LE LIBRE ARBITRE DU PATIENT Marie-Luce Delfosse Libramont, 14 novembre 2015 Introduction : Des mots, des intentions L’objectif des organisateurs en m’invitant aujourd’hui est de vous proposer une réflexion sur la liberté du patient. Au départ, celle-ci a été placée à l’enseigne du libre arbitre. J’ai signalé d’emblée mes réserves à l’égard de ce titre. Pourquoi ? Le libre arbitre, c’est le « pouvoir indéterminé de choisir (et donc de vouloir) une chose ou son contraire et par conséquent de la faire». Certains voient en ce pouvoir l’absolu de la liberté1 . Deux aspects de cette définition me frappent…et me semblent problématiques : -d’abord, associer liberté et indétermination de la volonté. Bien sûr, la liberté se vit en l’absence de pressions extérieures. Mais elle est plus qu’un espace protégé où se déploierait une volonté indéterminée, bien au contraire elle est structurée. Autour de quoi ? Dans le cadre de la relation médecin-patient, elle se structure autour d’enjeux ressentis comme primordiaux par le patient et qui vont être les axes soutenant sa décision. En ce sens, le concept d’autodétermination qui désigne le fait de se déterminer, ou d’être déterminé par des caractéristiques internes me paraît plus proche de la réalité car il renvoie lui aussi à cette structuration interne, sans toutefois en définir la nature. -ensuite, le libre arbitre renvoie à une volonté solitaire saisie comme une souveraineté individuelle. Or dans la relation médecin-patient, comme dans toutes les relations, la dimension relationnelle est importante, et même décisive. On définit aussi la liberté comme autonomie. Qu’entendre par là ? Littéralement, l’autonomie, c’est se donner sa propre loi. Question candide: en quoi l’autonomie se distingue-t-elle du libre arbitre et de l’autodétermination ? Réponse en deux temps. Elle se distingue du libre arbitre parce qu’elle renvoie, comme l’autodétermination, à une structuration interne et pas seulement à un espace sans entraves. Elle se distingue de l’autodétermination parce que la structuration interne à laquelle elle renvoie est le fruit d’une dynamique existentielle et éthique qui se construit dans l’interaction avec autrui. Quels enjeux éthiques, personnels et relationnels peut-on dégager de ces précisions terminologiques dans le cadre de la relation thérapeutique ? Pour apporter des éléments de réponse à cette vaste question, impossible à traiter de façon détaillée dans le temps dont je dispose, je partirai des définitions classiques de la relation thérapeutique, puis montrerai, par coups de sonde, comment l’attention à la liberté du patient s’est imposée progressivement. Ceci nous conduira de l’éthique médicale principliste et à deux lois belges récentes. J’évoquerai ensuite une analyse de la relation médicale qui me touche particulièrement par sa grande acuité : celle que propose le psychiatre français Henry Ey dans son texte « Mysterium doloris » placé au début de son livre –déjà ancien, 1981- Naissance de la médecine2. Ces différentes approches nous permettront-elles, comme aux glaneurs, de lester notre conception de la liberté dans la relation thérapeutique ? Je le souhaite. 1 2 Définition reprise à C.GODIN, Dictionnaire de philosophie, Fayard, 2004. Masson, 1981. 1 Une précision encore : je suis philosophe, et même si je fréquente de longue date les milieux médicaux, je ne suis pas médecin ni soignante. Autrement dit, je ne vous livrerai pas ici une réflexion basée sur des cas, des situations. Je préfère –avec l’accord des organisateurs- vous proposer une réflexion plus fondamentale qui, je l’espère, pourra nourrir un peu votre approche des situations que vous rencontrez. 1. Que nous disent l’éthique médicale, la déontologie et le droit belges de la liberté du patient dans le cadre de la relation thérapeutique ? 1.1. Deux définitions « classiques » de la relation médicale : paternalisme et « contrat » Longtemps, la profession médicale a pensé la relation thérapeutique en termes « paternalistes » visant à protéger le patient. L’expression consacrée fut la définition que Louis Portes donna en 1950 : la relation médicale, c’est « une confiance qui rejoint une conscience ». En 1936, le droit belge avait pour sa part conçu la relation médicale en termes de « contrat médical », requérant ainsi que le médecin donne à son patient des soins « conformes aux données acquises de la science »3 . Ces deux définitions ont fait l’objet de critiques nourries. Le paternalisme a été vu comme une infantilisation abusive du patient : en raison de sa maladie, celui-ci deviendrait incapable de prendre une décision cohérente à propos de sa santé. Cette critique n’est pas dénuée de justesse. On doit toutefois la nuancer en l’interrogeant par les deux bouts : -la confiance n’est-elle pas un ingrédient nécessaire de la relation thérapeutique dont les partenaires sont, quoi qu’on fasse, inégaux tant sur le plan des connaissances que sur celui de la santé. ? -la conscience n’est-elle pas une exigence à laquelle tout médecin doit satisfaire ? Le « contrat médical » en exige précisément l’un des aspects. Dès lors, sans vouloir militer pour la restauration d’une conception peu satisfaisante, je voudrais néanmoins souligner ce qui me paraît devoir être retenu. Mais qui doit être intégré dans un cadre nouveau comme l’ont bien compris l’éthique médicale, puis plus récemment la déontologie et le droit belges. 1.2. L’éthique médicale principliste 1978 fut une année décisive pour l’éthique médicale. Avec le Rapport Belmont4 et les 3 principes qu’il énonçait : autonomie, bienfaisance et justice, bientôt complétés par Beauchamp et Childress5 qui avancèrent en outre le principe de non-malfaisance, une manière simple de traiter les questions d’éthique médicale se mettait en place : examiner si le traitement envisagé pour les situations problématiques passait victorieusement le test de ces 4 principes. Cette apparente simplicité du principlism a favorisé sa longévité : aujourd’hui, le 1er réflexe en cas de difficulté est d’y recourir. Mais cette apparente simplicité a aussi conduit à appauvrir le principlism: au lieu d’envisager conjointement les principes comme un cadre quadripolaire, on en est venu à les hiérarchiser et à les examiner successivement un à un, l’autonomie étant considérée comme le 1er d’entre eux. Inutile de dire que cette démarche, du genre check list éthique, est peu pertinente et peu éclairante : non seulement elle est mécanique, mais elle ressemble aussi à un filet dont les mailles sont tellement larges qu’elles laissent échapper les poissons qui devraient précisément retenir l’attention. Une telle 3 Affaire Nicolas Mercier, Cass.civ., 20 mai 1936. Dalloz Périodique, 1936, I, p. 88. Commission nationale pour la protection des sujets humains en recherche biomédicale et comportementale (USA). 5 T.L. BEAUCHAMP et J.F. CHILDRESS, Les principes de l’éthique biomédicale, 1e éd. 1979, trad. franç., Paris, Les Belles Lettres, 2008. 4 2 démarche contredit d’ailleurs la volonté déclarée des initiateurs du principlism qui voulaient absolument éviter ce piège stérilisant. Comment le principlism envisage-t-il l’autonomie du patient ? Le Rapport Belmont de même que Beauchamp et Childress la connectent étroitement à la capacité de penser et d’agir par soi-même. Ainsi s’exprime le Rapport Belmont : « Respecter l’autonomie, c’est donner du poids aux opinions et aux choix réfléchis d’une personne autonome (i.e. une personne capable de délibérer sur ses objectifs personnels et d’agir dans le sens de la délibération), tout en s’abstenant de faire obstacle à ses actions, sauf si elles sont clairement au détriment d’autrui. ». Cette définition donne assurément une place à une certaine forme de liberté du patient capable de d’agir dans le sens de ses choix réfléchis : le médecin prend ces choix en compte et s’abstient d’exercer une pression sur le patient. Mais valoriser la liberté de décision du patient dit « autonome » « en s’abstenant de faire obstacle à ses actions, sauf si elles sont clairement au détriment d’autrui. »ne risque-il pas finalement de conduire à un simple renversement des positions en présence : à la volonté souveraine du médecin dans l’attitude paternaliste se substituerait la volonté souveraine du patient ; le médecin ne serait alors que l’exécuteur de la volonté de celui-ci. Certes, le principlism a perçu la difficulté : Beauchamp et Childress précisent que le respect de l’autonomie c’est aussi « encourager la prise de décision autonome », « développer et maintenir les aptitudes au choix autonome des autres », notamment par une information adéquate sur les diverses options possibles. Ce n’est plus d’abstention ou de réserve qu’il s’agit ici, mais d’une attitude active visant à promouvoir la capacité d’autodétermination du patient, sans pour autant la contraindre. 1.3. Deux lois belges récentes : la loi du 22 août 2002 relative aux droits du patient et la loi du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie. 1.3.1. La loi belge du 22 août 2002 relative aux droits du patient La loi belge du 22 août 2002 donne au patient des droits individuels fort étendus qui visent à lui reconnaître une maîtrise sur son destin, : droit de choisir son médecin, d’être informé, de ne pas être informé, de consentir à toute intervention, de refuser certaines interventions ou de retirer son consentement à celles-ci, droit à consulter son dossier, etc. Cependant, étendre ainsi le champ décisionnel du patient n’est pas, en tant que tel, l’objectif poursuivi. En définitive, c’est bien davantage un moyen pour exprimer ce que requiert actuellement le respect dû aux patients et mettre ainsi en place une conception renouvelée de la relation thérapeutique. C’est ce que donnait clairement à entendre Mr Hubert Brouns (CD&V) présentant ses propositions de lois en vue de l’élaboration du texte finalement adopté: Nous entendons transformer la relation verticale paternaliste classique entre le médecin et le patient en une relation horizontale basée sur l’égalité ainsi que sur une collaboration et une confiance réciproques.6 Toutefois, Placer au centre des soins de santé, le patient capable de se défendre n’a pas pour but de lui procurer un super ego autonome, mais plutôt de l’inviter, en tant qu’être humain social, à 6 Documents parlementaires, Chambre, 50-1642/012 (2001-2002), p.24 (je souligne). 3 participer activement au développement de sa santé personnelle et à celle de sa communauté ainsi qu’à un partenariat réel lorsqu’il nécessite des soins de santé. 7 La loi réalise-t-elle son objectif ? Certes, par sa force contraignante, elle imprime un style nouveau aux relations entre soignant et soigné qui doivent désormais respecter les droits définis. Même si elle ne peut dépasser un certain formalisme, ni empêcher une application mécanique des droits proclamés, l’importance de la relation est constamment soulignée. En témoigne également le fait qu’elle fasse valoir la médiation comme mode de traitement des conflits, privilégiant ainsi le dialogue, plutôt que les recours juridiques classiques. Ellelaisse ainsi entendre que la liberté comprise comme souveraineté individuelle, dans l’absence de dialogue, conduit à des impasses. Toutefois, certains droits semblent bien en première approche relever d’une liberté comprise comme souveraineté individuelle. Ainsi en est-il notamment du droit de refuser des soins, éventuellement par une directive anticipée. Ce droit a suscité d’intenses débats avant et après l’adoption de la loi. Il ouvre à une redéfinition de la mission du médecin, traditionnellement axée sur « sauver la vie », mais qui doit désormais tenir compte de la volonté du patient. Cette redéfinition a bien évidemment suscité la réaction du Conseil national de l’Ordre. Ayant clairement affirmé la priorité de la loi démocratiquement adoptée sur le code de déontologie8, il admet que le prescrit légal est plus catégorique que ses propres positions. Il incite vivement les médecins à établir le dialogue avec leur patient et à examiner l’absence de pression extérieure sur celui-ci. En l’absence d’une telle pression et lorsqu’il est établi aux yeux du médecin que le refus écrit de soins formulé par le patient coïncide avec sa ferme conviction, il pose que le médecin est tenu de respecter cette volonté du patient, « tout comme il doit accepter que des patients en mesure d'exercer leurs droits renoncent parfois à des interventions pouvant être importantes pour leur santé »9. En s’exprimant de la sorte, le Conseil national souligne l’importance d’une relation active entre le médecin et son patient, faite à la fois de dialogue et de réserve. Et il introduit le concept majeur de « ferme conviction » dont le médecin doit s’assurer. 1.3.2. La loi du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie Ce concept de « ferme conviction » est au cœur de la loi du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie. Après avoir défini strictement celle-ci, cette loi ouvre un droit du patient à la demander. L’initiative revient donc au patient non au médecin (qui peut d’ailleurs faire valoir la clause de conscience). Cette loi redistribue ainsi les rôles et les responsabilités, en accord avec le mouvement général d’opposition au paternalisme médical. Encore faut-il que le patient soit réellement libre et que sa volonté soit réitérée : le médecin doit s’en assurer. De toutes manières, le patient voit l’exercice de sa liberté encadré par des conditions strictes : souffrance physique ou psychique constante, inapaisable et insupportable ; situation médicale grave et incurable attestée par le médecin et le confrère consulté. Bien que l’euthanasie consiste à poser un acte qui met fin à l’intégrité physique du patient, c’est bien le respect de l’intégrité psychique et éthique de celui-ci qui constitue la valeur fondamentale sous7 Documents parlementaires, Chambre, 50-1642/012 (2001-2002), p.24 (je souligne). Dans son avis du 23 mars 2003 relatif aux soins palliatifs, à l’euthanasie et à d’autres décisions concernant la fin de vie. 9 Avis du 22 septembre 2007 : Validité des déclarations anticipées - Soins palliatifs.. 8 4 tendant la loi10. Préciser quelque peu ces termes nous éclairera sur notre question d’aujourd’hui. L’intégrité psychique désigne la cohérence interne de la personne, son équilibre psychique. Elle peut être mise à mal par des souffrances physiques insupportables et inapaisables. Elle est en étroite connexion avec l’intégrité éthique entendue comme adhésion à un code de valeurs, capacité des personnes à agir en suivant leur conscience. L’intégrité éthique n’est pas la rigidité de qui se refuse à toute discussion et elle ne peut se réduire à la résistance face aux tentatives de faire changer d’avis. Elle exprime bien plutôt la dynamique existentielle et éthique propre à chacun qui le conduit à se forger ses propres positions et conceptions sur le monde et sur soi en fonction desquelles il prendra des décisions. Construire ses propres positions n’est jamais une aventure solitaire, bien au contraire notre lot commun est de nous construire en interaction avec autrui : que serions-nous sans parents, amis, enseignants, collègues qui nous aidés à construire notre propre point de vue ? L’intégrité éthique n’est donc pas l’affirmation d’un égo souverain, elle est bien plutôt le ressort et l’aboutissement d’une quête personnelle d’autonomie. La loi insiste sur la dimension relationnelle. Plusieurs entretiens entre le médecin et son patient sont requis, qui ne peuvent se borner à une communication d’informations puisqu’ils doivent déboucher sur une conviction commune : l’euthanasie est la seule solution raisonnable. Le terme « conviction » n’est pas anodin : il donne à entendre qu’il s’agit de mener ensemble un processus de réflexion qui prolonge la demande initiale du patient, et qui s’échelonne dans le temps, même lorsque celui-ci devient bref. On est donc bien dans la construction progressive d’une décision partagée, dans le respect de l’intégrité éthique de chacun des partenaires. On retrouve ainsi la notion de « ferme conviction », mais cette fois élaborée par le médecin et le patient et partagée par chacun d’eux. 2. La relation médecin-patient analysée par Henri Ey C’est ici que je voudrais opérer la connexion avec l’analyse de la relation médicale que propose Henri Ey. Elle est éclairantes pour la relation thérapeutique « en général » comme pour les situations plus délicates que je viens d’évoquer. Pour bien la comprendre, il faut accepter de prendre un peu de recul en se situant au niveau « général » qui englobe tous les types de situation. A quel niveau se situe la médecine ? La question qu’Henri Ey veut traiter dans son livre est : comment la médecine, entrelacée au départ à la morale et à la religion, a-t-elle pu devenir une science des maladies et un art de guérir l’être humain malade, atteint dans la vulnérabilité de son corps ? Sa réponse : doter le phénomène pathologique de sens, c’est en donner une interprétation naturaliste, le constituer comme un mal de l’organisation corporelle11. Ey lance simultanément un avertissement : cette interprétation naturaliste est construite à un niveau spécifique entre une physique et une éthique qui menacent constamment d’en compromettre la progression12. Cet avertissement pointe très exactement une des difficultés de la connaissance et de la pratique médicales : elles ont à se déployer au niveau d’une connaissance objective tout en s’articulant à une éthique. Autrement dit, la médecine doit trouver son lieu propre : être à la fois une approche objective, scientifique et une approche éthique. 10 Pour une approche plus développée des enjeux philosophiques de cette thèse, voir : M.-L.DELFOSSE, « Euthanasie et intégrité. Enjeux de la loi belge et relation médecin-patient : une réflexion éthique », Frontières, 2011-2012, vol. 24, n° 1 et 2, p. 105-112. 11 H.EY, Naissance de la médecine, p.10. 12 Idem, p.3. 5 Autrement dit encore : elle n’est pas que science, elle n’est pas qu’éthique, elle est à la jonction des 2, et assurer cette jonction exige une attention continue car elle n’est jamais donnée une fois pour toutes. Ey insiste : la fonction médicale est ambiguë : technique et scientifique à l’égard de la maladie, éthique à l’égard du malade, « le médecin tient au malade un discours à deux voix »13. Qu’est-ce que le corps ? « Ma vie, c’est mon corps, cet espace transitoire et ce temps fini qui m’appartient et auquel j’appartiens. »14 Ey commente : tout ce que je sens, je veux, je suis, je pense n’existe pour moi et pour autrui qu’en passant par mon corps. Mon corps est donc ambigu : à la fois objectif et réceptacle de ma subjectivité. C’est lui qui, malade, est au centre de la médecine. Le « mystère de la douleur » Pour Ey, l’expérience de la maladie confronte le patient et le médecin à ce qu’il appelle le « mystère de la douleur ». Que désigne-t-il par là ? Très précisément, le fait que toute affection organique qui n’est pas totalement bénigne éveille chez le patient une problématique subjective, éthique : culpabilité, crainte voire angoisse, sens de sa vie et de sa mort… Mal physique et épreuve morale s’amalgament ainsi de façon ambiguë. Pour Ey, cet amalgame est précisément « le mystère ultime du ‘’mysterium doloris’’ »15. Du côté du patient : l’expérience de la maladie et la plainte Pour le patient, la maladie marque une rupture avec l’état de santé antérieur, un blocage qui affecte le cours de son existence, un clivage qui le divise entre l’avant et le maintenant. Elle suscite à la fois une certitude (je suis malade) et une incertitude (de quoi suis-je malade ?). Pour peu que la maladie ne soit pas totalement bénigne, cette combinaison de certitude et d’incertitude s’inscrit sur la toile de fond de la peur voire de l’angoisse de la désintégration du corps, de la mort. Même si la maladie est localisée dans un point particulier du corps, le patient est affecté dans sa globalité. Lorsqu’il formule sa plainte dans les premiers moments de la consultation, essayant de communiquer « ce qui ne va pas », le patient se situe ainsi à la fois dans le registre du réel et dans celui de l’imaginaire. Il parle alors de sa maladie comme d’une agression extérieure, mais aussi comme d’une épreuve morale qu’il subit, et qu’il considère parfois comme méritée. Est-il nécessaire de préciser que, plongé dans cet amalgame du « mystère de la douleur », le patient ne dispose d’aucun libre arbitre, d’aucune capacité d’autodétermination, d’aucune autonomie ? C’est ce qu’avait perçu Portes, mais il s’agit pour le médecin d’aller plus loin. Du côté du médecin : harmoniser les deux voix Se situant simultanément sur ces deux registres, la plainte du patient éveille chez le médecin une image du mal qui est, elle aussi, ambiguë. La tâche du médecin, c’est d’abord de démêler cette ambiguïté. Comment y parvenir ? Par ses connaissances médicales, il peut lire les signes de la maladie et les articuler de façon à y discerner les symptômes d’une pathologie, autrement dit : il pose un diagnostic. Ey souligne que le diagnostic est le fruit d’un « cheminement » car l’objectivité de la maladie ne peut, en médecine humaine, être dégagée « que par esquisses et profils »16 dans la 13 Idem, p.12 Idem, p.5. 15 Idem, p.7. 16 Idem, p.13. 14 6 mesure où l’affection organique éveille chez le patient une problématique éthique. A ce stade, le médecin se doit d’évacuer au maximum cette dernière. Il peut ainsi, grâce à son expérience, saisir chaque cas clinique comme une altération biologique du patient, « une manifestation de la vulnérabilité de son corps (…) corruptible et transitoire »17. Pour Ey, la plainte n’est pas fondatrice de la maladie ; elle n’en est qu’une « indexation », « souvent trompeuse »18. que le médecin doit décoder au regard de ses connaissances médicales et de son expérience En même temps que le médecin opère ce travail de compréhension qui dégage la maladie de son halo de subjectivité imaginaire, un espace de réciprocité relationnelle essentiellement humaine s’établit aussi entre lui et le patient : « le médecin, dans sa rencontre […] avec le malade, ne perçoit jamais la maladie sans percevoir le sujet qui, en étant affecté, la lui montre ou la lui cache »19. Il perçoit donc le patient comme quelqu’un qui s’adresse lui et lui demande son aide, « un alter ego qui vient à sa rencontre avec les forces et les modalités de sa propre subjectivité »20. Or pour le médecin comme pour le patient, cet espace relationnel est hanté par les fantasmes qu’éveille l’expérience vécue du mal. Ey souligne que pour le médecin, « l’objectivité de la maladie […] est pour ainsi dire immergée dans les rapports d’intersubjectivité rebelles à toute codification exacte et rationnelle »21. Il précise : « Ce que le médecin offre, c’est la perspicacité et la clairvoyance de son regard de clinicien capable de rendre visible ce qui est encore invisible. Mais une surdétermination affective, celle de l’investissement narcissique respectif et réciproque, s’ajoute à cet échange […]. Et, par là, l’exercice même de cette relation [….] garde quelque chose de magique et de thaumaturgique : c’est la participation de la conscience morale malheureuse et bienfaisante à l’exorcisme du mal. »22. Ey met ainsi en évidence une dimension qui requiert la plus vigilante attention : en effet, ce n’est qu’en étant au clair avec ses propres fantasmes face à la maladie, la mort, la culpabilité, que le médecin peut réellement entendre le patient. A ce niveau de relation, le médecin cesse d’être seulement médecin. Il est aussi l’humain, semblable à son patient, confronté lui aussi à l’expérience vécue du mal. En même temps il en est différent et doit le rester. Il doit répondre à la plainte du patient techniquement mais aussi éthiquement. On l’a vu, Ey le dit joliment « le médecin tient au malade un discours à deux voix »23. La question éthique fondamentale est alors: comment peut-il harmoniser ces deux voix ? Et la question éthique qui nous occupe prend place dans ce cadre : comment inscrire le respect de la liberté du patient dans la relation thérapeutique ? Que conclure de ce parcours? Rappelons et reparcourons les étapes de la réflexion. Nous sommes partis d’une question: quel terme utiliser pour cerner au mieux la liberté du patient en jeu dans la relation thérapeutique ? Libre arbitre ? autodétermination ? autonomie ? Nous avons vu que ces trois termes ne sont pas synonymes, chacun comporte des accents qui donnent à la liberté un autre visage et un autre 17 Idem, p. 11. Idem, p.13. 19 Idem, p..12. 20 Idem, p.11. 21 Idem, p.12 22 Ibidem 23 Ibidem 18 7 contenu. Si le libre arbitre valorise l’indépendance, la souveraineté individuelle, il manque toutefois la structure interne qu’apporte l’autodétermination : or, la volonté est structurée, nous avons en nous une colonne vertébrale, en plus ou moins bon état, qui nous tient debout. Quant à l’autonomie, elle précise la nature éthique de cette colonne vertébrale, construite au cours de l’existence grâce aux interactions avec autrui. C’est elle qui nous permet d’avoir de « fermes convictions ». Elle débouche ainsi sur le concept d’intégrité éthique dont on a vu l’importance. Que nous a apporté l’évocation du paternalisme, du principlism et des deux lois belges ? D’abord ceci : la compréhension du respect du patient, jadis comprise en termes de protection de sa fragilité, l’est aujourd’hui en termes de respect de ses décisions. Ce respect des décisions est parfois dénommé improprement « autonomie ». Or on a vu que l’autonomie, au sens strict et plein du terme, ne peut se concevoir en dehors de relations au sein desquelles elle se construit. La loi sur les droits du patient et la loi relative à l’euthanasie insistent sur cette dimension relationnelle. Certes, elles le font avec leur propre langage, nécessairement formaliste. Peu importe, elles nous ouvrent la voie pour penser sur leur lancée au-delà même de leurs limites, en direction d’un partenariat thérapeutique authentiquement respectueux des patients. Que nous a apporté Henri Ey à cet égard ? Son analyse fine de la relation médecin-patient indique à la fois des tâches et des obstacles à surmonter pour les accomplir. Décoder la plainte du patient relève à la fois de la compétence scientifique et de l’expérience, mais aussi de la lucidité sur soimême afin d’être au clair sur ses propres fantasmes. Présenter la relation thérapeutique dans ces termes, c’est montrer qu’elle n’est pas qu’une relation technique. Elle est aussi, comme le dit Ey, une relation éthique dans laquelle communiquent des personnes mais aussi des imaginaires. Pour faire place en son sein à la liberté du patient, cette dimension imaginaire doit être reconnue, voire travaillée, afin d’éviter les pièges de la distance objectivante ou de la proximité déplacée. Le respect de la liberté du patient dans la relation thérapeutique constitue donc une exigence complexe, raffinée, qui demande une vigilance constante de la part du médecin, tant par rapport à lui-même que par rapport à son patient. C’est en même temps la beauté fondamentale du métier. 8