les Etats pour les inciter à adopter des
mesures pénales draconiennes, il est vrai également que les systèmes politiques fondés sur des
principes démocratiques doivent avoir la force de résister à la tentation de prendre ce type de
mesures qui compromettent la protection des droits de l'homme.
C'est manifestement une tâche plus aisée à accomplir si le pays peut s'appuyer sur des
dispositions législatives garantissant la protection des droits de l'homme, en particulier au
niveau constitutionnel, où il est plus difficile de procéder à des modifications. La coopération
internationale revêt également une importance capitale à cet égard, la Convention européenne
des droits de l'homme s'étant en particulier avérée très efficace. Il faut souligner toutefois qu'un
système international de protection des droits de l'homme ne peut fonctionner correctement en
l'absence de mécanismes et d'instruments fiables dans chacun des Etats. Quand les responsables
politiques sont confrontés à une opinion publique qui veut un Etat "fort", il leur est également
plus facile de résister s'il existe un système judiciaire capable de combattre efficacement la
grande criminalité.
Un second point important est que, tant dans le débat public que dans la législation, il
faut non seulement que les droits des délinquants soient protégés mais aussi les droits des
victimes. C'est là, me semble-t-il, un point essentiel du débat public, car les citoyens ne pensent
pas pouvoir vivre en sécurité dans un pays où il n'existe pas également une protection suffisante
pour les victimes.
Finalement, il faut dire que c'est sur la mise en œuvre que doit se concentrer à présent
notre attention. En fait, les systèmes juridiques de la plupart des pays européens sont en euxmêmes suffisants pour à la fois combattre la criminalité et protéger les droits de l'homme. Le
problème consiste donc en une meilleure application des normes qui existent déjà.
M. Régis de GOUTTES
Permettez-moi de vous rappeler l'exemple de l'abolition de la peine capitale en France.
En octobre 1981, à l'initiative du Ministre de la justice, Robert Badinter, les
parlementaires français ont aboli la peine de mort. A cette époque, un référendum populaire
aurait vraisemblablement abouti à son maintien. Aussi, le Ministre de la justice a-t-il estimé
qu'il appartenait aux parlementaires de prendre leurs responsabilités, l'opinion publique n'étant
pas mûre à ce sujet. Je renverrai sur ce point aux propos de M. Pierre-Henri Imbert.
79
Cette décision courageuse a changé l'image internationale de la France: l'isolement dont
elle faisait l'objet à ce sujet, notamment au sein du Conseil de l'Europe, a pris fin. Les sérieuses
difficultés extraditionnelles qu'elle rencontrait avec les pays abolitionnistes, qui exigeaient alors
des garanties de non-exécution, soulevant d'ailleurs des problèmes complexes du point de vue
constitutionnel français, ont également disparu. D'autres problèmes plus structurels jusqu'alors
occultés, comme les réformes de fond de la justice pénale, ont pu être discutés. Par ailleurs, les
conséquences redoutées sur le taux de la criminalité ne se sont pas produites, démontrant ainsi
la neutralité des effets de l'abolition de la peine de mort sur la criminalité.
Aujourd'hui, sous l'impact de la médiatisation des phénomènes de criminalité violente
et, en particulier, du développement d'une criminalité touchant les enfants, le débat a pris à
nouveau de l'ampleur et le rétablissement de la peine de mort est défendu par certains courants
en France.
Cependant le Gouvernement français, qui, on le sait, a ratifié en 1986 le Protocole n° 6 à
la Convention européenne des droits de l'homme, a su résister à ces courants.
M. Robert FICO
Lorsque l'on traite de la lutte contre le crime organisé dans les pays postcommunistes et
en particulier en Slovaquie, il faut tenir compte de plusieurs facteurs spécifiques. D'abord, il est
très difficile de mesurer précisément l'ampleur du crime organisé: la police et l'Etat ne
fournissent pas au public de données ou d'indications sur les mesures pertinentes à adopter.
Deuxièmement, l'une des caractéristiques de la police est son fort degré de corruption.
Troisièmement, l'Etat n'est pas capable d'assurer la protection des victimes et des témoins et pas
davantage celle des juges et des procureurs. Quatrièmement, l'adoption, en 1994, d'une loi
contre le blanchiment d'argent ne s'est pas avérée aussi efficace qu'on l'avait espéré. Enfin, la
Slovaquie a adopté des mesures assurant aux délinquants des normes assez élevées de
protection, qui ont généralement été interprétées par l'opinion publique comme une faiblesse de
l'Etat dans la lutte contre la criminalité.
Tous les aspects susmentionnés ont abouti à une perte de confiance des citoyens dans
l'Etat, considéré comme étant incapable de faire face au crime organisé et de protéger la société
civile. En vue de réinstaurer cette confiance, la coopération avec les autres pays
postcommunistes et le Conseil de l'Europe est absolument nécessaire.
M. Loukis LOUCAIDES
La compatibilité du respect des droits de l'homme avec la lutte contre la grande
criminalité est aujourd'hui l'objet de nos discussions. Il est clair que la Convention européenne
des droits de l'homme ne fait aucune distinction entre la grande criminalité et les autres types de
délits; on ne saurait faire varier les normes en matière de droits de l'homme pour contribuer à la
lutte contre la criminalité. En même temps, il n'est pas possible de mener une campane efficace
contre la criminalité si l'on applique strictement la Convention.
On a tenté d'ajuster les exigences de la Convention afin de combattre plus efficacement
la criminalité. Personnellement, je crains que cette méthode ne finisse par compromettre la
80
crédibilité de la Convention. Accepter des compromis et des solutions qui ne sont pas
strictement conformes à la Convention, c'est courir le risque de voir s'effondrer les valeurs
mêmes qui sont sauvegardées par la Convention.
Quels sont alors les moyens de lutter efficacement contre la criminalité tout en
respectant la Convention? Il me semble que la réponse est donnée par l'article 15 de la
Convention elle-même. Cet article autorise toute Haute Partie contractante à prendre des
mesures dérogeant aux obligations prévues par la Convention en cas de guerre ou d'autre danger
public. A mon avis, on peut considérer que toute activité de criminalité organisée de type
maffieux (assassinat de juges et de policiers, menaces adressées à des responsables politiques,
etc.) constitue un danger public. Il est préférable de recourir à une solution clairement prévue
dans la Convention et de déroger aux obligations comme celles découlant des articles 5 et 6,
plutôt que de trouver des solutions échappant au champ d'application de l'article 15, qui
compromettent l'efficience et l'efficacité de la Convention. Néanmoins, j'ai personnellement
remarqué que les Etats membres hésitent, pour des raisons politiques bien compréhensibles, à
appliquer cet article.
Mme Kathleen MAHONEY
En me fondant sur les principes de l'égalité et du droit à une protection égale et au
bénéfice de la loi, j'estime que les droits des victimes doivent être tout autant respectés que ceux
des criminels. Il convient de noter que certains groupes de la société, tels que les femmes et les
enfants, sont les victimes désignées de crimes d'un type particulier qu'il faut considérer comme
aussi graves que ceux commis à l'encontre des membres de la majorité dominante. Par
conséquent, pour combattre efficacement la grande criminalité, le système juridique doit d'abord
s'assurer que c'est un concept inclusif, sinon certains types de crimes risqueraient de passer
inaperçus, comme, par exemple, les viols, la traite des femmes et des enfants, les violences
familiales et la pornographie à caractère pédophile.
J'aimerais vous faire part de certaines suggestions avancées dans ce contexte tant au
Canada qu'aux Etats-Unis. Par exemple, en ce qui concerne les viols, toute la question du
consentement est en cours de réexamen pour voir si elle a un lien quelconque avec ce crime,
surtout en cas de confiance entre la victime et l'auteur du crime. Il en est de même des questions
ayant trait à l'âge et au consentement donné par des tierces parties dans le cas de violences
sexuelles. Les préoccupations en matière de droits de l'homme supposent des considérations
pour que les enfants et les victimes de violences familiales puissent témoigner sans traumatisme
extrême ni menaces pour leur sécurité ultérieure. On s'est également préoccupé de savoir s'il
existait des dispositions pour avertir les victimes de la mise en liberté de leurs agresseurs à leur
sortie de prison. On a également remarqué que l'on ne déploie généralement guère d'efforts pour
recueillir des témoignages sur les crimes perpétrés contre des enfants, de sorte que l'on ne
dispose pas des éléments nécessaires pour en reconnaître officiellement la gravité. En outre, la
coopération internationale n'a pas réussi à ce jour à déboucher sur un accord sur ce que l'on
entend par "enfant" et sans une telle définition, il est très difficile de concevoir des mesures
juridiques qui soient de nature à assurer la protection des enfants, même aux fins d'exploitations
commerciale et sexuelle. Enfin, très peu d'efforts semblent être prescrits par les accords
commerciaux internationaux en ce qui concerne le problème des milliards de dollars résultant
du trafic à la fois de la pornographie infantile et de la traite des femmes et des enfants: par
conséquent, cette forme de grande criminalité manque de la protection qui pourrait émaner des
mécanismes complexes mis au point par les auteurs de ces accords pour prévenir d'autres
81
formes de criminalité.
Mme Lynda HEIMS
J'aimerais revenir sur le programme de collaboration en Italie, que M. Attaniasio a
présenté. Je souhaiterais poursuivre à propos de ce que nous avons appelé "l'interprétation
fluide" de la loi et de la manière dont elle se rattache à la détention préventive. Selon la
législation italienne, il n'y a que deux critères pour la détention préventive: à savoir le "danger
pour la sécurité publique" et le "danger d'altération des preuves". Entre l'emprisonnement et la
liberté, il existe toute une gamme d'autres possibilités, telles que l'assignation à domicile ou
l'obligation de se présenter régulièrement à la police. Chaque mesure doit, de par la loi, être
proportionnée à la gravité du chef d'inculpation et à la sentence éventuelle. Ce principe
contraste évidemment avec l'utilisation qui a été faite de la détention préventive dans plusieurs
cas où les magistrats ont excipé des liens fragiles que le prévenu aurait eus avec les milieux du
crime organisé pour établir sa culpabilité et ce, à des fins carriéristes ou pour persécuter des
adversaires politiques.
En Italie, il est dangereusement facile de paraître lié au crime organisé, car ce lien existe
dans le regard du spectateur, en d'autres termes, des représentants de l'appareil d'Etat, de
policiers à l'imagination débordante, de justiciers ambitieux et de politiciens à la recherche de
boucs émissaires. La protection des droits de l'homme est le dernier de leurs soucis. Dans bien
des cas, les erreurs commises dans les enquêtes criminelles sont prévisibles, partant de
l'hypothèse qu'il y a quelque chose de typiquement "sicilien" dans le phénomène du crime
organisé. Cependant, l'expression "crime organisé" veut exactement dire ce qu'elle signifie
littéralement - que ce soit en Sicile ou dans d'autres parties du monde.
L'éradication du crime organisé est un objectif auquel toute la communauté aspire. Mais
elle est tangentielle à l'émergence des problèmes liés à l'érosion des droits de l'homme due à un
Etat bien structuré et bien équipé. Il faut se rappeler que la menace d'un effondrement immanent
de la société est un élément courant pour préparer la voie à des mesures répressives à imposer
aux communautés entières.
Quant au déroulement du procès lui-même, les juristes sont extrêmement restreints dans
l'exercice de leurs fonctions. L'examen des témoignages est traditionnellement conduit en
présence des prévenus, mais si l'on considère le contre-interrogatoire des personnes collaborant
avec la police, on constate que parfois, elles ne sont même pas présentes et que, si elles le sont,
elles ne s'adressent pas au tribunal, mais font face aux magistrats derrière un écran de policiers,
même lorsqu'elles répondent aux questions des avocats. En outre, elles répondent aux questions
du procureur mais peuvent refuser de répondre aux contre-interrogatoires.
M. Bertel ÖSTERDAHL
Dans le cadre du programme du Conseil de l'Europe destiné à aider les pays d'Europe
orientale à réformer leurs systèmes pénitentiaires, il était naturel que les pays nordiques prêtent
leur concours à leurs voisins les plus proches: l'Estonie, la Lettonie et la Lituanie. Depuis près
de deux ans, les autorités de chacun de ces trois pays ont conclu des accords officiels avec les
Services pénitentiaire et de probation de nos pays.
82
Le Conseil de l'Europe a institué un groupe de travail (Nord-Balt Group) composé à la
fois de représentants des pays nordiques et des pays baltes. Ce groupe coordonne les activités de
soutien. Un des résultats de cette coordination est que, à l'avenir, le Danemark et la Finlande
concentreront leurs efforts vis-à-vis de l'Estonie, la Norvège vis-à-vis de la Lettonie et la Suède
vis-à-vis de la Lituanie. Toutes ces activités s'appuient sur les rapports d'inspection publiés par
le Conseil de l'Europe.
La première étape de l'action suédoise a consisté à fournir des informations sur les règles
pénitentiaires européennes et sur les principes directeurs et les idéologies que sous-tendent les
politiques européennes occidentales, sur les codes pénaux et sur les réglementations relatives à
la prison et à la probation. Un système dit de "jumelage" entre prisons suédoises et estoniennes
a été établi: trois prisons suédoises ont chacune leur équivalent en Estonie. Le même système a
également été établi avec la Lettonie. L'idée de ce système est d'établir des contacts personnels
entre les personnels de base de ces prisons car, à longue échéance, ces contacts directs sont
estimés pouvoir s'avérer le meilleur moyen de parvenir à une nouvelle attitude vis-à-vis des
prisonniers. Ce qui a été fait jusqu'à présent peut être présenté comme une tentative de réforme
du système par le biais du personnel pénitentiaire et des fonctionnaires en général; quelques
résultats concrets et positifs ont déjà été obtenus.
Mme Ilina TANEVA
Les réformes juridiques en Bulgarie se poursuivent de manière satisfaisante et répondent
aux normes européennes, mais nous rencontrons de graves problèmes en ce qui concerne
l'application de la loi et cela pour plusieurs raisons. S'agissant du droit pénal, il convient de
noter qu'avec la chute du régime totalitaire, la société a subi des changements soudains, qui ont
permis à la criminalité organisée d'infiltrer l'Etat lui-même, prenant totalement au dépourvu la
société, aussi bien que les autorités nationales.
Un deuxième problème est l'absence de personnel nouveau et qualifié capable de
remplacer les agents du régime communiste. En outre, il n'existe pour le moment en Bulgarie
aucune loi relative au statut des fonctionnaires, si bien que les personnes qui travaillent dans
l'administration nationale n'ont pas de certitude quant à leur avenir. Cet aspect, combiné avec la
situation économique, en font des proies faciles pour la corruption.
Troisièmement, les autorités qui traitent de la criminalité n'ont pas une approche correcte
des droits de l'homme. Par ailleurs, la société n'est pas disposée, pour sa part, à coopérer avec
des autorités en lesquelles elle a perdu confiance. Il en résulte que - du point de vue des droits
de l'homme - ni les délinquants ni les victimes ne sont protégés.
Dans ce domaine, il me semble que l'aide du Conseil de l'Europe devrait consister à faire
des propositions concrètes. La loi ne nécessite pas d'être changée mais son application doit être
rendue plus efficace. Des séminaires, qui permettraient aux administrateurs d'établissements
pénitentiaires et fonctionnaires de police d'échanger leurs expériences concrètes, devraient être
organisés.
M. Carl-Henrik EHRENKRONA
L'objet de mon intervention consiste en trois remarques sur différents points abordés au
83
cours du séminaire. Premièrement, cette session a montré combien il est difficile de discuter de
grande criminalité et de droits de l'homme; la grande criminalité étant un vaste concept qui
englobe, d'une part, la grande criminalité individuelle "traditionnelle" comme le meurtre, le viol
et la maltraitance d'enfants et, d'autre part, le crime organisé. Les problèmes qui se posent à
l'intérieur de ces deux catégories sont différents. Il est certes hors de doute que les crimes de la
première catégorie peuvent être traités en recourant aux procédures juridiques ordinaires
incluant la protection juridique en place pour protéger les droits des défendeurs et des détenus;
on peut en revanche se demander s'il est possible de gérer le crime organisé, qui crée une
situation menaçant les fondements mêmes de l'état, tout en veillant à assurer la protection
juridique qu'accordent à l'individu les normes du droit international et des droits de l'homme. Il
faut clairement différencier les deux catégories, mais il est manifestement nécessaire de
défendre le principe du respect des droits de l'homme dans les deux cas.
En ce qui concerne la dérogation dont fait état l'article 15 de la Convention, à laquelle
d'autres orateurs ont fait référence, il importe de souligner que cette disposition ne s'applique
que dans des situations extrêmes "menaçant la vie de la nation", pour reprendre la formulation
de l'article. Il faut considérer la dérogation comme un ultime recours et les états ne sauraient
voir en elle un moyen de combattre le crime. Quand un état est contraint d'appliquer l'article 15,
ce fait en soi traduit son incapacité à gérer une situation critique.
Ma dernière remarque portera sur la responsabilité des Etats Parties à la Convention visà-vis de l'éducation. Pour lutter contre la pression de l'opinion publique quant à la restauration
ou au maintien de la peine de mort, ou l'infirmation du principe de culpabilité par intime
conviction, les Etats Parties à la Convention ont l'obligation d'éduquer et d'informer le public,
afin que le maintien des obligations découlant des droits de l'homme, même pour combattre la
grande criminalité, soit une préoccupation majeure et que la peine de mort soit considérée
comme une sanction pénale obsolète, sans intérêt dans une société moderne. En cas de
défaillance des états à cet égard, cela pourrait impliquer une grave menace pour la démocratie
car - à long terme - il n'est pas possible de maintenir une législation qui ne recueille pas
l'adhésion de la communauté internationale et de l'opinion publique.
M. Domenico CUCCHIARA
Un des fléaux particulièrement inquiétants de notre temps est la montée en puissance de
la grande criminalité, bafouant les droits les plus inaliénables de l'homme et portant atteinte à la
cohésion de la société. La population se trouve ainsi insécurisée à la fois par les méthodes
utilisées par les criminels et par l'impunité dont ils peuvent bénéficier, faute d'efficacité des
moyens mis en oeuvre par les forces de l'ordre.
Parler de la grande criminalité implique que l'on aborde le phénomène du terrorisme. Au
fil du temps, ce dernier est passé d'une élimination des éléments de son propre clan à une une
élimination des représentants du pouvoir politique. Ces considérations s'appliquent évidemment
à l'évolution suivie par la mafia en Italie.
Parallèlement, on assiste à un renouvellement des formes de la grande criminalité avec
le développement de phénomènes comme l'illégalité informatique, le blanchiment ou le
tagentopoli.
L'enjeu pour la politique criminelle n'est pas d'aboutir à une élimination de la grande
84
criminalité mais de la maîtriser dans les limites du supportable pour la société. A ces fins, il
devient nécessaire de mener une politique préventive équilibrée et respectueuse des droits
fondamentaux de l'homme.
En Italie, force est de constater que la multiplication des normes suivant des directions
contradictoires s'est révélée inadaptée. Dans un premier temps, le législateur a adopté des textes
très répressifs, espérant que l'aggravation des sanctions pénales ferait baisser le taux de
criminalité. Cette démarche fut un échec qui, par la suite, a amené le législateur italien à choisir
des solutions diamétralement opposées, et ceci, en accordant toute une série de circonstances
atténuantes pour les criminels aidant la justice à identifier les auteurs de délits. Cette nouvelle
orientation a suscité des controverses sur le plan de la morale: en effet, ce système repose sur la
délation et donne au criminel repenti le pouvoir de décider de la vie des autres, non pas en
fonction d'une prétendue reconversion morale mais en fonction de ses propres intérêts.
En vue d'accélérer le déroulement des procès, des modifications du droit processuel ont
également été apportées et ont abouti à l'introduction d'un nouveau Code de procédure pénale en
octobre 1989. Ce code met l'accent sur le caractère accusatoire de la procédure en différenciant
les tâches du ministère public chargé des enquêtes préliminaires dont dépend l'inculpation et de
celles du juge qui se contente dorénavant d'une fonction d'enregistrement des preuves qui ont
été construites en dehors de tout débat. Par conséquent, la lutte contre la criminalité a abouti à la
création de normes en contradiction avec les droits de l'homme, et plus précisément avec le
principe du contradictoire.
Aussi, devant de telles aberrations, le législateur italien s'est consacré à l'étude de
différents projets de lois visant la modification du Code de procédure pénale de 1989, et dont on
espère qu'elle aboutira à une pratique judiciaire plus respectueuse des droits fondamentaux de la
personne.
M. Mihai MAROZ
Après 1992, des mesures ont été prises par le forum législatif en vue de l'harmonisation
de la législation roumaine avec le droit international des droits de l'homme.
Au niveau constitutionnel d'abord: le titre II de la Constitution de 1992 a consacré toute
une série de droits fondamentaux des première, seconde et troisième générations. En outre,
l'article 20 de la Constitution pose le principe de l'interprétation conforme des dispositions
constitutionnelles avec la Déclaration universelle des droits de l'homme, ainsi qu'avec les traités
internationaux auxquels la Roumanie est partie. En cas de conflit entre les lois internes et les
règles internationales, ces dernières ont la primauté.
Au niveau législatif ensuite, les lois n° 40/ 1990 et 26/ 1994 font de la sauvegarde de la
vie, de l'intégrité corporelle et de la liberté de la personne une des principales attributions du
Ministère de l'intérieur et de la police. Des modifications du Code pénal et du Code de
procédure pénale ont aboli la peine de mort, sanctionné la torture et les mauvais traitements, et
ont introduit des garanties juridiques en matière d'enquête pénale et de détention préventive.
Enfin, la Roumanie a ratifié d'importants textes internationaux de protection des droits
de l'homme, parmi lesquels la Convention européenne des droits de l'homme.
85
Les 8e et 9e Congrès de l'ONU pour la prévention et la lutte contre le crime ont joué un
rôle considérable pour l'application de ces principes par la police dans ses activités en la
matière.
La recrudescence actuelle de la criminalité a abouti à la conclusion d'accords
internationaux afin de lutter efficacement contre ce fléau, ainsi qu'à la création en 1995 d'un
Conseil consultatif de prévention et de lutte contre la criminalité, chargé de coordonner les
activités des ministères ou organisations non gouvernementales dans ce domaine et d'assurer
une prévention à l'aide de moyens non coercitifs.
Suite à la ratification par la Roumanie de la Convention européenne pour la prévention
de la torture, une visite du Comité européen a été effectuée en septembre 1995. Il en a résulté
une réévaluation par la police roumaine de ses stratégies en matière de prévention du crime,
avec une importance particulière accordée aux mesures non coercitives. Les recommendations
du Parlement européen formulées dans sa résolution du 16 septembre 1996 relatives à la
formation du personnel de police et à son contrôle ont également fait l'objet d'une vive attention.
A ce sujet, la police roumaine suit actuellement un processus de modernisation et de mise en
application des standards internationaux tels qu'ils sont exprimés dans le Code de conduite pour
les responsables de l'application de la loi adopté par les Nations Unies par la Résolution n°
169/34/1979.
M. Juraj KOLESÁR
Au cours de ce séminaire, la question de la protection tant des témoins que des victimes
a été examinée à plusieurs reprises. En Slovaquie comme dans d'autres pays, cette protection,
bien que prévue par la loi, est très difficile à assurer en raison de la petite dimension du pays.
C'est pourquoi une coopération interétatique me semble envisageable; elle garantirait aux
personnes collaborant avec les autorités judiciaires une protection légale en dehors du pays.
Ceci implique évidemment une collaboration entre les polices des Etats en question.
86
TROISIEME SESSION
Thème 1: Moyens et actions pour combattre efficacement la grande
criminalité dans le respect des droits de l'homme
ii.
Autres moyens (prévention du crime, action dans le domaine social emploi, jeunes - politique de la ville, etc.)
Rapport présenté par Mme Marie-Pierre de LIEGE, Magistrat, détachée à
l'Institut du monde arabe, Paris
Prévention de la délinquance et développement social en France
Un retour vers l'histoire montre que les périodes pour lesquelles on parle d'insécurité et
d'accroissement de la délinquance correspondent toutes à des périodes de profonds changements
économiques ou sociaux, tels que industrialisation, urbanisation accélérée, crise économique,
mutations politiques, voire guerres. Ce simple constat suffit à démontrer que, statistiquement en
tout cas, la délinquance n'est qu'un épiphénomène par rapport à d'autres types de désordres, de
difficultés.
Ainsi, que ce soit aux Etats-Unis et en Europe occidentale dès les années 1970, ou plus
récemment en Europe centrale et orientale, la question de "l'insécurité" a-t-elle accompagné les
bouleversements économiques, sociaux et politiques, et s'inscrit désormais parmi les priorités de
nombre d'Etats et de responsables. Tous sont à la recherche des meilleures stratégies à apposer à
ce phénomène; personne semble n'avoir encore trouvé la "recette miracle".
Dans le temps et dans l'espace apparaît une assez grande variété de stratégies face à la
délinquance. Celles-ci vont de l'ignorance des difficultés et de la démission des pouvoirs publics
à des politiques du "tout répressif" avec recours massif à la prison et aux peines les plus dures,
en passant par des essais de faire face à ces problèmes en mettant d'abord l'accent sur le
développement social et économique, l'égalité des chances et donc la réduction des tensions
sociales et en privilégiant la prévention de la délinquance, la réinseration du délinquant et la
lutte contre la récidive.
La France elle-même a essayé diverses méthodes pour tenter de répondre à la
délinquance, dont on peut tenter de tirer quelques leçons.
Auparavant, toutefois, quelques remarques s'imposent, les travaux de cette session
portant sur la grande criminalité, moyens autres que strictement pénaux pour la combattre:
prévention - action dans le domaine social et du développement urbain.
Traiter de la prévention de la délinquance et du développement social dans une
rencontre portant sur la grande criminalité oblige, en effet, à un certain nombre d'observations
préliminaires.
•
Pendant longtemps on a peu distingué les différents types de criminalité; la réponse était
la même: traitement pénal ou rien.
•
Puis l'intérêt de la communauté internationale s'est, pendant un temps, porté sur deux
87
types de délinquances perçues à l'origine comme autonomes:
-
d'un côté, la grande criminalité, organisée ou pas, qui mobilise d'abord les appareils
répressifs d'Etat, exige parfois technicité et grands moyens de lutte, implique
coopération internationale, législations harmonieuses et répression efficace. Cette
criminalité fait référence plus ou moins consciemment à des "professionnels" du crime,
pas très nombreux. L'Italie a été un des pays leaders sur ce champ. C'est une criminalité
peu visible pour les citoyens mais à fort impact: le coût de la criminalité économique
représenterait à lui seul 90% du coût total financier de l'ensemble de la criminalité;
-
de l'autre côté, la criminalité ordinaire, petite ou moyenne, quotidienne qu'on appelle
souvent la criminalité urbaine. Elle est beaucoup plus artisanale mais y sont impliqués,
ponctuellement ou durablement, beaucoup plus de gens, notamment jeunes. Elle est
aussi beaucoup plus visible (elle représente 80% des statistiques pénales), proche des
gens, c'est elle qui occasionne le sentiment d'insécurité. Elle est très liée au
développement social, aux difficultés des gens, à leur désoeuvrement, leur envie de
consommation, leur absence de perspectives, donc très liée à la crise économique.
Vis-à-vis de celle-ci, les réponses pénales classiques apparaissent fréquemment
inadaptées, tardives, trop lourdes, désocialisantes. Traiter cette délinquance renvoie davantage à
traiter le corps social et ses maux. La France a, pendant les années 80, consacré cette
délinquance comme une priorité et développé des stratégies tout à fait différentes impliquant
tous les agents du processus pénal ainsi que tous les agents du développement social, en
partenariat local.
Dans une lecture qui oppose ces deux phénomènes, parler des "autres moyens" pour la
grande criminalité peut paraître naïf ou en tout cas inapproprié: les "professionnels" du crime
(grands trafiquants, délinquants financiers corrompus et corrupteurs) sont, le plus souvent, issus
d'une sorte d'élite, sans problèmes sociaux (hommes d'affaires, élus, avocats) et donc sans
besoin d'aide pour une réinsertion sociale.
Si cette question des "autres réponses" pour lutter contre la grande criminalité prend du
sens aujourd'hui c'est seulement parce qu'on connaît beaucoup mieux désormais les liens étroits
qui relient grande et petite criminalités.
Les petits délinquants constituent, parfois, pour la grande criminalité:
-
un "vivier", l'un des premiers lieux de recrutement étant la prison;
un "appui" que les grands délinquants utilisent pour des travaux de deuxième ordre:
préparation, guet, écoulement des marchandises, recherche de clientèle. Cette coopération
indispensable est particulièrement visible dans le domaine de la drogue, du terrorisme, mais
aussi dans les systèmes mafieux.
Un élément nouveau à cet égard, est l'implication de plus en plus fréquente, auprès de
ces petits délinquants, de groupes familiaux ou sociaux entiers qui commencent par les tolérer
puis les soutiennent. Ce phénomène est lié au chômage et à l'absence d'autres ressources, dans
un contexte où le produit du crime constitue parfois un véritable "revenu de substitution".
Pour ces gens, la grande criminalité est considérée positivement, car:
88
-
elle apporte des revenus;
elle investit parfois dans les quartiers difficiles pour y "blanchir" de l'argent
(commerces, restaurants...);
elle fait régner un certain ordre social local car elle ne veut pas être dérangée dans ses
activités par la présence trop fréquente de la police;
enfin, les conséquences négatives de son activité, au détriment du corps social, sont
souvent peu perçues par les intéressés eux-mêmes.
On voit bien, dès lors, tout l'intérêt qu'il y a, d'une part, à lutter contre le marasme, la
crise sociale et l'augmentation de la petite et moyenne délinquance par une stratégie de
prévention de la délinquance et de prévention de la récidive et, d'autre part, à tenter d'isoler, de
rendre plus étanche, la limite entre grande et petite criminalité.
Ceci peut passer, notamment, par différentes méthodes, telles que séparer grands et
petits délinquants en prison, contrôler l'approvisionnement de la drogue par les pouvoirs publics
et augmenter la résistance sociale à la délinquance par l'éducation, le développement des
valeurs, la reconnaissance des individus et de leurs potentiels pour d'autres faits que leurs faits
de délinquance, même s'ils sont chômeurs, en leur procurant des alternatives pour leur
promotion sociale et économique.
Face à ces deux criminalités, il faut donc des stratégies et des modes d'organisation des
appareils sociaux et pénaux différents mais cohérents et complémentaires:
•contre la délinquance organisée, il faut une police et une justice spécialisées et souvent
organisées à un haut niveau, voire au plan international;
•
contre la délinquance ordinaire, il faut:
-
une police et une justice de proximité, bien reliées au corps social et à tous ses acteurs
élus - services publics - sociaux...;
-
des services de police et de justice, pour certains généralistes, mais pour d'autres,
spécialisés dans des domaines tels que: toxicomanie, victimes de violence...
Ces remarques étant faites, nous allons maintenant tout d'abord évoquer rapidement les
différentes étapes de la politique pénale en France, avant de développer de manière plus
approfondie la stratégie de prévention de la délinquance par le développement social
expérimentée ces dernières années.
I.
HISTORIQUE DE LA LUTTE CONTRE LA DELINQUANCE
I.1.
Les droits de l'homme, fondements des politiques sociales et pénales
La Déclaration française des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 reconnaissait
quelques principes fondamentaux depuis lors repris par les différentes constitutions de la France
et par la Déclaration universelle de 1948.
89
Parmi ceux-ci:
1.
2.
les principes d'égalité et de fraternité;
les principes de liberté et de sûreté.
Depuis, des stratégies politiques successives ont tenté de donner corps à ces principes.
•
A partir des principes d'égalité et de fraternité (on dirait peut-être plutôt aujourd'hui
"solidarité") s'est constituée une tradition de politiques sociales fortes, garanties par
l'Etat et la collectivité: école publique et obligatoire, système de sécurité sociale (pour
garantir le droit à la santé), de retraite, d'allocations familiales, congés payés, protection
maternelle et infantile, politique d'aide pour l'accès au logement, salaire minimum
garanti et plus récemment le revenu minimum d'insertion...
Au nom de ces principes donc, la collectivité tente de garantir les équilibres entre les
citoyens et de compenser, au mieux, les inégalités, en venant le plus souvent en aide à la
personne, sous forme de prestations pour l'individu.
•
Le principe de "sûreté" décrit dans la Déclaration de 1789 comme un "droit naturel et
imprescriptible de l'homme... garanti par une force publique instituée pour l'avantage de
tous" fonde notre système de droit et de justice pénale tout en créant une tension
juridico-politique permanente entre sûreté (plus souvent appelée désormais solidarité) et
"liberté".
Pendant longtemps l'Etat a répondu, de manière totalement autonome, à ces deux
catégories d'obligations perçues comme sans rapport entre elles:
•
les politiques sociales servaient à "aider" l'individu en risque de rupture sociale;
•
la politique pénale tentait d'assurer la sûreté en réprimant celui qui y portait atteinte en
transgressant la loi, autre forme de rupture sociale.
Pendant longtemps, lutter contre la délinquance s'est donc résumé à réprimer pénalement
les infractions et à sanctionner les délinquants. Le choix des sanctions se réduisant, en réalité, à
l'époque entre amende, détention - voire relégation - et peine de mort.
C'est dans l'immédiat après-guerre (sous l'impulsion dit-on des "gens honnêtes" qui
avaient expérimenté la prison) qu'on situe en France les premières évolutions qui vont
progressivement aboutir à faire de deux stratégies autonomes, des stratégies de plus en plus
complémentaires. Les criminologues et ceux en charge de la politique pénale s'intéressant alors
de plus en plus aux possibilités d'un traitement social de la délinquance.
I.2.
Sanction et/ou réinsertion?
Le premier pas - et non des moindres - est franchi avec les textes qui introduisent la
possibilité pour le juge des enfants de prononcer, pour les mineurs délinquants, des mesures
éducatives au lieu des sanctions traditionnelles et d'ordonner pour les mineurs en danger, une
prise en charge éducative. Puis, suivent les textes instaurant des mesures de liberté sous
conditions (contrôle judiciaire, libération conditionnelle et sursis avec mise à l'épreuve), qui
90
prennent de plus en plus un caractère socio-éducatif, et les sanctions alternatives à
l'incarcération (suspension de divers permis, confiscations d'objects, travail d'intérêt général).
Les années 70 et surtout les années 80 mettent clairement l'accent sur la priorité qui doit être
donnée à la réinsertion des délinquants, réinsertion dont la clé passe souvent par une meilleure
socialisation, c'est-à-dire le retour à l'emploi, à la santé, à un logement...
Par toutes ces mesures, le délinquant est assisté, aidé, en échange d'un contrôle plus ou
moins contraignant, géré par des policiers, des magistrats ou des travailleurs sociaux auxquels
est confié ce contrôle. Ces mesures individuelles d'aide, visant avant tout à prévenir la récidive
de par leur caractère coercitif ("vous les respectez ou vous retournez en prison"), peuvent être
plus ou moins attentatoires à certaines libertés (interdiction de fréquenter certains lieux ou
certaines personnes, obligation de se soigner, de chercher un travail, etc.). Toutefois s'agissant
de mesures appliquées dans le cadre de décisions judiciaires, les limites qu'elles apportent aux
droits de l'individu, pour autant qu'elles ne portent pas atteinte à ses droits fondamentaux
(dignité, vie privée, intégrité, droits procéduraux, etc) ne posent pas de problèmes spécifiques.
I.3.
De la répression à la prévention de la délinquance
C'est au début des années 80 qu'on peut situer le passage d'une politique de traitement de
la délinquance, de réponse a posteriori, à une politique de prévention sociale de la délinquance.
De fait, tout au long des années 60 et surtout 70, on constate une envolée de la
délinquance et une sensibilité montée, parallèle, du sentiment d'insécurité (deux fois plus de
crimes et de délits en 1975 qu'en 1967, cinq fois plus de vols à main armée, deux fois plus de
hold-up). Cette délinquance affecte surtout les villes avec une progression sensible, de la petite
et moyenne délinquance (vols, dégradations...), qui engendre un grand sentiment d'insécurité au
sein de la population; 67% des personnes déclarant, à cette époque, se sentir moins en sécurité.
Cette dégradation se produit et s'accélère sur fond de début de crise économique.
Dans un tel contexte, les moyens traditionnels de lutte contre la délinquance
apparaissent insuffisants: le recours à la police et à la justice reste marginal face à une
délinquance urbaine dont les auteurs sont difficilement identifiés (taux d'élucidation d'environ
20%), les procédures et les sanctions sont souvent considérées comme trop lourdes et peu
adaptées pour des "petits délinquants", l'emprisonnement est dénoncé comme favorisant d'abord
la récidive (environ 50%), quand ce n'est pas le passage à la grande criminalité.
Les responsables politiques ne pouvaient rester insensibles à ces données, l'insécurité
devenant progressivement une préoccupation majeure de l'Etat.
Le gouvernement de l'époque, après avoir amorcé une tentative de stratégie privilégiant
le traitement social du phénomène plutôt que la sanction a posteriori (rapport de M. Peyrefitte
sur la violence11), cède à la pression de l'opinion publique et fait finalement voter, juste avant
l'élection présidentielle de 1981, une loi répressive dite "sécurité et libertés", vigoureusement
dénoncée par l'opposition.
Quelques mois plus tard, la gauche arrive au pouvoir et est immédiatement confrontée à
des faits de violences urbaines pour lesquels elle doit trouver des réponses originales et
répondre à plusieurs problèmes.
11
Réponse à la violence, Documentation française, 1977.
91
Il lui faut:
-
affronter le problème de la délinquance et non pas l'ignorer;
-
couper court aux exploitations politiciennes de ce phénomène;
inventer de nouvelles manières, plus efficaces, de le combattre, sans nouvelles dépenses
massives du fait de la situation économique déjà difficile mais plutôt par déploiement des
moyens.
I.4.
Une démarche pragmatique et des structures partenariales
Conscient de ce que les problèmes de la France ne se limitent pas à un problème de
délinquance urbaine mais révèlent, au-delà, des vraies difficultés de développement social
urbain, le gouvernement de l'époque commande simultanément deux rapports:
Au mois de mai 1982, le Premier Ministre confie à trente-six maires de toutes tendances
politiques, la tâche de procéder, sous l'impulsion de M. Gilbert Bonnemaison, à une étude sur
les problèmes de sécurité et de faire des propositions pour répondre au développement de la
petite et moyenne délinquance. Plus de 800 maires sont consultés et le rapport final, approuvé à
l'unanimité en décembre 1982, propose des mesures concrètes, inspirées par l'expérience locale
des membres de la commission ainsi que de leurs collègues.
La philosophie de ce rapport12 peut se résumer ainsi:
"La sécurité ne doit pas être l'affaire seulement de la police et de la justice, mais
elle doit être l'affaire de tous", les actes de délinquance ne doivent pas rester sans réponse.
Parallèlement il est demandé à un autre maire, M. Dubedout, de faire l'analyse des
difficultés que rencontrent un certain nombre de quartiers urbains dans tous les domaines et de
formuler des propositions pour leur meilleur développement social et économique. Ce deuxième
rapport jette les bases d'une politique de développement social urbain, intégré et partenarial.
Ces deux problèmes - prévention à la délinquance et développement social urbain - sont
d'abord traités de manière autonome puis, en 1988, est créée la "Délégation interministérielle à
la ville" qui opère la fusion entre les deux commissions nationales et se trouve renforcée, en
1991, avec la création d'un Ministère de la ville qui, depuis lors, est apparu sous des formes
diverses dans tous les gouvernements, y compris dans l'actuel.
Aujourd'hui la "prévention de la délinquance" est l'une des priorités du Ministère de la
ville, aux côtés de l'aménagement urbain, du développement social et du développement
économique; le tout constituant une seule et même politique, globale et intégrée, appelée
"politique de la ville".
II.
LA LUTTE CONTRE LA DELINQUANCE DEPUIS 1982
Les recommandations de la Commission des maires sur la sécurité ont, depuis lors,
profondément marqué la stratégie française de lutte contre la délinquance, notamment urbaine.
12
Face à la délinquance, prévention, repression, solidarité - Commission des maires sur la sécurité, Documentation française, 1983.
92
Le titre même du rapport était tout un programme: "Face à la délinquance: prévention,
répression, solidarité".
II.1.
Le diagnostic
Les éléments de diagnostic les plus importants, tirés de l'expérience de tous ces maires et
fondateurs de la nouvelle stratégie, sont les suivants:
-
L'approche traditionnelle en termes de police et de justice est insuffisante pour venir à
bout de la délinquance;
-
Les facteurs de la délinquance sont assez proches de ceux qui mènent au suicide, à
l'alcoolisme, à la toxicomanie ou à la maladie mentale, et sont notamment: les
changements graves dans la vie familiale, des conditions de logements détériorées, les
problèmes de chômage, la disparition des modes informels ou traditionnels de contrôle
social, l'absence d'activités de loisirs ou culturelles. Ces facteurs sont, bien sûr, aggravés
dans des contextes de chômage massif et de longue durée, de développement du marché
des drogues, et face à des biens de consommation de plus en plus nombreux mais
inaccessibles pour une large part de la population;
-
Pour être efficace, une politique à long terme de réduction de la délinquance doit
combattre ces facteurs, être évolutive et adaptable aux circonstances locales. Un tel
enjeu doit rassembler les partenaires locaux: administrations telles que police, justice,
services sociaux, santé publique, éducation jeunesse et sports, culture, logement, etc,
mais aussi les élus et les autres représentants de la population, tels que syndicats,
associations, organisations de volontaires. Une telle stratégie doit vaincre les
comportements bureaucratiques, faciliter le redéploiement des moyens et combattre
auprès du public les stéréotypes alimentés par l'exploitation médiatique des "faits
divers";
-
Pour lutter utilement contre la délinquance, il faut combiner prévention sociale et
sanction, en appliquant la loi d'une manière fine, consciente, claire et permanente;
-
Enfin, le rapport insistait sur le fait qu'une stratégie efficace contre la délinquance, si l'on
veut réduire le sentiment d'insécurité, ne doit pas se préoccuper uniquement des
délinquants et de leur traitement mais aussi comporter une forte composante aide aux
victimes d'infractions pénales.
II.2.
Les structures
Sur les bases de ce rapport, les choses ont très rapidement évolué:
Dès 1983, un "Conseil national de prévention de la délinquance" (CNPD) est créé avec
une ligne budgétaire spécifique (très modeste au début), composé d'élus locaux de différents
partis politiques, de représentants du monde associatif, des centrales syndicales et organisations
patronales, ainsi que des représentants des différents ministères. Ce conseil avait pour objectif
de proposer aux pouvoirs publics toute mesure propre à prévenir la délinquance et à en réduire
les effets, de conseiller et de soutenir les initiatives locales pour la prévention de la délinquance.
-
Dans chaque département est instauré un "Conseil départemental" et surtout, au niveau
93
municipal, partout où cela apparaît nécessaire, un "Conseil communal de prévention de la
délinquance" (CCPD) où se retrouvent tous les responsables locaux concernés. Cent CCPD
furent créés en 1983, il y en a actuellement 820 et toutes les grandes villes ont mis en place une
stratégie ad hoc. Cette organisation, très souple, permet de définir très concrètement et de façon
concertée les objectifs d'une politique locale de prévention et de réaliser des actions adaptées
aux besoins, grâce aux engagements financiers, aux mises en commun de moyens en personnel
et équipements, des différents partenaires.
A partir de 1985, un système de contrats, les "contrats d'action pour la prévention et la
sécurité", d'abord annuels, puis pluri-annuels, a permis d'organiser le soutien financier des
instances nationales (à l'origine le CNPD et, depuis 1988, la "Délégation interministérielle à la
ville") aux instances locales.
Ces contrats, élaborés au plan local dans le cadre du CCPD et validés par tous les
partenaires locaux, décrivent la situation locale, le diagnostic des types de délinquance les
plus préoccupants localement et leurs causes, puis décrivent le plan d'action concerté mis
au point par les partenaires locaux pour tenter d'y faire face, ainsi que les moyens que
chacun prévoit d'engager.
II.3.
Le fonctionnement
Le CCPD, élément essentiel dans la lutte contre la délinquance urbaine, fonctionne de la
manière suivante:
Sur 820 CCPD, on estime en général qu'un tiers, de fait, sont inactifs, un tiers
fonctionnent de manière un peu formelle et un tiers changent vraiment les choses.
Les conseils sont présidés par le maire et rassemblent le procureur de la République, les
représentants de la police, des services sociaux, de l'école, des associations, ainsi que tous ceux
jugés utiles pour la lutte contre le crime. Les conseils les plus importants sont animés par un
"permanent" recruté par la mairie.
Dans les plus grandes villes (Marseille), il peut exister un conseil dans chaque quartier
important. Ces conseils se réunissent plusieurs fois par an.
Dans les grandes connurbations, il existe également, de plus en plus souvent, des
conseils intercommunaux de prévention de la délinquance.
A l'expérience, leurs fonctions sont les suivantes:
rencontre des différents responsables locaux, rapprochement et échange d'informations
souvent éparpillées pour une meilleure connaissance qualitative de la délinquance locale;
-
diagnostic en commun des difficultés locales spécifiques relatives à la délinquance;
-
élaboration de stratégies globales et coordonnées engageant tous les participants;
mise en forme d'un plan d'action concerté décrit sous forme de "contrat d'actions de
prévention et sécurité".
94
Chaque année les conseils et responsables locaux reçoivent une circulaire
interministérielle (Premier ministre, police, justice, affaires sociales) précisant les priorités
nationales pour la lutte contre la délinquance et formulant des recommandations. Tous les
contrats prévoyant des actions correspondant à ces priorités peuvent recevoir des
cofinancements du niveau national. En 1994, le budget réservé nationalement à ces actions a été
de 150MF; ce qui a permis de financer environ 600 contrats, soit à peu près 2000 actions. En
moyenne, on considère que pour 1 Franc accordé par le niveau national, les responsables locaux
mobilisent 4 Francs. Ces contrats, passés entre les communes et l'Etat central, permettent
d'articuler stratégies locales et nationales, initiatives du secteur privé et des administrations.
Dans ces contrats, on trouve des actions telles que:
actions de prévention primaire: soutien scolaire, lutte contre l'analphabétisme et
l'absentéisme scolaire, actions visant à développer la citoyenneté, protection maternelle et
infantile...;
insertion sociale et professionnelle, aide à la recherche d'emploi et au logement,
amélioration de l'accès aux soins;
-
activités culturelles et de loisirs en tous genres;
-
aide aux victimes, médiation entre délinquants et victimes;
prévention de la récidive, aide aux délinquants en milieu ouvert et aide à la sortie de
prison, développement d'activités éducatives en prison;
prévention situationnelle, défensive, pour la diminution des opportunités (ex: portes
blindées, éclairage, systèmes de télésurveillance);
-
implantation de services de police et de justice dans les quartiers en difficulté;
-
actions contre la consommation d'alcool et de drogues;
stratégies spécifiques de prévention de la délinquance dans les lieux sensibles, tels que
centres commerciaux, écoles, transports en commun, etc.
III.
UN ESSAI DE BILAN
III.1. La situation en France
Quinze ans après, en dépit de plusieurs changements de majorité politique et de
quelques réformes de structures, l'esprit et la métode pour aborder ces problèmes ont peu
changé.
Tous les tribunaux bénéficient maintenant de l'aide d'associations et de municipalités,
qui concourent à la mise en oeuvre de mesures de prise en charge des délinquants en milieu
ouvert et agissent préventivement auprès des personnes en difficulté (travaux d'intérêt général,
aide lors de la libération conditionnelle...). Tous les départements, à une ou deux exceptions
près, ont mis en place des systèmes gratuits d'aide aux victimes, où toute victime d'agression
peut trouver soutien moral, information, aide aux démarches. Un "Institut national d'aide aux
95
victimes et de médiation" (INAVEM) anime tout ce réseau depuis 1986 et agit en permanence
pour l'amélioration des lois protégeant les victimes.
Ainsi, en dépit d'un contexte économique et social qui place en situation d'exclusion un
nombre de plus en plus important d'individus et rend leur réinsertion de plus en plus
problématique, ainsi qu'en dépit du développement des drogues et de la délinquance qui
l'accompagne, la criminalité, si elle n'a pu être maîtrisée, a au moins été contenue (réduction de
1984 à 1988 et reprise raisonnable depuis, avec une nouvelle baisse récente).
En revanche, au fil du temps, les problèmes - et donc les priorités - se sont modifiés et
sont d'abord aujourd'hui:
-
la lutte contre la toxicomanie et le développement d'une économie souterraine;
la prévention des délinquances précoces (10/15 ans), le renforcement du rôle des parents
et l'amélioration de l'encadrement des cas lourds (mineurs multirécidivistes);
-la lutte contre la délinquance dans les lieux sensibles (transports, magasins, écoles);
-
la prévention de la récidive et l'aide aux victimes.
Plusieurs années de partenariat ont fait que les cultures et les pratiques professionnelles
ont parfois beaucoup évolué: travailleurs sociaux, enseignants et policiers se font désormais
davantage confiance et "préviennent" ensemble la délinquance. Justice et police repensent leurs
modalités d'action (îlotage de la police et antennes de justice dans les quartiers sensibles et
médiation pénale...), les métiers eux-mêmes ont changé13. L'expérience a montré qu'il n'existe
pas de recettes miracles ni universelles mais que l'évolution de la criminalité exige une
"fonction d'observation" permanente et une capacité de transformation des stratégies et
pratiques professionnelles tout aussi permanentes, à partir des situations locales, en tenant
compte de leurs spécificités.
Ainsi donc, à côté d'une politique pénale de répression, qui joue toujours un rôle
très important tout en recherchant la réinsertion, s'est développée une stratégie de
prévention sociale ou plutôt de prévention par le développement social.
Mais quelques difficultés méritent d'être soulignées:
En dépit d'encouragements permanents au partenariat, les différents services et
administrations au niveau national, comme au niveau local, ont une forte tendance à revenir
sans cesse à des pratiques professionnelles spécifiques et isolées: le partenariat requiert un
engagement et une mobilisation très forte, sans cesse renouvelés;
Ce partenariat a, de fait, peu réussi à associer les habitants eux-mêmes (parents,
voisins...); il se limite souvent aux associations d'habitants, plus ou moins spécialisées;
En permanence, les agents des différents métiers doivent veiller à ni s'isoler, ni se
défausser de leurs responsabilités sur les autres;
13
Prévention de la délinquance et modernisation de la justice, Marie-Pierre de Liège - Revue des sciences criminelles, quatrième trimestre 1992 et
premier trimestre 1993.
96
Ces stratégies de prévention sont des stratégies à long terme. Elles exigent ténacité et
stabilité des équipes. Mais comment entretenir enthousiasme et engagement dans un monde où
trop souvent les médias font la "mode", dictent les priorités et s'intéressent plus aux "faits
divers" qu'aux politiques de fond? Comment éviter l'épuisement, le découragement face à une
situation économique de plus en plus dégradée?
Comment résister de manière durable au simplisme du "tout répressif", toujours prompt
à resurgir en cas d'événement grave?
Comment porter une attention soutenue et réserver d'importants efforts à la lutte contre
la petite et la moyenne délinquance, quand criminalité organisée, grand banditisme et terrorisme
constituent des préoccupations urgentes pour les pouvoirs publics, alors même que ces "grandes
délinquances" trouvent fréquemment un terreau favorable et des relais indispensables au sein de
populations jeunes, marginalisées par la crise et souvent sans perspectives?
Seul un travail de conviction déterminé, sans relâche et sur tous les fronts, de tous
les acteurs de terrain, avec un fort soutien des responsables politiques, peut y parvenir.
III.2. L'évaluation de ces stratégies au regard des droits de l'homme
Parler des méthodes "soft" ne dispense pas de se poser la question des droits de
l'homme, notamment des droits sociaux et économiques.
S'agissant de la prévention de la récidive, les interventions en termes de contrôle et
d'aide à la réinsertion ne posent guère de problèmes. En effet, les mesures qui sont prises à
l'égard du délinquant pour lui éviter l'incarcération ou à la sortie de prison, sont toujours
soumises en France, au contrôle d'un juge - le juge d'application des peines -, qui supervise les
services sociaux chargés de leur mise en oeuvre.
S'agissant de la prévention "en amont" de toute délinquance, cette stratégie de
prévention par le développement social vise, avant tout à rétablir les déséquilibres sociaux, à
faciliter l'accès au logement, à l'éducation, à l'emploi, au droit à vivre en famille pour tous. En
cela, elle est plutôt de nature à renforcer les droits de l'homme et ce, d'autant plus que la
méthode adoptée vise d'abord à renforcer les moyens collectifs de prévention et l'offre de
services plutôt qu'une aide à l'individu qui a souvent pour contrepartie un certain contrôle de
celui-ci, avec un caractère normatif qui peut être attentatoire aux libertés individuelles.
Ainsi, par exemple les magistrats, procureurs ou juges des enfants, qui participent aux
réunions des CCPD refusent-ils, bien sûr, toute évocation de cas particuliers, au nom de leur
indépendance mais aussi de la protection de l'individu.
Mais de plus en plus, en France comme dans les pays anglo-saxons, on essaie
d'impliquer la communauté elle-même, de la responsabilité par rapport à ces problèmes de
délinquance, voire de l'associer directement aux stratégies de lutte contre la criminalité. Ceci est
intéressant et peut être efficace dans la mesure où l'entourage, les proches, constituent le
premier rempart contre les risques de comportements délictueux mais ceci, institutionnalié, peut
aussi être dangereux au regard des droits de l'Homme. Le contrôle social par la communauté
peut être, dans certains contextes, nous le savons, extrêmement contraignant, normatif et
inhibant, c'est-à-dire attentatoire aux libertés. Cela implique d'en limiter les pouvoirs et exige
97
une forte vigilance des responsables élus et de la justice pour un scrupuleux respect des droits et
libertés des individus.
III.3. La "transposabilité" de cette politique
Une telle stratégie peut-elle servir à d'autres?
Aucune expérience, aucune "solution", pour régler tel ou tel problème n'est directement
transposable. Ce qui réussit ici ne peut, au mieux, qu'inspirer ce qui se fera ailleurs, après avoir
été "adapté".
Toutefois, la pratique qui s'est développée en France - et est relatée ci-dessus - présente
trois caractéristiques qui permettent de considérer qu'elle peut être utile et utilisable par d'autres.
Elle ne prétend pas apporter de solutions universelles à la délinquance: il n'existe pas de
"recettes", de projets types, susceptibles de régler tous les problèmes de délinquance dans tous
les contextes. Cependant, se bornant à suggérer une "méthodologie de l'action", elle propose
une façon de procéder souple, adaptable et nous semble-t-il pertinente dans bien des situations.
Cette méthode a précisément été conçue, en France, pour respecter les diversités locales et
permettre une véritable appropriation par les acteurs locaux des stratégies mises en oeuvre
contre la délinquance. Elle fonctionne dans les grandes villes comme en zones rurales, dans les
régions riches comme dans les plus pauvres.
Cette stratégie participe à un système de "subsidiarité" articulant les différents niveaux
d'intervention.
C'est une stratégie peu coûteuse. Cette manière de procéder convient dans grand nombre
de contextes, quel que soit le niveau de développement, car elle n'implique pas l'injonction de
gros moyens supplémentaires. Elle privilégie d'abord le repérage, l'inventaire, puis un éventuel
redéploiement des moyens existants, c'est-à-dire une utilisation différente. Il ne s'agit pas de
multiplier les services et les personnels luttant contre la délinquance, il s'agit de mobiliser un
ensemble d'acteurs sociaux sur les mêmes objectifs, de manière cohérente et simultanée, et de
les amener à travailler plus "intelligemment". Or ces acteurs sociaux existent dans tous les
contextes et à tous les stades de développement, même s'ils sont différents, même s'ils relèvent
selon les cas des gouvernements nationaux, des municipalités ou de la communauté elle-même.
Partout, il existe des structures ou des groupes, plus ou moins formels ou informels, qui ont
pour objectif et fonction d'assurer l'ordre public et le respect de la loi, de développer les efforts
dans les domaines de la famille, de la jeunesse, de la santé, du logement, de l'activité
économique, des loisirs, etc.
Ce sont ces responsables-là qu'il faut identifier et inciter à travailler ensemble, à partir
d'un constat partagé de la situation locale. Partout où les efforts ne sont pas mis en synergie, il y
a gaspillage d'énergie et de moyens. Partout où on introduit plus de rationalité, on gagne en
efficacité, même sans moyens additifs.
Là où quelques moyens nouveaux supplémentaires sont disponibles, ils seront mieux
utilisés s'ils servent à stimuler, par le biais notamment de contrats d'objectifs, la mobilisation de
tous et le développement de nouvelles méthodes de travail pour prévenir la délinquance, plutôt
qu'à financer les conséquences d'une politique exclusivement répressive.
98
Quel que soit le contexte, une politique de prévention est toujours moins chère qu'une
politique d'incarcération massive, la prise en charge et le suivi des individus en milieu ouvert
étant nettement inférieur au coût d'un détenu.
Enfin, une politique de prévention bien menée est également avantageuse dans la
mesure où, à moyen et long termes, elle réduit sensiblement les coûts sociaux: un individu en
difficulté, traité à temps et correctement assisté, coûtera dans la durée beaucoup moins cher à la
collectivité qu'un "exclu" définitivement marginalisé, incapable de se réinsérer socialement le
jour où il sortira de prison. Investir dans le développement et l'insertion est plus rentable, à
terme, qu'investir dans la coercition mais demande, il est vrai, plus de courage politique.
C'est à cause de ces caractéristiques, qui ont paru intéressantes à la communauté
internationale, que l'esprit et la méthode décrits ci-dessus ont été repris et validés par une
résolution adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies intitulée: "Orientations pour la
coopération et l'assistance technique dans le domaine de la prévention de la délinquance
urbaine" (ECOSOC 1995/9), dont les principes de base sont les suivants:
-
diagnostic local et concerté des problèmes de délinquance;
élaboration en commun de plans de prévention globaux et intégrés agissant dans
l'ensemble des domaines concernés (éducation, santé, emploi, logement, police, justice);
soutien des actions locales par le niveau national et les politiques centralisées par le biais
de contrats d'objectifs.
Au cours des dernières années, ces principes ont également inspiré des initiatives de
réduction de la délinquance en Europe (Grande-Bretagne, Pays-Bas, Espagne), en Amérique du
Nord (Canada et Etats-Unis), en Amérique latine, en Australie, voire en Afrique. En Europe et
en Amérique latine, se sont récemment créés des "forum" de villes pour la sécurité urbaine
regroupant des collectivités locales confrontées à des problèmes de délinquance aigus et
souhaitant partager leur expérience tout en s'inspirant d'une même démarche méthodologique.
Par ailleurs, les Gouvernements français et canadien ont créé à Montréal un "Centre
international pour la prévention de la criminalité" (CIPC), institut affilié aux Nations Unies,
dont l'objectif est d'apporter conseils et formations à tous ceux qui souhaitent adopter des
stratégies de ce type contre la délinquance urbaine.
* * *
Lutter efficacement contre la délinquance urbaine, quotidienne, par le développement et
le renforcement de la cohésion sociale est indispensable dans nombre de pays pour réduire le
sentiment d'insécurité des populations et améliorer leur qualité de vie.
Mais ces efforts sont également fort utiles au regard des impératifs de la lutte contre la
grande criminalité, le crime organisé. En effet, dans de nombreux domaines - drogue,
prostitution, trafics divers, voire terrorisme -, la grande criminalité se sert de la fragilité de
secteurs entiers de la population pour y trouver de petits délinquants potentiels qui serviront de
réseaux et de relais à son action néfaste. Lutter contre la petite délinquance c'est donc aussi
priver la grande criminalité de cette ressource. Tous les Etats doivent donc s'attacher à lutter
simultanément aux deux niveaux car la grande criminalité suscite, incite à la petite délinquance
99
et celle-ci nourrit en retour la grande criminalité.
100
Rapport par M. Nick TILLEY, Professeur, Faculté des sciences
économiques et sociales, Université de Nottingham-Trent, Nottingham
(Royaume-Uni)
Préceptes et principes de la prévention du crime
L'expérience montre qu'une prévention efficace du crime est certainement possible.
Cependant, les causes du crime sont complexes. En outre, nous savons que de nouvelles sources
de criminalité apparaissent au fil du temps. Par conséquent, il n'existe, et il ne peut exister
aucune panacée simple pour la prévention du crime. Nous disposons cependant effectivement
d'un certain nombre de préceptes pour une prévention efficace du crime. Ceux-ci posent à leur
tour plusieurs questions de principe.
Préceptes de la prévention du crime
Les dix préceptes ou règles énoncés ci-après sont formulés assez abruptement. Ils
émanent de la littérature existante et étendue, qui décrit les démarches réussies en vue de la
prévention du crime. Ils montrent clairement que les problèmes liés à la criminalité peuvent être
affrontés de façon réaliste sans recourir aux peines répressives ou brutales, y compris la peine
capitale, dont les répercussions sur l'ensemble des taux de criminalité sont loin d'être évidentes.
L'approche de la prévention du crime suggérée par ces préceptes offre une manière d'affronter le
problème de la criminalité de façon rationnelle, réaliste, effective et économique.
1.
Réduire les occasions de crime14
Il a été démontré que le simple expédient consistant à faire obstacle aux possibilités de
crime réduit la criminalité. En pratique, cela suppose que l'on accroisse les risques réels ou
perçus pour le délinquant, que l'on accroisse aussi les efforts réels ou perçus nécessaires pour
perpétrer l'infraction, ou que l'on diminue le profit réel ou perçu tiré du crime. Ce type de
réponse est souvent qualifié de "prévention situationnelle du crime". Les mesures prises ont
trait, notamment, à différentes méthodes de contrôle de l'accessibilité - telles que portes
verrouillées, diversion et exclusion physiques - pour accroître les efforts; différentes formes de
surveillance - telles que contrôle des bagages dans les aéroports, télévision en circuit fermé, et
systèmes de surveillance de quartier - pour accroître les risques; et différents moyens de réduire
l'utilité de l'infraction - en retirant la cible, comme pour certains postes autoradio, en rendant les
biens identifiables, comme par le marquage du bétail, ou en supprimant l'intérêt, ainsi lorsque le
nettoyage rapide des graffitis prive l'artiste de la satisfaction de voir son œuvre exposée - pour
diminuer le profit.
2.
Réduire les sources de criminalité15
La criminalité est inégalement répartie dans la population. Quoique la plupart d'entre
nous aient, un jour ou l'autre, commis une infraction, peu sont des délinquants chroniques. La
Voir R. Clarke (éd.) (1992) Situational Crime Prevention: Successful Case Studies, New York: Harrow et Heston;
R. Clarke (1995) Situational crime prevention, in: M. Tonry et D. Farrington (éd.) Building a Safer Society, Crime
and Justice, Vol. 19, Chicago: Chicago University Press.
15
Voir D. Farrington (1996) The explanation and prevention of youthful offending, in: J. David Hawkins (éd.)
Delinquency and Crime, Cambridge, Cambridge University Press; R. Tremblay et W. Craig (1995) Developmental
crime prevention, in: M. Tonry et D. Farrington (éd.) Building a Safer Society, Crime and Justice, Vol. 19,
Chicago: Chicago University Press.
14
101
délinquance est concentrée parmi les hommes jeunes. Ceux issus de familles désunies et
perturbées, possédant une médiocre éducation et peu de perspectives d'avenir, courent le plus de
risques de sombrer dans la criminalité. Il est prouvé que des moyens préscolaires de haute
qualité destinés aux sujets à risques, des efforts visant à faire participer les enfants à l'école, la
formation des parents à l'éducation de leurs enfants, ainsi que des programmes
comportementaux pour les individus entraînés dans la délinquance, ont tous des effets de
prévention du crime.
3.
Réduire les ressources disponibles pour le crime16
Des ressources matérielles et humaines peuvent être nécessaires pour commettre une
infraction, ou peuvent la faciliter. Réduire leur accessibilité peut rendre le crime plus difficile.
Les armes sont un exemple évident. Les voitures en sont un autre. Le contrôle des armes à feu
permet de réduire les crimes de violence et le taux d'accidents mortels là où ils sont commis.
Améliorer les systèmes de sécurité des véhicules non seulement empêche qu'ils soient volés
pour être revendus, mais rend aussi plus difficile leur utilisation pour commettre un délit. Une
des raisons pour lesquelles il faut se garder de toute politique de concentration des délinquants
dans des établissements ou dans des zones résidentielles est qu'une telle politique crée des
réseaux de criminels qui peuvent tirer parti de leur expérience mutuelle pour organiser et
commettre des infractions.
4.
Protéger les victimes17
A travers un large éventail d'infractions, comme les cambriolages de locaux d'habitation
ou commerciaux, le vandalisme, le vol qualifié, la violence dans la famille et les agressions
racistes, les recherches indiquent que les personnes qui ont déjà été victimes de la délinquance
courent un plus grand risque de revictimisation. Il a été démontré qu'améliorer leur sécurité est
un moyen réel et efficace de réduire la délinquance. Avec des ressources limitées, des mesures
axées sur la réduction de la victimisation répétée se sont montrées comme étant un moyen de
prévention du crime pouvant atténuer la criminalité.
5.
Empêcher les communautés de s'engager dans la spirale de la grande criminalité18
Certains lieux connaissent un taux de criminalité bien supérieur à d'autres. On constate
qu'il est toujours plus élevé dans les villes que dans les villages, et dans les villes, il se concentre
davantage dans certains secteurs. S'abstenir de traiter les signes précoces d'incivilité, comme le
vandalisme mineur et les comportements antisociaux, peut laisser croire aux gens ne pas s'en
occuper. Ceci amène d'autres problèmes. Les membres les plus forts de la communauté, à même
d'exercer un ascendant efficace, quittent les lieux. Les délinquants prennent alors de l'assurance
et intimident les autres. Il s'ensuit une spirale évitable de déclin communautaire et de hausse de
16
Pour une étude approfondie sur les armes à feu, voir T. Gabor (1994) The Impact of the Availability of Firearms
on Violent Crime, Suicide and Accidental Death: A review of the Literature with Special Reference to the Canadian
Situation, Ottawa: Université d'Ottawa. Plus généralement, voir Clarke (1992), op. cit.
17
Voir G. Farrell (1995) Preventing repeat victimisation, in: M. Tonry et D. Farrington (éd.) Building a Safer
Society, Crime and Justice, Vol. 19, Chicago: Chicago University Press; G. Farrel et K. Pease (1993) Once Bitten,
Twice Bitten: Repeat Victimisation and its Implications for Crime Prevention, Crime prevention Unit paper 46,
Londres: Home Office.
18
Voir J. van Dijk et J. van Kestern (1996) Criminal victimisation in European cities, European Journal on
Criminal Justice and Research, Vol. 4, n° 1, pp. 9-21; J.Q. Wilson et G. Kelling (1982) Broken Windows, Atlantic
Monthly 249(3), pp. 29-38; N. Tilley et J. Webb (1994) Burglary Reduction: Findings from Safer Cities Schemes,
Crime Prevention Unit paper 51, Londres: Home Office.
102
la criminalité.
Dans la mesure où le déclin criminogène, économique et social des communautés
résulte d'une évolution économique générale, l'efficacité potentielle des efforts locaux de
prévention du crime risque d'être limitée. Les gouvernements nationaux feraient bien d'inclure
la prévention du crime dans leurs objectifs lorsqu'ils s'efforcent d'opérer un redressement
économique.
6.
Faire preuve d'imagination dans l'utilisation du système de justice pénale19
A première vue, le système de justice pénale semble être médiocrement placé pour
parvenir à des résultats par le biais de la prévention du crime. Les causes du crime semblent
résider au-delà. Cela donne à réfléchir de constater que, par exemple en Grande-Bretagne, sur
100 infractions commises, seulement 50 sont signalées, 30 sont enregistrées par la police, 7 sont
tirées au clair, 3 aboutissent à un avertissement ou une condamnation et 2 se concluent par une
condamnation, dont environ 10% seulement comporte une peine privative de liberté. Il ressort
néanmoins de l'augmentation rapide de la criminalité se produisant suite au retrait des services
de police que leur simple présence est suffisante pour prévenir une bonne partie de la
délinquance. Il est beaucoup moins évident qu'un simple accroissement des effectifs des agents
ait un impact important. S'agissant des prisons, l'incarcération et, partant, la mise à l'écart
provisoire de délinquants très actifs, peut avoir un impact à court terme sur la criminalité hors
prison. Nous savons cependant que l'incarcération a aussi souvent des effets criminogènes
secondaires imprévus: amélioration de l'ingéniosité des délinquants, extension des réseaux de
complicité, et difficultés pour les anciens détenus de retrouver lors de leur libération des
activités légitimes.
Un travail imaginatif au sein du système de justice pénale peut, toutefois, permettre à
celui-ci d'avoir une influence sur la criminalité. Malgré, bien sûr, le risque de provoquer des
émeutes dans certaines zones à criminalité élevée, dans d'autres secteurs, il a été démontré que
des descentes de police peuvent faire reculer la criminalité pendant un moment. Pendant que la
confiance communautaire s'accroît, d'autres mesures de prévention du crime peuvent être mises
en place, réduisant la facilité avec laquelle les délinquants peuvent retourner à leurs délits et
recommencer. Il est également prouvé que lorsque la police adopte une démarche fondée sur
une analyse réaliste des problèmes au lieu de s'appuyer totalement sur les méthodes répressives
classiques, elle peut réduire les incidents délictueux identifiés. Les orientations récentes en
matière de "justice reconstructrice" et de "réunions collectives familiales" sont autant de
moyens prometteurs de prévention du crime appelés à se substituer aux mesures classiques de
traitement des délinquants. Dans ce contexte, ceux qui ont reconnu leur culpabilité rencontrent
la famille, la victime et d'autres proches du délinquant qui ont été affectés par le crime, et sont
confrontés aux conséquences de leur comportement. On suscite chez eux le remords, ils
s'excusent et se repentent. Ils entreprennent également une certaine forme de réparation. Ils sont
ensuite réadmis et réintégrés au sein d'une communauté qui les prend en charge. L'idée de la
prévention du crime est que l'on évite ainsi la stigmatisation, l'exclusion et les problèmes
connexes que pose un retour dans le droit chemin.
Voir R. Homel (1995) Can Police Prevent Crime, in: K. Bryett et C. Lewis (éd.) Contemporary Policing:
Unpeeling Tradition, Sydney: Macmillan Australia; L. Sherman (1990) Police Crackdowns: Initial and Residual
Deterrence: in: M. Tonry et N. Morris (éd.) Crime and Justice: A review of Research, Vol. 12, Chicago: University
of Chicago Press; A. Leigh, T. Read et N. Tilley (1996) Problem-Oriented Policing: Brit Pop, Crime Prevention
and Detection Series paper 75, Londres: Home Office; Tilley et Webb, op. cit; J. Braithwaite (1992) Crime, Shame
and Reintegration, Cambridge: Cambridge University Press; G. Masters (1996) Something old something new:
family group conferencing and probation practice, Vista, Septembre, pp. 78-86.
19
103
7.
Contrôler les changements qui surviennent et affectent les occasions relatives au crime
et à la prévention du crime20
Les innovations technologiques, commerciales, sociales et politiques créent de nouvelles
occasions de crime, de nouvelles ressources pour la criminalité et de nouvelles sources de
tension. Si elles sont suivies efficacement, des mesures préventives peuvent être prises.
En ce qui concerne les nouvelles technologies, leurs développements ont conduit à la
production en grande série de biens légers anonymes et de valeur élevée, qui peuvent être
aisément volés et écoulés. Etudes et technologie peuvent aussi servir à faire obstacle à la
délinquance - en individualisant les produits, en les rendant inutilisables par le voleur, par
exemple autoradios avec code d'accès, ou en les rendant moins mobiles, par exemple dispositifs
d'immobilisation des véhicules. Internet va probablement devenir une ressource substantielle
pour les délinquants avides d'apprendre de nouvelles méthodes de criminalité, ainsi que les
moyens de surmonter les obstacles. Cela crée de nouveaux défis pour ceux qui tentent de
combattre le crime. La diversification des entraves à la criminalité, peut-être en tournant les
innovations technologiques à l'avantage de la prévention du crime, pourra rendre plus difficile
pour un délinquant l'organisation d'un crime avec la certitude d'avoir les outils et le savoir-faire
appropriés pour triompher des obstacles inhérents au crime.
En ce qui concerne le changement de pratiques commerciales, citons l'exemple de la
transition du petit commerce personnalisé au supermarché en libre-service. Ceci a créé une
nouvelle source de tentations et occasions de vols à l'étalage, qui ont fourni un apprentissage
efficace de la criminalité pour nombre d'individus qui ont ensuite fait carrière dans la
délinquance. Pour ce qui est du changement des pratiques sociales, on peut notamment citer
l'augmentation du taux d'activité professionnelle des femmes et l'accroissement de la mobilité
géographique, lesquels ont réduit les niveaux de surveillance naturelle et de contrôle social
informel au sein de la communauté.
Finalement, la politique des pouvoirs publics peut être involontairement criminogène.
Par exemple, s'agissant du chômage des jeunes, la réduction des prestations pour sauver les
coûts et encourager les efforts de recherche d'emploi risque par mégarde de marginaliser
certains groupes de jeunes sans ressources, dont beaucoup peuvent croire qu'ils n'ont que peu à
perdre et davantage à gagner à succomber aux tentations de la délinquance.
De nouvelles stratégies sont nécessaires aux situations nouvelles.
8.
Persuader les individus et les organisations d'assumer une responsabilité dans la
prévention du crime21
C'est une chose d'identifier un problème de criminalité. Il peut être même possible de
concevoir des moyens prometteurs de réagir à ce problème. C'est une toute autre chose de
convaincre ceux qui sont à même d'agir qu'ils doivent le faire. Dans le cadre d'une étude, par
20
Voir M. Felson (1994) Crime and Everyday Life, Thousand Oaks, CA: Pine Forge Press. Cette section s'inspire
aussi très librement d'entretiens avec le Professeur Ken Pease et le Docteur Paul Ekblom.
21
Voir G. Laycock et N. Tilley (1995) Implementing Crime Prevention, in: M. Tonry et D. Farrington (éd.) Building
a Safer Society, Crime and Justice, Vol. 19, Chicago: Chicago University Press; G. Laycock (1996) Rights, roles
and responsibilities in crime prevention, in: T. Bennett (éd.) Preventing Crime and Disorder: Targeting Strategies
and Responsibilities, Cambridge: Institut de criminologie de l'université de Cambridge.
104
exemple, un détaillant n'a accepté d'appliquer les mesures proposées visant à prévenir le vol à
l'étalage que lorsque la police l'a menacé de ne plus intervenir lorsqu'il l'appellerait pour prendre
en charge les voleurs surpris par les inspecteurs du magasin. De même, les constructeurs
automobiles se sont montrés peu disposés à accepter l'augmentation de leurs coûts résultant de
l'intégration de dispositifs antivol dans leurs produits. Au sein des collectivités locales, les
décisions prises par des services particuliers, tels que ceux de l'éducation, des loisirs, du
logement, de l'aménagement et des services sociaux, peuvent toutes avoir une influence sur
l'état de la criminalité; néanmoins, à défaut de responsabilité expresse, aucun ne prendra
l'initiative et tous hésiteront à accorder la priorité aux incidences en matière de délinquance
lorsqu'ils formulent et appliquent leurs politiques. Il en va en grande partie de même pour le
pouvoir central. Les responsabilités doivent être imposées lorsqu'elles ne sont pas acceptées
spontanément.
9.
Action en partenariat22
Une prévention du crime réussie et systématique est tributaire de la collaboration entre
institutions, même si celle-ci est difficilement réalisable en pratique, parce que les institutions
qui n'ont pas pour mission essentielle la réduction de la criminalité acceptent rarement de bon
gré d'être détournées de leurs propres tâches. La plupart des crimes sont commis lorsqu'un
délinquant motivé rencontre une cible convenable sans que rien ni personne ne les sépare. Toute
une série d'organisations - des secteurs public, privé et bénévole - influent sur la fréquence de
cette éventualité. Certaines ont un rôle sur le nombre et la circulation des délinquants motivés.
Certaines influencent le nombre et la circulation des cibles convenables pour la criminalité.
Certaines agissent sur le nombre et la circulation des personnes qui pourraient éviter la
rencontre entre le délinquant et la cible, soit en protégeant les cibles potentielles, soit en
exerçant un contrôle social informel sur des délinquants potentiels. Il y a aussi des
organisations, au premier rang desquelles la police mais aussi, par exemple, les services de
probation, les compagnies d'assurance, les services de lutte contre l'incendie et les collectivités
locales, qui disposent de données indiquant où et quand il se pose des problèmes particuliers de
criminalité. Avec ces données, nous savons où les organisations devraient collaborer pour
empêcher les éléments du crime de se rencontrer. Dans de nombreuses villes et communautés,
aujourd'hui, à travers l'Europe, il existe des partenariats locaux de prévention du crime,
auxquels collaborent des officiers de sécurité communautaires rémunérés sur des fonds publics.
En Grande-Bretagne, près des deux-tiers des collectivités locales participent à des groupes
multi-institutions. Dans les régions plus urbanisées, où le taux de criminalité est supérieur, plus
de la moitié disposent d'un coordinateur à plein temps rémunéré sur les deniers publics.
10.
Examiner l'opportunité d'une mesure de prévention du crime par rapport au contexte du
problème23
Il n'y a pas de remède miracle en matière de prévention du crime. Ce serait desservir la
prévention du crime et gaspiller les ressources que de ne pas étudier soigneusement les mesures
envisagées pour déterminer comment elles pourraient aboutir aux résultats souhaités dans des
contextes locaux spécifiques. La tâche est ardue, mais il n'y a pas d'autre solution si l'on veut
22
Voir M. Liddle et L. Gelsthorpe (1994a) Inter-agency Crime Prevention: Organising Local Delivery, Crime
Prevention Unit Paper 52, Londres: Home Office; M. Liddle et L. Gelsthorpe (1994b) Crime Prevention and Interagency Co-operation, Crime Prevention Unit Paper 53, Londres: Home Office; N. Tilley (1992) Safer Cities and
Community Safety Strategies, Crime Prevention Unit Paper 38, Londres: Home Office.
23
Voir N. Tilley (1996) Demonstration, Exemplification, Duplication and Replication in Evaluation Research,
Evaluation, Vol. 2, n° 1, pp. 35-50; R. Pawson et N. Tilley (1997) Realistic Evaluation, Londres: Sage; Laycock et
Tilley op. cit.
105
être efficace. Ce ne sont pas les mesures en elles-mêmes qui produisent effet, mais leur capacité
à déclencher des mécanismes de prévention dans des contextes déterminés.
Il y a de nombreux antécédents assez fâcheux de soi-disant "échecs" dans les efforts de
prévention du crime. Au départ, une nouvelle mesure soigneusement mise en œuvre se traduit
par un succès. Ses résultats sont claironnés et repris par les hommes politiques ou personnalités
influentes, soucieux de tirer publiquement parti de la dernière innovation pour réduire la
criminalité. La mesure est alors traitée comme une panacée, et son adoption générale est
préconisée de manière inconditionnelle. On l'applique largement sans guère s'interroger sur sa
validité pour toute situation criminelle particulière. Puis sont entreprises des évaluations
"scientifiques" d'exemples caractéristiques ou représentatifs. Les conditions spécifiques
indispensables à l'efficacité de la mesure étant rarement réunies, ces évaluations aboutissent
habituellement à des conclusions décevantes. Sauf si quelque impératif, politique ou autre,
exige que la mesure soit maintenue, la confiance dans son potentiel de prévention du crime
déclinera, et elle sera abandonnée. Commenceront alors de nouvelles recherches destinées à
apporter une nouvelle réponse au problème de la criminalité. Et le cycle recommencera. C'est ce
qui s'est produit, par exemple, pour la réinsertion des délinquants et la surveillance de quartier,
et il est probable qu'il en ira de même pour la télévision en circuit fermé qui est actuellement
très en vogue en Grande-Bretagne. S'agissant de la réinsertion et de la surveillance de quartier,
il a fallu quelques années pour se rendre compte que ces mesures peuvent produire un effet dans
certains cas, mais seulement si les conditions contextuelles sont remplies.
Les principes et la prévention du crime: équité, utilité, droits et responsabilités
La prévention du crime peut traiter efficacement les problèmes de criminalité sans
nécessairement rejeter toute la responsabilité sur les délinquants individuels, qui sont euxmêmes souvent victimes de conditions indépendantes de leur volonté. La prévention du crime
pose néanmoins effectivement des questions éthiques propres.
Les méthodes de prévention du crime, qui visent à faire obstacle aux occasions de crime,
posent le problème du déplacement du crime - le transfert du crime d'une cible, d'une méthode,
d'une date, d'une heure, ou d'une technique à une autre. Rien ne prouve qu'il existe un volume
fixe de crime et que celui-ce se manifeste seulement d'une manière plutôt que d'une autre - si tel
était le cas, nous pourrions collectivement tout aussi bien nous passer de serrures et d'antivols
sur nos maisons et nos voitures! Il peut cependant y avoir, dans certaines conditions, un
déplacement du crime, que les mesures de prévention soient le fait d'individus ou d'organismes
publics. Il s'ensuit que la prévention du crime doit inexorablement s'attacher à des
considérations de répartition du crime24. La question est avivée par ce que nous savons,
comme cela a déjà été indiqué sur l'inégale répartition du crime. Bien que les hommes
politiques ne soient guère enclins à les aborder, les politiques et pratiques de prévention du
crime posent des questions délicates quant à la justice distributive, dans ce cas avec une
connotation négative plutôt que positive. On pourrait répondre en disant que toute prévention du
crime devrait incomber aux individus, mais cette proposition risque d'être difficilement
défendable, eu égard à la mission de l'Etat, traditionnellement chargé d'assurer la sécurité
intérieure contre toute action prédatrice.
24
Voir R. Barr et K. Pease (1990) Crime placement, displacement and deflection, in: M. Tonry et N. Morris (éd.)
Crime and Justice: A Review of Research, Vol. 12, Chicago: University of Chicago Press; T. Hope (1996)
Communities, Crime and Inequality in England and Wales, in: T. Bennett (éd.) Preventing Crime and Disorder:
Targeting Strategies and Responsabilities, Cambridge: Institut de criminologie de l'université de Cambridge.
106
Il se pose également des questions d'utilité. Les intérêts de la communauté dans son
ensemble peuvent se heurter à ceux des individus. Ces derniers pourraient maximiser leur
immunité contre le crime en excluant tous les tiers qu'ils jugent indésirables, par exemple en
s'isolant dans des communautés retranchées et des centres commerciaux privés, phénomène déjà
courant dans certaines parties des Etats-Unis et qui commence aujourd'hui à apparaître en
Europe également. Néanmoins, les divisions sociales entraînées par de tels développements
peuvent contribuer à créer une société fracturée, de méfiance réciproque, ce qui réduit les
niveaux globaux d'utilité. Il existe aussi un problème d'utilité concernant la répartition des
efforts visant à prévenir la criminalité. Les ressources disponibles sont naturellement limitées.
Des services universels, suffisants pour agir sur les individus les plus exposés, seraient très
coûteux. Maintenant, détourner des ressources uniquement vers les individus censément les en
plus danger de sombrer dans la délinquance peut risquer de les stigmatiser.
Les idées quant aux droits susceptibles d'être affectés par les différentes méthodes de
prévention du crime peuvent varier d'un pays à l'autre. En Grande-Bretagne, la nécessité de
limiter strictement le droit de posséder des armes n'est guère, voire nullement, contestée, alors
qu'aux Etats-Unis, le port d'armes est un droit consacré par la Constitution, et tout effort tendant
à restreindre ce droit suscite une levée de boucliers. En Grande-Bretagne également, il n'y a eu
jusqu'à présent que de faibles résistances à l'introduction générale de la télévision en circuit
fermé dans les lieux publics en tant que mesure de prévention du crime. Dans la plupart des
pays d'Europe continentale, il est beaucoup plus vraisemblable qu'il y aurait opposition à la
télévision en circuit fermé parce qu'elle représente une menace pour les droits au respect de la
vie privée25. En Nouvelle-Galles-du-Sud, en Australie, les contrôles de l'alcoolémie des
conducteurs effectués par la police, au hasard, par éthylotest, ont été bien acceptés, et ont été
très efficaces pour réduire la mortalité sur les routes26. Il n'est pas certain que ce type de mesure
soit accepté dans beaucoup d'autres pays, même en Grande-Bretagne. Dans beaucoup de pays
d'Europe continentale, les cartes d'identité sont reconnues. En Grande-Bretagne, devoir les
porter est inconcevable.
La question de l'imputation des responsabilités est problématique. De l'avis général, il
est important que les délinquants assument en définitive la responsabilité de leurs crimes. Reste
que les victimes potentielles peuvent déjà beaucoup contribuer à réduire leurs propres risques
d'exposition au crime, et nombre de faits délictueux se produisent lorsque les victimes ont omis
de prendre ce que l'on pourrait considérer comme des précautions raisonnables. On hésite
cependant à leur attribuer une quelconque part de responsabilité, en estimant injuste de
culpabiliser la victime. Même lorsque les responsabilités pourraient sembler évidentes, par
exemple dans le cas de fabricants et distributeurs de biens à la merci du crime, voire conçus
comme des instruments de crime, les droits de fabrication et de distribution conformément aux
principes du marché peuvent dans certains pays être réputés avoir priorité sur les responsabilités
imputées et imposées aux entreprises.
Conclusions
-
25
Si l'on suit les préceptes énoncés, il existe un vaste champ effectif de prévention du
crime et de la criminalité.
Sur la question des droits spécifiquement concernés par la télévision en circuit fermé, voir S. Davies (1996) The
case against: CCTV should not be introduced, International Journal of Risk, Security and Crime Prevention, Vol.
1, n° 4, pp. 327-331.
26
Voir Homel (1995) op. cit.
107
-
La prévention du crime n'est pas unique et définitive. Elle exige une attention continue
pour les problèmes en devenir de la criminalité nationale et locale.
-
Pour organiser une prévention du crime efficace, il est indispensable d'examiner
précisément comment les mesures envisagées joueront dans des contextes particuliers
pour produire les résultats recherchés.
-
Les décideurs et les praticiens de la prévention du crime doivent être conscients des
postulats moraux intégrés dans leur démarche et être à même de les défendre.
108
Communications écrites relatives au thème 1:moyens et action pour
combattre efficacement la grande criminalité dans le respect des droits de
l'homme
ii.
Autres moyens (prévention du crime, action dans le domaine social emploi, jeunes - politique de la ville, etc.)
Communication écrite par M. Jean-Marc ELCHARDUS, Membre du
Conseil scientifique criminologique, Professeur des Universités, Lyon
(France)
Place de la psychiatrie dans le traitement pénal
Parmi les moyens mis en œuvre pour combattre la grande criminalité, les plus efficaces
restent jusqu'à présent les mesures incitatives et répressives destinées à encourager le respect
des lois, et à punir leur transgression. La place des mesures sanitaires ou thérapeutiques ne peut
être qu'annexe, même s'il fut une époque, finalement brève, pendant laquelle la criminologie
positiviste a tenté d'imposer, sans succès, le modèle médical comme paradigme de
l'identification et du traitement du criminel.
La médecine, et plus particulièrement la psychiatrie, ont pourtant toujours été partie
prenante du système pénal. Depuis l'avènement de la justice rétributive et égalitaire, il existe
ainsi des rapports indissolubles entre justice et psychiatrie. Ces rapports oscillent entre la
collaboration et la subordination, la concurrence et l'alliance. De manière schématique, on peut
dire que ces rapports sont dominés par des interventions indispensables au fonctionnement de la
justice et dans lesquelles le psychiatre ne peut être remplacé.
Le psychiatre est indispensable au magistrat pour deux raisons principales, et il est par
ailleurs utile au fonctionnement de la justice dans plusieurs autres de ses activités. Les deux
raisons principales portent sur ses fonctions d'expert, capable d'apporter un regard scientifique
sur le fonctionnement psychique humain et ses éventuelles anomalies. C'est ainsi qu'il est appelé
à reconnaître et mettre en forme dans ses expertises l'éventuelle maladie mentale du prévenu,
qui annulera ou amoindrira sa "responsabilité" pénale. Il doit également se prononcer sur la
"dangerosité" du criminel, au sens criminologique d'une évaluation du risque de récidive.
Dans plusieurs pays d'Europe, une troisième mission confiée à la psychiatrie est partie
intégrante du système de la justice pénale. Il s'agit d'institutions combinant exécution de la peine
et action thérapeutique, dans lesquelles le psychiatre applique des traitements aux criminels
présentant des troubles psychiques, dans l'attente que ces traitements diminuent la dangerosité.
Ces trois missions schématiquement résumées, constituent le "noyau dur" de la demande
sociale adressée à la psychiatrie en matière de justice. Il s'agit de la base criminologique fixe et
immuable de la place du médecin dans tout système de justice pénale, quels que soient les
modalités ou les aménagements mis en œuvre dans chaque pays pour sa réalisation. La
justification en est très simple: la justice ne peut réprimer la folie sans se dénaturer, et seul le
savoir scientifique du médecin est en mesure de lui apporter des éléments objectifs de jugement,
puis une alternative ou un complément à la peine, qui sous couvert de "guérison" apporte une
solution apaisante à une violence, alors définie comme pathologique.
109
Autour de ce "noyau dur" criminologique, indispensable au fonctionnement de la justice,
une autre mission est confiée à la psychiatrie. Au regard de cet impératif premier, elle peut
paraître accessoire, mais c'est en fait elle qui s'est le plus considérablement développée depuis
plusieurs dizaines d'années dans les pays occidentaux.
Cette mission concerne l'état de santé de la population pénale. La présence de
psychiatres, ou mieux, d'équipes de soins psychiatriques en milieu carcéral est amplement
justifiée par la morbidité de cette population sur le critère de la santé mentale.
De ce descriptif schématique de l'intervention du psychiatre dans le champ judiciaire, il
ressort que, dans le principe, ce médecin n'est concerné que par des questions de santé et de
pathologie. Il laisserait ainsi à d'autres intervenants l'application de mesures sociales, ou la
rééducation de comportements dommageables. S'il ne faut pas perdre les principes de vue, il
serait abstrait et irréaliste de s'en tenir là, sans examiner plus avant le champ complexe des
interactions autour de ces problèmes.
I.
LA FONCTION D'EXPERTISE
L'expertise psychiatrique porte sur l'évaluation de la responsabilité, ou plus précisément
sur les troubles psychiques susceptibles d'abolir ou d'altérer la responsabilité pénale du prévenu.
Elle porte également sur une évaluation de la dangerosité. Plusieurs difficultés sont propres à
cet exercice.
La première de ces difficultés porte sur des problèmes de langage et de communication.
L'ensemble de la psychiatrie est loin de parler d'une même voix, et les critères d'analyse et
d'interprétation de faits ou d'observations semblables varient considérablement selon les cadres
de référence de la pratique psychiatrique prédominant dans tel ou tel pays. Ni la norme
juridique, ni la norme sociologique ne sont en mesure de fonder un diagnostic de trouble
mental, qui doit être rapporté à l'histoire de l'individu, et en ce sens il devient difficilement
généralisable.
Toutefois, des efforts d'unification du discours psychiatrique sont réalisés à travers les
grandes classifications internationales des maladies mentales (CIM 9, CIM 10, DSM IV...) et,
au moins à titre descriptif, il existe ainsi une référence sinon conceptuelle, du moins langagière
à tout l'exercice de la psychiatrie.
Le deuxième écueil réside dans les voies de communication de l'information entre
mondes médical et judiciaire. L'avis de l'expert ne porte pas sur des notions juridiques, mais sur
des données d'observation clinique. Les informations appartiennent à des systèmes logiques
différents, et le passage de l'un à l'autre nécessite un travail d'interprétation. La perception de
cette nécessité n'est pas toujours acquise, et il arrive plus souvent qu'il ne devrait que les
données cliniques soient interprétées de facto, comme des faits objectifs, et parfois pratiquement
comme des preuves. Cette communication entre psychiatre et magistrat appelle donc un effort
particulier de part et d'autre afin que les propos ne soient pas déformés, en étant transposés sans
précaution d'un contexte dans l'autre.
Cette question est très sensible dans les grandes affaires criminelles, dans lesquelles
l'expertise du psychiatre peut être interprétée selon les cas, soit comme une tentative d'excuser
110
le geste par la folie, soit comme une preuve scientifique d'incurabilité. Dans les deux cas, les
sanctions prononcées auront tendance à être plus lourdes.
Ces problèmes d'évaluation psychiatrique et de mise en forme recevable des
constatations se posent d'autant moins que la pathologie du prévenu est évidente et grave. Ces
malades seront, selon les pays, orientés vers des établissements pénitentiaires spécialisés, ou
vers le système public des hôpitaux psychiatriques. La tendance actuelle en psychiatrie légale
est cependant d'éviter l'irresponsabilisation du délinquant malade mental, en considérant que,
pour ces sujets - aussi perturbés soient-ils - ne pas prendre en compte leur acte dans la réponse
publique d'un procès équivaudrait à une "mort psychique".
L'interprétation devient plus délicate quand il s'agit d'affection mentale moins grave, ou
de trouble de la personnalité. La marge d'incertitude s'accroît alors, poussant le discours de
l'expert vers une analyse de probabilités et une zone de doute à laquelle le juge est réticent.
L'exemple des "personnalités anti-sociales" ou des "personnalités psychopathiques" est à cet
égard éloquent. Il s'agit de perturbations émotionnelles favorisant les passages à l'acte
délictueux, mais sans qu'un trouble psychique suffisamment flagrant puisse faire évoquer
l'irresponsabilité. Traditionnellement, ces personnes dérivent entre l'hôpital psychiatrique et la
prison, sans qu'il y ait de solution véritablement satisfaisante à leur prise en charge. En fait,
l'expérience des psychiatres travaillant en milieu pénitentiaire montre qu'un soin de ces
personnes violentes est possible et que, sous l'apparente uniformité de leur comportement
déviant, se révèle la plupart du temps une pathologie profonde et complexe. Ni les médecins, ni
les magistrats ne peuvent donc se satisfaire de catégories fondées exclusivement sur les actes,
dans ce que Bernheim définissait comme un "conflit négatif de compétence".
L'expertise de la dangerosité a prêté le flanc à de nombreuses critiques, de par son
manque de fiabilité. La recherche dans ce domaine porte encore largement sur des critères
statistiques, qui ne peuvent être appliqués sans risque de faux positif ou faux négatif à la
trajectoire d'un individu déterminé. Sans aller plus avant, il conviendrait dans ce domaine de
s'intéresser davantage aux modalités d'un contrôle continu et pluri-disciplinaire, plutôt qu'au
seul avis expertal du psychiatre, qui n'est pas l'acteur social toujours le plus compétent dans ce
qui est davantage une prévision qu'un pronostic (CANEPA). Autant la question de la violence
est présente dans le champ psychiatrique, autant il est impossible de circonscrire une "clinique
de la dangerosité".
Un autre axe de questions posées par le magistrat au psychiatre, mais aussi au
psychologue, consiste à apporter dans leurs expertises les éléments recueillis dans leurs
examens du prévenu pour éclairer les instances de jugement sur les composantes subjectives et
psychologiques des actes commis. Parallèlement à l'expertise criminologique rappelée plus
haut, il s'agit alors d'apporter devant le tribunal la dimension psychologique de la personne,
susceptible d'éclairer les faits qui sont l'objet du procès. En quelque sorte, l'expert n'est alors
plus seulement le détenteur reconnu du savoir sur les anomalies mentales, mais il devient celui
qui rend compte de la subjectivité de l'auteur des faits et, éventuellement de la signification
qu'avait pour lui son acte.
Dans l'ensemble de ces opérations d'expertise, la mission du médecin, bien que
déterminée par la justice, reste soumise aux règles déontologiques de sa profession référées aux
droits de l'homme. Ainsi, la présomption d'innocence, le consentement de l'intéressé et le
respect d'une confidentialité pour les constats étrangers aux questions de la mission d'expertise,
font partie des règles éthiques qui devraient définir la position de l'expert envers la personne
111
confiée à son examen. De ce point de vue, plusieurs arguments militent en faveur d'une
conception de l'expertise non pas comme un acte thérapeutique en soi, mais néanmoins doté
d'une vertu thérapeutique ou anti-thérapeutique.
II.
LE SOIN PSYCHIATRIQUE DE LA POPULATION PENALE
Un rapport du Haut-Comité de la santé publique français de 1993 estime, parmi
beaucoup d'autres publications avançant les mêmes chiffres, que 20% des détenus relèvent de
soins psychiatriques. Selon les établissements, 45 à 60% des détenus entrant sont porteurs de
troubles psychopathologiques, ou ont des antécédents psychiatriques personnels ou familiaux.
En terme de diagnostic de structure pathologique, les diagnostics les plus fréquents sont, selon
les critères du DSM III R, les "personnalités anti-sociales", les structures "limites" ou border
line, et les personnalités "passives-agressives".
Il s'agit donc d'apporter des soins psychiatriques valides à cette vaste population, dans
une perspective de santé publique, davantage que dans l'espoir criminologique d'une diminution
de la dangerosité. Tout en n'étant pas prioritaire, cet objectif n'est cependant pas absent, et peut
être parfois mis en avant dans certains pays ou pour certains types de délits. Quoiqu'il en soit, ce
dispositif psychiatrique à mettre en œuvre auprès de la population carcérale appelle des
aménagements et des moyens importants. Un soin psychiatrique de qualité ne peut être le fait
d'un psychiatre isolé, mais d'une équipe capable de fonctionner comme une institution.
Les rapports entre justice et psychiatrie ne peuvent donc reposer sur une frontière stricte
de leur domaine respectif, chacune s'occupant de ses "clients" après un tri préalable légitimé par
un examen scientifique. Malgré cette évidence, le "mythe fondateur" ségrégationniste continue
pourtant d'organiser la réponse des institutions au domaine confus, et confusionnant, concernant
la violence, le crime et la folie. Faute de parvenir à instituer des systèmes univoques,
reconnaissables par tous, et dénués d'ambiguïté – la sanction et la réhabilitation au système
pénal, le soin et la guérison au système sanitaire –, il faut bien accepter un modus vivendi dans
lequel la peine ne sera pas indifférente aux soins des troubles psychiques et où l'institution
psychiatrique ne sera pas dénuée de préoccupations criminologiques.
L'aménagement de cette nécessaire collaboration peut, selon les pays et les traditions
culturelles, prendre des formes différentes. Ainsi, en France, une part importante de
l'organisation des soins psychiatriques dans le système pénal est confiée à des services de
psychiatrie dépendants du secteur public de santé et domiciliés au sein des maisons d'arrêt. Il
existe ainsi une indépendance technique de principe de ces services envers l'administration
pénitentiaire, tant dans les moyens employés que dans les buts poursuivis. En effet, il s'agit
clairement d'apporter à la population incarcérée des soins comparables à ceux des hôpitaux
publics, selon les mêmes règles déontologiques que pour la population générale. Ainsi, en
particulier, il n'est pas question, quel que soit le paradoxe, d'hospitaliser sous contrainte dans un
tel service intra muros une personne détenue, qui ne recevra des soins que selon les règles
déontologiques habituelles du consentement libre et éclairé.
Dans d'autres pays, par exemple en Italie ou en Allemagne, ce sont des institutions
hospitalo-judiciaires qui prendront en charge les détenus relevant de soins. L'accent est alors
mis sur les impératifs du soin, et le service sera organisé en fonction des règles du traitement, y
compris dans la mise en place de mesures intermédiaires de libération d'essai et de reprise
progressive de la vie civile. Dans ces institutions, l'équipe médicale reste cependant en charge
112
d'une part importante des aspects sécuritaires et, d'une certaine manière, le médecin est sommé
de rendre compte des éventuelles récidives de comportement criminel du patient confié à ses
soins.
L'on voit ainsi se dégager, quelle que soit la qualité des soins apportés, deux options
fondamentalement différentes sur l'intervention du psychiatre auprès de la population pénale.
Dans la première, il interviendrait uniquement dans une politique d'accès égalitaire de la
population carcérale aux soins de la population générale, sans qu'un bénéfice criminologique
direct soit attendu de cette intervention, même s'il est clair que pour certaines personnes
exposées à la violence, un meilleur équilibre psychologique leur évitera de commettre de
nouveaux délits. Dans l'autre option, l'organisation sanitaire est appelée à intervenir directement
dans le traitement pénal, non seulement pour soigner les troubles psychologiques mais autant, et
peut-être même surtout, pour obtenir des modifications des comportements violents ou
délinquants, grâce aux moyens et aux techniques de la psychiatrie.
Que la psychiatrie en milieu pénitentiaire intègre, ou n'intègre pas, la finalité
criminologique de diminution de la récidive dans ses objectifs et ses techniques de soin est un
choix qui découle de plusieurs facteurs. Parmi ceux-ci, on peut citer brièvement le statut,
différent selon les pays, faisant dépendre le système sanitaire en milieu pénal soit de
l'administration pénitentiaire, soit de la santé publique. Les options de politique criminelle
trouvent là l'une de leurs applications en développant plus ou moins les services de probation,
les réformes pénitentiaires par réalisation d'objectifs, ou en désignant des filières pénales
spécifiques pour certaines catégories criminologiques. Dans ces choix interviennent également
les traditions médicales et les politiques sanitaires, qui selon les pays confient préférentiellement
soit à la psychiatrie publique, soit au système d'aide sociale, la gestion des grandes inadaptations
sociales. Ici, l'accent sera mis sur une pathologie à traiter, et là sur un travail social de
réinsertion à réaliser.
En France, l'organisation de la médecine somatique et de la psychiatrie auprès de la
population pénale dépend directement du ministère de la santé, ce qui a été mis en forme par la
loi du 18 janvier 1994. Ce choix implique clairement la reconnaissance de l'indépendance
technique de l'activité clinique envers les contraintes de l'organisation pénitentiaire. Il s'agit de
réaliser l'égalité d'accès au soin de la population pénale avec le reste de la société civile. En
matière de psychiatrie, les services médico-psychologiques régionaux (SMPR) implantés dans
une maison d'arrêt de chaque région pénitentiaire, sont de véritables services unifiés de
psychiatrie en prison, complètement intégrés au dispositif sanitaire de santé mentale.
L'indépendance technique des acteurs du secteur sanitaire en milieu pénal est ainsi
structurellement assurée.
Dans la plupart des autres pays, les services médicaux dépendent de l'administration
pénitentiaire, et il revient alors aux cliniciens d'établir le cadre et les limites définissant leur
activité au sein du monde pénitentiaire.
Si cette question de l'indépendance technique est aussi importante, c'est parce qu'il s'agit
d'une frontière majeure permettant de distinguer, d'une part, ce qui est de l'ordre de la médecine
et, d'autre part, les autres programmes de rééducation ou de modification du comportement qui
relèvent davantage d'interventions psychosociales que de soins proprement dits.
Les techniques de modification des comportements ne sont en effet pas l'apanage de
médecins, de psychologues, ou d'équipe soignante, et peuvent être mises en œuvre par des
113
opérateurs ayant acquis ces techniques, sans que la référence thérapeutique n'apparaissent alors
clairement dans ce qui devient la réalisation d'un "programme". Ce flou sur les références, bien
au-delà des choix techniques eux-mêmes, peut ouvrir le risque d'un dérapage, parfois insidieux
entre, d'une part, une position définie, de manière éthique, déontologique et clinique par la prise
en charge dans les règles de l'art, d'une pathologie repérée en tant que telle et, d'autre part, des
entreprises normatives, utilisant des techniques médicales, voire des médicaments, dans un but
non plus de soin mais de normalisation des comportements déviants.
Si ces risques de dérapages sont "insidieux", c'est que les points de repère justifiant et
informant l'action peuvent devenir méconnaissables; il en est ainsi de médecins prescrivant,
dans le cadre carcéral, des quantités excessives et systématiques de neuroleptiques, ou encore de
l'offre faite de manière générique à certains types de délinquants de se soumettre à des
programmes de rééducation, en les leur présentant pratiquement comme des mesures de
probation. Il n'est pas étonnant que ce débat porte de la manière la plus aiguë quand il s'agit de
proposer des soins, d'offrir un programme de réhabilitation ou d'appliquer un traitement aux
auteurs de certaines catégories de délit. Il s'agit des violences heurtant de la manière la plus
grave le sens moral, ou venant renverser les tabous les plus sensibles de l'organisation sociale. Il
en est ainsi des crimes sexuels, de la pédophilie, des violences apparemment gratuites, des
meurtres en série...
Alors que la grande majorité de la population carcérale est abandonnée à un certain
dénuement thérapeutique dans l'indifférence générale, ces criminels focalisent l'attention du
public et la demande de traitements énergiques qui aillent au-delà de la stricte application d'une
peine.
III.
FAUT-IL DES SOINS SPECIFIQUES A CERTAINES CATEGORIES DE
CRIMINELS?
C'est pour ces auteurs de violence que se posent avec la plus grande insistance la
question de leur repérage: sont-ils des malades? sont-ils des criminels? Il n'est pas étonnant que
ce soit à propos des transgressions les plus scandaleuses que s'actualise la question de fond
introduite plus haut. Il semblerait que soit atteint là, en particulier pour les meurtres d'enfants,
un point limite où la question d'une responsabilité sociale partagée entre les grandes institutions
soit dépassée. En abolissant la peine de mort, la société a pourtant choisi de conserver en son
sein ceux en qui elle ne peut se reconnaître. Dès lors, il ne saurait être question d'exécuter une
"mort sociale" qui serait plus douce, et sans doute plus inaperçue sous couvert d'une consolation
thérapeutique. Il ne saurait être non plus question malgré la lourdeur des peines, de fonder une
population de quelques individus qui, au motif de leur inhumanité, seraient exclus du droit
commun.
C'est ici que se pose la question d'une "Psychiatrie spéciale" pour certaines catégories de
délinquants. Faut-il mettre en place, pour les auteurs de certains types de délit, des filières
thérapeutiques spécialisées qui leur seront réservées? Certains pays répondent à cette question
par l'affirmative, et l'exemple type en est l'Institut P. Pinel à Montréal. Le contexte nordaméricain favorise la multiplication de programmes d'interventions psycho-sociales sur la
population délinquante et l'Institut Pinel en serait l'expression médicalisée. Les exigences
déontologiques et l'indépendance technique semblent pouvoir y être respectées dans la mesure
où il s'agit d'une institution de grande taille, au poids scientifique mondialement reconnu.
114
Pour en revenir à l'exemple français, c'est à propros de crimes sexuels pédophiliques
particulièrement graves que le principe de séparation et d'indépendance entre justice et
psychiatrie semble pouvoir être remis en question. Devant la réaction sociale face à de tels
crimes, un ensemble de mesures légales récentes s'est centré sur cette cible. A côté des mesures
strictement répressives (peines à perpétuité, allongement de la période incompressible), d'autres
concernent la prise en charge thérapeutique et le contrôle médical de ces criminels. Ainsi, à
partir du décret du 4 août 1995, il est en effet dorénavant attendu que pour les délinquants
sexuels un dispositif de soins médico-psychologiques soit obligatoirement conjoint dans les
conditions d'accomplissement de la peine, et qu'un avis psychiatrique préside à leur éventuelle
remise en liberté, au motif d'une évaluation de leur dangerosité.
Il faudrait cependant éviter une lecture trop univoque de ces mesures légales. En effet, si
le premier mouvement consiste à l'interpréter comme un aveu d'impuissance du pouvoir
judiciaire devant l'excès de scandale et la délégation à l'instance sanitaire d'une responsabilité
impossible à assumer, une autre lecture doit cependant être proposée. La fonction judiciaire
n'est en effet pas entièrement dénuée de moyens pour neutraliser ces individus violents et
répondre ainsi à l'attente du public. Les peines de longue durée, incompressibles, viennent
soulager la vindicte et partiellement rassurer sur l'effacement du "monstre". Dans cette stricte
logique pénale, l'intervention de la psychiatrie paraît bien accessoire, à la limite d'un supplément
d'âme ou d'humanité...
C'est bien dans la mesure où le législateur réintroduit la notion de responsabilité sociale
envers le criminel qu'il fait état, dans ses mesures spécifiques, d'une obligation d'accès aux
soins. En reprenant le texte du décret du 4 août 1995, il n'est en effet pas question d'un soin sous
contrainte, qui serait systématiquement appliqué au criminel sexuel, afin de modifier son
comportement et de permettre sa sortie en toute sécurité, mais bien plutôt d'une obligation de
mise à disposition des moyens du soin pendant toute la durée de la peine, sans que soient
déterminés a priori ni le contenu de ce soin, ni les attentes d'un résultat positif, ni même que
l'individu en question accepte de s'y engager. En somme, il est question d'une obligation de
moyens, avec laquelle le clinicien ne peut qu'être d'accord, et non d'une contrainte de soins, et
encore moins d'une obligation de résultats.
Ainsi, au-delà d'une vision trop facile et fausse qui raisonnerait de manière idéologique
sur des champs de compétence largement surévalués et découpés selon des clivages artificiels, il
convient de s'intéresser au jeu de différentes fonctions, marquées par des finalités et des moyens
différents et portés par des institutions de nature différente. Toute la difficulté vient, dans les cas
où la détresse sécuritaire de la collectivité est exacerbée, de sauvegarder entre ces institutions
des enjeux qui ne soient pas totalitaires.
Il ne faut pas sous-estimer la tendance de chaque grande institution sociale vers une
régression totalitaire. La justice y est d'autant plus soumise qu'une insuffisante séparation des
pouvoirs la placerait dans la dépendance du politique. La fonction répressive est après tout la
justification originaire du système judiciaire, et sa structure est largement orientée pour
l'application de la logique répressive. L'objectif généreux de réhabilitation du condamné par la
peine reste encore dans trop de cas à démontrer. C'est bien parce que les juristes et les
magistrats et, au-delà, les législateurs sont capables de se "décoller" de cette logique, que la
justice n'est pas le simple bras séculier de la vengeance sociale, mais une institution fondatrice
du statut du citoyen et du respect des droits de l'homme.
La médecine n'a certes pas un poids institutionnel et une fonction fondatrice aussi
115
inscrite mais, dans ses règles déontologiques, elle porte le droit de l'accès aux soins de tout
homme, quelles que soient ses fautes, et la garantie que tous les moyens disponibles seront
utilisés pour soulager la souffrance et, si possible, la guérir. Son risque de dérive totalitaire
découlerait d'un abus du pouvoir qu'elle détient sur l'humain, en le soumettant à ses techniques
et en oubliant qu'en premier lieu le médecin est responsable devant son patient, avant de l'être
devant la société. Cette tentation s'est à de multiples reprises illustrée au cours de l'histoire
récente par le détournement, au profit d'idéologies condamnables mais aussi de buts sociaux
estimables, des moyens de la médecine ou de la psychiatrie en rupture avec les règles
déontologiques du libre consentement, du secret, et du bénéfice thérapeutique individuel.
Ces tendances totalitaires existent en permanence, et elles sont vigoureusement
sollicitées par la pression de la commande sociale. Dans le domaine de la criminalité sexuelle,
la marge de manœuvre est extrêmement étroite, et un drame récent dans un hôpital pénitentiaire
d'un pays de la communauté européenne vient le rappeler. En sortie d'essai sous la
responsabilité du médecin chef de l'établissement, un patient a commis le meurtre d'un enfant
dans le voisinage immédiat de l'hôpital. La réaction sociale a été, comme on peut le
comprendre, extrêmement scandalisée et accusatrice. Ce drame a eu des conséquences terribles
sur la vie de cet hôpital, aussi bien sur le sort des autres détenus que sur la solidité des équipes
et de leurs projets. L'intensité du drame, en braquant une lumière crue sur une responsabilité qui
devenait alors totale, ôtait tout espace d'appréciation et d'interprétation à ce qui n'était plus que
des faits complètement surdéterminés. En dehors même de toute tentative de justification, toute
réponse évoquant une incertitude mesurée, une part inévitable de risque, un essai
d'accompagnement, tous ces arguments étaient voués à l'échec. Brutalement, l'institution
thérapeutique était renvoyée, par la négative, à son aspect totalitaire, au sens où, dans de
pareilles circonstances, elle aurait à assumer complètement ce qui devient une faute
impardonnable. Bien entendu, cela sous-entend qu'elle disposerait de la maîtrise absolue de ses
pensionnaires.
Même si le grand public, saisi par l'urgence de l'exorcisme, ne peut en mesurer la portée,
c'est sur des limites et sur une part plus grande d'impuissance que de maîtrise, que peut
s'actualiser la réponse sociale que les institutions judiciaires ou médicales peuvent mettre en
œuvre auprès de ces grands criminels. Il s'agit là probablement du meilleur antidote à la
tentation de toute puissance et de maîtrise totalitaire. Dans le domaine des interventions
thérapeutiques, l'ensemble du paysage est encore dominé par le fameux nothing works qui
constatait il y a une vingtaine d'années de manière désabusée l'échec de l'ensemble des moyens
médico-psychologiques appliqués à des populations de détenus, quant au strict bénéfice sur la
récidive.
Pour autant, le soin des personnes extrêmement violentes est loin d'être dénué d'intérêt,
comme le prouvent les multiples expériences publiées (Balier, Duncker, Bernheim...). La prise
en charge des troubles psychologiques en milieu carcéral, dès lors qu'elle obéit aux mêmes
règles et avec les mêmes moyens que dans la population civile, trouve le même succès. Celui-ci,
bien que relatif, a quand même transformé profondément les conditions de prise en charge et le
destin des malades mentaux depuis une cinquantaine d'années.
L'organisation des services de psychiatrie en système pénal dans les pays européens tient
largement compte de la complexité de ces problèmes et il n'y a plus, nulle part, d'organisation
déléguant entièrement à la psychiatrie la gestion de la dangerosité de ceux qui apparaissent
comme les plus incontrôlables, ou les plus fous. Le système des hôpitaux pénitentiaires italiens
a été largement désaffecté, et les grandes institutions de défense sociale belges ou allemandes
116
bénéficient de dispositifs réglementaires extrêmement précis qui évitent de laisser au psychiatre
la gestion et la responsabilité entière des patients "difficiles". Ce qui persiste d'un tel danger
résiderait dans l'édification d'une "psychiatrie spéciale", qui, au nom de techniques réputées
éprouvées et, surtout, grâce à la promesse d'une évaluation constante, parviendrait à convaincre,
après des dizaines d'échecs préalables, qu'il existerait une quelconque sécurité criminologique à
confier à des programmes de modification du comportement ou de personnalité des individus
pris globalement, génériquement, en fonction non de leur histoire personnelle, mais de leur
appartenance à telle ou telle catégorie de délinquants. L'on sait depuis longtemps, que les
catégories pénales et les catégories cliniques sont irréductibles l'une à l'autre et que, si le soin est
largement justifié auprès de la population pénale, il doit être fait selon les règles cliniques et non
selon les attentes, bien que légitimes, du sentiment sécuritaire du public.
117
Communication écrite par M. Saulius KATUOKA, Professeur de droit
international, Président du Centre des droits de l'homme de la Lituanie,
Vilnius
Le rôle du centre des droits de l'homme de la Lituanie dans la protection des droits de
l'homme
L'objet de ce Séminaire, dont la matière est de première actualité, est d'importance pour
qu'on puisse assurer les droits et les libertés de l'homme et, de cette manière, apporter sa
contribution au développement de la démocratie.
En tant que représentant d'une organisation non gouvernementale (ONG) - à savoir le
Centre des droits de l'homme de la Lituanie -, je suis particulièrement sensible au fait que les
ONG aient été invitées à participer à cette rencontre.
Dans un premier temps, je me permettrai de vous présenter le Centre des droits de
l'homme de la Lituanie.
Cette ONG a été fondée en décembre 1994. Son statut, enregistré par le Ministère de la
Justice le 5 septembre 1995, prévoit que le Centre des droits de l'homme de la Lituanie est
chargé de:
-
stimuler la société pour l'intéresser aux droits de l'homme et les respecter;
exécuter des programmes d'enseignement;
organiser des recherches scientifiques en matière de droits de l'homme;
analyser les problèmes de droits de l'homme et soumettre les mesures de leurs solutions
aux législateurs et au Gouvernement;
développer l'activité culturelle en matière de droits de l'homme.
Actuellement, le Centre compte une centaine de membres, dont la majorité sont des
juristes.
A mon avis, chaque ONG qui s'occupe d'enseignement, d'éducation ou d'information,
peut apporter son assistance à la procédure de la protection des droits et des libertés de l'homme.
Lorsqu'un crime est commis, l'auteur et sa victime ont affaire à certaines institutions
publiques, qui, notamment dans cette étape de leurs activités, doivent assurer et respecter les
droits et les libertés de l'homme. Il faut que chaque personne interpellée connaisse ses droits. La
pratique montre que la police ou les autres institutions d'Etat ne font pas toujours les démarches
pour expliquer à une personne gardée à vue quels sont ses droits fondamentaux. Le magistrat,
Mr A. Goda, en collaboration avec le Centre des droits de l'homme de la Lituanie, a préparé un
bref et clair "Aide-mémoire" où figurent les droits fondamentaux d'une personne arrêtée.
Selon les lois de la Lituanie:
-
une personne ne peut être gardée à vue plus de 48 heures sans décision de la cour
(tribunal);
-
toute personne gardée à vue doit être avisée de l'infraction pénale pour laquelle elle est
118
inculpée;
-
une personne gardée à vue doit être interrogée au cours des 24 heures qui suivent. Elle a
le droit de garder le silence. On ne peut pas forcer une personne prévenue de témoigner
contre elle-même ou de s'avouer coupable. La torture et l'humiliation sont interdites.
La loi dispose que tout accusé ou prévenu a droit notamment à se faire assister
gratuitement d'un interprète, s'il ne comprend pas ou ne parle pas la langue lituanienne.
Tout accusé a le droit de se défendre lui-même et de bénéficier de l'assistance d'un
défenseur (avocat) de son choix, et s'il n'a pas les moyens de le rémunérer, il peut être assisté
gratuitement d'un avocat d'office.
L'opinion publique s'est montrée favorable à la préparation de l'Aide-mémoire des droits
fondamentaux d'une personne prévenue par le Centre des droits de l'homme de la Lituanie,
parce que beaucoup de gens ne savaient pas quels étaient les droits d'une personne prévenue ou
accusée.
Au mois de mai 1993, la Lituanie est devenue membre du Conseil de l'Europe. En 1995,
la Lituanie est allée plus loin et a ratifié la Convention européenne de sauvegarde des droits de
l'homme et des libertés fondamentales, y compris ses Protocoles 1, 4, 7 et 11. Néanmoins, la
société ne savait pas quel mécanisme international existait pour la protection des droits et des
libertés de l'homme, ni comment les droits et les libertés violés peuvent être restitués. C'est
pourquoi la conférence sur la "Mise en œuvre de la Convention européenne de sauvegarde des
droits de l'homme et des libertés fondamentales en Lituanie", organisée en novembre 1995 par
le Centre des droits de l'homme de la Lituanie, a eu un grand succès. A notre avis, les
programmes d'enseignement et d'information ont atteint leur but.
Un autre problème qui fait l'objet de bien des discussions en Lituanie est la peine de
mort. Ce n'est pas le phénomène des cultures primitives ou des Etats non civilisés que l'on veut
montrer parfois. Dans chaque Etat, il y a des partisans de la peine de mort et il y a des gens qui
sont contre la peine de mort. Il y a beaucoup d'intellectuels, d'hommes politiques, qui ont des
arguments pour ou contre la peine de mort.
Selon A. G. Amsterdam, dans l'argumentation des partisans (approbateurs) de la peine
de mort, on trouve trois idées fondamentales: la première, l'idée de la récompense; la seconde,
l'idée de l'isolation; et la troisième, l'idée de l'intimidation. Les opposants à la peine de mort se
tiennent au même schéma de la démonstration en affirmant que la peine de mort n'est pas
efficace au point de vue de l'intimidation, le désir de l'appliquer brutalise la société et,
finalement, l'exécution de la peine de mort n'évite jamais le mécontentement de la société.
Dans le Code pénal de la Lituanie occupée, la peine de mort était prévue dans seize
articles du Code pénal concernant les crimes contre l'Etat (10 articles), les crimes contre la
propriété (article 95), les crimes contre la vie, la liberté et la sûreté d'une personne (individu)
(articles 105-118), les crimes des fonctionnaires (article 180), les crimes contre l'administration
publique (article 203), les crimes contre la sécurité publique et l'ordre public.
La Lituanie étant devenue indépendante, la loi du 3 décembre 1991 sur le complément et
les modifications du Code pénal et du Code correctionnel a été adoptée. Selon cette loi, dans le
Code pénal, la peine de mort a été abolie pour tous les crimes contre l'Etat et pour les autres
119
crimes, sauf le meurtre avec préméditation dans des circonstances aggravantes (article 105).
Selon l'information de l'Institut de droit de la Lituanie, après la restitution de
l'indépendance de la Lituanie, la peine de mort a été prononcée seulement en vertu de l'article
105 du Code pénal. De 1990 à 1995, la peine de mort en Lituanie a été prononcée à l'encontre
de trente-et-un assassins, pour quatre d'entre eux la peine de mort a été exécutée, pour les vingtsix autres, la peine de mort a été changée en réclusion à perpétuité.
En ce qui concerne les résultats des enquêtes sociologiques, la plupart des Lituaniens
approuvent l'application de la peine de mort. Ces résultats sont les suivants:
-
en décembre 1990: 60% des interpellés approuvent la peine de mort, 27% sont contre la
peine de mort;
-
en septembre 1992: 66% et 19% respectivement.
A l'approche des élections de Seimas, il était difficile pour les parlementaires d'adopter
la loi sur l'abolition de la peine de mort. Dans cette situation, c'est le Président de la Lituanie qui
en a pris l'initiative. Le Président de la République a proposé de résoudre le problème de la
peine de mort en trois étapes. La première étape est liée à la non-exécution de la peine de mort,
la deuxième à la non-prononciation de cette peine et la troisième à l'abolition légale (juridique)
de la peine de mort en Lituanie. On pourrait espérer qu'au terme de la troisième étape, la
Lituanie ratifierait le Protocole no 6 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de
l'homme et des libertés fondamentales concernant l'abolition de la peine de mort.
La majorité du Conseil du Centre des droits de l'homme de la Lituanie soutient l'idée de
l'abolition de la peine de mort.
Le célèbre savant italien, Cezare Beccaria, un des plus influents théoriciens du droit
pénal, précise clairement sa pensée: "... si je prouve que la peine de mort n'est ni nécessaire, ni
utile, je gagnerai l'affaire humaine". On peut dire également: si le Centre des droits de l'homme
de la Lituanie prouve que la peine de mort en Lituanie n'est ni nécessaire, ni utile, il gagnera la
lutte humaine en consolidant le droit naturel de l'homme à la vie.
J'aspire fortement à cette victoire du Centre des droits de l'homme de la Lituanie.
120
Communication écrite par M. Francesco BRUNO, Chaire de
psychopathologie légale, Département des sciences psychiatriques et de
médecine psychique de l'Université La Sapienza, Rome
Le phénomène des pentiti dans la lutte contre la grande criminalité
1.
Remarques introductives et sources juridiques
Il y a dix-sept ans, l'Italie s'est mise à utiliser ceux que l'on appelait les "repentis"
(pentiti) comme outil décisif de la lutte contre une criminalité qui suscitait une formidable
inquiétude au sein de la société.
Au départ, il s'agissait simplement de permettre et de favoriser la destruction par
l'intérieur de groupes terroristes criminels qu'une complicité fanatique liait étroitement entre
eux.
Par la suite, cette méthode ayant connu d'indéniables réussites, elle fut appliquée à
d'autres formes de criminalité, non sans discussions et hésitations.
Pendant une longue période, au cours des années 80, les différents procureurs, qui
prirent les premières initiatives en vue de combattre de façon systématique la grande
criminalité, ont fait appel à tous les instruments juridiques possibles pour susciter les premiers
grands "repentis" de l'appareil criminel, toutefois, ce n'est qu'au début des années 90 que, par le
biais d'une législation fragmentaire, on en est arrivé à une réglementation en ce domaine.
Dès lors, le "repentir" a cessé d'être la situation particulière de quelques individus pour
devenir un phénomène important affectant des milliers de personnes, touchant non seulement la
pratique judiciaire mais également le système entier et même le devenir de la criminalité.
Pour donner une idée du chemin chaotique et tortueux qu'a suivi la législation relative
aux "repentis", il suffit d'étudier les différentes sources normatives qui ont permis de
réglementer le phénomène des "repentis" durant cette période. En bref, en Italie, la première
disposition juridique sur les "remises de peine" applicables à ceux qui ont collaboré avec la
justice - à savoir ceux qui ont reconnu leur culpabilité, dénoncé leurs complices, fourni des
renseignements sur les éléments de base d'actes criminels et, éventuellement, empêché la
commission de tels actes - figure à l'article 4 de la Loi n° 625 du 15/12/1979.
Les premières mesures véritables fondées sur la récompense des collaborateurs contre la
criminalité organisée ont vu le jour avec la DPR n° 309 du 9 octobre 1990, dite "loi relative aux
stupéfiants", puis avec la loi n° 82 du 15/3/91 telle que modifiée par la loi n° 306 du 8 juin
1992, qui prévoit une réglementation organique en la matière, axée sur la protection des
personnes ayant collaboré avec la justice.
Les dispositions d'une telle loi concernent notamment les personnes exposées à un
danger grave et réel en raison de leur collaboration ou de leurs déclarations au cours de
l'enquête préliminaire ou pendant le procès, en lien avec les infractions prévues par l'article 308
du Code de procédure pénale.
Ces dispositions s'appliquent également aux parents proches, aux conjoints et à ceux qui
121
sont exposés à un danger grave et réel en raison de leurs liens avec les collaborateurs. Cette loi
est à l'origine de la création d'une commission centrale chargée de définir et d'appliquer tout
programme spécial de protection.
Cette commission est composée d'un sous-secrétaire d'État, de deux magistrats et de
cinq fonctionnaires ayant une expérience en la matière.
Pour ce qui touche à l'éducation et aux nominations, ces personnes peuvent bénéficier du
soutien du secrétariat du bureau chargé de la coordination et de l'organisation des forces de
police.
L'accès au programme spécial est décidé par la commission, sur proposition de
l'administration locale (Prefetto) accompagnée de l'avis favorable du procureur.
En cas d'urgence, le chef de la police peut prendre la décision et en informer par la suite
le ministre.
Les collaborateurs admissibles acceptent de choisir leur résidence à l'endroit désigné par
la commission, de fournir à l'autorité concernée tout document relatif à leur situation
individuelle, à celle de leur famille et à leurs revenus. Ils désignent leur propre représentant
général qui s'engage à:
1.
2.
3.
4.
respecter les règles de sécurité prescrites et collaborer activement à l'application du
programme;
faire toute déclaration et mener toute activité et action liées au programme convenu;
respecter les obligations prévues par la loi et les engagements qui en découlent;
ne pas faire aux différents membres de l'autorité judiciaire et des forces de police de
déclarations relatives à des situations pertinentes pour les procès touchant à la nature de
leur collaboration.
Les programmes sont élaborés par le service central de protection, qui relève du
Ministère de la sécurité publique.
Outre les "remises de peine", cela pourrait aussi devenir un sujet très sensible, prenant
en compte le fait que le nouveau procès pénal autorise l'application de différentes procédures,
qui pourraient apporter à l'accusé d'autres améliorations et, en ce qui concerne la peine
justement, certains contrepoids de nature à réduire le danger des fausses déclarations et, dans la
même perspective, la peine prévue pour la calomnie. Dans ces cas-là, la peine est fortement
alourdie.
La loi a apporté des avantages importants à ceux qui ont choisi de collaborer avec la
justice quant à leur traitement en prison.
Parallèlement à l'octroi de ces avantages, le traitement des prisonniers incarcérés pour
crimes liés à la mafia est devenu plus sévère.
Au nombre des avantages cités, rappelons la possibilité de travailler en dehors de la
prison, les permissions pour bonne conduite, ainsi que les différentes mesures remplaçant la
détention telles que: participation à des actions sociales, détention à domicile, libération
partielle et libération anticipée.
122
Il est également possible de bénéficier de ces avantages si la collaboration n'est pas
pertinente d'un point de vue objectif. Dans ce cas, néanmoins, il faudra fournir des éléments de
preuve suffisants pour exclure à coup sûr tout lien entre la personne et la criminalité organisée.
La dénonciation du complice devient alors la seule preuve de la rupture de tout contact
avec le crime organisé et, dans cette perspective, cette dénonciation joue le rôle de la réparation
prévue par le code pénitentiaire en vue de ces avantages.
Un an plus tard, le 8 août 1992, la loi finalement dite loi "Martelli" n° 356 du 7/8/92, est
entrée en vigueur.
Elle est fondée sur le décret homonyme (DL n° 306 du 8/6/92) en vigueur depuis le
9 juin de la même année.
La période la plus importante de la législation relative aux "repentis" se situe sans aucun
doute entre 1990 et 1992. C'était une période très trouble correspondant aux années de passage
de la première à la seconde République, et c'est également à ce moment-là que le défi lancé à
l'État par le crime organisé a atteint son paroxysme, avec ladite "saison des massacres et des
bombes".
Dans les années 80, le système italien de justice pénale s'est transformé au fil de
différentes réformes importantes, comme celle du système pénitentiaire ou celle du nouveau
code de procédure pénale, ainsi qu'à travers de multiples modifications et révisions particulières
des dispositions juridiques.
Finalement, de nouveaux services ont été créés comme la Direction nationale antimafia
(DNA) au plan judiciaire et la Direction des enquêtes antimafia (DEA) au plan policier.
Dans le même temps, l'ensemble du système a évolué vers une spécialisation toujours
plus élevée et vers l'utilisation de récompenses.
Ces changements, parfois confus et souvent non homogènes par rapport à la structure et
aux principes généraux du système, se sont néanmoins révélés très efficaces, du moins pour
atteindre certains objectifs immédiats.
La réforme en préparation du nouveau Code pénal pourrait constituer un instrument
adéquat pour fondre de tels développements en une structure nouvelle et rationnelle.
Jusqu'à maintenant, ces changements donnaient l'impression d'initiatives en grande
partie improvisées, ne rentrant pas dans le cadre d'une stratégie plus générale.
Ainsi, l'Etat a élaboré le texte de la loi "Martelli" en réaction aux attaques de la mafia
contre les institutions, et ceci a culminé avec les massacres de "Capaci" et de la "Via d'Amelio",
au cours desquels les juges Falcone et Borsellino ont, ainsi que d'autres personnes, trouvé la
mort.
Cette loi a prouvé toute son efficacité comme instrument de lutte contre la criminalité
organisée et, avec d'autres dispositions qui prévoient des modifications du Code pénal et du
Code de procédure pénale, en matière pénitentiaire, en ce qui concerne les mesures et les
123
actions de prévention. La loi renferme également de nouvelles mesures spécifiques pour la
protection des personnes qui collaborent avec la justice.
Le DL n° 119 du 29/3/1993 est finalement parvenu à réglementer les changements de
noms et d'adresses en vue de protéger les personnes collaborant avec la justice.
2.
Le phénomène des "repentis": éléments de description et d'évaluation
Selon plusieurs hauts responsables du système de justice pénale, ce phénomène, au
cours de ces années, est devenu un instrument décisif d'enquête permettant d'obtenir d'excellents
résultats. Parmi ses effets les plus remarquables, ceux-ci ont été identifiés:
1.
2.
3.
Apport d'informations sur la structure et le fonctionnement des groupes criminels;
Contribution aux enquêtes;
Impact formidable de ces révélations non connues du noyau dur de ces organisations.
Parmi les problèmes éventuels que ce phénomène peut soulever, évoquons notamment
celui touchant à l'utilisation incorrecte des déclarations, lesquelles peuvent alors devenir source
de désinformation et d'intoxication de l'information.
Peu de gens croient en l'hypothèse selon laquelle il y aurait de faux "repentis" que la
mafia utiliserait comme instruments de désinformation.
En fait, jusqu'à présent, rien n'est venu démontrer cette hypothèse.
En outre, les rapports entre collaborateurs et enquêteurs sont clairs et obéissent à des
règles précises et codifiées.
Enfin, les magistrats sont suffisamment intelligents et habiles pour subodorer la vérité.
Désormais, plus personne ne doute de l'efficacité de cet outil que représentent les
"repentis", même si de nombreuses personnes estiment qu'une question aussi délicate devrait
continuer à obéir à des règles précises et, en premier lieu, être intégrée dans un cadre législatif et
constitutionnel en harmonie.
Cependant, il est également évident que nombre de partis politiques, de juristes et de
spécialistes du droit demeurent très dubitatifs quant à l'utilisation des "repentis" en général et
quant aux conséquences qu'une telle utilisation peut entraîner, non en termes d'efficacité mais
du point de vue du rapport coûts-bénéfices.
Pareillement, personne assurément ne serait en mesure de résoudre ces problèmes; en
fait, la question n'a jamais été envisagée des points de vue scientifique ou de la planification, et
les résultats n'ont jamais fait l'objet d'une analyse ni d'une évaluation appropriée.
Jusqu'à présent, la question apparaissait comme un tabou, presque une question de
confiance, et les personnes favorables à l'utilisation des "repentis" ont fini par faire taire toute
voix critique accusant les détracteurs de cet instrument de faire le jeu de la mafia, d'affaiblir la
lutte contre la pieuvre et, finalement, de laisser les magistrats seuls en première ligne, les
exposant, ainsi que les "repentis", aux effroyables représailles du crime organisé.
124
Si l'on pense que ceux qui défendent ouvertement les "repentis" sont précisément les
procureurs, que ceux-ci sont chargés d'engager l'action pénale et, finalement, que ce pays a
inventé l'infraction de soutien extérieur au crime organisé, l'on comprend aisément comment
toute voix critique peut être brutalement réduite au silence; la différence entre le rôle de critique
d'un système et le rôle de soutien du système opposé pourrait ainsi devenir très mince, voire
disparaître avec le risque d'un chevauchement des deux rôles et d'un engagement personnel
faisant alors l'objet d'une action pénale.
Des exemples d'un tel dévoiement se sont malheureusement produits, même pour des
personnes fort connues.
Ce n'est qu'à partir d'août 1996, avec ce que l'on a appelé "l'affaire Brusca", qu'il est
apparemment devenu possible d'intervenir et de critiquer le système des "repentis". À l'époque,
un chef de la mafia qui venait d'être capturé, Giovanni Brusca, a décidé de collaborer avec
l'Etat. Au départ, la nouvelle a été tenue secrète, puis elle a finalement été divulguée vers la miaoût, ce qui a eu des conséquences inattendues et dramatiques.
En un premier temps, l'ancien avocat de Brusca a avoué, sans y être poussé, que son exclient avait joué un rôle important dans des contacts avec une personnalité politique de premier
plan, et qu'il avait négocié avec lui, non seulement son repentir, mais également la mise en
accusation d'autres personnalités politiques influentes.
En un deuxième temps, le contenu de certaines déclarations de Brusca a été divulgué. À
en croire ces déclarations, il contredisait sur le fond nombre de faits mis en lumière par tous les
autres "repentis".
Enfin, dans une atmosphère très tendue, les plus hauts responsables de la police et les
juges chargés d'interroger Brusca déclarèrent que celui-ci avait avoué que son projet initial
visait spécialement la diffamation et la désinformation, mais également que le même "repenti"
aurait bientôt abandonné ledit projet.
La conséquence réelle de "l'affaire Brusca" semble avoir fortement diminué la crédibilité
des "repentis" qui souhaiteraient à l'avenir être crus par l'État.
Il a été dit en substance que la crédibilité d'un "repenti" ne dépend pas tant du contenu
de ses déclarations que du jugement du procureur qui l'interroge et qui, dans notre système, est
la seule autorité qui offre des garanties.
Cela signifie que, quoi qu'il souhaite déclarer, le "repenti" tiendra compte de tout ce qui
a été officiellement accepté, et que chaque voix dissonante sera évaluée en termes de crédibilité
uniquement sur la base du seul jugement indiscuté du procureur responsable, lequel continuera
d'être la seule autorité susceptible de proposer le "repenti" pour un programme de protection
avec les avantages prévus dans ce cadre.
Enfin, l'éventualité que le "repenti" puisse mentir a été admise, ainsi d'ailleurs que la
possibilité d'émettre des critiques. Toutefois, les solutions envisagées pour changer le système
semblent ne s'inscrire que dans la seule direction de la confirmation du mode arbitraire de
décision du procureur, qui, dans un futur proche, devrait se transformer en un filtre capable de
réduire substantiellement le nombre croissant des "repentis", en se fondant seulement sur la
125
cohérence des nouvelles déclarations avec la majorité des renseignements recueillis auparavant
et considérés comme fiables.
Dans ce travail, le procureur ne peut être aidé que par son expérience, sa sensibilité
propre et sa préparation personnelle.
Il semblerait presque que Brusca ait perçu l'inquiétude du gouvernement face à
l'augmentation incontrôlable du nombre des "repentis" et qu'il ait fourni l'occasion d'affiner les
critères d'acceptation future des candidats au "repentir".
On peut, comme dans un passé récent, déclarer: Peu nombreux, mais de bonne qualité,
et surtout situés à des postes clés.
Nous ne savons pas si notre interprétation malicieuse de l'affaire Brusca est juste, mais il
nous semble qu'à nouveau le gouvernement va fermer, pour les "repentis", ce qu'il venait
d'ouvrir et, une nouvelle fois, d'une façon complètement arbitraire, sans raisonnablement en
évaluer ni en prévoir les effets, les coûts et les conséquences d'ordre particulier ou général.
La preuve de notre hypothèse se trouve dans le rapport pour la période du 1er janvier au
30 juin 1996, présenté au Parlement par le Ministre de l'intérieur juste après le "scandale
Brusca". De ce document, nous pouvons tirer un ensemble de données qui aident à quantifier le
phénomène seulement de manière très générale, sans aucun élément pour une analyse plus
approfondie. Les observations et changements suggérés dans ce rapport s'inscrivent dans la
direction évoquée plus haut.
Selon le rapport ministériel du 30 juin 1996, le nombre de personnes collaborant avec la
justice s'élevait à 1 244, soit 125 de plus qu'au 31/12/95.
Le nombre de parents ou de proches bénéficiant d'une protection s'élevait à 4 997, contre
4 898 au 31/12/95; 6 241 personnes sont intégralement prises en charge par le Service central de
protection.
Les services du procureur ayant présenté le plus grand nombre de propositions sont,
dans l'ordre, ceux de Naples, Catane, Palerme, Milan, Bari, Catanzaro, Turin et Lecce.
Sur un total de 1 244 collaborateurs, 1 177 sont des "repentis" et 67 des "témoins".
Sur les 1 177 "repentis", 430 sont issus de la mafia, 224 de la camorra, 158 de la
n'drangheta, 101 de la Sacra Corona Unita et 264 de divers autres groupes criminels.
Sur les 67 témoins, 22 concernent la mafia, 36 la camorra, 12 la n'drangheta, 10 la
Sacra Corona Unita, et 8 les autres groupes.
Sur le nombre total de personnes bénéficiant de programmes de protection, 743 sont en
liberté, 248 en prison, 106 font l'objet de mesures autres que la détention, 7 se trouvent dans
des pays étrangers, 65 sont assignés à résidence, et 8 sont détenues dans des structures autres
que la prison.
Sur 1 244 collaborateurs, 1 139 sont des hommes et 105 des femmes.
126
Sur 1 107 "repentis", 1 037 sont des hommes et 70 des femmes.
Sur 67 témoins, 32 sont des hommes et 35 des femmes.
61% des collaborateurs sont mariés, 18% ne le sont pas, 9% sont divorcés et 10%
vivent en union libre.
De 1991 jusqu'à aujourd'hui, 160 programmes ont été modifiés, 441 ont moins d'un an
d'existence, 393 sont d'un à deux ans, 154 de deux à trois ans, et 44 de trois à quatre ans.
Les programmes spéciaux annulés au cours des six derniers mois sont au nombre de 24.
Les collaborateurs reconnus comme n'ayant pas eu un comportement adéquat sont 131.
Le Service central de protection a fait savoir que quelque 16 000 déplacements ont été
effectués l'année dernière pour escorter les collaborateurs dans les lieux des différents procès
auxquels ils devaient participer.
Chaque jour, entre 50 et 60 collaborateurs se déplacent sur le territoire national.
Dans cette présentation chiffrée, les premiers éléments qui nous frappent touchent à la
progression véritablement géométrique du nombre de personnes bénéficiant d'un programme de
protection et du nombre total de parents ou de proches. En cinq ans, ce nombre représente plus
de 6 000 personnes.
Si l'on compare cette donnée avec les 15 000 personnes à peine qui, aux États-Unis
(dont la population est quatre fois plus importante que celle de l'Italie), ont bénéficié du Witness
Security Program (Programme relatif à la sécurité des témoins) en quelque 25 ans, il nous faut
en déduire que les chiffres concernant l'Italie reflètent un phénomène non pas naturel mais
pathologique, qui, à ce seul titre, doit faire l'objet d'une analyse scientifique pour être compris.
D'autres commentaires sur ces données impliqueraient un minimum d'efforts pour
analyser et évaluer les résultats en termes d'efficience et d'efficacité.
Malheureusement, les sources officielles ne répondent pas à cette attente, en dépit de
l'existence d'une Direction des enquêtes anti-mafia et d'une Direction nationale anti-mafia qui,
au-delà de leurs objectifs purement opérationnels, se devraient d'étudier le phénomène du point
de vue criminologique, en définissant des éléments pratiques d'évaluation, de contrôle et de
prévision.
Dans le cadre des activités et des études qui sont les nôtres en tant que titulaire de la
chaire de criminologie à l'Université La Sapienza de Rome, nous menons en ce moment des
recherches de ce type et nous avons commencé à recueillir des données touchant à un ensemble
d'indicateurs spécifiques et sélectionnés, dont nous en citerons ci-après quelques-uns:
1.
2.
3.
Nombre des personnes emprisonnées après avoir été dénoncées comme complices par
des "repentis";
Typologie des personnes capturées après avoir été dénoncées comme complices par des
"repentis";
Déroulement et orientation des procès, nombre de condamnations et d'acquittements
prononcés au cours des différentes phases et degrés du procès;
127
4.
5.
6.
7.
8.
9.
Saisies des biens et patrimoines de la mafia;
Comportement des personnes admises à bénéficier de programmes de protection;
Nombre et typologie des réactions de la mafia visant à combattre le phénomène des
"repentis", représailles directes ou indirectes, stratégies de désinformation, contremesures de protection, etc.;
Nombre des "repentis" ayant repris des activités criminelles;
Nombre des homicides commis par la mafia;
Tendances des indicateurs relatifs aux activités de la mafia et des indices de criminalité.
Nos recherches ne sont pas encore achevées, mais certaines données s'imposent déjà à
nous par leur caractère évident. En premier lieu, il est pertinent de dire que les "repentis" ont
rendu possibles les premiers grands procès contre le crime organisé et que, dans la majorité des
cas, ils ont permis que de lourdes condamnations soient prononcées contre les "parrains" les
plus importants; il est aussi vrai que jusqu'à présent certaines de ces condamnations ont
globalement résisté à l'analyse critique de la Cour de cassation.
Il est également vrai que les "repentis" ont permis l'arrestation de plusieurs dizaines de
milliers de personnes dans l'ensemble de l'Italie.
De fait, pour ne prendre que la province de Catane, 8 000 arrestations de personnes
soupçonnées de liens ou de connivence avec la mafia ont été ordonnées au cours de ces
dernières années.
Une troisième observation tout aussi pertinente retient le fait que les "repentis" sont à
l'origine de toutes les plus importantes arrestations de ces dernières années, notamment de celles
de Francesco Madonia, Salvatore Greco, Scarpuzzedda, Pippo Calo, le patron des patrons Toto
Riina, Leoluca Bagarella, Giovanni Brusca, Nitto Santapaola, Pulvirenti, etc.
Enfin, nul ne peut nier le fait que c'est uniquement grâce à la collaboration de quelque
15 ou 20 "repentis" qu'il a été possible d'organiser les grands procès portant sur les liens
présumés entre le crime organisé et le monde politique et économique; toutefois, ces procès ont
été les plus contestés par ceux qui dénoncent la non-fiabilité des "repentis" et l'impossibilité
d'utiliser leur contribution de relato.
Si nous voulons cependant saisir le véritable impact des coups portés par les "repentis"
au crime organisé, nous devons comprendre que cela n'est en fait appréciable qu'au niveau de
certaines unités de notre police; en Italie, des centaines et des centaines de familles criminelles
pourraient encore être répertoriées.
Ces familles contrôlent les quatre régions du Sud, à savoir la Sicile, la Calabre, la
Campanie et les Pouilles, mais leurs activités couvrent tout le pays et, en outre, elles sont en
cheville avec des groupes locaux aux ramifications internationales implantés à l'étranger et, à
l'intérieur du pays, avec des associations de malfaiteurs venus de l'étranger. Les affaires avec les
pays nés de la dislocation du bloc soviétique occupent désormais une place prépondérante; les
groupes nationaux et internationaux du crime organisé atteignent des niveaux de productivité
économique jamais encore égalés.
C'est ainsi qu'en Italie, les forces de police ont identifié entre 15 et 20 000 personnes qui,
toujours en liberté, entretiennent des liens avec les groupes criminels de différentes mafias.
128
De vieux patrons, tels que Bernado Provenzano, et de nouveaux, comme Pietro Aglieri,
ont rapidement pris la place de ceux qui ont été incarcérés; les activités criminelles étant de plus
en plus entre les mains de personnes jeunes venues d'Albanie, de Russie, de Chine, du Nigéria,
etc. Dans certains endroits, pas un jour ne se passe sans que l'on enregistre un décès imputable à
la mafia. En outre, tous les indexes relatifs au trafic de drogue montrent la survivance d'un
marché traditionnel de l'héroïne qui a atteint ses limites et la croissance constante du marché de
la cocaïne et des drogues chimiques autour des discothèques.
En un mot, la criminalité organisée n'a jamais été aussi active et aussi forte
qu'aujourd'hui.
Il existe même des signaux qui montrent sans ambiguïté le rôle actif joué par le crime
organisé dans la crise du système politique italien, et les intérêts qu'a ce monde du crime à tisser
des contacts et accords nouveaux avec les nouvelles autorités en place.
Le comportement des "repentis" les plus célèbres est toujours apparu comme le plus
exposé aux critiques, voire parfois répréhensible. De fait, ils affichent une façon de vivre où la
richesse le dispute au spectaculaire, certains écrivent des livres, d'autres donnent des interviews,
beaucoup fréquentent les restaurants à la mode.
Toutefois, le pire est qu'il existe des signaux clairs et une suspicion fondée selon
lesquels certains reviennent pour accomplir une vengeance personnelle, pour se livrer à nouveau
au trafic de drogues, ou même pour renouer des liens criminels qui auraient dû être détruits à
jamais.
Il en est qui, désignés à l'admiration de l'opinion pour leur courage, ont fini par
apparaître comme des diffamateurs intéressés ayant perdu toute crédibilité, tandis que d'autres
semblent manipulés par des forces criminelles inconnues.
Certains "repentis" ont présenté des signes de graves désordres psychiques susceptibles
de les mener jusqu'au suicide, d'autres apparaissaient comme les protagonistes d'événements
incompréhensibles et beaucoup, en dépit du programme de protection mis en œuvre, ont perdu
des parents et des amis, victimes de "représailles indirectes".
Pratiquement tous connaissent des problèmes avec leurs fils et leurs conjoints. Dans ce
cas précis, le service de protection n'est pas en mesure de leur apporter tout le soutien
psychologique nécessaire.
Pratiquement tous sont également confrontés à différents types de problèmes en ce qui
concerne leur travail, l'aide juridictionnelle, leur besoins financiers etc. Ceci est une réalité, en
dépit du fait que le budget total du Service central de protection s'élève à plus de 100 milliards
de lires et que chaque "repenti" touche en moyenne au moins 3,5 millions de lires par mois.
On peut dire que, en Italie, ce phénomène représente différentes contradictions, de
nombreux aspects obscurs et problèmes, qui devront être résolus grâce à une rationalisation du
système qui, s'il est négligé, pourrait devenir très dangereux.
De fait, au lieu de permettre la victoire sur la mafia, il risquerait de produire de
nouveaux types de criminalité et favoriserait en fin de compte une consolidation plus forte du
crime organisé.
129
L'analyse de l'expérience américaine, qui a débuté une douzaine d'années au moins avant
celle menée en Italie et a pris dès le départ une dimension significative, semble bien démontrer
que la réussite de l'utilisation du phénomène dépend essentiellement de trois éléments distincts:
1.
2.
3.
L'existence de règles précises et codifiées concernant la gestion du phénomène;
L'efficacité du mécanisme exécutif et le professionnalisme des opérateurs;
L'existence d'un cadre technique et juridique précis permettant de réglementer l'activité
des agents et de protéger les témoins et la société de tout dysfonctionnement éventuel
d'un même programme.
Dans le contexte italien, ce qu'il est pratiquement possible de faire pour adapter et
corriger le système, et en améliorer l'effectivité et l'efficacité, peut être ramené aux éléments
suivants:
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
9.
10.
Distinction entre les activités d'assistance et de protection;
Rationalisation et optimisation des ressources humaines employées pour l'assistance et
la protection des sujets sous programmes spéciaux;
Ajournement de l'instruction et de la profession des agents et opérateurs travaillant dans
les services d'assistance et de protection;
Etude psychologique et comportementale appropriée en vue de prévoir et de contrôler le
comportement des sujets sous programmes spéciaux;
Assistance psychosociale et familiale pour contrôler et gérer le stress des sujets, et pour
prévenir d'éventuels troubles futurs;
Stratégies pour supprimer le sentiment d'annihilation et instaurer une continuité
psychologique de la personnalité des sujets;
Stratégies d'insertion dans l'environnement et d'adaptation à de nouveaux modes de vie
avec des mécanismes de protection des sujets et d'environnement de contact;
Développement de projets de gestion permettant de surmonter les crises et de planifier à
long terme besoins et épreuves;
Contrôle des conditions de sécurité, d'intimité, de secret et de clandestinité;
Prévention de toute nouvelle infraction susceptible d'être commise par les sujets.
Les problèmes liés au choix des cas à accepter se posent moins fréquemment mais sont
néanmoins importants, et il n'est pas possible de négliger certains principes fondamentaux:
1.
2.
3.
4.
3.
Évaluation indépendante des conditions requises prévues par la loi;
Évaluation objective de la fiabilité du sujet et du témoin;
Évaluation de la collaboration comparée à d'éventuelles alternatives elles-mêmes
évaluées et à l'analyse coûts-bénéfices;
Utilisation d'un protocole d'accord clair et analytique contenant des règles quant à
l'utilisation, aux modalités et aux limites de la contribution offerte de la part du
collaborateur.
Remarques de conclusion
Malgré les tentatives des magistrats et de certaines forces politiques pour rendre
acceptables les actions des "repentis" aux yeux de l'opinion publique et malgré le changement
de leur appellation en celle, plus présentable, de "collaborateurs de la justice", les gens ne
montrent jamais leur appréciation quant à leur comportement et, de fait, la presse persiste à les
130
appeler "repentis".
Le sens de cet adjectif, il est vrai, évoque la fausseté, celle qui caractérise le
comportement de personnes motivées davantage par l'opportunisme que par un changement
d'éthique.
Beaucoup ne cessent de répéter que la loi ne s'intéresse pas au changement d'éthique des
sujets mais uniquement à leurs actions permettant de parvenir à un résultat de grande
pertinence, mais ces personnes oublient qu'une loi niant le principe moral sur lequel elle devrait
se fonder n'existe pas.
Cette idée, qui considère plus le but que les moyens, ne relève que du domaine politique;
dans le cadre de la législation, elle est absolument inappropriée.
Nous ne pensons pas que la présomption d'innocence, qui est un droit reconnu à tout
citoyen, ou que la valeur des amendes en rapport avec la sanction soient les guirlandes inutiles
d'un État byzantin. Nous croyons au contraire qu'elles constituent encore les principes et les
fondements de l'État de droit, et que leur situation de crise est justement le symptôme de la
situation de crise de la loi.
Dans l'esprit de l'opinion publique, les "repentis" restent les "repentis", ou mieux les
faux "repentis" qui, jusqu'à aujourd'hui, ont permis de mettre en prison des milliers et des
milliers de personnes mais non de résoudre le problème; ils n'ont pas accédé à la vraie victoire
sur le crime organisé.
En conclusion, sur la base de ce qui nous est dit, il nous apparaît clairement que, dans
notre système, le problème des "repentis" ne peut pas simplement être "retouché". Il est
nécessaire en revanche d'opter pour une révision complète de ce mécanisme judiciaire, en
raisonnant au moins à partir des points suivants:
1.
Les criminels "repentis" et les témoins y relatifs contre le crime organisé peuvent
apporter des contributions de grande importance du point du vue des enquêtes,
permettant par-dessus tout de comprendre les faits et fournissant les renseignements
nécessaires à la capture et à la condamnation des individus impliqués dans le système
criminel, mais, seuls, de tels individus ne peuvent accéder à la victoire sur le crime
organisé;
2.
La gestion des informations qui émanent des "repentis" et des témoins est très délicate et
soulève de nombreux problèmes qui peuvent être résolus en tenant compte des valeurs
les plus importantes, à savoir notamment: la garantie que la loi assure à tous les citoyens
la qualité et la légitimité de la justice, la liberté de la personne et la stabilité des pouvoirs
politique et gouvernemental. Ces information ne peuvent être utilisées au niveau
judiciaire que si elles ont été corroborées grâce à une vérification objective et lorsque la
fiabilité des sources a été vérifiée de façon adéquate;
3.
La gestion et la protection des sujets doivent être assurés par l'Etat par un personnel
qualifié et suffisant en nombre, avec des moyens appropriés, en vertu de dispositions de
programmes clairs et agréés qui contiennent les droits et devoirs de chacun, ainsi que les
sanctions éventuelles à appliquer aux parties qui auraient enfreint les règles. Il est
nécessaire d'évaluer l'efficacité de la protection. Il faut en outre éviter toute relation
131
privilégiée ou tout chevauchement de fonctions entre les personnels auxquels la
protection du sujet est confiée et les personnels chargés de rechercher, recueillir et
utiliser ses informations;
4.
L'ensemble de la première phase de la gestion des "repentis" et des témoins doit être
confie aux forces de police; alors que le juge ne pourra reconnaître les avantages et
utiliser l'information qu'une fois la fiabilité du sujet établie et une fois le programme de
protection mis en place;
5.
Les avantages de la loi doivent être évalués, motivés et accordés par un juge qui soit
différent de celui qui les propose.
Le système criminel, de par sa définition même, ne peut être victorieux qu'à travers la
suprématie de la loi de l'État et sûrement pas à travers la trahison de cette suprématie.
132
Interventions concerning Thème 1.ii.
M. Andrew COYLE
Il faut être très prudent dans l'examen du rôle que la prison et la détention peuvent jouer
dans la prévention de la délinquance. Tout d'abord, nous devrions établir une distinction entre la
sanction de la personne qui a commis le délit et la prévention du crime. Accroître la durée et la
dureté des peines ne conduit pas nécessairement à réduire la criminalité: on peut dire avec
certitude que l'emprisonnement ne saurait être l'instrument premier d'une stratégie soit de
prévention soit de contrôle de la délinquance.
La législation anglaise de la justice répressive est très claire quant à qui doit être envoyé
en prison. La loi de 1991 sur la justice répressive dispose que les personnes doivent être
incarcérées pour une des deux raisons suivantes: la première est que le délit commis est si grave
que l'incarcération est la seule sanction appropriée; la deuxième est que - en particulier dans le
cas de délits à caractère violent ou sexuel - la protection du public l'exige. Tandis que la
législation semble appropriée, son application aux cas individuels est très sujette à caution: en
Angleterre et au pays de Galles, la population carcérale augmente actuellement au rythme de
mille détenus par mois, mais il n'existe aucune indication précisant que c'est une conséquence
d'une soudaine augmentation de la criminalité.
La justice répressive consiste en un équilibre entre les droits des victimes et les droits du
délinquant et l'injustice surgit lorsque cet équilibre est perturbé: il faut avoir à l'esprit que
prendre parti pour les victimes ne signifie pas s'élever contre le délinquant et vice versa. Notre
système actuel de justice répressive tend à marginaliser la victime: c'est l'Etat qui se substitue à
la victime et la marginalise. Par ailleurs, en dépersonnalisant le système de justice répressive,
l'Etat conduit le délinquant à oublier le fait qu'il y a effectivement une victime, une personne qui
a pâti de ses agissements.
Il ne faudrait recourir à l'incarcération qu'en l'absence d'autres possibilités et ce pour un
temps le plus court possible. Il faudrait s'employer en outre à établir des liens solides entre la
prison et la communauté qu'elle sert. C'est à la manière dont sont traitées les personnes
incarcérées, à la manière dont sont traitées les personnes qui ont enfreint la loi, que se mesure le
degré de notre civilisation. C'est un critère d'appréciation de notre humanité.
Mme Maria Luisa CESONI
La criminalité organisée peut servir de prétexte aux gouvernements pour éviter de traiter
de la garantie des droits économiques et sociaux des citoyens, comme ce fut le cas dans le Sud
de l'Italie. Dans ce pays, les recherches montrent que les politiques économiques pour les
régions méridionales n'ont pas produit un véritable développement économique. Les
conséquences de ces politiques ont été, d'une part, l'entretien d'un taux de chômage élevé,
représentant un réservoir de main-d'oeuvre pour les organisations criminelles; d'autre part, elles
ont renforcé la dépendance de ces régions envers les ressources publiques et ont fait des
hommes politiques et des fonctionnaires des intermédiaires indispensables entre la population et
les ressources. Les occasions de corruption n'en ont été que plus fréquentes, entraînant dans le
même temps un renforcement du pouvoir économique et politique de la criminalité.
Corruption et criminalité organisée sont en fait deux phénomènes différents. Dans les
133
territoires où ils interagissent, ils deviennent cependant souvent deux faces d'un même
problème. Le fait que les pays de l'Est utilisent le seul terme de criminalité organisée pour
désigner divers phénomènes, parmi lesquels la corruption, est révélateur. Il souligne la nécessité
de s'attaquer à la corruption afin de combattre efficacement la criminalité organisée et, à ces
fins, l'accent doit être mis sur la prévention avant toute réponse pénale.
M. Nicholas McGEORGE
En observant les diverses manières dont les Etats abordent le problème de la drogue et
les résultats obtenus, je serais tenté de dire que les mesures de lutte contre la toxicomanie se
sont généralement soldées par un échec total. La plupart des fonds qui font l'objet d'un
blanchiment de l'argent dans les milieux du crime organisé proviennent du trafic des stupéfiants:
cet argent donne à ceux qui participent à ces activités le pouvoir de soudoyer les services de
police et de douane. Ces exemples inclinent fortement à penser que, par le biais des politiques
actuelles de lutte contre la drogue, nous tendons à accroître la corruption, nous causons un
grand nombre d'actes délictueux et avons une criminalité organisée extrêmement active.
Cependant, essayer de débattre raisonnablement et calmement de ce sujet, tout au moins
en public, est très difficile. En privé, plusieurs personnes seraient disposées à encourager une
réforme de la politique de lutte contre la drogue. Ma suggestion serait d'envisager ici un débat
rationnel sur les conséquences et l'efficacité des politiques concernant les drogues illicites, en
particulier en se demandant s'il ne serait pas nécessaire de changer radicalement d'optique pour
considérer l'usage des drogues comme un problème sanitaire et non comme un problème pénal.
M. Gavril-Josif CHIUZBAIAN
Mon intervention s'emploiera à faire connaître les efforts de la Roumanie dans sa lutte
contre le crime organisé.
Le fait que la Roumanie se trouve dans une phase dite de début de la criminalité
n'empêche pas qu'elle soit attentive à l'évolution du phénomène au niveau international. La
transition politique, économique et sociale offre en effet un terrain fertile au développement de
ce fléau. Ainsi, l'accent doit être mis sur la prévention de la criminalité, or cette dernière passe
par une stratégie globale et interdisciplinaire mobilisant à la fois les organismes de la société
civile et les mass-médias, qui contribueront à sensibiliser l'opinion publique, et la coopération
internationale qui seule peut saper les bases économiques du crime organisé.
Je concluerai mon propos par cette réflexion du Professeur Marcel Merle, pour qui la
Convention européenne des droits de l'homme se présente comme l'expression juridique de la
forme de civilisation que les Etats européens s'attachent à défendre.
* * *
134
Réponse du rapporteur
Mme Marie-Pierre de LIEGE
Le recours à la prison est, on le sait, plutôt contre-productif en matière de réinsertion.
Aussi, depuis une vingtaine d'années, beaucoup de démocraties ont cherché à renforcer des
peines alternatives à l'incarcération avec des résultats pas toujours concluants. Or, en période de
crise économique, le recours à ces peines devient plus difficile. L'objectif de réinsertion, dans le
cadre de ces peines ou à la sortie de prison, se heurte à une importante crise économique et
sociale.
Une étude non publiée de l'Université de Lausanne estime à 50-60 % la part de la
délinquance liée à la toxicomanie. Or c'est bien la nécessité de se procurer le produit qui mène à
la délinquance et non le fait d'être toxicomane.
135
QUATRIEME SESSION
Thème 2: sensibilisation de l'opinion publique au fait que la lutte contre la
criminalité doit se faire dans le respect des droits de l'homme
i.
Education
Rapport présenté par Mme Vivien STERN, Secrétaire Général, Penal
Reform International, Londres
Résumé
Si nous souhaitons favoriser la mise en place d'une pédagogie qui sensibilise l'opinion
publique à la nécessité de respecter les droits de l'homme, il nous faut tout d'abord appréhender
trois éléments qui, dans le contexte actuel, influencent fortement les perceptions du public. Ces
trois éléments sont:
-
la redéfinition des droits visant à définir les droits des victimes par rapport à ceux des
délinquants;
-
la croyance en l'émergence d'un nouveau type de mal;
-
une montée du terrorisme.
Ces éléments paraissent remettre en question les principes fondamentaux qui
déterminent la manière dont sont traités tant les prévenus que les condamnés. Les principes des
droits de l'homme définis par le Conseil de l'Europe ont été établis et codifiés après les atrocités
de la seconde guerre mondiale et l'analyse des raisons pour lesquelles elles ont été commises.
Un demi-siècle a passé. Il est nécessaire d'expliquer à nouveau les enseignements que l'on peut
tirer de la seconde guerre mondiale et comment ceux-ci ont trouvé leur expression dans la
Convention européenne des droits de l'homme.
L'enseignement de la théorie, des origines, de l'histoire et de la pratique des droits de
l'homme doit faire partie des matières étudiées dans les écoles et à l'université. Les
gouvernements doivent créer des unités d'éducation aux droits de l'homme. Il faut inciter les
organisations non gouvernementales qui œuvrent pour la promotion des droits de l'homme à
entreprendre un travail pédagogique actif et convaincant. Le Conseil de l'Europe devrait
envisager de mettre sur pied un important programme d'éducation aux droits de l'homme.
Contexte
Sans aucun doute, nous assistons maintenant en Europe occidentale à un
amoindrissement du respect des droits de l'homme de divers groupes de personnes soupçonnés
de troubler la paix ou de compromettre la prospérité de la majorité. Le consensus autour des
droits de l'homme, né après la seconde guerre mondiale et concrétisé par la Convention
européenne des droits de l'homme, n'est plus aussi fort. On entend de plus en plus souvent
136
insinuer que la défense des droits de l'homme, mise en œuvre depuis 1945, n'est plus intangible
et peut être imparfaite à certains égards.
Un groupe dont les droits sont mis sérieusement en question sont les étrangers, qu'il
s'agisse de réfugiés, de demandeurs d'asile ou d'autres immigrants. C'est ainsi qu'en France et au
Royaume-Uni, de nouvelles mesures ont été prises pour rendre l'entrée du pays plus difficile
aux immigrants ou aux demandeurs d'asile. On constate une réticence similaire à l'égard des
exigences du respect des droits de l'homme dans l'attitude vis-à-vis des condamnés et des
prévenus. Plusieurs pays en fournissent l'exemple. Au Royaume-Uni, le droit pour un accusé de
garder le silence sans que cela influe sur le jugement rendu, principe profondément enraciné
dans la pratique judiciaire, est battu en brèche. Aux Pays-Bas, où la manière de traiter les
condamnés a longtemps été considérée comme un modèle d'humanité et de respect des détenus
du quartier de haute sécurité de la prison de Vught, le TEBI, se sont vu mettre les menottes
chaque fois qu'ils quittaient leur cellule, en violation flagrante des règles 39 et 40 des Règles
pénitentiaires européennes.
Un fossé est en train de se creuser entre ceux qui comprennent et ceux qui ne
comprennent pas le discours sur les droits de l'homme. Bon nombre d'arguments avancés par les
défenseurs des droits de l'homme échappent à bien des personnes parmi celles qui s'intéressent à
la société et à son évolution, et qui admettent la nécessité d'un fondement éthique à la vie. Ainsi,
il est affirmé que la démocratie est la forme de gouvernement la plus souhaitable. La démocratie
signifie que c'est le peuple qui choisit. Mais lorsque la majorité est favorable à la peine capitale
ou aux châtiments corporels, on fait valoir que ces méthodes portent atteinte aux droits de
l'homme et sont inacceptables dans un Etat qui souhaite devenir membre du Conseil de
l'Europe. Cette réponse n'est pas facile à comprendre, et aucun programme cohérent tendant à
l'expliquer n'est actuellement en cours. Aucune organisation ni aucun groupe n'a été chargé
d'informer et d'expliquer.
La justice en tant que service
Comment expliquons-nous cette évolution? Il est important de poser la question. Je
pense que trois facteurs en déterminent la réponse. Le premier tient au développement,
hautement souhaitable et nécessaire, d'une action en faveur de l'amélioration du traitement des
victimes. La nécessité de remédier à la détresse des victimes et la thèse selon laquelle l'Etat
devrait reconnaître le tort qui leur a été causé et les dédommager, ont été largement défendues
par les réformateurs et les militants des droits de l'homme depuis de nombreuses années. En
conséquence, de nombreux pays ont créé des systèmes d'aide aux victimes et des mécanismes
d'indemnisation des personnes qui ont souffert des conséquences d'une infraction. Cette
évolution représente une extension tout à fait bienvenue des droits dans le domaine de la justice
pénale.
Cependant, ce qui est essentiellement un mouvement progressiste présente certaines
caractéristiques qui vont au-delà du souhait de mieux traiter les victimes. Certains défenseurs
des droits des victimes poussent le raisonnement beaucoup plus loin. Ils soutiennent qu'il est de
l'intérêt des victimes que les délinquants subissent plus durement leur châtiment. La justice est
considérée comme une prestation que l'Etat offre aux citoyens, au même titre que la santé et
l'éducation. Elle est aussi considérée comme une valeur finie et limitée. Il n'en existe qu'une
"quantité" définie et les délinquants en obtiennent la meilleure part à travers le processus
juridique et la protection de leurs droits, alors que les victimes n'en tirent guère avantage. Selon
cette argumentation, les victimes ont droit à une certaine "quantité" de justice de la part de
137
l'Etat, et celle-ci serait insuffisante. Elles ont le sentiment qu'elles ont droit à plus. Ce que cela
signifie est que les victimes veulent obtenir le droit de voir que les charges retenues contre
l'auteur des actes dont elles ont souffert soient suffisamment lourdes pour correspondre à l'idée
qu'elles se font de la gravité de l'infraction. Elles estiment donc que, si l'accusé est reconnu
coupable, il doit être sévèrement puni. Si la peine est insuffisante, les victimes se sentent
flouées. Elles pensent: "Je n'ai pas eu un service assez bon. J'aurais dû obtenir davantage.
D'autres ont obtenu plus lorsqu'il leur est arrivé la même chose. Mon juge était moins compétent
qu'un autre juge qui a donné plus".
Le langage des droits est utilisé pour justifier cette position. Certains représentants des
victimes argumentent maintenant ainsi: "On a donné aux prévenus et aux délinquants tous ces
droits et ils sont inscrits dans des conventions internationales. Qu'en est-il de mes droits en tant
que personne qui a subi une infraction? Qu'en est-il des droits de l'homme des victimes?
Comment se fait-il que quelqu'un qui s'est rendu coupable d'un crime odieux ait le droit d'être
protégé et traité de la même façon que sa victime? Comment le délinquant peut-il être mis sur le
même pied que sa victime sur le plan des droits?"
Une "compétition entre les droits" s'est en quelque sorte instaurée. Quels sont les droits
qui doivent l'emporter: ceux de la victime, ou du criminel, ceux des "personnes honnêtes et
respectueuses des lois", ou ceux des "personnes qui se comportent mal"?
Cette manière de voir, compréhensible, a des conséquences dommageables non
seulement sur le déroulement de la justice, mais aussi sur le travail de réinsertion sociale des
délinquants. L'opinion selon laquelle les personnes qui travaillent à la réinsertion sociale des
délinquants sont opposées à celles qui apportent leur aide aux victimes se répand de plus en
plus. Dans cette optique, il n'est pas possible de respecter autant les droits des victimes que ceux
des délinquants. Les deux seraient incompatibles. Le mépris éprouvé pour les condamnés
s'étend à ceux qui œuvrent en faveur de leur réinsertion sociale. Cela rend doublement difficile
cette tâche, pourtant essentielle pour la sécurité publique.
Nouvelle émergence du mal
Le second facteur déterminant est l'opinion très répandue que la grande criminalité
augmente. Au Royaume-Uni, le cas de James Bulger, cet enfant de deux ans tué par deux
garçons de dix ans, symbolise le changement d'attitude de l'opinion. Un tel acte est si atroce et
inexplicable qu'il pousse les gens à réagir de façon irrationnelle et à adopter un comportement
psychologique où la raison tient peu de place. Le fait que le meurtre d'enfants par des enfants
soit exceptionnel et qu'au Royaume-Uni, il y a environ un cas semblable par an depuis vingt ans
n'a que peu d'effet sur la manière dont les gens réagissent à de tels événements.
138
Les sévices sexuels infligés aux enfants ont également attiré l'attention du public, et la
Conférence de l'Unicef tenue à Stockholm en août 1996 a donné à ce problème une large
publicité dans le monde. Les mauvais traitements infligés aux enfants ont sans aucun doute
toujours existé. Cependant, ils semblent beaucoup plus fréquents maintenant. Ce qui paraissait
jadis innocent est maintenant considéré avec suspicion. Récemment, la découverte en Belgique
d'un réseau présumé de pédophilie et d'enlèvements d'adolescentes a fait l'objet d'une large
publicité sur les chaînes de télévision du monde entier. Cette affaire et le cas des West qui, au
Royaume-Uni, ont assassiné leurs propres enfants après leur avoir infligé des sévices, ont
suscité la haine et la peur. Bouleversés, les gens commencent à s'interroger sur eux-mêmes, sur
leurs voisins et sur le monde dans lequel ils vivent: "Y a-t-il des monstres dans la rue voisine?
Une nouvelle forme de mal serait-elle apparue?".
Les cas de tortures et meurtres d'enfants sont, dans une certaine mesure, l'ultime test du
respect des droits de l'homme. Argumenter contre la peine de mort dans de tels cas et apporter
son soutien à un traitement humain des auteurs de crimes aussi atroces est une tâche
extrêmement difficile.
Terrorisme
Le troisième élément à prendre en compte est l'augmentation du terrorisme politique
dans les pays d'Europe occidentale. La question irlandaise a familiarisé les citoyens du
Royaume-Uni aux restrictions imposées à leurs activités quotidiennes et aux conséquences des
attentats à la bombe en série. Le problème basque a eu le même effet en Espagne. La France vit
actuellement la même expérience en raison de la situation algérienne. Il est devenu courant en
Europe que, pour se prémunir contre les attentats à la bombe, les principales gares suppriment
poubelles et consignes. Les gens sont fouillés lorsqu'ils entrent dans les édifices publics. Face au
terrorisme, la pression sur les gouvernements pour qu'ils contournent la loi et se lancent dans
une véritable guerre contre les crimes terroristes est considérable. Il pourrait en résulter des
exécutions extrajudiciaires. Des allégations relatives à ce type de réactions font actuellement
l'objet d'une enquête en Espagne.
Réactions du public
Ces événements - sévices et meurtres d'enfants, attentats terroristes à la bombe provoquent crainte et horreur et influent sérieusement sur l'opinion des gens concernant la
nature même du milieu où ils vivent. Ils commencent par considérer le monde comme un lieu
hostile, menaçant, dangereux, et les médias contribuent à répandre cette impression. Ils
empêchent leurs enfants de sortir et modifient leurs propres comportements pour se sentir plus
en sécurité. Ils sont contrariés par ces changements et attendent des hommes politiques qu'ils
agissent pour résoudre ces problèmes. Dans ce climat, il est difficile à la société de se maîtriser,
ou de comprendre pourquoi elle devrait le faire. Dans une démocratie, les hommes politiques
trouvent très difficile de résister aux pressions et peu d'entre eux, voire aucun, ont le courage de
s'exprimer publiquement en faveur du respect des droits de l'homme consacrés par l'institution
du Conseil de l'Europe et la Convention européenne des droits de l'homme.
Le rôle des médias
Les médias tendent de plus en plus à produire des stéréotypes sur la criminalité et les
délinquants, de même que sur la dangerosité du monde actuel. Dans de nombreux pays, la
télévision et la plupart des journaux relatent chaque jour des affaires criminelles, sans indiquer
139
si elles sont rares ou fréquentes. Aussi le monde commence-t-il à sembler très effrayant aux
utilisateurs de ces médias. Dans certains pays, les médias sont concentrés entre les mains d'un
petit nombre de puissants propriétaires qui ne se préoccupent guère du bien-être des pays dont
ils monopolisent les moyens de communication; une telle situation comporte un grand danger
pour l'éducation aux droits de l'homme. Les magnats de la presse ont à coeur la rentabilité de
leurs affaires et la rentabilité des affaires en général. Le principal objectif d'une large part de
leurs médias est de divertir, et non d'informer et d'éduquer.
Les Etats-Unis
L'évolution constatée aux Etats-Unis montre jusqu'où peut mener ce processus. Les
droits des délinquants s'y érodent rapidement. On a ouvert des camps "disciplinaires" dans
lesquels un traitement inhumain et dégradant constitue le régime de base. Une humiliation
rituelle est supposée restaurer le respect de soi. En Alabama, une méthode consistant à
enchaîner des prisonniers les uns aux autres a été instituée. D'après Amnesty International, des
détenus du pénitencier de Limestone sont emmenés sur leur lieu de travail vêtus de tenues de
travail et de casquettes blanches portant l'inscription Alabama chain gang. Ils sont attachés par
la cheville par groupes de cinq. Amnesty International a décrit cette opération comme:
un traitement cruel, inhumain ou dégradant, en violation des normes internationales
applicables au traitement des détenus.
En Arizona et en Floride, l'enchaînement de prisonniers les uns aux autres est également
pratiqué. La peine de mort est appliquée de plus en plus fréquemment, bien que de façon
sélective, et une loi vient juste de supprimer les crédits alloués aux centres destinés au travail
des prisonniers les plus pauvres détenus dans le quartier des condamnés à mort.
L'influence de l'Est
L'opinion que les pays les plus prospères du Sud-Est asiatique se font des droits de
l'homme a également son importance dans le débat. On peut y voir une remise en question des
fondements mêmes de la conception européenne des droits de l'homme. Il est suggéré que cette
conception accorde beaucoup trop d'importance à l'individualisme, ce qui mène au crime, à la
toxicomanie et aux autres maux caractéristiques des villes occidentales. L'attitude des pays du
Sud-Est asiatique, dont les cultures valorisent les droits et les devoirs collectifs, est considérée
comme socialement et économiquement plus salutaire. Dans les pays occidentaux, il est courant
d'entendre dire, lorsque l'on veut justifier les protections des droits de l'homme qui entourent la
procédure judiciaire qu'"il vaut mieux que de nombreux coupables soient acquittés plutôt que de
voir condamner un innocent". La réponse du Sud-Est asiatique pourrait être: "Pourquoi?".
Le processus d'éducation
Dans ce contexte, ceux qui prennent position en faveur d'une procédure judiciaire
équitable pour les suspects, d'un traitement plus humain des détenus et combattent la peine de
mort éprouvent des difficultés pour faire entendre leurs arguments. C'est un long voyage
philosophique qu'il convient d'entreprendre, un processus d'éducation en profondeur, pour que
les gens se disent prêts à respecter les droits de tous les êtres humains, y compris de ceux qui
abusent sexuellement des enfants ou posent des bombes. Il est donc nécessaire de retracer les
étapes du débat qui a conduit, en 1953, à l'entrée en vigueur de la Convention européenne des
droits de l'homme. Cinquante ans ont passé. Pour une grande partie de la population d'Europe
140
occidentale, la seconde guerre mondiale appartient désormais au passé.
Nous devons nous remémorer quelles sont les étapes de ce voyage philosophique. Nous
devons nous demander pourquoi nous, participants à ce séminaire, pensons que nous devons
lutter, par exemple, pour les droits de l'homme d'un homme qui a infligé des sévices à de jeunes
enfants et les a terrorisés, d'un activiste qui a posé une bombe qui a tué de nombreux innocents
ou d'une personne qui a commis, par lucre, un meurtre de sang froid?
La première étape de ce voyage est d'essayer de comprendre l'auteur de ces infractions,
non pour lui trouver une excuse, mais pour parvenir à expliquer comment un individu qui
exécute des atrocités est devenu capable de commettre de tels actes. Beaucoup d'études
montrent comment des expériences abominables subies dans l'enfance peuvent conduire plus
tard, mais pas toujours fort heureusement, à la perpétration d'actes épouvantables. Effectuée par
un psychiatre britannique, une étude détaillée portant sur vingt enfants qui avaient commis un
meurtre montre que:
ils viennent de milieux familiaux instables: pères alcooliques ou absents, troubles
psychiques et atmosphère de violence du foyer; mères dépressives, qui trouvent de plus en
plus difficile de s'occuper de leurs enfants lorsqu'ils grandissent.
La seconde étape conduit à expliquer comment des violations massives des droits de
l'homme sont devenues possibles. Nous devons faire clairement comprendre que le fait de
méconnaître les droits fondamentaux d'un seul groupe humain, quand bien même ce groupe ne
semble mériter aucun respect, entraîne l'ensemble de la société sur une pente dangereuse. On
commence par accepter que la société inflige n'importe quel châtiment à quelqu'un qui a fait
subir des sévices à un enfant. L'infraction est si épouvantable que son auteur n'a absolument
aucun droit à un traitement décent et au respect. Ainsi, admet-on qu'une sorte de personnes, par
exemple, celles qui infligent des sévices à des enfants, soient traitées de cette manière. Les
autres ne sont pas si mauvaises. Il est accepté que l'on s'arrêtera là.
Puis l'idée fait son chemin. Ce n'est plus seulement celui qui a infligé des sévices à un
enfant qui peut être maltraité sans que ses droits ne soient respectés. Quiconque ressemblant à
quelqu'un ayant infligé des sévices à un enfant peut subir un traitement similaire, même ceux
dont la culpabilité n'est pas prouvée. Puis on se demande: "pourquoi seulement ceux qui
infligent des sévices à des enfants?" Les cambrioleurs, qui pénètrent la nuit par effraction dans
les maisons, engendrent aussi la peur et troublent la tranquillité d'esprit des habitants. Pourquoi
leurs droits seraient-ils également protégés? Une fois que l'on aura admis qu'un seul être humain
peut être mis au banc de l'humanité, beaucoup de personnes seront en danger.
La troisième étape du voyage vers la compréhension est la prise de conscience de ce à
quoi peut ressembler une société où les lois cessent d'être respectées, où chacun peut se
comporter à sa guise. La Bosnie en est un parfait exemple. Dans son ouvrage sur la guerre de
Bosnie, Peter Maass cite l'écrivain bosniaque Ivo Andric, qui, à propos du déclenchement de la
première guerre mondiale en 1914, écrit:
"Cette bête sauvage, qui vit dans l'homme et n'ose pas se montrer tant que les barrières de
la loi et des usages sont en place, s'est trouvée libérée. Le signal a été donné, les barrières
sont tombées. Comme il est si souvent arrivé dans l'histoire de l'humanité, l'autorisation
était tacitement donnée d'accomplir des actes de violence et de pillage, et même des
meurtres, s'ils étaient commis au nom d'intérêts supérieurs."
141
Nous devons comprendre l'importance qu'il y a à créer et préserver des institutions
suffisamment fortes pour résister aux appels populistes à la vengeance, et suffisamment
respectées pour être acceptées par le public lorsqu'elles remplissent leur rôle sans succomber à
la pression des gens du peuple. Pour cette raison, l'importance du Tribunal international pour
juger les crimes de guerre, qui a compétence pour poursuivre les auteurs d'atrocités commises
lors de la dislocation de l'ex-Yougoslavie, est capitale. Radovan Karadzic n'est pas recherché
pour être exécuté. Il est poursuivi pour être jugé. L'illégalité n'est pas combattue par l'illégalité
mais par une ferme réaffirmation de la suprématie de la primauté du droit.
La nécessité d'une éducation aux droits de l'homme
Une éducation aux droits de l'homme est-elle nécessaire? Et serait-elle efficace? Les
résultats de certaines enquêtes effectuées aux Etats-Unis peuvent nous apporter quelques
éléments de réponse. Chaque année, des sondages d'opinion sont réalisés dans ce pays sur la
peine de mort. En 1995, à la question "Etes-vous favorable à la peine capitale pour une
personne reconnue coupable de meurtre?", 77% des personnes interrogées ont répondu
affirmativement. A la question "Quelle peine devrait-on selon vous infliger à un meurtrier: la
peine capitale ou la prison à perpétuité sans aucune possibilité de libération conditionnelle?", le
pourcentage de personnes en faveur de la peine capitale est tombé à 50%, tandis que 32% se
sont déclarés favorables à la prison à perpétuité sans libération conditionnelle. Par ailleurs, les
chiffres montrent que les attitudes peuvent évoluer considérablement avec le temps. En 1995,
77% des personnes interrogées étaient pour la peine de mort. En 1966, une minorité seulement
était pour (42%); par ailleurs, les pourcentages respectifs des personnes "pour" et des personnes
"contre" sont restés très proches jusqu'en 1972, époque où le nombre de partisans de la peine
capitale à commencé à augmenter.
Ces chiffres montrent que sur ces questions délicates relatives aux droits de l'homme, les
opinions ne sont nullement figées, innées et profondément ancrées dans la nature humaine. Les
gens peuvent répondre et réagir aux débats, aux faits, aux discussions et aux campagnes. Ils
peuvent être sensibles à certains arguments et changer d'avis.
Depuis que les pays de l'ancien bloc soviétique sont devenus des démocraties et font
partie du Conseil de l'Europe, de nombreux programmes d'éducation aux droits de l'homme ont
été élaborés et soutenus. Des juristes et des enseignants ont reçu une formation et des matériels
pédagogiques on été élaborés. Le processus ne doit pas s'arrêter là. L'Europe occidentale a
également besoin d'un vaste programme d'éducation aux droits de l'homme. La commémoration
de la fin de la seconde guerre mondiale en 1995 a constitué une excellente occasion de rappeler
à ceux qui pourraient l'avoir oublié - et à ceux qui ne l'ont jamais su -ce qui s'est passé en
Europe entre 1939 et 1945, et pourquoi une structure internationale de protection des droits de
l'homme a été mise en place. Mais de telles occasions sont rares. Un programme planifié et
cohérent est nécessaire pour assurer une exposition fréquente des arguments et la discussion à
ce sujet. Les gouvernements devraient envisager de créer des unités d'éducation aux droits de
l'homme pour encourager de tels programmes.
Pour donner toute l'impulsion nécessaire au lancement d'une grande campagne
d'éducation, il faut se baser sur cinq éléments.
Premièrement, il faudra s'appuyer sur la façon dont les gens perçoivent le monde actuel.
Les arguments relatifs aux droits de l'homme doivent être rendus aussi pertinents pour les
142
jeunes d'aujourd'hui qu'ils l'étaient en 1949, lors de la création du Conseil de l'Europe.
Deuxièmement, l'enseignement de l'histoire fournit une excellente occasion d'analyser et de
réfléchir à l'inhumanité de l'homme envers ses semblables, aux circonstances qui conduisent à la
violation des principaux droits de l'homme et aux sauvegardes qu'il convient de mettre en place.
Troisièmement, des cours portant sur la structure internationale des droits fondamentaux de
l'homme et sur les mécanismes déjà en place doivent être organisés et soutenus dans les écoles
et les universités. Quatrièmement, les enseignants doivent être formés à utiliser la littérature et
le théâtre afin de mettre en lumière les violations des droits de l'homme et le processus qui y
conduit. Cinquièmement, il faudrait trouver des fonds pour soutenir les projets de médias qui
visent à examiner et développer les arguments relatifs à la protection des droits fondamentaux et
aux raisons pour lesquelles ni les châtiments corporels ni la peine de mort ne sauraient trouver
de justification.
Le rôle des organisations non gouvernementales
Les organisations internationales qui oeuvrent en faveur des droits de l'homme sont
éloignées des citoyens des Etats membres et peuvent leur sembler à part et sans intérêt. Ce sont
les organisations non gouvernementales (ONG) qui font le lien entre les institutions
internationales et les habitants des Etats membres. Un rôle de premier plan peut être joué par
celles qui s'attachent à défendre les droits de l'homme. Nombreuses sont les ONG
internationales, régionales et nationales qui agissent dans ce domaine. Elles sont à la pointe du
combat contre la peine de mort. Amnesty International fait campagne depuis des années contre
la peine de mort et a subventionné la production de films et d'autres matériels pour soutenir
cette cause. Par l'intermédiaire de ses groupes locaux, de ses donateurs dans 170 pays et
territoires et de ses 1,1 million de membres à travers le monde, Amnesty International organise
des campagnes de sensibilisation très variées et pleines d'imagination afin d'attirer l'attention du
public sur les abus commis de par le monde et sur les nombreux cas d'individus condamnés à
mort.
Penal Reform International (PRI) agit dans le monde entier pour renforcer les ONG
existantes qui œuvrent en faveur de la réforme pénale et pour aider à créer de nouvelles
associations. PRI a expérimenté de nouveaux moyens de sensibiliser l'opinion publique à la
nécessité d'une réforme pénale. En 1992, PRI a organisé avec l'Association hongroise pour la
réforme pénale un festival cinématographique de trois jours sur les prisons. Des séances de
projection de films mettant en évidence les violations possibles des droits de l'homme dans le
contexte de la détention étaient suivies de débats auxquels participaient les réalisateurs et des
personnalités influentes sur les intentions et les répercussions des films. Cette manifestation
visait à porter l'attention du public sur les problèmes de droits de l'homme et l'emprisonnement,
ainsi qu'à promouvoir la réforme pénale. Une manifestation internationale similaire, concernant
cette fois les femmes en prison, a été organisée à Londres en 1993 par la National Association
for the Care and Ressettlement of Offenders (Association nationale pour l'assistance et la
réinsertion des délinquants), une ONG basée au Royaume-Uni; un haut fonctionnaire du
Conseil de l'Europe a procédé à l'ouverture de cette rencontre.
Les ONG ont de nombreux atouts et de multiples moyens de contribuer à l'éducation du
public aux droits de l'homme. Elles sont composées de personnes dévouées. Leurs activités ont
des fondements éthiques. Elles sont en mesure d'encourager le volontariat et la créativité. Elles
sont généralement exemptes de toute bureaucratie pesante et peuvent réagir rapidement et avec
souplesse aux besoins du moment. Il leur est souvent plus facile qu'aux organismes
gouvernementaux d'établir des liens avec les minorités et les jeunes.
143
Elles ont besoin d'aide pour contribuer le plus efficacement possible à surmonter la crise
dans le domaine des droits de l'homme à laquelle l'Europe est confrontée. Il est beaucoup plus
facile à des ONG de recueillir des fonds pour la réalisation de projets destinés à assurer des
changements concrets que d'accomplir la tâche, également vitale mais moins tangible,
d'influencer l'opinion publique. Les ONG qui militent en faveur de la réforme pénale, par
exemple, trouveront plus facilement des fonds pour mettre en œuvre des projets précis, tels que
l'amélioration des conditions carcérales et la réinsertion sociale des délinquants, que pour leurs
actions pédagogiques destinées à attirer l'attention du public sur les questions de droits de
l'homme que pose le traitement des délinquants.
Le rôle du Conseil de l'Europe
Le Conseil de l'Europe doit être le moteur de la campagne d'éducation aux droits de
l'homme. Il a en effet un poids considérable; il représente une force et une source d'inspiration
pour tous ceux qui s'intéressent aux droits de l'homme. En 1999, l'Organisation célébrera son
cinquantenaire. Le moment sera alors venu non seulement de donner une nouvelle jeunesse et
une nouvelle formulation aux idées et aux principes de base qui ont jusqu'à présent guidé son
évolution, mais aussi de trouver de nouvelles méthodes de travail qui correspondent au XXIe
siècle.
Conclusions
En Europe, la situation en ce qui concerne la protection des droits de l'homme des
condamnés se détériore rapidement. L'attitude du public devient plus dure. La population
carcérale s'accroît. On recherche de plus en plus de boucs émissaires. L'individualisation de la
justice et la tendance à la considérer comme un service comporte de très grands dangers. Cette
évolution diminue le pouvoir d'arbitrage de l'Etat et ouvre la porte à la vengeance de la foule et
à la loi de lynch. On s'accorde de moins en moins à reconnaître la nécessité de traiter les gens
avec un minimum d'humanité, quels que soient les actes qu'ils ont commis.
Cependant, si les Etats-Unis se sont considérablement éloignées du consensus sur les
droits de l'homme auquel était parvenu le monde d'après-guerre, beaucoup de protections sont
toujours en place en Europe. Les attitudes répressives et d'exclusion qui prévalent aux
Etats-Unis ne sont pas profondément ancrées dans les traditions européennes. Une philosophie
en faveur de la réinsertion sociale des délinquants inspire toujours la législation et la pratique.
Une philosophie de cohésion sociale régit les institutions. On admet comme postulat que les
délinquants, même s'ils doivent subir des sanctions et payer d'une manière ou d'une autre pour
les actes qu'ils ont commis, conservent leur citoyenneté et doivent être bien accueillis lorsqu'ils
réintègrent la société.
Ces convictions font partie de l'idéal démocratique de l'Europe. Elles ont une importance
considérable. Dans certains pays, les militants s'attachent à les faire prévaloir au péril de leur
vie. Pour qu'elles gardent toute leur force, il faudra consacrer beaucoup d'énergie pour les
soutenir et faire en sorte qu'elles soient maintenues dans la politique pénale des prochaines
années. Un important programme pédagogique devrait être encouragé par les institutions
européennes, avec la participation des gouvernements et des ONG, afin d'intensifier la
sensibilisation aux raisons de l'existence d'une structure internationale de protection des droits
de l'homme, et aux horreurs d'un monde qui n'en serait pas doté.
144
Les événements de Bosnie ont montré la fragilité des valeurs de tolérance, de respect
d'autrui, d'humanité et d'intégrité assurément considérées comme les fondements de la
civilisation européenne. Comme l'a dit Peter Maass:
"La bête sauvage n'est pas morte. Elle a prouvé qu'elle savait survivre patiemment et
attendre tapie dans les hautes herbes de l'histoire le moment de bondir."
Références
* * *
Amnesty International
(1) United States of America: Reintroduction of Chain Gangs - Cruel and Degrading;
(2) Rapport 1996; Londres, Amnesty International, 1995.
Coyle, Andrew
The Prisons We Deserve Londres, Harper Collins, 1994.
Christie, Nils
Crime Control as Industry Routledge, Londres et New York, 1993, 1994 révisé.
Donziger, Steven R
The Real War on Crime: The Report of the National Criminal Justice Commission New York,
Harper Perennial, 1996.
Maass, Peter
Love Thy Neighbour: A Story of War New York, Knopf, 1996 .
Maguire, Kathleen et Pastore, Ann
Sourcebook of Criminal Justice Statistics 1994 Washington DC, Département de la justice des
Etats-Unis, 1995.
Penal Reform International
PRI Newsletter no. 20 Londres, 1995.
145
Rapport présenté par M. Max SNIJDERS, Professeur, Université de
Groningen, Spécialiste en éthique de la communication, Utrecht (Pays-Bas)
Il n'est pas trop difficile de définir un certain nombre de règles générales que les
journalistes devraient respecter lorsqu'ils rendent compte de crimes et de délits, surtout s'il s'agit
de crimes graves. Cependant, dès qu'on veut mettre ces règles noir sur blanc, on se rend compte
que les divers pays, même au sein du monde démocratique occidental, ont des conceptions très
différentes de ce qui est acceptable ou non.
Pour n'en donner qu'un exemple simple: dans les pays anglo-saxons, il est tout à fait
normal d'imprimer en entier le nom et l'adresse d'un suspect, qu'il ait ou non été arrêté. Aux
Pays-Bas, on ne donne que les initiales, et jamais l'adresse complète. La France a des règles très
strictes, qui se situent quelque part entre ces deux pays: par exemple, la loi interdit de publier
des photographies dans le cas de crime de sang27, ainsi que de publier des informations qui
permettraient d'identifier les victimes de viol -alors qu'aux Pays-Bas, cela "ne se fait pas", mais
c'est par convention tacite.
Toutefois, le vrai problème est de définir des règles de comportement des journalistes voire des codes de déontologie professionnelle - quand il s'agit de rendre compte de cas
touchant des individus.
Il est encore plus difficile de s'entendre pour savoir qui - ou quelle institution - doit fixer
quels sont, ou même quels devraient être, le rôle et la responsabilité des médias.
Je me propose de traiter ces deux éléments dans cette introduction.
Premièrement, donc: qu'est-ce que la profession considère comme acceptable, pour ce
qui est tant des informations publiables en cas de crime grave que des liens que les journalistes
peuvent établir avec les criminels pour en recevoir des informations.
Le journalisme/espionnage, également nommé "clandestin", est-il permis, et dans
quelles circonstances?
Le Code de Bordeaux, déclaration internationale adoptée par la Fédération internationale
des journalistes comme norme déontologique des journalistes faisant métier de recueillir,
transmettre, diffuser et commenter les nouvelles et l'information ainsi que de décrire les
événements, stipule que le journaliste devra s'abstenir de procédés indélicats pour se procurer
renseignements, photographies et documents.
Toutefois, depuis que le reporter allemand Günther Wallraff a décrit la façon dont son
pays traite les travailleurs immigrés turcs, puis raconté comment le journal à sensation Bild
recueillait ses informations, le sentiment général sur ce sujet est plus nuancé.
Je crois pouvoir dire qu'aujourd'hui, il est généralement admis que les journalistes ne
dévoilent pas leur profession ou leur objectif s'ils enquêtent sur un sujet - surtout dans le
domaine du crime - sur lequel il est hautement improbable, si ce n'est totalement impossible,
qu'ils obtiennent des informations en se faisant connaître. De plus, la société ne considère ce
genre de méthode acceptable que si l'enquête présente un intérêt général.
27
Les droits et les devoirs du journaliste, textes essentiels. Les guides du CFPJ, Paris, s.a.
146
Et que faire si le journaliste fonde son histoire sur des documents manifestement volés?
Provenant du bureau même du Procureur général? Et si, en outre, en publiant des documents en
principe confidentiels, le journaliste donne à l'avocat de la défense la matière à renforcer la
position de son client (c'est-à-dire, du criminel)?
Cela s'est produit dans une affaire intentée contre le chef d'un réseau de trafiquants de
drogue aux Pays-Bas28. Les reporters en question - ils étaient deux - ont affirmé ne pas être à
l'origine de ce vol, ni même savoir qui avait mis les documents dans leur boîte à lettres.
Le Procureur général les traduisit en justice et le Conseil de l'ordre des journalistes
décida, sans même qu'il y ait eu plainte, de se saisir de l'affaire, étant donné son importance
pour la profession.
Le Procureur d'Amsterdam déclara ce qui suit: "Le ministère public ne souhaite pas
lancer une chasse aux sorcières contre les journalistes, mais estime d'extrême importance que
les tribunaux définissent les limites à ne pas franchir par les journalistes dans la recherche et
l'utilisation des informations". Durant l'instruction, la police perquisitionna au domicile des
journalistes pour voir si l'on ne pouvait pas les accuser de recel.
Les Pays-Bas n'ont pas de législation spécifique pour les journalistes - et c'est ainsi que
cela doit être. J'y reviendrai tout à l'heure.
Ne pouvant prouver le recel, le tribunal dut acquitter les deux reporters.
Le jugement du Conseil de l'ordre des journalistes est plus intéressant car il introduit une
nuance dans ses considérations.
Voici ce qu'il dit: "Les journalistes ne sont autorisés à rendre publiques des informations
volées que si l'intérêt de cette publication compense largement l'illégalité de la manière dont
elles ont été obtenues". Le conseil ajoute de manière significative: "cette mise en balance
incombe à ceux qui ont la responsabilité de la publication sur le plan journalistique"29. Cela
signifie que, pour le Conseil, ce n'est ni à la police, ni même à un tribunal, de décider en la
matière.
Le Code de déontologie de la presse allemande semble plus restrictif: son article 7
stipule que "la responsabilité de la presse envers le grand public interdit la publication d'articles
influencés par les intérêts privés d'un tiers"30. Bien que cet article vise manifestement à
empêcher les pressions des annonceurs, il serait applicable dans le cas que j'ai évoqué, car on ne
peut nier que la publication incriminée ait profité au suspect.
Je dois ajouter que les deux reporters néerlandais n'ont publié, parmi les documents
qu'ils avaient reçus, que ceux qui révélaient l'illégalité des méthodes employées par la police, et
qu'ils en ont remis les copies aux autorités de police après les avoir utilisés.
28
Max L. Snijders, The Case of the Stolen Police Information, in: Case by Case, Journalistic Decision-Taking in Europe (Le cas des documents
volés mettant la police en cause), Edité par Urte Sonnenberg et Barbara Thomasz, Centre européen du journalisme, Maastricht, 1996.
29
Cité dans De Journalist, février 1995.
30
Deutscher Presserat: Directives pour les éditeurs et les journalistes, basées sur les recommandations du Conseil allemand de la presse, mars
1992.
147
Nombre de journalistes spécialisés dans les affaires criminelles ont découvert l'utilité
d'établir des contacts avec le milieu.
Le risque est double: d'une part, les criminels peuvent révéler plus de choses qu'ils ne
l'auraient voulu et, d'autre part, le journaliste, s'il sait trop de choses, est tenté de ne pas tout
publier, de crainte de voir sa source se tarir ou, pire, d'encourir un risque personnel.
Les organisations de malfaiteurs ont mis au point une stratégie dans leurs rapports avec
les médias, notamment avec les journalistes spécialisés dans les affaires criminelles.
Nicolas Gage, du New York Times, a formulé une théorie, qui a reçu le nom de "loi de
Nicolas Gage", sur la manière de "ficeler" les journalistes31.
Première étape: leur en dire beaucoup, presque tout leur dire, ce qui leur rend impossible
de publier ce qu'ils savent. S'ils le font, ils enfreignent le code du milieu, avec toutes les
conséquences que cela comporte. On connaît de nombreux cas où les journalistes qui
possédaient des preuves à charge se sont ainsi abstenus de les divulguer. Il arrive même que
pour éviter tout dérapage, le droit de regard de l'organisation criminelle sur la publication des
informations fasse l'objet d'un contrat écrit.
31
Cité par Bart Middelburg: Een wederzijds profijtelijke relatie (Une relation mutuellement bénéfique), Het Parool, 4 avril 1996.
148
Il y a même eu, aux Pays-Bas, un cas où il était prévu que les bénéfices financiers
provenant de la publication de telles informations seraient partagés à égalité entre la source
d'information (c'est-à-dire, les criminels) et le journal.
Dans la deuxième phase, les criminels n'hésitent pas à recourir à la violence. C'est ce qui
s'est si souvent passé en Italie, où des procureurs, des juges, des journalistes, ont été, soit
grièvement blessés à titre d'avertissement, soit purement tués. Tout récemment - à la fin de juin
dernier - pour la première fois dans l'ouest de l'Europe, un journaliste spécialisé dans les affaires
criminelles a été assassiné: il s'agissait de Veronica Guerin, qui travaillait pour le journal
Aengus Fanning de Dublin. On suppose que l'auteur de ce crime appartient au milieu de la
drogue irlandais.
Si le meurtre ne suffit pas à faire taire un média trop curieux, la troisième phase est mise
en action. Elle consiste en un incessant tir de barrage fait de recours en justice contre le journal
ou la station de radio concernés. En général, ce n'est pas tant le fait d'être condamné par les
tribunaux qui est gênant, mais l'énorme quantité d'argent et d'énergie que cela coûte, ce qui
amène parfois la direction à ordonner aux journalistes d'abandonner leur enquête.
Que disent là-dessus les codes de déontologie des journalistes, officiels ou tacites?
Il me semble généralement admis qu'on ne publie pas d'information mettant en danger la
vie de quelqu'un.
Encore un exemple: lorsque des partisans molluquois ont détourné un train, au nord des
Pays-Bas, dans les années 70, les militaires ont essayé une tactique pour libérer les otages et
capturer les terroristes. Mon journal, et comme je le suppose un certain nombre d'autres, avaient
des photos de cette entreprise assez spectaculaire. Et, bien que n'imaginant pas qu'un journal
puisse parvenir au train, aucun d'entre nous n'a publié de photo, de crainte que la radio n'en
parle et ne mette ainsi les terroristes au courant.
De même, les médias britanniques n'ont pas dit un mot de la prise d'otages dans un
restaurant italien de Londres, jusqu'à ce que la police ait pu donner l'assaut et délivrer les otages.
Mais jusqu'où cette retenue doit-elle aller? Globalement, je dirai que, si nous n'avons pas
pour tâche d'empêcher les autorités de mettre la main sur des criminels, nous manquerions à
notre rôle de chiens de garde de la démocratie et des droits de l'homme en ne parlant pas des
abus d'autorité de la police, quitte à lui déplaire fortement.
Très souvent, au cours de ces deux dernières années, les médias - je dirais la presse
écrite plutôt que les médias électroniques - ont mis à jour des activités criminelles qui ont
ensuite donné lieu à des enquêtes de la police. Nos collègues italiens pourraient nous en citer
bien des exemples.
Dans nos sociétés, on a tendance à étouffer les erreurs, en s'efforçant sans rien en dire de
ne pas y retomber. Lorsque nous autres journalistes en avons vent et réussissons à établir les
faits, il est fort désagréable pour les autorités de les voir publiés. Il est arrivé qu'on fasse ainsi
tomber un ministre ou un gouvernement tout entier. Cela n'en reste pas moins notre devoir. En
effet, si nous commençons à céder aux pressions visant à nous empêcher de publier des
informations délicates, nous mettons le doigt dans un engrenage dont nul ne sait où il peut nous
mener.
149
Cela dit, si nous ne devons rien faire pour empêcher les autorités d'appréhender les
criminels, ce n'est pas non plus notre rôle de les aider.
Si un photographe de presse a photographié la scène d'un crime, il ne doit pas porter ses
photos à la police de son propre chef, mais seulement si la justice le lui ordonne. Il en va de
même, bien entendu, des enregistrements vidéos. En effet, si nous fournissons délibérément
d'éventuels éléments de preuve, nous risquons fort d'avoir ensuite du mal à faire notre travail
sans éveiller la méfiance des intéressés.
Cela me mène à la deuxième partie de cette introduction: à quelle personne, ou à quelle
institution, revient-il de définir le rôle et les responsabilités des médias en général et, en
particulier, s'agissant de la grande criminalité?
Vous vous rappelez sans doute tous les conflits auxquels a donné lieu la tentative de
l'Unesco d'assigner des "devoirs" aux médias et de rendre les Etats responsables des activités
des médias sous leur juridiction32. Les pays du bloc communiste, tout comme les
gouvernements autoritaires des pays en développement, espéraient ainsi, d'une part, empêcher
des critiques indésirables, d'autre part, faire des médias l'instrument de leurs politiques de
développement et de construction de la nation. Aujourd'hui, après les conférences, parrainées
par l'Unesco, de Windhoek en 1991, puis d'Alma-Ata, de Santiago du Chili et de San'a, plus
personne ne parle d'entraver aussi sévèrement la presse. Pour reprendre les termes de la
Déclarations de Windhoek, dans son article 2, "Par presse indépendante, nous entendons une
presse indépendante vis-à-vis des pouvoirs publics aussi bien que des milieux politiques et
économiques, et libre de toute restriction concernant les matériaux et infrastructures nécessaires
à la production et à la diffusion des journaux, revues et périodiques"33. Pourtant, nombreux sont
ceux qui croient encore de leur devoir, en tant que représentants du peuple ou responsables
politiques, de veiller à une bonne information du public - bonne, c'est-à-dire conforme à l'idée
qu'eux-mêmes s'en font.
Par exemple, une organisation comme le Conseil de l'Europe, notre hôte durant ce
séminaire, qui mérite le plus grand respect pour la lutte qu'il mène en faveur de
l'institutionnalisation des droits de l'homme en Europe, a-t-elle un rôle à jouer en la matière?
Après tout, le Conseil a rappelé, en plusieurs occasions, l'obligation de respecter les droits de
l'homme, ce qui, en général, a effectivement amélioré l'application de ces droits.
Pourtant, cela nous conduit sur un terrain miné.
Bien entendu, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe n'est pas habilitée à
prescrire des règles que les médias devraient observer pour se conformer à cet objectif de
respect des droits de l'homme dans les démocraties européennes. Donc, il semblerait n'y avoir
aucun danger à ce qu'elle définisse les comportements qui lui semblent souhaitables. Mais, une
fois que le Comité des Ministres a accepté les recommandations de l'Assemblée parlementaire,
les gouvernements sont invités à mettre en place les instruments juridiques permettant
d'appliquer ces recommandations. C'est parfait lorsqu'il s'agit des droits de l'homme en général.
Pensons simplement à la situation dans les prisons turques, ces recommandations ne peuvent
qu'être utiles et la pression qui en découle sur les Etats membres, bénéfique. Il en va de même
32
Voix multiples - un seul monde - communication et société, aujourd'hui et demain, rapport de la Commission internationale d'étude des
problèmes de la communication, Unesco, 1980.
33
Rapport final du Séminaire pour la promotion d'une presse africaine indépendante et pluraliste, Windhoek, Namibie, SEPIC Paris, 1991.
150
des mesures relatives à l'environnement, à l'égalité des sexes et à bien d'autres domaines.
Mais, lorsqu'il s'agit des médias, je dis: "n'y touchez pas". Non que les journalistes soient
meilleurs que le reste de la population, ou qu'ils puissent rester en dehors des lois. Mais parce
que les Etats sont partie prenante dans les activités des médias. Il est de leur intérêt - ou très
souvent, en tout cas, de l'intérêt du parti au pouvoir - que certaines pratiques ne soient pas
divulguées, qu'aucune critique ne soit dirigée contre certaines personnes ou certaines
institutions. Et ce serait trop demander aux Etats que de prendre des mesures pour protéger leurs
ressortissants contre d'éventuels abus des médias sans aussi prendre en compte leur propre
intérêt et sans se réserver la possibilité, dans certaines circonstances, de faire taire ces gêneurs.
On a des exemples - je n'ai pas besoin de le souligner dans le pays qui nous accueille - de
ministres coupables d'activités criminelles. Il est bien naturel que quelqu'un qui en a le pouvoir
essaie, lorsque ses activités frauduleuses ou autrement criminelles risquent d'être découvertes,
de faire taire les médias lancés sur sa piste.
J'ai dit: "quelqu'un qui en a le pouvoir". Et c'est exactement pourquoi il ne devrait pas
avoir ce pouvoir. Un principe important est en jeu ici. C'est que, une fois que l'Etat est en droit
de réglementer certaines activités des médias, il n'y a pas de limite à ce qu'il peut faire. C'est
pour cette raison que la Constitution américaine interdit au Congrès toute mesure législative
restreignant la liberté de la presse.
Faudrait-il, alors, que l'Etat n'ait aucune loi sur la presse? Selon l'article 19 de la
Déclaration universelle des droits de l'homme, adoptée par l'Assemblée générale des Nations
Unies le 10 décembre 1948: "Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui
implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de
répandre sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen
d'expression que ce soit". Le premier mot de cette déclaration, sur lequel je ne saurais que trop
insister, est "Tout individu". Tout individu a ce droit. Cela signifie qu'il n'existe pas de droit
spécifique pour les journalistes. En conséquence, ceux qui font un usage professionnel de ces
droits ne devraient pas faire l'objet de restrictions qui ne s'appliquent pas à leurs concitoyens. Il
y a des lois contre le vol, contre le recel, contre le complot visant à renverser le gouvernement,
contre la diffamation orale ou écrite, qui sont applicables à tous et à chacun. Il n'est donc nul
besoin d'adopter - plus fort: rien ne justifie qu'on adopte - des lois spécifiques à l'exercice de la
profession de journaliste.
On n'a que trop d'exemples de ce qu'il advient de la liberté de la presse, et donc de la
démocratie, quand cette règle n'est pas appliquée.
Permettez-moi d'en donner un seul, car au premier abord il semble tout à fait raisonnable
d'imposer quelques restrictions. En Indonésie, la règle est la suivante: la presse est libre mais
responsable. Qui disconviendrait du fait que la presse doit être responsable? Mais ce que cela
signifie en pratique, c'est que le système de sécurité de l'Etat, appelé le Kopkamtib, prescrit
exactement aux journaux (la radio et la télévision sont entièrement sous le contrôle du
gouvernement) ce qu'ils peuvent et ce qu'ils ne peuvent pas publier. Et s'ils ne se conforment
pas aux instructions qui leur sont données, généralement par téléphone, leur licence, ou la
licence de certains journalistes, peut être retirée. Des journaux sont régulièrement interdits parce
que le gouvernement considère qu'ils se comportent de façon irresponsable.
Il va de soi que les pays qui ont une législation spécifique en ce domaine ne font pas
mieux. En Turquie, ces lois, inspirées de celles de Mussolini, tombent en désuétude lorsque le
151
régime est plus ou moins libéral, mais reviennent en vigueur lorsque le régime est restrictif, ce
qui est le plus souvent le cas. Les tribunaux, une fois saisis en vertu de ces lois surannées, ne
peuvent que les appliquer et condamner aux peines minimales, qui restent ridiculement élevées.
Doit-on, alors, laisser les médias eux-mêmes décider quelles règles et quels codes ils
appliqueront? La réponse est: oui.
Cela signifie-t-il qu'ils se comporteront toujours de façon responsable, justifiable,
équitable, dans l'intérêt public? Non, ils ne le font pas.
Mais la situation contraire est pire, car elle nuit davantage à la liberté de la presse et, par
là, à la démocratie, qu'elle n'améliore le respect des droits de l'homme.
Les journalistes et les médias en général sont responsables devant les mêmes lois que
tous leurs concitoyens. Ils sont également responsables devant leur public, là où la loi reste
muette. Dans la plupart des pays démocratiques, ils se sont engagés à en référer aux décisions
de leur Conseil de l'ordre, qui est composé de collègues et de quelques membres du grand
public. En général, cela assure un comportement conforme à l'éthique de la société concernée.
Ainsi, aux Pays-Bas, les médias ne font pas état des liaisons extraconjugales des membres du
gouvernement tant que celles-ci n'ont pas de conséquences directes sur l'activité publique des
intéressés. A l'inverse, en Grande-Bretagne, la morale publique considère que les ministres ne
doivent pas avoir de petite amie ou, du moins, doivent veiller à ce que les journaux populaires
ne le découvrent pas. Par conséquent, si on découvre un fait de ce genre, on le divulgue.
Les parlementaires, nationaux ou européens, devraient bien comprendre qu'en
réglementant ce domaine - aussi bonnes que puissent être les intentions de départ - on va à
l'encontre des objectifs proclamés. Certes, on peut ainsi empêcher certaines activités des médias
gênantes, voire préjudiciables, mais les inconvénients pour la liberté de la presse et pour le
fonctionnement des processus démocratiques sont tellement plus grands que l'abstention est la
seule politique convenable.
152
Communication écrite relative au thème 2.i. : Education
Communication écrite par M. Ralph CRAWSHAW, Consultant en matière
de droits de l'homme, Chargé de cours au Centre pour les droits de
l'homme, Université d'Essex, ancien haut fonctionnaire de police, Stratford
St. Mary (Royaume-Uni)
La formation des personnes chargées de l'application de la loi
"Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés."34
La prévention et la détection du crime sont de nobles activités, mais pas dans tous les
cas. Le caractère noble de ces activités peut être - ou est - réduit par les moyens adoptés pour les
mener à bien. Parfois, ces moyens sont eux-mêmes criminels et, à des degrés divers, ils peuvent
devenir plus odieux que le crime contre lequel ils sont utilisés. Des crimes comme la torture ou
la violation du droit à un jugement équitable, commis par des personnes investies de l'autorité
de l'état pour exercer un pouvoir sur leurs concitoyens, sont au moins aussi graves que la plupart
des délits commis par de vulgaires criminels.
Les changements sociaux, politiques et économiques qui se produisent aux niveaux
national et supranational constituent des défis importants pour les organisations de police et
leurs chefs dans toute l'Europe. Certaines formes de grande criminalité, et certaines
préoccupations actuelles en matière de maintien de l'ordre sont occasionnées ou aggravées par
ces changements. Ces préoccupations n'ont pas trait uniquement à la capacité plus ou moins
grande qu'a la police de prévenir et de détecter le crime et de maintenir ou restaurer l'ordre
public mais aussi au comportement de la police.
Une des fonctions essentielles de la police est de maintenir l'ordre social et la primauté
du droit pour que les changements intervenant au sein des sociétés et entre elles puissent se
dérouler en conformité avec la constitution et la loi, et dans un climat de paix. C'est pourquoi les
chefs de la police doivent avoir une conscience aiguë de la nature et de la portée de ces
changements et de leurs implications sur les objectifs poursuivis et les moyens mis en oeuvre
pour assurer l'ordre public. Parmi les objectifs du maintien de l'ordre, on peut citer la prévention
et la détection de la grande criminalité et parmi les moyens, la nécessité de respecter les droits
de l'homme.
Les chefs de la police doivent alors adapter les organisations qu'ils gèrent et dirigent
pour que celles-ci répondent de manière effective, légalement et humainement à cet
environnement changeant dans lequel elles fonctionnent. Former les chefs de la police à gérer
ces changements est un élément essentiel, peut-être même l'élément essentiel, d'une réponse de
la police à la grande criminalité qui tienne compte de l'exigence du respect des droits de
l'homme. En outre, la formation à la conduite des hommes doit mettre l'accent sur les aspects
normatifs du maintien de l'ordre et de la direction de la police, ainsi que sur les aspects
techniques du maintien de l'ordre et ceux du commandement et de la gestion des organisations
de police. De cette façon, les chefs de la police seront en mesure de commander et de gérer leurs
organisations de sorte que la prévention et la détection du crime deviennent et restent des
activités tout à fait nobles.
34
Racine (1677), "Phèdre" 1V.ii.
153
Nous soutenons dans cette communication que les aspects normatifs et techniques du
maintien de l'ordre sont inextricablement liés, qu'il n'existe pas de conflit, ni même de tension,
entre droits de l'homme et maintien de l'ordre; et que non seulement la police doit respecter les
droits de l'homme lorsqu'elle assure le maintien de l'ordre mais qu'une des fonctions du maintien
de l'ordre est précisément de protéger les droits de l'homme. Ces arguments sont avancés et
illustrés en se référant aux normes relatives aux droits de l'homme concernant le traitement des
détenus, qui incluent en particulier l'interdiction de la torture, et aux normes internationales sur
les interrogatoires de suspects - une compétence technique du maintien de l'ordre révélatrice en
ce qui concerne l'instruction pénale et, si elle manque, révélatrice en ce qui concerne de graves
violations des droits de l'homme.
Les façons dont sont traités les aspects normatifs du maintien de l'ordre dans le cadre de
cours, de séminaires et d'ateliers, organisés à l'intention des personnels de police par des
organisations chargées de disséminer les droits de l'homme et les normes humanitaires
internationales, sont considérées comme le sont, dans une moindre mesure, les initiatives
nationales. Cependant, il faut d'abord réfléchir à la relation entre droits de l'homme et maintien
de l'ordre.
Droits de l'homme et maintien de l'ordre - Une relation symbiotique
Dans les pays où prévalent des formes démocratiques de gouvernement et la primauté
du droit, le respect des droits de l'homme et le maintien de l'ordre effectif sont interdépendants.
Un gouvernement démocratique exige - en fait englobe - un maintien de l'ordre démocratique,
car un gouvernement accepté d'un commun accord inclut la notion du maintien de l'ordre
comme étant elle aussi acceptée d'un commun accord. Les principes du maintien de l'ordre
démocratique sont énoncés dans la résolution 34/169 du 17 décembre 1979 de l'Assemblée
générale des Nations Unies, par laquelle a été adopté le Code de conduite pour les responsables
de l'application des lois des Nations Unies. La résolution stipule notamment que "tout service
chargé de l'application des lois doit être représentatif de la collectivité dans son ensemble,
répondre à ses besoins et être responsable devant elle".
Un certain nombre de droits de l'homme35 sont essentiels pour que la démocratie prévale
mais, en même temps, les droits de l'homme sont plus sûrement respectés et protégés par un
gouvernement démocratique, lorsque les forces de police sont représentatives, réceptives et
responsables devant la communauté. Un des facteurs nécessaires au maintien de l'ordre effectif
dans les Etats démocratiques est le soutien et la coopération apportés à la police par la
communauté. Cette condition sera plus facilement remplie si les relations de la police avec la
communauté sont régies par les principes d'un maintien de l'ordre démocratique et caractérisées
par un exercice du pouvoir légal et humain par la police. L'exercice légal des pouvoirs de police
est un autre aspect de la relation entre droits de l'homme et maintien de l'ordre.
L'EXERCICE LEGAL DU POUVOIR
Les droits de l'homme sont protégés par la loi, le droit international et le droit des Etats,
lequel exprime les droits de l'homme et leur limitations prévues par la loi et définit les pouvoirs
de police qui, dans une large mesure, reflètent ces limitations. Par exemple, l'article 5 de la
Convention européenne des droits de l'homme garantit le droit à la liberté et à la sécurité de la
35
Voir, par exemple, la liberté de pensée, de conscience et de religion, le droit à la liberté d’opinion et d’expression, et le droit à la liberté de
réunion et d’association pacifiques énoncés dans les articles 18, 19 et 20 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et dans
les articles 9, 10 et 11 de la Convention européenne des droits de l’homme.
154
personne. Il définit également les limites de ce droit en stipulant qu'il ne doit pas y avoir
privation de liberté "sauf dans les cas suivants et conformément à une procédure prescrite par la
loi"36. Cette formulation signifie que la liste des six raisons autorisant la privation de liberté est
exhaustive et que, si privation de liberté il doit y avoir, le droit national doit établir des
procédures régissant l'exercice régulier du pouvoir d'arrêter ou de détenir.
A l'évidence, dans ce domaine - à savoir la privation de liberté - comme dans tous les
autres, l'exercice du pouvoir doit être conforme à la loi. Pourtant, dans chaque Etat, à divers
degrés, le pouvoir d'arrêter et de détenir, comme d'autres pouvoirs encore, sont outrepassés par
la police pour toute une série de raisons, notamment par ignorance de la loi et des procédures,
par insuffisance de compétence technique de maintien de l'ordre et par "nécessité". Cette
dernière raison est en fait une justification à la violation des droits de l'homme dans l'intérêt de
ce qui est perçu comme un bien public supérieur, tel que garantir la condamnation d'un suspect
dans un cas particulier ou maintenir l'ordre social en général. Toutes ces raisons sont
destructrices pour les droits de l'homme et un maintien de l'ordre effectif, la dernière raison l'est
tout particulièrement.
Les fonctions de base de la police comprennent l'application de la loi, la défense de la
primauté du droit et le maintien de l'ordre social. Lorsque la police enfreint la loi, quelle qu'en
soit la raison, elle subvertit ses propres fonctions. Elle mine la primauté du droit et commet une
grave violation de l'ordre social - elle suscite une confusion d'abus de pouvoir criminel.
Considéré en ces termes, le maintien effectif de l'ordre public doit impliquer les notions de
légitimité et de respect des droits de l'homme. Le maintien de l'ordre ne peut pas être jugé selon
des critères aussi limités que la prévention et la détection d'un nombre de crimes ou la
restauration de l'ordre social en cas de troubles sociaux particuliers. Dans les Etats
démocratiques régis par la primauté du droit, les aspects techniques du maintien de l'ordre ne
peuvent pas être considérés séparément des aspects normatifs, ces deux aspects sont
inextricablement liés.
C'est là le principal élément de l'argument selon lequel la relation entre droits de
l'homme et maintien de l'ordre est symbiotique. C'est aussi la principale justification pour
affirmer que l'abus de pouvoir par la police est destructeur pour le maintien de l'ordre effectif,
mais il existe d'autres justifications. A long terme, les violations des droits de l'homme par la
police entraînent un manque de confiance de la part de la communauté vis-à-vis de la police et,
ainsi, une diminution du soutien et de la coopération. En outre, la violation systématique ou
étendue des droits de l'homme fait sérieusement obstacle au développement des aspects
techniques du maintien de l'ordre nécessaires à maintien de l'ordre effectif.
RESPECT ET PROTECTION DES DROITS DE L'HOMME
Deux autres aspects de la relation entre droits de l'homme et maintien de l'ordre doivent
être brièvement examinés. Le premier va de soi mais doit être énoncé - les droits de l'homme
doivent être respectés dans les processus de maintien de l'ordre. Les normes en matière de droits
36
Les cas énumérés sont les suivants: détention légale après condamnation par un tribunal compétent; arrestation ou détention régulières pour
insoumission à une ordonnance rendue par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi;
arrestation ou détention d’une personne en vue de la conduire devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons
plausibles de soupçonner qu’elle a commis une infraction ou de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de
s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci; détention régulière d’un mineur, dans le cadre de l’éducation surveillée ou en vue de le
traduire devant l’autorité compétente; détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un
aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond; arrestation ou détention régulière d’une personne, soit pour l’empêcher
de pénétrer illégalement sur le territoire, soit lorsqu’elle fait l’objet d’une procédure d’expulsion ou d’extradition en cours.
155
de l'homme stipulent par quels moyens le maintien de l'ordre peut être assuré. Le deuxième
aspect est rarement exprimé mais il devrait l'être davantage. La protection des droits de l'homme
est une fonction du maintien de l'ordre. Elle est si étroitement liée avec les autres fonctions du
maintien de l'ordre - plus généralement évoquées - qu'il faut en faire une fonction à part entière.
La police remplit cette fonction de multiples façons. Par exemple, la protection ou
l'octroi de diverses catégories de droits - civils, politiques, économiques, sociaux et culturels dépendent de formes élaborées de gouvernement et d'organisation sociale. Pour que ces droits
soient garantis, il faut que règne dans la société un certain niveau de paix et d'ordre, et un des
objectifs de la police est précisément de maintenir cette paix et cet ordre. De ce point de vue, le
maintien de l'ordre contribue à la protection et à l'octroi de chaque type de droit - y compris des
droits qui ne sont normalement pas associés au maintien de l'ordre. Lorsque les différents droits
sont considérés individuellement, on s'aperçoit que la police les protège de façons très
spécifiques. Par exemple, les dispositions de traités protégeant le droit à la vie37 requièrent que
le droit à la vie soit protégé par la loi. Une des façons pour les Etats de s'acquitter de cette
obligation est d'interdire certaines formes de meurtres. Une des fonctions de la police consiste à
prévenir et à détecter les crimes d'homicide et c'est de cette manière qu'elle contribue à la
protection du droit à la vie.
De cet examen des relations entre droits de l'homme et maintien de l'ordre, il s'ensuit que
la formation aux aspects normatifs du travail de la police est d'une importance capitale et qu'un
maintien de l'ordre effectif, conforme à la loi et humain, dépend de ce type de formation, ainsi
que d'une formation aux aspects techniques du maintien de l'ordre. Cette question est reprise à
propos de la formation en matière de traitement des détenus et des aspects techniques de
l'interrogatoire des suspects.
Avant cela, cependant, il n'est pas inutile de passer en revue le travail de quelques
organisations oeuvrant à la dissémination des normes internationales des droits de l'homme et
des normes humanitaires en matière de maintien de l'ordre et d'essayer d'évaluer la portée et la
nature des initiatives nationales dans ce domaine.
Droits de l'homme et maintien de l'ordre - Initiatives de formation
INITIATIVES INTERNATIONALES
Jusqu'à présent les initiatives consistaient, semble-t-il, à déplacer et à désorienter des
groupes d'éminents juristes internationaux en leur faisant traverser des continents pour présenter
à des groupes de fonctionnaires de police stupéfaits des exposés portant sur des détails du jus
cogens, les travaux préparatoires à l'élaboration de l'Ensemble de règles minima des Nations
Unies concernant l'administration de la justice pour mineurs et les arcanes de la Commission
des droits de l'homme.
Cette parodie un peu grossière de la réalité vise à montrer que, si la formation aux
aspects techniques du maintien de l'ordre ne peut et ne doit pas avoir sa place dans un séminaire
ou un atelier consacré aux droits de l'homme, le contenu de tels programmes doit être rapporté
aux préoccupations quotidiennes en matière de maintien de l'ordre.
Le Centre pour les droits de l'homme des Nations Unies, situé au Palais des Nations à
37
Le droit à la vie est protégé, par exemple, en vertu de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme et de l’article 6 du Pacte
international relatif aux droits civils et politiques.
156
Genève, a été l'un des pionniers dans ce domaine et les fonctionnaires dévoués et consciencieux
du Centre, chargés d'organiser des programmes de droits de
157
l'homme à l'intention de la police, ont rapidement mis au point une série de neuf principes sur
lesquels de tels programmes doivent se fonder38. Ces principes visent à garantir que les
programmes des droits de l'homme pour la police sont présentés par des spécialistes compétents
dans le domaine du maintien de l'ordre; qu'ils sont adaptés aux besoins de chaque groupe
spécifique de participants; qu'ils contribuent à la diffusion de bonnes pratiques quant au
maintien de l'ordre; et qu'ils garantissent que les normes des droits de l'homme soient
disséminées le plus largement possible au sein de l'organisation concernée.
Le Centre pour les droits de l'homme des Nations Unies s'appuie sur une liste toujours
plus longue de spécialistes pour conduire ses programmes dans une grande variété de pays. Les
principes évoqués ont été utilisés avec succès pour des programmes de formation à l'intention
des fonctionnaires de police engagés dans les opérations de maintien de la paix des Nations
Unies.
La Division pour la prévention du crime et la justice pénale des Nations Unies, située à
Vienne, a elle aussi organisé dans certains pays des programmes de formation pour les
fonctionnaires de police, combinant une solide composante pratique aux normes de droits de
l'homme, ainsi qu'aux normes d'importance particulière pour les activités de la Division39.
La présentation de programmes à base pratique, qui toutefois ne prétendent pas fournir
une formation technique à la police, est un des objectifs des activités de diffusion du Comité
international de la Croix rouge (CICR) dans ce domaine particulier. Le CICR est surtout connu
pour ses activités premières de protection et d'assistance aux victimes militaires et civiles des
conflits armés et pour sa dissémination du droit humanitaire international - en particulier par le
biais de programmes de formation à l'intention des membres des forces armées40.
Le nombre croissant de conflits internes; la difficulté parfois d'établir une distinction
entre les conflits armés (dans lesquels l'armée est généralement déployée) et les conflits d'autre
nature (dans lesquels sont déployés les forces de police ou les forces paramilitaires); et le fait
que les opérations de police destinées à contrôler la violence interne donnent lieu, de plus en
plus fréquemment, à des problèmes humanitaires comparables à ceux qui se présentent durant
les conflits armés, sont autant de facteurs qui ont conduit le CICR à élaborer un programme de
dissémination pour la police.
Les programmes du CICR qui sont souples et adaptables aux besoins de publics
spécifiques, mettent l'accent sur les règles du droit humanitaire international (et particulièrement
38
Ces principes sont énoncés dans un document de travail élaboré pour un Séminaire sur les droits de l'homme et la police, organisé par le Conseil
de l'Europe à Strasbourg du 6 au 8 décembre 1995, et au chapitre 1 de la publication Human Rights and Law enforcement - A Manual
on Human Rights Training for Police (Professional Training Series No.5). Ces principes requièrent par exemple:
-des présentations collégiales (présentations de programmes par des personnes spécialistes du maintien de l'ordre et de la formation de la police);
-la formation des formateurs (pour que l'impact des programmes soit intensifié par la volonté des formateurs de conduire des programmes de
formation de même type que celui qu'eux-mêmes ont suivi);
-une approche pratique (apportant des informations concrètes et des exemples de bonne pratique pour chaque aspect du travail de la police
considéré);
-un enseignement visant à sensibiliser (en élargissant, au-delà de la diffusion de normes et de bonnes pratiques, les objectifs des programmes à
des exercices conçus pour sensibiliser les participants au risque éventuel qu'eux-mêmes enfreignent ces normes).
39
Comme énoncé, par exemple, dans le Recueil des normes des Nations Unies en matière de prévention du crime et de justice pénale, Nations
Unies, New York, 1992 (Publication des Nations Unies nº de vente: E.92.1V.1 ISBN92-1-130148-3).
40
Le mandat relatif aux activités du Comité international de la Croix rouge est basé sur les quatre Conventions de Genève de 1949 et sur les
protocoles additionnels de 1977, ainsi que sur son propre statut.
158
celles qui intéressent les fonctionnaires de police), ainsi que sur les normes pertinentes de droits
de l'homme. Un matériel pédagogique, y compris des exercices de jeux de rôle, a été conçu pour
ces programmes; les programmes et le matériel, qui se sont avérés acceptables pour les
organisations de police civile non confrontées à une quelconque forme de conflit, sont encore
mieux adaptés aux organisations de police paramilitaire et aux organisations de police civile
confrontées à des tensions internes ou à des conflits.
Une autre institution compétente dans le domaine de la législation internationale des
droits de l'homme et du droit humanitaire international est l'Institut Raoul Wallenberg des droits
de l'homme et du droit humanitaire, basé à l'Université de Lund en Suède. L'Institut Raoul
Wallenberg propose des programmes, fondés sur ces disciplines, aux hommes politiques,
fonctionnaires de gouvernement, membres du pouvoir judiciaire, juristes, personnels militaire et
de police dans de nombreux pays. Il est particulièrement actif en Afrique. L'Institut puise dans
les compétences de son personnel et de spécialistes extérieurs dotés des connaissances
nécessaires. Ses programmes sont d'inspiration pratique et, en raison de son efficacité
administrative et de l'adaptabilité de son personnel et de ses spécialistes, il peut réagir à court
délai pour répondre aux besoins divers et variés en matière de formation et d'éducation.
Outre les programmes qu'il organise à l'étranger, l'Institut organise des séminaires à
l'intention de fonctionnaires, y compris de fonctionnaires de police, dans ses locaux à Lund. Il
organise également des visites d'étude à leur intention. Certains participants aux séminaires de
Lund ont déjà pu bénéficier des programmes proposés par l'Institut dans leur pays d'origine et,
en se rendant sur place, ils ont pu élargir leurs connaissances et leur sensibilité aux droits de
l'homme et aux normes humanitaires.
Le dernier acteur sur la scène internationale, mais non des moindres, et qu'il faut
évoquer dans ce contexte, est le Conseil de l'Europe, qui cherche à promouvoir ses principes
statutaires de démocratie parlementaire, ainsi que le respect des droits de l'homme et la
prééminence du droit. La Direction des Droits de l'Homme du Conseil de l'Europe a pris un
certain nombre d'initiatives en matière de formation de la police, notamment: la publication d'un
manuel41 "Les droits de l'homme et la police", de John Alderson, ancien officier supérieur de la
police; la tenue d'une réunion de directeurs et de représentants d'écoles de police et d'instituts de
formation de la police à Strasbourg en 1990; la publication et la diffusion d'un document42 sur
"La police et la Convention européenne des droits de l'homme" de Peter Duffy, avocat; une
formation aux droits de l'homme à l'intention de fonctionnaires de police turcs, par des visites
d'études en Suède, au Royaume-Uni, en Belgique et en Allemagne; une formation aux droits de
l'homme à l'intention de fonctionnaires de police albanais et membres de l'Ecole de police
albanaise, par des séminaires, des ateliers et des visites d'études; et la tenue d'un séminaire sur
les droits de l'homme et la police à Strasbourg en décembre 1995.
D'autres directions du Conseil de l'Europe ont entrepris des activités dans ce domaine, y
compris un certain nombre de cours de formation pour la police organisés par la Direction des
affaires juridiques pour les pays d'Europe centrale et orientale.
INITIATIVES NATIONALES
Pour les besoins du séminaire qu'elle a organisé à Strasbourg en décembre 1995, la
41
J. Alderson, Les droits de l'homme et la police. Les éditions du Conseil de l'Europe, Strasbourg, 1994.
42
Peter Duffy, La police et la Convention européenne des droits de l’homme, Centre d’information sur les droits de l’homme du Conseil de
l’Europe, Strasbourg 1995 (DH-AW-PO (95) 23).
159
Direction des Droits de l'Homme du Conseil de l'Europe a demandé aux participants - des
directeurs ou des représentants d'écoles de police ou d'instituts de formation de la police - de
fournir des informations détaillées sur la formation aux droits de l'homme donnée au personnel
de police dans leurs pays respectifs. Des représentants de tous les Etats membres ont été invités,
ainsi que des représentants du Belarus, de Croatie, de Russie, de "l'ex-République yougoslave
de Macédoine" et d'Ukraine.
Les représentants de onze Etats membres43 ont répondu à cette demande et l'analyse des
réponses a donné les résultats suivants: dans quatre Etats, les droits de l'homme sont traités
comme une matière séparée et spécifique dans les instituts de formation44, alors que dans cinq
autres, l'enseignement sur les instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme fait
partie intégrante des programmes des instituts de formation45. D'autres réponses ont montré que
les droits de l'homme sont enseignés dans le cadre de cours portant sur d'autres sujets comme
"le droit constitutionnel" et la "théorie de la police".
Bien sûr, on ne peut pas tirer de conclusions très solides de ces données en raison du
petit nombre d'Etats ayant répondu et de la quantité très variable de détails fournis. En outre, il
n'est pas possible d'évaluer, à partir des réponses, l'ampleur ou la qualité de l'enseignement
fourni, et il se peut qu'un institut qui intègre l'enseignement des droits de l'homme dans d'autres
cours traite malgré tout le sujet de façon appropriée.
Toutefois, ces réponses permettent de se faire une idée de l'état de l'enseignement ou de
la formation aux droits de l'homme et l'auteur de cette communication peut compléter ces
informations avec ses impressions personnelles, puisqu'il a conduit des séminaires et des ateliers
sur les droits de l'homme à l'intention du personnel de police dans de nombreux Etats en
Europe, en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie centrale et en Asie.
Les réponses des participants telles que décrites ci-dessus et les impressions
personnelles de l'auteur lui permettent de conclure, avec suffisamment de certitude, que la
plupart des programmes nationaux de formation ne traitent pas les droits de l'homme comme un
sujet séparé ni de grande importance, et que la dimension internationale de la protection des
droits de l'homme n'est pas très largement couverte. En outre, l'auteur conclut de son propre
engagement dans l'enseignement des droits de l'homme au personnel de police que la résistance
à la notion de droits de l'homme est assez répandue dans les rangs de la police et que beaucoup
de fonctionnaires de police se sentent autorisés ou fondés à enfreindre les droits de l'homme
dans le cadre de leurs fonctions.
L'auteur conclut également que si le respect et la protection des droits de l'homme
revêtent des degrés très divers dans les nombreux pays dans lesquels il a organisé ses
programmes, l'attitude des fonctionnaires de police envers les droits de l'homme et les
justifications qu'ils avancent pour leur porter atteinte ne varient pas dans les mêmes proportions.
Ces conclusions soulignent l'importance de la formation aux droits de l'homme pour les
fonctionnaires de police; l'importance d'un commandement, d'une gestion et d'un contrôle
véritables des fonctionnaires de police; et l'importance de garantir la responsabilité juridique de
chaque fonctionnaire de police pour ses propres actes ou omissions. Les conclusions suggèrent
également que, à quelques exceptions près, la formation aux droits de l'homme pour les
43
Danemark, Finlande, France, Hongrie, Islande, Norvège, Pologne, Roumanie, Saint-Marin, Suède et Turquie.
44
Danemark, Norvège, Pologne et Turquie.
45
Danemark, Finlande, Pologne, Roumanie et Turquie.
160
fonctionnaires de police est inadaptée, ce qui est fort préjudiciable à la jouissance des droits de
l'homme et au bon maintien de l'ordre public.
Concomitance - Les aspects normatifs et techniques du maintien de l'ordre
Le bon exercice de la profession et la bonne gestion du maintien de l'ordre dépendent de
la connaissance et du respect des règles pertinentes ainsi que de la mise en oeuvre de
compétences techniques. Même si de nombreux fonctionnaires de police soulignent avec fierté
l'approche pratique et pragmatique qu'ils adoptent envers leurs fonctions ainsi que leur capacité
à faire preuve de "sens commun" face aux situations qu'ils rencontrent, toutes les compétences
techniques dont ils ont besoin requièrent des bases théoriques saines, qu'ils ignorent à leurs
risques et périls.
Ces liens fondamentaux entre les aspects normatifs et les aspects techniques du maintien
de l'ordre, d'une part, et entre la théorie et la pratique du maintien de l'ordre, d'autre part, sont
particulièrement apparents dans le domaine particulier choisi pour illustrer ces points - celui qui
concerne le traitement des détenus et, plus spécifiquement, l'interrogatoire des suspects. Le
pouvoir et la capacité de priver une personne de sa liberté et d'interroger cette personne
constituent un élément essentiel du processus d'enquête, en particulier lorsqu'il s'agit de crimes
graves.
NORMES INTERNATIONALES RELATIVES A LA PROTECTION DES DETENUS
Les normes internationales relatives au traitement des détenus expriment essentiellement
l'interdiction totale et absolue de la torture et autres prines ou traitements cruels, inhumains et
dégradants46, et elles expriment le droit des détenus à un traitement humain47. Elles énoncent
également un certain nombre d'autres droits et garanties complémentaires en dépendant - par
exemple des droits visant à prévenir la détention au secret et à garantir des normes minima
d'hygiène et de confort pour les détenus48.
La torture est définie à l'article 1 de la Convention contre la torture et autres peines ou
traitements cruels, inhumains ou dégradants49. Voici un extrait de cette définition:
"Le terme 'torture' désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques
ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d'obtenir
d'elle ou d'une tierce personne des renseignements ou des aveux."
La définition stipule également que la torture est un acte commis "par un agent de la
fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec
son consentement exprès ou tacite". Pour ce qui est des fonctionnaires de police, l'interdiction
de la torture en droit international est exprimée de la façon suivante à l'Article 5 du Code de
46
Par exemple, la Déclaration universelle des droits de l'homme (Article 5); le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (Article 7);
la Convention européenne des droits de l'homme (Article 3).
47
Par exemple, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (Article 10); l'Ensemble de principes pour la protection des personnes
soumises à une forme quelconque de détention ou d'emprisonnement (Principe 1).
48
Par exemple, la Convention européenne des droits de l'homme (Article 5.3 et 5.4); le Pacte international relatif aux droits civils et politiques
(Article 9.3); l'ensemble de principes pour la protection des personnes soumises à une forme quelconque de détention ou
d'emprisonnement (Principes 12, 16, 17 et 19); Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus (Règles 9 à 20).
49
Adoptée et ouverte pour signature, ratification et adhésion par la résolution 39/46 du 10 décembre 1984 de l'Assemblée générale des Nations
Unies.
161
conduite pour les responsables de l'application des lois50:
"Aucun responsable de l'application des lois ne peut infliger, susciter ou tolérer un acte de
torture ou quelque autre peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant, ni ne peut évoquer
un ordre de ses supérieurs ou des circonstances exceptionnelles telles qu'un état de guerre ou
une menace de guerre, une menace contre la sécurité nationale, l'instabilité politique intérieure
ou tout autre état d'exception pour justifier la torture ou d'autres peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants."
Bien que la torture soit universellement condamnée et proscrite, le Rapporteur spécial
des Nations Unies chargé d'examiner les questions ayant trait à la torture a indiqué, dans son
rapport à la 43e session de la Commission des droits de l'homme, que la torture reste un
"phénomène étendu" et qu'"aucune société, quel que soit son système politique, n'en est
totalement exempte"51. En outre, le Rapporteur spécial ayant été nommé en 1985, la plupart de
ses rapports annuels à la Commission de droits de l'homme soulignent l'importance de la
formation de la police en matière d'interdiction de la torture et de traitement humain des
détenus.
De telles recommandations reflètent les dispositions de la Convention contre la torture
(ci-dessus mentionnée) et de la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre la
torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants52, qui requièrent la
formation des fonctionnaires de police pour garantir l'interdiction de la torture53. Ces deux
instruments demandent aussi aux Etats de garder systématiquement à l'examen les méthodes et
les pratiques d'interrogatoire ainsi que les dispositions relatives à la garde à vue et au traitement
des détenus54.
Dans son rapport à la Commission daté du 18 décembre 198955, le Rapporteur spécial
demande que l'enseignement de méthodes d'interrogatoire qui tiennent compte et respectent les
droits et la dignité des détenus fasse partie de la formation des fonctionnaires de police. Cette
recommandation est importante; en effet, si les autres recommandations du Rapporteur spécial
peuvent être lues comme des appels à une simple formation aux normes relatives au traitement
des détenus, il s'agit là d'un appel à la formation aux aspects techniques du maintien de l'ordre.
La question se pose dès lors de savoir quelle doit être la base d'une telle formation.
NORMES INTERNATIONALES RELATIVES A L'INTERROGATOIRE DES SUSPECTS
Une source utilisable pourrait être une recommandation du Comité contre la torture
(établi conformément à la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines
ou traitements cruels, inhumains ou dégradants). Le Comité, désireux de compiler des normes, a
indiqué56 que les dispositions législatives pourraient être utilement complétées par un code de
conduite pour les interrogatoires couvrant des questions telles que l'information systématique du
50
Adopté par la résolution 34/169 du 17 décembre 1979 de l’Assemblée générale des Nations Unies.
51
Référence E/CN.4/1987/13.
52
Adoptée par la résolution 3452 (XXX) du 9 décembre 1975 de l’Assemblée générale des Nations Unies.
53
Voir l’article 10 de la Convention et l’article 5 de la Déclaration.
54
Voir l’article 11 de la Convention et l’article 6 de la Déclaration.
55
Référence E/CN.4/1990/17.
56
Recommandation à laquelle il est fait référence dans un document du Professeur Jim Murdoch, La convention européenne pour la prévention de
la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants concerne aussi la police. Présenté lors du Séminaire sur les droits de
l’homme et la police organisé par le Conseil de l’Europe en décembre 1995, à Strasbourg (DH-AW-PO (95) 3).
162
détenu sur l'identité des fonctionnaires conduisant l'interrogatoire; des périodes de repos entre
les interrogatoires et des pauses durant ceux-ci; les endroits où les interrogatoires peuvent avoir
lieu; et l'interrogatoire d'individus vulnérables.
Alors que les dispositions évoquées expriment des normes de conduite, et ne traitent pas
des aspects techniques des interrogatoires, la proposition d'étoffer les - trop peu nombreuses normes relatives aux aspects techniques du maintien de l'ordre est intéressante. De telles normes
peuvent constituer de saines directives d'action et une base solide pour la formation.
La Convention contre la torture, et la Déclaration, demandent aux Etats de garder à
l'examen les méthodes et pratiques d'interrogatoire mais ne fournissent pas d'indications à ce
sujet - mis à part le fait que la torture et les mauvais traitements ne doivent pas faire partie de
ces méthodes et pratiques. Certaines normes relatives à la pratique actuelle de l'interrogatoire
sont cependant énoncées dans l'Ensemble de principes pour la protection de toutes les personnes
soumises à une forme quelconque de détention ou d'emprisonnement57, et c'est là un exemple de
la façon dont un instrument exprimant des normes internationales de droits de l'homme peut
aussi énoncer des normes concernant les aspects techniques du maintien de l'ordre.
Les Principes fondamentaux sur l'usage de la force et des armes à feu par les
responsables de l'application des lois constituent un autre ensemble de principes internationaux
remplissant cette fonction, et de façon plus complète58. Le fait que des instruments
internationaux, qui définissent principalement des normes de comportement et de conduite,
doivent aussi établir des normes de nature pratique ou technique étaie l'argument selon lequel
les aspects normatifs et techniques du maintien de l'ordre sont inséparables.
Les normes relatives à l'interrogatoire contenues dans l'Ensemble de principes sont
brèves et succinctes, et elles sont inspirées par la connaissance de certains des processus
psychologiques qui entrent en jeu au cours d'un interrogatoire, ainsi que de ce qui constitue de
"mauvaises pratiques" lors des interrogatoires de suspects par la police. Le principe 21 interdit
d'"abuser de la situation d'une personne détenue ou emprisonnée pour la contraindre à avouer, à
s'incriminer de quelque autre façon ou à témoigner contre une autre personne". Il interdit
également de soumettre un détenu, durant son interrogatoire, à "des actes de violence, des
menaces ou des méthodes d'interrogatoire de nature à compromettre sa capacité de décision ou
son discernement".
Ces dispositions constituent un premier pas vers une conception technique du maintien
de l'ordre. Ce n'est qu'un premier pas car elles ne s'aventurent pas très loin sur cette voie et parce
qu'elles expriment des interdictions plutôt que des exemples positifs de bonne pratique.
Remarques de conclusion
Les normes internationales exprimant des principes de bonne conduite en matière de
maintien de l'ordre sont bien établies et probablement complètes. Il existe désormais un besoin
urgent pour la formulation de normes internationales qui traitent de domaines-clés du maintien
de l'ordre et qui soient inspirées non seulement des éléments normatifs existants mais aussi
d'une théorie solide et de la meilleure pratique existante en ce qui concerne les aspects
techniques de ces domaines-clés. L'absence de normes combinant les aspects normatifs et les
aspects techniques explique pourquoi les très nombreux standards normatifs continuent à être
57
Adopté par la résolution 43/173 du 9 décembre 1988 de l’Assemblée générale des Nations Unies.
58
Adoptés le 7 septembre 1990 par le Huitième Congrès des Nations Unies sur la prévention du crime et le traitement des délinquants.
163
enfreints.
L'interrogatoire des suspects illustre un de ces domaines-clés. Les résultats des
recherches menées sur les processus psychologiques qui entrent en jeu au cours des
interrogatoires et des aveux fournissent la base théorique nécessaire59, et des exemples de bonne
pratique en matière de méthodes d'interrogatoire légales et humaines figurent dans les
publications de divers auteurs qui ont mis au point et enseignent ces méthodes60.
Les programmes de formation de la police doivent traiter sérieusement et
systématiquement des exigences de bonne conduite en matière de maintien de l'ordre,
particulièrement en l'absence de normes combinant expressément et de façon convaincante les
aspects normatifs et techniques. La bonne conduite en matière de maintien de l'ordre implique
que la police respecte sans réserve les droits de l'homme et reconnaisse sa fonction qui est de
protéger les droits de l'homme. Ainsi, les droits de l'homme doivent être traités comme un sujet
séparé et important des programmes de formation de la police et tous les aspects de la formation
technique doivent être pleinement conformes à l'exigence de respect et de protection des droits
de l'homme.
Pour ce faire, on peut encourager une coopération plus large entre les écoles de police et
les diverses organisations ci-dessus mentionnées qui proposent déjà des programmes de
formation aux droits de l'homme pour la police. L'enseignement de la dimension internationale
de la protection des droits de l'homme est un élément indispensable de l'éducation aux droits de
l'homme. La bonne conduite est un élément indispensable du maintien effectif de l'ordre public.
59
Voir par exemple Gisli Gudjonsson, The Psychology of Confessions, Interrogation and Testimony. Wiley, Chichester, 1992.
Voir par exemple E. Shepherd (ed), Aspects of Police Interviewing, édité in: Criminal and legal Psychology. N° 18. Leicester: British
60
Psychological Society.
Un enseignement de "techniques investigatrices d’interrogatoire" (techniques d’interrogatoire des victimes, témoins et suspects de crime basées
sur la psychologie) est également assuré, par exemple, par Aspley Limited of St. Albans, Hertfordshire, Royaume-Uni.
164
Interventions concerning theme 2
M. Imre BÉKÉS
L'argumentation en faveur ou contre la peine de mort correspond à un choix de valeurs
et il s'agit d'en retrouver les origines. D'un point de vue historique d'abord, la peine capitale se
rattache à l'histoire des nations: la culture européenne - des cultures grecques et romaines, puis
chrétiennes -, jusqu'au XXème siècle, a toujours été porteuse de la peine capitale. D'un point de
vue régional ou de droit comparé ensuite, on s'aperçoit que l'abolitionnisme est circonscrit à
l'Europe où il trouve ses seules bases institutionnelles. En effet, une religion mondiale comme
l'Islam reconnaît et exige la peine de mort dans certains cas, et même une grande civilisation
blanche comme les Etats-Unis a restauré son application en 1976.
On ne peut négliger le rôle joué par l'opinion publique dans ce débat. En Hongrie, au
cours de ces cinquante dernières années, la peine de mort a été appliquée comme un outil de la
politique de terreur. L'opinion publique s'est habituée à l'utilisation de cette peine. Aussi, c'est
par la voie de la Cour constitutionnelle et non pas la voie référendaire ou parlementaire, que la
peine de mort a été déclarée anti-constitutionnelle en 1990. La Constitution hongroise garantit le
droit à la vie, or, pour la Cour constitutionnelle, seul l'homme vivant peut jouir de la dignité.
Droit à la vie et dignité étant étroitement liés, on est autorisé à conclure que la peine de mort est
opposée à la substance même des droits de l'homme.
M. Samson BELIAEV
L'existence du crime organisé de l'ère postsoviétique est une menace pour la transition
russe vers la démocratie car elle risque, d'une part, de limiter les libertés individuelles, le
développement de médias indépendants et le déroulement d'élections libres et, d'autre part, de
freiner les investissements étrangers et l'économie de marché.
Le Centre d'études sur la criminalité organisée de la Faculté de droit de l'Université
d'état de Moscou s'efforce, sous l'égide conjointe des Russes et des Américains, de combattre le
crime organisé de l'ère postsoviétique. Ses objectifs sont les suivants: contribuer à la définition
d'une politique efficace de lutte contre le crime organisé, mener à bien des activités de recherche
et de formation, fournir aux journalistes des informations sur les stratégies pertinentes.
Ce projet rencontre un problème extrêmement grave et inquiétant en Russie et dans le
monde entier: le crime organisé est un thème qui revient de plus en plus souvent dans les
discours politiques en Russie et beaucoup de députés du nouveau parlement ont été élus en
raison même de leur programme de lutte contre ce phénomène. Par conséquent, en l'absence
d'un effort pour informer tant les hauts responsables politiques que le grand public des
alternatives démocratiques, il y a un danger réel de voir les autorités russes se sentir contraintes
de recourir à des méthodes encore plus autoritaires, lesquelles pourraient mettre en péril la
démocratie russe en général.
Il y a des similitudes entre les conditions présentes dans les pays occidentaux au
moment de l'apparition des organisations criminelles et celles qui existent actuellement en
Russie; c'est pourquoi l'expérience acquise par les démocraties occidentales dans leur lutte
contre le crime organisé présente un intérêt considérable pour la Russie. La lutte menée en Italie
contre ce type de crime depuis quinze ans a réussi à cause de plusieurs conditions préalables: en
165
premier lieu, la prise de conscience de la population et l'existence de médias informés, capables
d'aborder le problème du crime organisé dans toute sa complexité et de préconiser une approche
démocratique, en même temps que le développement d'une littérature pertinente destinée aux
étudiants en droit à propos des questions liées à ce phénomène; deuxièmement, l'adoption d'un
cadre juridique approprié et d'un appareil judiciaire capable de traiter des problèmes liés au
crime organisé et d'inciter les organismes institutionnels à en débattre au niveau parlementaire.
Or, beaucoup de ces conditions préalables, indispensables à l'efficacité de la lutte contre
le crime organisé, existent désormais en Russie.
M. Robert FICO
En Slovaquie, comme dans d'autres pays postcommunistes, les médias ne jouent pas un
rôle important dans la lutte contre le crime organisé et la grande criminalité. Jusqu'à présent, ils
n'ont même pas été capables de lancer, en coopération avec les organismes officiels compétents,
une campagne contre la criminalité ou une campagne pour la protection des victimes.
Bien qu'il soit évidemment important d'utiliser les médias pour informer la communauté
des campagnes contre la criminalité, mon opinion est qu'il est encore plus nécessaire de
convaincre la communauté que la criminalité n'est plus un problème qui peut exclusivement être
résolu par l'Etat. Ceci signifie qu'il faut, dans une certaine mesure, responsabiliser et sensibiliser
les citoyens au fait que seule une coopération étroite entre l'Etat et ses citoyens peut permettre
de lutter avec succès contre la criminalité. Certains pays d'Europe occidentale ont élaboré des
stratégies similaires: je pense que le Conseil de l'Europe pourrait jouer un rôle important dans
l'établissement d'un système qui permettrait à ses Etats membres d'échanger leurs expériences
concrètes dans ce domaine particulier.
Ma dernière remarque concerne le rôle des médias en ce qui concerne la peine de mort.
Je suis convaincu que, à condition que la volonté politique nécessaire existe dans un pays
donné, les médias peuvent influencer l'opinion publique en faveur de l'abolition de la peine de
mort, même si la communauté est très favorable à ce châtiment.
Il y a quelques années, l'Institut juridique du Ministère de la justice de Slovaquie a
effectué une recherche pour savoir jusqu'à quel point l'opinion publique peut être influencée au
sujet de la peine de mort. A l'issue de cette enquête, nous sommes parvenus à la conclusion que
l'Etat - en appliquant des méthodes qui seraient bien entendu différentes de celles utilisées pour
la recherche - pourrait, de façon significative, modifier l'opinion publique sur les questions
relatives à la peine de mort.
M. Loukis LOUCAIDES
Le point de vue exprimé par le Professeur Snijders selon lequel nous ne devrions avoir
aucune loi sur la presse n'est, à mon avis, pas défendable, surtout lors de l'examen de la question
de savoir comment combattre le crime organisé.
Tout d'abord, comme il l'a affirmé, la presse doit être indépendante; pour atteindre cet
objectif, il doit y avoir des lois pour s'assurer qu'elle ne tombe pas dans les mains d'intérêts
particuliers. Sans la sauvegarde de cette indépendance, la presse peut risquer de contribuer à la
166
criminalité au lieu de la combattre car elle pourrait servir les intérêts de politiciens corrompus et
de groupes qui se livrent à des activités criminelles, ou qui les soutiennent.
En outre, il y a certains droits qui ne peuvent être sauvegardés que par la réglementation
de la presse. Ce sont, par exemple, le droit à la protection de la réputation et le droit à
l'information: il est incontestable, en fait, que - sans soumission à aucune loi - les médias
peuvent facilement déformer l'information, aux dépens de ce droit effectif des citoyens à
l'information et en faveur, dans la pire des hypothèses, d'activités criminelles.
Enfin, il convient de souligner le devoir qui nous incombe, à nous juristes, d'informer les
citoyens des valeurs inhérentes aux droits de l'homme et de la nécessité de préserver ces valeurs
en tout temps, même au prix de l'impopularité.
M. Mario CHIAVARIO
Je me permets de poser une question à M. Max Snijders. J'aimerais connaître son
opinion sur les pratiques que je qualifierais de "recherche de relations privilégiées" entre
journalistes et enquêteurs, ou magistrats. Ces relations ne sont pas sans poser problème du point
de vue de la déontologie du journaliste, du respect des droits de l'homme et de la bonne
administration de la justice. J'aimerais particulièrement connaître son avis sur la pratique
fréquente des interviews pendant lesquelles des membres du parquet sont amenés à prendre des
positions sur un grand nombre de problèmes, y compris l'appréciation des lois en vigueur, la
politique criminelle du pays, voire les enquêtes dont eux-mêmes - ou leurs collègues - ont la
charge.
M. Nigel RODLEY
Le point de vue exprimé par M. Snijders, favorisant la liberté de la presse doit être
soutenu: il est effectivement difficile d'imaginer par exemple qu'en se fiant au contrôle mis en
place par des politiciens véreux, on puisse garantir l'existence d'une presse qui s'emploie à
démasquer des politiques corrompus. Dans le même temps, on ne saurait ignorer que liberté
d'investigation et journalisme de qualité se paient et qu'il sera peut-être nécessaire de voir si la
contribution à l'information et à la compréhension de la presse dite de qualité n'est pas
contrebalancée par la contribution à la haine, à l'intolérance et à la négation des droits de
l'homme de la presse de vulgarisation.
Je pense également, comme lui, qu'on a tort d'opposer les droits des victimes aux droits
des délinquants, en tout cas antérieurement à une condamnation à la suite d'un procès équitable,
car le fait de supposer qu'on a affaire à des délinquants quand des personnes sont simplement
accusées d'un fait délictueux ou lorsqu'elles sont en garde à vue, est absolument contraire à la
norme fondamentale des droits de l'homme, à savoir la présomption d'innocence. A l'issue du
procès, quand on peut supposer - du moins à des fins juridiques - qu'on a effectivement affaire à
des délinquants, les problèmes qui se posent sont de nature différente, en particulier lorsqu'ils
ont trait à la peine de mort. A cet égard, il faut souligner que le fait que les gens soient en
général favorables à la peine de mort ne signifie pas nécessairement qu'elle est pour eux une
priorité: il conviendrait d'analyser précisément l'importance que le public attache à cette
question. De plus, les dirigeants politiques, qui récusent publiquement la peine capitale au
risque de perdre de leur popularité, jouent un rôle absolument essentiel. Il faut, de toute
167
évidence, trouver les bons arguments et savoir les exposer en donnant à entendre, par exemple,
que ceux qui considèrent, d'une part, les punitions corporelles "mineures" comme un traitement
illégal et dégradant et mettent délibérément en place, d'autre part, un système dans lequel des
hommes et des femmes sont exécutés par pendaison, électrocution ou par balles font preuve, à
tout le moins, d'une grande incohérence.
Mme Kathleen MAHONEY
Cette intervention porte sur certains des points soulevés par M. Snijders dans son
rapport. Premièrement - au sujet de l'hypothèse selon laquelle les médias sont indépendants -, il
convient de souligner qu'ils sont de plus en plus monopolisés par certaines personnes, ce qui
compromet et érode gravement le principe de la libre circulation des idées sur lequel repose la
liberté de la presse.
Une seconde hypothèse contestable est que la réglementation de la presse peut causer
plus de dommages que l'absence de réglementation. En fait, cela semble dépendre beaucoup du
thème traité, de la personne dont les intérêts sont lésés et, en dernier ressort, de la nature du
préjudice subi. Il est essentiel de tenir compte de l'équilibre des droits pour fixer les limites de la
liberté de la presse: lorsque l'atteinte aux droits de l'homme d'individus ou de groupes l'emporte
sur les avantages de médias sans entrave, il ne saurait y avoir une liberté absolue d'expression
dans les médias. Médias et individus diffèrent profondément et les médias ne doivent donc pas
être traités en droit comme tout autre individu; les médias doivent à l'évidence être protégés des
ingérences de l'Etat, mais il ne faut pas leur accorder un droit à la liberté totale d'expression.
Une réglementation apparaît nécessaire, spécialement lorsque l'exercice de ce droit met en jeu
d'autres droits constitutionnels ou droits de l'homme d'individus, en compromettant la sécurité,
le principe d'égalité et leur liberté de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou
dégradants.
M. Leonard LEIGH
Lorsque l'on traite des questions relatives à la liberté de la presse, il n'y a ni règle
universelle ni point d'équilibre susceptible d'être érigé en principe général.
A mon avis, mieux vaudrait procéder en distinguant très nettement, d'une part, les sujets
ouverts à la presse de ceux qui sont protégés et, d'autre part, en précisant les modalités de ces
sauvegardes. Ce problème devrait être abordé dans le contexte de la structure des lois
particulières qui existent dans un Etat donné.
Il semblerait plus opportun de mettre en place un système où certains des thèmes
abordés par la presse feraient l'objet d'un contrôle - de telle sorte que certains propos pourraient
constituer un délit au regard de telle ou telle loi en vigueur à un moment donné -que d'essayer
de créer un mécanisme qui contrôlerait de manière générale la presse en tant que telle.
* * *
168
Réponses des rapporteurs
Mme Vivien STERN
Il est très important de finir sur une note optimiste. Aujourd'hui, les principes de droits
de l'homme sont menacés et les menaces qui pèsent sur la démocratie s'alourdissent au fur et à
mesure que s'élargit le fossé entre les systèmes et les populations. Par ailleurs, il faut considérer
que les idées que nous défendons peuvent être très stimulantes et valables pour tous les
individus de la société comme le montre le grand nombre de personnes et d'organisations qui
œuvrent à leur promotion.
Trois priorités se dégagent des échanges que nous avons eus. Premièrement, il faut
soutenir davantage les personnes qui luttent pour la promotion et le respect des droits de
l'homme et leurs organisations. Deuxièmement, il est nécessaire d'établir un programme
pratique d'activités concrètes présentant de l'intérêt pour le grand public car nos propos sont
souvent perçus comme trop abstraits et théoriques. Troisièmement, il importe au plus haut point
de renforcer les liens entre les personnes qui œuvrent à la promotion des droits de l'homme,
notamment en établissant un réseau européen d'hommes et de femmes, qui puissent échanger
expériences et idées, se soutenir et s'aider mutuellement.
M. Max L. SNIJDERS
Par cette intervention, je souhaite répondre à certaines des observations formulées au
sujet de mon rapport sur le rôle et la responsabilité des médias.
En ce qui concerne le rôle des médias dans la lutte contre la criminalité, il a été suggéré
que - en l'absence de réglementation - la presse pourrait favoriser la criminalité au lieu de la
combattre. Il convient de noter que l'état ne devrait pas être en position ni d'ordonner à la presse
de lutter contre la criminalité, ni de la contraindre à le faire, car la presse ne doit pas être
considérée comme un instrument de l'état: cela serait la fin même de la liberté de la presse et un
retour à une conception totalitaire de celle-ci.
Quant aux préoccupations concernant les cas où la presse ferait l'apologie du racisme et
inciterait à la haine, la solution semble consister à appliquer les lois existantes appropriées qui
érigent ces comportements en crimes - que leurs auteurs soient ou non liés aux médias. Cette
observation répond en partie à une autre remarque selon laquelle des médias sans entrave
aucune ne sauraient être souhaitables: les restrictions imposées aux journalistes sont
parfaitement justifiées si elles sont motivées par des agissements contraires à la loi, elles ne le
sont nullement pendant l'exercice de leur fonction même de journaliste.
A cet égard, il a été relevé que les médias diffèrent profondément des individus en
termes de position de force et de contrôle dérivant du phénomène de monopolisation de la
presse. Il convient de différencier clairement le pouvoir des médias en tant qu'institution, d'une
part, du pouvoir des individus qui exercent leurs droits à recueillir et transmettre des
informations, d'autre part. Il est nécessaire de restreindre le premier pouvoir, en appliquant des
règles, qui peuvent être soit de nature juridique, soit de nature volontaire: mesures juridiques,
autodiscipline et dispositions prévoyant l'indépendance des organes de rédaction, et peuvent
contribuer à éviter les dangers de la monopolisation.
169
Enfin, je voudrais répondre à propos de l'inquiétude liée au danger de voir la liberté de la
presse permettre à la presse "populaire" de prospérer et d'influencer profondément leurs lecteurs
par des idées souvent contraires aux droits de l'homme. Bien que l'impact réal de cette presse
sur le public ne soit probablement pas aussi fort que généralement imaginé, il convient de
souligner que cela fait néanmoins partie des risques liés au fait d'avoir une presse libre. Le
message que le Conseil de l'Europe devrait transmettre aux nouvelles démocraties est que, en
fait, si l'on permet la démocratie, on accepte par là- même des libertés et des évolutions de
société qui n'existaient pas auparavant et qui ne peuvent plus être contrôlées par un
gouvernement.
170
SESSION DE CLOTURE
Rapport général présenté par M. Bronislaw GEREMEK, Président de la
Commission parlementaire des affaires étrangères, Varsovie
Je voudrais tout d'abord exprimer au Professeur Zanghi l'admiration que j'ai pour le
centre qu'il dirige, ses initiatives - et pas seulement celle-ci, à laquelle nous participons -, mais
aussi d'autres initiatives concernant les droits de l'homme, concernant la lutte contre le crime.
Mon admiration, va également à M. Imbert et à M. Guarneri pour l'image de ce colloque, pour
le fait que ce colloque réunissait des magistrats, des procureurs, des avocats, des hauts
fonctionnaires des Etats et des institutions internationales et aussi des responsables qui, de par
leur travail, sont confrontés aux problèmes de la vie pratique, de la vie quotidienne.
Cette rencontre entre théoriciens et praticiens, cette rencontre entre ceux qui connaissent
la lettre de la loi et qui connaissent son application, a une valeur particulière et cela déjà me
semble être une raison pour dire que ce séminaire est une réussite. Mais en face de ce travail,
que nous avons commencé avec le rapport introductif du Professeur Mario Chiavario et ensuite
continué avec des rapports, des communications et des débats, il me serait difficile de vous
présenter une conclusion. Je ne me sentirais ni capable de le faire, ni compétent. Ce que je
voudrais vous présenter - en sachant aussi que j'ai le privilège, qui ne devrait être donné à
personne, d'avoir la parole sans la soumettre au débat et à la discussion -, ce sera une lecture
personnelle de ce séminaire et de ses travaux.
Ce séminaire portait sur la grande criminalité et les exigences du respect des droits de
l'homme dans les démocraties européennes: tout un programme. Le séminaire a eu lieu à
Taormina; nous avons tous admiré la beauté du paysage sicilien, même parfois dans le
brouillard et dans l'influence du sirocco méditerranéen. Nous avons trouvé un peuple
sympathique, chaleureux dans les contacts humains, mais nous sommes aussi en un lieu
emblématique de la grande criminalité, du crime organisé. Nous sommes ici et nous visitons un
peu avec l'œil du touriste la Magna Grecia. Nous voyons dans notre imagination la Grèce
éloignée de la côte sicilienne et peut-être cet horizon éloigné nous rappelle que dans les grandes
interrogations de l'humanité sur la démocratie et sur la vie publique, on doit, on devait toujours,
faire affronter deux modèles de réponse: celui d'Athènes et celui de Sparte.
A la fin de ce siècle, nous nous sentons plus proches du modèle tolérant et ouvert
d'Athènes que de celui - plus autoritaire - de Sparte et c'est un point culturel de notre approche
au problème du crime et de la répression.
L'organisateur du séminaire, de ce colloque, le Conseil de l'Europe, la plus claire des
institutions européennes, la plus claire dans le sens "clara" - qui est en contradiction avec ce qui
est obscur -, est une institution, qui, dans le processus de l'intégration européenne, se distingue
par une cohésion morale, par une référence au corps de conventions, à une philosophie
politique: démocratie pluraliste, Etat de droit, droits de l'homme. Ainsi, noblesse oblige, dans
l'esprit de cette philosophie, je prendrai le risque de déclarer, dès l'entrée dans le jeu, deux
certitudes que je voudrais placer à la tête de mon approche.
171
D'abord, la première. Il faut mettre la peine de mort au ban de l'Europe. Il faut la mettre avec Albert Camus de 1957 - hors-la-loi. La peine capitale - ni utile, ni nécessaire - ne trouve
aucune justification. Elle est en contradiction avec le système des peines basé sur la justice et
non sur la vengeance. Le Protocole n° 6 devrait devenir de fait partie intégrante de la
Convention de Rome. Les nouveaux pays membres devraient l'accepter sans délai en tant que
l'acquis du Conseil de l'Europe. Les communications à ce sujet présentées par quelques pays de
l'Est ne furent qu'une confirmation dramatique de cette nécessité. L'abolition de la peine de mort
exprime la reconnaissance par l'Europe de la dignité de la personne humaine comme le principe
fondamental de ses valeurs et de sa constitution.
La deuxième certitude que je vous propose c'est qu'en vertu de ce même principe
fondamental, on doit admettre que le respect des droits de l'homme doit être à la base aussi de
toutes les politiques pénales. Toute suspension de ces droits - même temporaire - érode les
assises de notre civilisation. Il ne faut pas oublier que toute atteinte à la dignité de la personne
humaine a un caractère double: elle concerne celui qui la subit ainsi que celui qui l'impose. Les
"raisons de la raison" et les "raisons du coeur" dont parlait Pascal vont de pair aussi dans ce cas.
La jurisprudence des organes de la Convention européenne des droits de l'homme témoigne de
la prise de conscience de la gravité du danger que la grande criminélité introduit dans la vie
sociale des pays européens. Il reste néanmoins qu'en toute circonstance les droits individuels
essentiels doivent être respectés.
On soulignait dans les débats de Taormina que les changements dans la société amènent
des changements dans la criminalité. L'histoire sociale du crime, en effet, démontre qu'à des
époques différentes apparaissait la crainte collective en face des "crimes nouveaux" ou de la
croissance du fait criminel. Dans l'Europe de la première modernité, la mendicité apparaissait
comme un crime dangereux parce que le refus du travail menaçait les cadres sociaux du
capitalisme naissant. De même, la répression sanglante du vagabondage visait à intimider ceux
qui rompaient les liens de la communauté et menaçaient l'ordre public. Dans les sociétés
anciennes, l'appareil judiciaire et policier était faible et la peine ne pouvait qu'être exemplaire.
La sévérité des peines devait ainsi compenser la faiblesse de l'Etat et de la société civile. Mais il
est significatif que même avant l'articulation du concept des droits de l'homme ces sociétés
justifiaient le cas du vol en situation d'extrême nécessité. Le renforcement dans les temps
modernes du pouvoir judiciaire et de la police allait de pair avec l'introduction d'une nouvelle
philosophie du système pénal.
La nouvelle dimension de la grande criminalité de nos jours est liée à l'apparition des
contre-pouvoirs criminels. C'est un danger auquel il faut faire face. Au nom des droits de
l'homme, il faut combattre efficacement le crime organisé. Rien ne peut défendre ou, plus
encore, justifier le terrorisme et la mafia. On écoutait pendant notre colloque, la gorge serrée, la
longue liste des victimes de la mafia italienne - des magistrats, hommes politiques, journalistes,
carabiniers. La présentation du terrorisme mafieux et de ses liaisons internationales donnait
l'impression que la mafia répond mieux que les Etats et les sociétés au défi de la globalisation.
La vague du terrorisme, en particulier dans les années soixante-dix et quatre-vingt,
semblait mettre l'ordre européen en danger. Dans les pays les plus exposés, comme l'Allemagne
et l'Italie, il pouvait ainsi apparaître la tentation de lui opposer une terreur étatique. Mais les
démocraties européennes ont su opposer au crime organisé la légalité organisée et au terrorisme
la prééminence du droit.
Dans la lutte contre le crime organisé, il est important de viser ses fondements
172
économiques, frapper ses finances. On doit chercher dans ce domaine des stratégies efficaces:
confiscation, séquestration des biens et des avoirs suspects, ceux qui n'ont pas de certificat de
naissance légale. On travaille ainsi dans l'intérêt de la communauté, on reste dans le principe de
l'Etat de droit. Mais la recherche de l'efficacité dans la punition des crimes dépend des moyens
restant dans le cadre légal de l'Etat de droit. Les recherches d'efficacité ne peuvent pas se servir
des abus des droits de l'homme parce que les droits de l'homme doivent être respectés dans toute
situation. En face de ces dangers, il ne faut pas se laisser faire par le climat de la peur du crime
ou de la panique en face des crimes. Il faut que l'acquis démocratique de l'Europe soit la source
de toutes les réponses en face de ce danger.
Le même danger concerne maintenant l'Est. L'Europe orientale et centrale nous rappelle
cette vérité connue et presque banale que la liberté a aussi un prix et qu'il y a des pathologies
qui sont liées avec l'introduction de la liberté. Quand l'on sort d'une société gelée, il y a aussi un
prix à payer pour cela. Dans cette région, le chômage, la pauvreté, une certaine décomposition
des liens de groupe, la transformation du système économique vers le marché libre, amènent
une situation explosive. Dans cette situation explosive, il y a deux dangers. L'un est le crime luimême, le deuxième est le populisme. C'est l'exploitation de la crainte, l'exploitation de la peur.
Dans les pays post-communistes, on observe une pathologie dangereuse surtout à
l'entrecroisement de la politique et de l'économie. La corruption, le clientélisme, qui
apparaissent comme une sorte de continuation du monopole du parti communiste, d'une part, et
comme un phénomène parasitaire accompagnant la transition, de l'autre, doivent être envisagés
comme les origines de cette nouvelle criminalité. Pour extirper cette pathologie, il n'y a pas de
meilleur moyen que de faire diminuer la place de l'Etat dans l'économie, introduire un système
transparent des commandes publiques pour limiter les opportunités de la corruption, et il faut
aussi installer une coopération internationale pour combattre les trafics de drogue, en premier
lieu, mais aussi le trafic des femmes, le trafic des voitures, le trafic des armes, des objets
incomparables mais formant tous la vraie source de la grande criminalité dans les pays de l'Est.
Puisque, lors de notre colloque, il y avait cet accent du danger venant de l'Est, vous ne m'en
voudrez pas si je souligne que ce danger de l'Est est lié à l'Ouest, que, maintenant, ces
pathologies non seulement se côtoient mais collaborent.
Les jeunes démocraties sont vulnérables, d'abord, parce que les puissantes organisations
criminelles cherchent à influencer ou à dominer les procédures démocratiques et surtout les
élections. Dans les élections récentes, certains pays de la région ont donné l'exemple de cette
installation des mafias, des groupes criminels organisés, dans le processus démocratique même.
La procédure démocratique semble, dans ce cas, se retourner contre la démocratie.
A côté de cela, un deuxième phénomène est le fait que les frustrations sociales et le
sentiment d'insécurité provoquent ensemble un accueil favorable aux démagogies autoritaires
populistes, suscitent la recherche de l'homme fort, de l'homme providentiel, de la main forte
dans la politique. Sans dramatiser outre mesure ce danger, il faut en être conscient pour pouvoir
lui faire face.
Le grand problème devant lequel nous nous sommes trouvés c'était comment réagir dans
l'Etat de droit à la grande criminalité?
D'abord, en mettant l'accent sur la prévention. En cherchant des politiques sociales qui
seraient capables de faire face aux défis du temps et en particulier au chômage, il faut, il me
semble, ne pas rester enfermé dans l'illusion de la possibilité du plein emploi; nous vivons dans
173
un temps où l'emploi devient une denrée rare, et c'est une nouvelle situation à laquelle il faut
faire face sans avoir recours seulement à des politiques d'autrefois. Il faut aussi faire face au
problème des migrations. Il faudrait accepter la nécessité d'acculturation des immigrés, et ne pas
chercher des politiques répressives.
Il faudrait définir aussi de nouvelles politiques de prévention, construire des structures
qu'on a appelées "partenariales". L'expérience française des "Conseils de la prévention de la
délinquance", en ayant recours au principe de la subsidiarité cher à l'Union européenne, nous dit
qu'il faut se référer aux structures locales et aux communautés locales. Dans ce domaine, les
expériences britanniques ont été, parfois, les plus intéressantes, traçant la voie de l'avenir. La
petite délinquance nourrit la grande criminalité et c'est à cause de cela que nous devons mettre
l'accent sur ce travail au ras du sol dans la communauté puisque, de cette façon, nous faisons
perdre à la grande criminalité ses racines de masse. Et il faut mettre en œuvre des stratégies
réduisant les occasions de crimes. Il faut mettre en œuvre des stratégies qui pourraient être
appliquées dans l'économie, dans la vie sociale, pour diminuer les possibilités du crime. Mais la
prévention ne va pas libérer les sociétés de la criminalité. Nous le savons.
Il faut donc être conscient de la nécessité d'appliquer des stratégies pénales, des
stratégies de la lutte efficace contre la grande criminalité. En adaptant des mesures plus
efficaces que celles qui étaient pratiquées jusqu'à maintenant pour combattre la criminalité
organisée (l'expérience italienne des pentiti, des repentis, semble être importante pour les autres
pays ayant à faire au même phénomène), mais le gros problème c'est comment protéger les
témoins des cours, les témoins des tribunaux, sans enfreindre le principe du procès public
équitable?
Tout dépend des juges. Nous devons être conscients que la pièce principale de toute
notre stratégie de la défense de la société face au crime, ce sont les juges. Les juges entourés de
respect, ayant eux-mêmes cette respectabilité morale dans la société et la donnant aussi aux
institutions qu'ils représentent, et cherchant dans tout état de cause la vérité. Il ne faudrait pas
oublier que dans les pays autoritaires et totalitaires, les juges étaient la pièce centrale de
l'oppression totalitaire, la pièce maîtresse du régime autoritaire. Il est d'importance capitale de
rétablir au judiciaire sa légitimité, pour que la lutte contre la grande criminalité soit efficace. Et
il faudrait assurer que "le droit à la liberté et à la sûreté" prévu par la Convention soit exercé
publiquement, devant l'opinion publique dans sa connaissance entière.
Enfin, il faudrait que le système pénitentiaire soit soumis aux principes humanitaires
respectant la dignité de la personne humaine, ayant recours à la psychiatrie dans le traitement
pénal, exposée à la surveillance des organisations non gouvernementales et de l'opinion
publique. Il faut être conscients de ce fait que le système pénitentiaire est toujours le point le
plus fragile du respect des droits de l'homme, ou l'un des points les plus fragiles du respect des
droits de l'homme dans les démocraties modernes. Et il faut aussi associer au système
pénitentiaire des principes de réinsertion refusant surtout l'exclusion durable du condamné ou
du criminel.
Donc, ce qu'il faut, c'est une détection rapide du crime, une juste punition et une
information publique adéquate, c'est le moyen le plus efficace de lutter contre le crime. C'est
aussi la meilleure façon de fournir la "justice comme marchandise" aux victimes.
Et je passe au dernier point, au problème de la société civile. Il faudrait dire que c'est le
problème où il y a les plus grandes possibilités de travail et où il y a les plus grandes
174
interrogations. Pour obtenir une adhésion consciente des citoyens, il faut un énorme travail
éducatif. D'abord, il nous faut obtenir une solidarité dans la défense de l'ordre et des libertés,
une solidarité qui donnerait au procureur et à l'agent de police le sentiment qu'il a derrière lui et
pour lui l'opinion publique. Cela ne peut se faire qu'avec la conscience que c'est au nom des
droits de l'homme et pour les droits de l'homme qu'ils agissent.
Une éducation dans la culture des droits de l'homme reste une des plus grandes tâches
devant lesquelles nous nous trouvons. Peut-être est-ce l'un des défis de la fin du vingtième
siècle? Et pour construire cette culture des droits de l'homme, il faut d'abord convaincre que
nous devons combattre le crime et la grande criminalité au nom des droits de l'homme et,
ensuite, convaincre l'opinion publique qu'il faut le faire dans le respect des droits de l'homme.
Education et formation des personnels policiers et pénitentiaires dans la même culture des droits
de l'homme? Certainement, mais aussi l'éducation dès l'école, jusqu'aux mass médias,
l'éducation dans le respect et la culture des droits de l'homme.
Le problème de la liberté des médias est un problème qui pourrait être l'objet d'un
séminaire à part ou d'une série de séminaires. Il y a des questions auxquelles il ne faudrait pas
donner trop vite et trop rapidement la réponse. Dire que l'on ne doit donner à la profession
journalistique, aux médias, aucun cadre légal, aucune loi sur la presse, c'est peut-être prendre
une décision trop rapide; dire qu'il faudrait que les médias soient les moyens d'action du
gouvernement, ce serait miner les bases mêmes de la démocratie parce que la liberté des médias
c'est la liberté des médias privés. Nous savons par l'expérience de l'Europe de l'Est quel est le
prix de la propriété étatique des médias, nous savons que c'est la base même de la privation de
liberté des sociétés. Il faut donc que la liberté des médias soit assurée, mais il faut aussi que la
profession journalistique ne soit pas mise d'une certaine façon au-dessus de la loi. Elle doit être
soumise au fonctionnement de la société, aux règles de la vie sociale.
On peut penser que ce sont les mass médias qui devraient être le véhicule de cette
éducation, que l'éducation de la société pourrait se faire par les médias. Ils pourraient ne pas être
le producteur de stéréotypes dangereux sur la criminalité. Ils pourraient être, au contraire, le
moyen d'élargissement de la culture des droits de l'homme. Mais les mass médias peuvent le
faire seulement en ayant la liberté, et en se soumettant à l'impératif moral kantien.
L'avenir de la société démocratique dépend du respect des droits de l'homme. Il devrait
être présent aussi dans la répression du crime. Permettez-moi de sortir, pour un seul instant, de
mon rôle de rapporteur général et de parler d'un élément de mon expérience personnelle.
Historien, représentant d'un milieu académique, je me suis trouvé dans la vie politique. J'ai le
sentiment que le plus grand défi qui se trouve devant les élites politiques des pays postcommunistes, c'est de combattre le sentiment d'insécurité. L'insécurité dans les pays postcommunistes est un danger immense. Membre du Parlement, je travaille sur les moyens
législatifs pour combattre cela. Mais j'ai eu aussi une expérience dans ma vie à laquelle je n'étais
pas préparé. Je ne pensais pas qu'un jour je me trouverais derrière les grilles de la prison. La
prison, je la connaissais des livres, des documents de l'histoire, de la présentation merveilleuse
de Foucault, et je me suis trouvé, un jour, avec les "droit commun", parce que dans les pays
communistes il n'y a pas de notion du "prisonnier politique" et ensemble, avec ces "droit
commun", petits voleurs et grands criminels, j'ai eu un jour une expérience dont le souvenir
m'est toujours cher et que je trouve toujours émouvant. Après une grève de la faim, au milieu de
la nuit, l'un de ces "droit commun" m'a jeté, par la petite fenêtre, quelques conserves de viande
et du thé et, quelques jours plus tard, lors d'un contact fugitif, il m'a dit pourquoi. Il m'a dit: "La
prison pour moi, c'est ma maison à moi; j'y passe toute ma vie et tu ne peux pas t'imaginer
175
comment ma maison a changé après l'arrivée de "Solidarité", en 1980-1981". Et c'est un
souvenir que je porte en moi. C'est un souvenir qui me fait penser que quand je dois décider sur
le code pénal, je dois aussi penser à ceux qui sont de l'autre côté.
Le Conseil de l'Europe se trouve au croisement de trois pouvoirs, de tous les trois
pouvoirs, mais aussi de la société civile. C'est un grand avantage pour une telle institution. C'est
une institution qui est capable d'assurer une observation détaillée et précise des réalités de la
criminalité et de la répression, d'en faire une analyse-diagnostic et aussi une reformulation de la
philosophie des droits de l'homme, de l'application des droits de l'homme. Il n'y a pas d'autre
institution qui peut le faire. C'est elle qui a maintenant le droit d'initiative à la sortie de notre
séminaire. Nous avons posé des questions. Il ne faudrait pas que ces questions restent sans la
possibilité de réponses, c'est-à-dire sans continuité. Et il faudrait - et je vous prie de ne pas
considérer ce que je vais dire comme ma conclusion, comme une expression rhétorique -, il
faudrait que derrière le concept des droits de l'homme que nous voulons instaurer au sein des
démocraties modernes, il y ait l'homme, qu'il y ait la sensibilité à l'homme tout court.
* * *
176
Annexe : Liste des participants
ETATS MEMBRES DU CONSEIL DE L'EUROPE
MEMBER STATES OF THE COUNCIL OF EUROPE
ALBANIA/ALBANIE
Mr Muhamet RRUMBULLAKU, Colonel, Director of the Criminal Police, Ministry of the
Interior, Skanderbeg 3, AL - TIRANA
Tel: (355.42) 64361
Fax: (355.42) 63607
M. Ylli KUMRIJA, Major, Chief of the Foreign Relations Department, Ministry of the Interior,
Skanderbeg 3, AL - TIRANA
Tel: (355.42) 64361
Fax: (355.42) 63607
BULGARIA/BULGARIE
Ms Ilina TANEVA, Head of Council of Europe Division, Human Rights and Humanitarian and
Social Affairs Directorate, Ministry for Foreign Affairs, 2 Alexandre Zhendov Str., SOFIA
1113
Tel: (359) 2 73 63 48
Fax: (359) 2 73 84 21
REPUBLIC OF CROATIA/REPUBLIQUE DE CROATIE
Ms Ivana IMAMOVI_, Senior Counsellor, Department for Human Rights, Ministry of Foreign
Affairs, Trg N. Š. Zrinskog 7-8, 10000 ZAGREB
Tel: (385.1) 4569 953
Fax: (385.1) 4569 936
CYPRUS/CHYPRE
Mr Petros CLERIDES, Senior Counsel of the Republic, Office of the Attorney-General, CY NICOSIA
Tel: (357.2) 30 22 42
Fax: (357.2) 44 50 80
CZECH REPUBLIC/REPUBLIQUE TCHEQUE
Mr Martin CEJP, Sociologist, Institute of Criminology and Social Prevention, nám. 14, _íjna
12, PB. 87, 15000 PRAGUE 5
Tel: (42.2) 54 44 08
Fax: (42.2) 54 64 37
ESTONIA/ESTONIE
Mrs Triin PARTS, Second Secretary, Legal Department, Ministry of Foreign Affairs, Rävala
pst. 9, EE0100 TALLINN
Tel: (372) 6 31 7414
Fax: (372) 6 31 7099
FINLAND/FINLANDE
177
Mr Hari HANNULA, Counsellor of legislation, Ministry of Justice, P.O. Box 1, SF - 00131
HELSINKI
Fax: (358.0) 18 25 77 37
FRANCE
M. Bruno NEDELEC, Magistrat détaché à la Sous-Direction des droits de l'homme, Direction
des affaires juridiques, Ministère des affaires étrangères, 37 quai d'Orsay, F -75007 PARIS
Tél: (33.1) 43 17 53 17
Fax: (33.1) 43 17 43 59
GREECE/GRECE
M. Nicolas TSIGAS, Directeur Général de politique pénitentiaire, Ministère de la justice, 96 rue
Messoghiou, GR - 11527 ATHENES
Tél: (30.1) 802 9975
Fax: (30.1) 771 7182
HUNGARY/HONGRIE
Mr Ákos KARA, Senior Desk Officer, Department of Criminal Codification, Ministry of
Justice, Szalay u. 16, H - 1055 BUDAPEST
Tel: (36.1) 311 96 48
Fax: (36.1) 311 78 52
ICELAND/ISLANDE
Mr Tryggvi THORHALLSSON, Legal Advisor, Ministry of Justice, Arnarhvoll, 150
REYKJAVIK
Tel: (354) 560 9010
Fax: (354) 552 7340
ITALY/ITALIE
Mme Cristina ANTONELLI, Conseillère, Service du contentieux diplomatique, Ministère des
affaires étrangères, 1 Piazzale della Farnesina, I - 00196 ROME
Tél: (39.6) 323 60 37
Fax: (39.6) 323 60 02
REPUBLIC OF LATVIA/REPUBLIQUE DE LETTONIE
Ms Inese SVIKŠA, Senior Desk Officer, Department of Public Law, Ministry of Justice,
Brivibas Bulv. 36, LV -1536 RIGA
Tel: (371.7) 33 31 82
Fax: (371.7) 28 55 75
LITHUANIA/LITUANIE
Mr K_stutis VAGNERIS, Chief Prosecutor, Information and International Relations
Department, Smetonos Str. 4, 2709 VILNIUS
Tel: (370.2) 61 21 31
Fax: (370.2) 61 19 26
LUXEMBOURG
M. Carlo SCHOCKWEILER, Attaché de Gouvernement 1er en rang au Ministère de la justice,
16 Boulevard Royal, L - 2934 LUXEMBOURG
178
Tél: (352) 478 4541
Fax: (352) 227 661
REPUBLIC OF MOLDOVA/REPUBLIQUE DE MOLDAVIE
M. Vitalie NAGACEVSCHI, Chef de la Division des relations internationales, Ministère de la
justice, 82 str. 31 August, Ministerul Justitie, MD 2012 CHISINAU
Tél: (373.2) 22 33 15
Fax: (373.2) 23 47 97
NORWAY/NORVEGE
Ms Hilde INDREBERG, Legal Adviser, Department of Legislation, Ministry of Justice, Box
8005 Dep. N - 0030 OSLO
Tel: (47) 22 24 53 85
Fax: (47) 22 24 27 25
POLAND/POLOGNE
Mr Andrzej KALI_SKI, Lawyer, Counsellor at the Ministry of Foreign Affairs, Al. J.ch Szucha
23, PL - 00580 WARSAW
Tel: (48.22) 62 39 769
Fax: (48.22) 62 12 342
PORTUGAL
Ms Maria Candida DE ALMEIDA, Procureur Général Adjoint, Procuradoria Geral da
República, Rua da Escola Politécnica 140, P - 1294 LISBONNE CEDEX
Tél: (351.1) 395 5296
ROMANIA/ROUMANIE
M. Mihai MAROZ, Colonel, Chef de la Police du département de Ialomi_a, Ministère de
l'intérieur, R - BUCAREST
Tél: (40.1) 615 1108
Fax: (40.1) 311 3555
SLOVAK REPUBLIC/REPUBLIQUE SLOVAQUE
Mr Robert FICO, Ministry of Justice, _upné nám. 13, 813 11 BRATISLAVA
Tel: (42.7) 535 3179
Fax: (42.7) 531 2435
SLOVENIA/SLOVENIE
Mr Primoz TREBE_NIK, State Prosecutor, Ferrarska 9, 6600 KOPER
Tel: (386.66) 33 881
Fax: (386.66) 34 334
SWEDEN/SUEDE
Mr Lars SJÖSTRÖM, Deputy Assistant Under-Secretary, Ministry of Justice, S - 10333
STOCKHOLM
Tel: (46.8) 405 4682
Fax: (46.8) 405 4382
TURKEY/TURQUIE
179
Mr Turhan FIRAT, Director General, Council of Europe and Human Rights Department,
Ministry for Foreign Affairs, Büyükelçi - AKGM, Di_i_leri Bakanligi, BALGAT - ANKARA
Fax: (90.312) 287 1581
UKRAINE
Mr Vjacheslav YARENKO, Second Secretary, European Regional Co-operation Department,
Ministry of Foreign Affairs, 1 Mykhaylivska sq., 252018 KYIV
Tel: (7.044) 212 83 02
Fax: (7.044) 226 31 69
ETATS NON MEMBRES DU CONSEIL DE L'EUROPE
NON-MEMBER STATES OF THE COUNCIL OF EUROPE
REPUBLIC OF BELARUS/REPUBLIQUE DE BELARUS
Mr Uladzimir KRAMYANKA, Second Secretary, Department of Humanitarian Affairs and
Human Rights, Ministry of Foreign Affairs, 19 Lenin Street, MINSK 220030
Tel: (375.17) 227 48 34
Fax: (375.17) 227 45 21
OTHER PERSONALITIES / AUTRES PERSONALITES
M. George ANTONIU, Directeur Adjoint de l'Institut de recherches juridiques de l'Académie
roumaine, Rue 13 Septembrie, nr 13, RM - 76117 BUCAREST
Tél: (40.1) 410 4059
Fax: (40.1) 335 4496
M. Alessandro G. ATTANASIO, Avocat, Via Ramondetta 31, I - 95129 CATANIA (Italie)
Tél: (39.95) 38 64 71
Fax: (39.95) 38 64 71
M. Francesco BASILE, Conseiller, Intercenter, Via Ghibellina 59, I - 98100 MESSINA (Italie)
Tél: (39.90) 71 05 54
Fax: (39.90) 71 92 63
M. Imre BÉKÉS, Professeur à l'Université de Budapest, Membre de la Commission européenne
des Droits de l'Homme, Czévi Köz 11/A, H - 1025 BUDAPEST
Tél: (36.1) 266 3313
Fax: (36.1) 266 3313
Mr Samson BELIAEV, Co-ordinator of the Organised Crime Study Center, Faculty of Law,
Moscow State University, B. Zhigulyenkova 6-6, 105118 MOSCOW
Tel: (7.095) 366 0023
Fax: (7.095) 939 2949
M. Carlo BELLITTO, Magistrat, Palazzo di Giustizia, I - MESSINA (Italie)
Tél: (39.90) 71 32 94
Mr Francesco BRUNO, Professor of Forensic Psychiatry, University of Rome La Sapienza, Via
Prati Fiscali 184, I - 00141 ROME
Tel: (39.6) 88 64 01 76
Fax: (39.6) 88 32 74 93
Mr Alexander CAPMARI, Inspector, Interpol of the Republic of Moldova, Bld Stefan cel Mare
75, MD - 2012 CHISINAU
Tel: (373.2) 25 59 15
Fax: (373.2) 22 50 45
180
Mme Maria Luisa CESONI, Maître Assistant, Faculté de droit (CETEL), Université de Génève,
Uni-Mail, CH -1211 GENEVE 4 (Suisse)
Tél: (41.22) 705 8607
Fax: (41.22) 705 8414
M. Mario CHIAVARIO, Rapporteur, Professeur de droit, Université de Torino, Via
Giacosa 22, TORINO (Italie)
Tél: (39.11) 65 90 37
Fax: (39.11) 66 99 037
M. Gavril-Josif CHIUZBAIAN, Président de l'Union des juristes de Roumanie, Rédacteur en
chef de la Revue "Palais de Justice", 22 Bld. Magheru, Sector 1, RM - 70158 BUCAREST
Tél: (40.1) 659 6820
Fax: (40.1) 659 6820
Mr Andrew COYLE, Governer, HM Prison Brixton, P.O. Box 369, Jebb Avenue, LONDON
SW2 3XF
Tel: (44.181) 674 9811
Fax: (44.181) 678 0834
Mr Ralph CRAWSHAW, Human Rights Consultant, Fellow of the Human Rights Centre of the
University of Essex, former Senior Police Officer, South House, The Old Factory, Bells Lane,
Glemsford, SUDBURY, Suffolk, CO10 7QA (United Kingdom)
Tel: (44.1787) 281 732
M. Domenico CUCCHIARA, Président Adjoint honoraire de la Cour de Cassation, Via S.
Eustochia 14, I - 98100 MESSINA (Italie)
Tél: (39.90) 770 131
M. Régis de GOUTTES, Président du Comité directeur pour les droits de l'homme du Conseil
de l'Europe, Avocat général près la Cour de Cassation, 1 quai de l'Horloge, 75001 PARIS
Tél: (33.1) 44 32 74 77
Fax: (33.1) 44 32 77 10
Mme Marie-Pierre de LIEGE, Rapporteur, Magistrat, détachée à l'Institut du monde arabe, 1
rue des Fossés St. Bernard, 75236 PARIS CEDEX 05
Tél: (33.1) 40 51 39 48
Fax: (33.1) 43 54 76 45
M. Michel de SALVIA, Secrétaire adjoint de la Commission européenne des Droits de
l'Homme, Conseil de l'Europe, F - 67075 STRASBOURG CEDEX
Tél: (33.3) 88 41 23 68
Fax: (33.3) 88 41 27 92
Mr Istok EGETER, Assistant Lecturer, University of St. Gallen, Tigerbergstr. 21, CH -9000 ST.
GALLEN (Switzerland)
Tel: (41.71) 224 21 63
Fax: (41.71) 224 21 62
Mr Carl-Henrik EHRENKRONA, Member of the Bureau of the Council of Europe Steering
Committee for Human Rights, Assistant Under-Secretary, Ministry for Foreign Affairs, P.O.
Box 16121, S - 10323 STOCKHOLM
Tel: (46) 8 405 50 83
Fax: (46) 8 723 11 76
M. Jean-Marc ELCHARDUS, Membre du Conseil scientifique criminologique, Professeur des
Universités, Médecin des Hôpitaux, Hôpital Edouard Herriot, Place d'Arsonval, 69437 LYON
CEDEX 03 (France)
181
Tél: (33.4) 72 11 00 09
Fax: (33.4) 72 11 61 33
M. Vladimir EVINTOV, Director of the Ukrainian Center for Human Rights, 64
Chervonoarmiiska str., 252005 KYIV
Tél: (380.44) 227 2124
Fax: (380.44) 227 2398
Mr Isi FOIGHEL, Professor, Judge at the European Court of Human Rights, Nyhavn 35, DK 1051 COPENHAGEN K
Tel: (45) 33 91 22 01
Fax: (45) 33 91 38 01
M. Jean GAUTHIER, Professeur à la Faculté de droit de l'Université de Lausanne, Boulevard
de Grancy 3, 1006 LAUSANNE (Suisse)
Tél: (41.21) 616 2005
Mr Bronislaw GEREMEK, General Rapporteur, Chairman of the Parliamentary Commission
on Foreign Affairs, c/o Sejm, Chancellory of the Diet, ul. Wiejska 4/6/8, 00902 WARSAW
Tel: (48.22) 694 1820
Fax: (48.22) 694 1900
M. Iskandar GHATTAS, Sous-Secrétaire du Ministère de la Justice, 28 rue Assiout, ET ELIOPOLIS-CAIRE (Egypte)
M. Mocu_a GHEORGHE, Procureur en chef-adjoint, Section du Parquet général près la Cour
suprême de justice, Ministère public roumain, Unirii nu. 2-4, secteur 5, BUCAREST
Tél: (40.1) 410 5435
Fax: (40.1) 410 5435
M. Aldo GRASSI, Conseiller, Cour suprême de Cassation, Vice-Président d'Intercenter, Vicolo
Sforza Cesarini 55, I - 00186 ROME
Tél: (39.6) 687 3903
Ms Lynda HEIMS, PhD Candidate, Victoria University, Via della Madonna deil Monti 96, I 00184 ROME
Tel: (0338) 831 7172
Mr Owe HORNED, Chief Lawyer, Swedish Prison and Probation Administration, S - 60180
NORRKÖPING (Sweden)
Tel: (46.11) 19 30 00
Fax: (46.11) 19 38 02
Mr Hartmuth HORSTKOTTE, Judge at the Supreme Court, Oldenburgalle 58, 14052 BERLIN
Tel: (49.30) 320 9246
Fax: (49.30) 322 8164
Mr Jerzy JASKIERNIA, Member of the Committee on Legal Affairs and Human Rights of the
Council of Europe Parliamentary Assembly, Chancellory of the Sejm, ul. Wiejska 6, PL - 00902
WARSAW
Tel: (48.22) 694 1591
Fax: (48.22) 621 2341
M. Saulius KATUOKA, Professor of International Law, President of the Council of the
Lithuanian Centre for Human Rights, Gedimino 22, 2600 VILNIUS
Tél: (370.2) 62 88 58
Fax: (370.2) 62 89 60
Mr Juraj KOLESÁR, Rapporteur, Professor of Criminal Law, Vice-Dean, Faculty of Law,
182
Comenius University Law School, _afárikovo nám. 6, 81806 BRATISLAVA
Tel: (42.7) 32 42 00
Fax: (42.7) 36 61 26
Mr Nickolay KOLLEV-BOSSIA, Journalist, President of the Foundation "Consent", 134
Rakovski Str., BG - SOFIA
Tel: (359.2) 584 122
Mrs Ninel KUZNETSOVA, Head of the Criminal Law Department, Faculty of Law, Moscow
State University, ul. 26 Bakinskikh, Komissarov 10-1-37, 117526 MOSCOW
Tel: (7.095) 433 4360
Fax: (7.095) 939 2949
Mr Ahti LAITINEN, Associate Professor of Sociology of Law, Faculty of Law, University of
Turku, Calonia 342, SF - 20014 TURKU (Finland)
Tel: (358.2) 333 5512
Fax: (358.2) 333 6570
M. Mario LANA, Président, Union italienne des avocats pour les droits de l'homme, Via Emilio
De Cavalieri 11, I - 00198 ROME
Tél: (39.6) 84 12 940
Fax: (39.6) 85 30 08 01
Mr Leonard H. LEIGH, Professor of Criminal Law, London School of Economics, University
of London, Ground Floor Flat, 30 Eccles Road, GB - LONDON SW11 1LZ
Tel: (44.171) 955 7254
Fax: (44.171) 978 5529
Mr Kaspar LINKIS, Deputy Director of Public Prosecutions, Rigsadvokaturen, Christians
Brygge 28, DK - 1559 COPENHAGEN
Tel: (45) 33 12 72 00
Fax: (45) 33 14 70 08
Mr Uno L_HMUS, Judge at the European Court of Human Rights, Kalda Tee 44-6, EE 2400
TARTU (Estonia)
Tel: (372.7) 44 10 87
Fax: (372.7) 44 14 57
M. Giovanni LONGO, Président de Chambre, Cour de Cassation, 4 Via della Fontanella, I 00187 ROME
Tél: (39.6) 68 89 70 36
Fax: (39.6) 688 3420
Mr Loukis LOUCAIDES, Deputy Attorney-General of Cyprus, Member of the European
Commission of Human Rights, 7 Aranizou Street, CY - NICOSIA
Tel: (357.2) 30 2430
Fax: (357.2) 36 7498
Mr Nicholas McGEORGE, Criminological psychologist, Quaker Council for European Affairs,
Pendle Bank, Sway Road, Hampshire, GB - LYMINGTON SO41 8LR (United Kingdom)
Tel: (44.1590) 67 66 37
Fax: (44.1590) 67 66 37
Mrs Kathleen MAHONEY, Professor, Faculty of Law, University of Calgary, CDN CALGARY, Alberta (Canada)
Tel: (1.403) 220 7254
Fax: (1.403) 282 8325
M. Emil MARINACHE, Directeur adjoint, Institut roumain pour les droits de l'homme, Piata
Aviatorilor no. 3, RM - 71260 BUCAREST
Tél: (40.1) 222 57 24
Fax: (40.1) 222 42 87
183
Mr Carmelo MARINO, Judge, Via XXVII Luglio 61, I - MESSINA (Italy)
Tel: (39.90) 67 50 06
M. Vito MAZZARELLI, Avocat, Segretario consulta giustizia europea diritti delli uomo, Via
Barberini 3, I - 00187 ROME
Tél: (39.6) 474 36 90
Fax: (39.6) 48 37 15
Mr Jens MEYER-LADEWIG, Vice-Chairman of the Council of Europe Steering Committee for
Human Rights, Ministerialdirigent, Federal Ministry of Justice, Heinemannstr. 6, Postfach 20
03 65, D - 53170 BONN
Tel: (49) 228 58 44 40
Fax: (49) 228 58 45 25
Mr Arne OUGAARD, Deputy Director-General, Department of Prisons and Probation,
Klareboderne 1, DK - 1115 COPENHAGEN K
Tel: (45) 33 11 55 00
Fax: (45) 33 32 24 94
Mr Bertel ÖSTERDAHL, Director-General, Swedish Prison and Probation Administration, S 60180 NORRKÖPING (Sweden)
Tel: (46.11) 19 30 00
Fax: (46.11) 19 38 02
Mr Ion POTLOG, Commissioner of Police, Police Colonel, George Enesau Str. 19, MD - 2012
DROCHIA (Republic of Moldova)
Tel: (373.2) 52 25 000
Fax: (373.2) 52 22 880
Mr Eric PROKOSCH, Theme Research Coordinator, Amnesty International, 1 Easton Street,
GB - LONDON WC1X 8DJ
Tel: (44.171) 413 5500
Fax: (44.171) 956 1157
M. Paolo PUCCI DI BENISICHI, Ambassadeur, Représentant permanent de l'Italie auprès du
Conseil de l'Europe, 3 rue Schubert, 67000 STRASBOURG
Tél: (33.3) 88 60 20 88
Fax: (33.3) 88 60 65 64
M. Guido RAIMONDI, Membre du Bureau du Comité directeur pour les droits de l'homme du
Conseil de l'Europe, Magistrat, Co-agent auprès de la Commission et de la Cour européennes
des Droits de l'Homme, 3 rue Schubert, F - 67000 STRASBOURG
Tél: (33.3) 88 60 20 88
Fax: (33.3) 88 60 65 64
Mr Monty RAPHAEL, Chairman of the Business Crime Committee of the International Bar
Association, Senior Partner, Peters & Peters, 2 Harewood Place, Hanover Square, LONDON
W1R 9HB
Tel: (44.171) 629 7991
Fax: (44.171) 499 6792
Mr Nigel RODLEY, Professor of Law, University of Essex, Department of Law, Wivenhoe
Park, GB - COLCHESTER CO4 3SQ (United Kingdom)
Tel: (44.1206) 872 562
Fax: (44.1206) 87 34 28
M. Carlo RUSSO, Juge à la Cour européenne des Droits de l'Homme, Via Paleocapa 3, I 17100 SAVONA, (Italie)
Tél: (39) 82 97 84
184
Mr Andrew RUTHERFORD, Professor of Law, Faculty of Law, University of Southampton,
GB - SOUTHAMPTON SO17 1BJ (United Kingdom)
Tel: (44.1703) 59 36 34
Fax: (44.1703) 59 30 24
Mme Thaima SAMMAN, Avocat, 12 rue Degas, F - 95120 ERMONT (France)
Tél: (33.1) 30 72 54 62
Mr Sergei SIROTKIN, Director, Moscow Legal Resource Centre, Pr. Mira 36,
129010 MOSCOW
Tel: (7.095) 280 4511
Fax: (7.095) 280 7016
Mr Max L. SNIJDERS, Rapporteur, Professor at the University of Groningen, Specialist in the
ethics of communication, Royestein House, Oudegracht 175, 3511 NE UTRECHT
(Netherlands)
Tel: (31.30) 2 318 753
Fax: (31.30) 2 304 092
M. Alphonse SPIELMANN, Ancien Procureur Général d'Etat, Juge à la Cour européenne des
Droits de l'Homme, 108 rue des Muguets, 2167 LUXEMBOURG
Tél: (352) 43 51 34
Mrs Christina STEEN SUNDBERG, Chief Prosecutor (retired), Uggleviksgatan 9, S - 11427
STOCKHOLM
Tel: (46.8) 411 4989
Fax: (46.8) 21 38 74
Mrs Vivien STERN, Rapporteur, Secretary General, Penal Reform International, 169 Clapham
Road, LONDON SW9 0PU
Tel: (44.171) 582 6500
Fax: (44.171) 735 4666
Mr Jacob W F SUNDBERG, Professor, Director of Studies, Institutet för Offentlig och
Internationell Rätt, Uggleviksgatan 9, S - 114 27 STOCKHOLM
Tel: (46) 8 21 62 44
Fax: (46) 8 21 38 74
Mr Knut SVERI, Professor emeritus, Trädgårdsv. 3B, S - 18246 ENEBYBERG (Sweden)
Tel: (46.8) 758 5971
Mr Gyózó SZABÓ, Vice-President of the Supreme Court of the Republic of Hungary, Markó u.
16, H - 1055 BUDAPEST
Tel: (36.1) 269 2643
Fax: (36.1) 269 2880
Mme Maria TERRACINA, Via S. Licandro Alto "Il Refugio", I - 98168 MESSINA (Italie)
Tél: (39.90) 36 23 22
Mr Nick TILLEY, Rapporteur, Professor, Department of Social Sciences, Faculty of
Economics and Social Sciences, Nottingham Trent University, Burton Street, GB NOTTINGHAM NG1 4BU
Tel: (44.115) 948 6812
Fax: (44.115) 948 6813
Mr Christian TRØNNING, Director General, Department of Prisons and Probation,
Klareboderne 1, 1115 COPENHAGEN K
185
Tel: (45) 33 11 55 00
Fax: (45) 33 32 24 94
Mr Antonie C. VAN DER SCHANS, Advocate-General, Court of Appeal, the Hague, Willem
III laan 12, NL -4835 LB BREDA (Netherlands)
Tel: (31.76) 561 44 08
M. Piero Luigi VIGNA, Magistrat, Procureur de la République, via Strozzi 1, I - FLORENCE
(Italie)
Tél: (39) 55 21 17 12
Fax: (39) 55 21 23 88
M. Claudio ZANGHI, Président d'Intercenter, Professeur de droit à l'Université de Rome La
Sapienza, Via Ghibellina 59, I - 98100 MESSINA (Italie)
Tél: (39) 90 71 05 54
Fax: (39) 90 71 92 63
M. Salvatore ZAPPALÁ, Assistant juridique au Tribunal pénal international pour l'exYougoslavie, Viale Tirreno 31, I - 95123 CATANIA (Italie)
Tél: (39) 95 51 60 65
Fax: (39) 95 51 60 65
* * *
SECRETARIAT DU CONSEIL DE L'EUROPE
COUNCIL OF EUROPE SECRETARIAT
Fax: (33.3) 88 41 27 93
M. Pierre-Henri IMBERT, Directeur des Droits de l'Homme
Tél: (33.3) 88 41 23 20
M. Giuseppe GUARNERI, Secrétaire du Séminaire, Chef de la Section des Droits de
l'Homme, Direction des droits de l'homme
Tél: (33.3) 88 41 23 24
Mme Françoise MANTION, Assistante administrative principale, Direction des droits de
l'homme
Tél: (33.3) 88 41 23 33
Ms Heather STEWART, Administrative Assistant, Directorate of Human Rights
Tel: (33.3) 88 41 35 63
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