LES MÉDIAS
ET
LA
COMMUNICATION
DE
MASSE
revanche,
la
pensée critique, autour de
l'Ecole
de
Francfort
(4)
, était en posi-
tion dominante, mais dans un registre
caricatural, sans aucune volonté de
se
confronter à une sociologie pratique
avec
la
mise en place
d'une
méthodo-
logie de recherche et des enquêtes sur
le
terrain.
Des
effets limités
et
indirects
Le paradigme
de
P.
Lazarsfeld, établi à
l'aube
des années 40, reste dans une
certaine mesure
la
référence dominante,
aujourd'hui encore.
TI
peut être réswné
en quelques mots : les médias ont des
effets limités, indirects et à court terme.
Il s'agit
donc
d'une
théorie des effets
puisque
P.
Lazarsfeld s'est principale-
ment intéressé à l'influence des médias
sur l'opinion.
Il
s'inscrit dans
le
courant
de
la
sociologie empirique et s'est natu-
rellement
porté
sur
l'analyse du court
terme
dans
ses ouvrages les plus
connus. Ces travaux, contrairement aux
analyses
précédentes
datant
des an-
nées
30
(le
modèle
de
la
seringue hypo-
dermique, dans lequel les médias sont
conçus comme inoculant directement
les
messages dans
la
tête des gens), ont
montré
que
l'individu possède des
outils de défense et des filtres.
Il
utilise
trois niveaux
de
sélectivité par rapport
aux messages médiatiques :
-l'exposition sélective: l'attention por-
tée à tel
ou
tel message
dépend
de
la
relation personnelle
que
l'individu
entretient avec cette information. Autre-
ment dit, les individus sélectionnent
les
informations auxquelles
ils
sont expo-
sés,
en fonction de leur socialisation, des
contraintes techniques,
de
leur éduca-
tion, de leur histoire personnelle, etc.
?JUI
Un
sympathisant
d'un
parti politique,
par exemple, aura tendance à s'exposer
aux messages politiques qui sont en
accord avec ses préférences. Inverse-
ment, il évitera
d'être
confronté aux
«opinions opposées» ;
-la
perception sélective : nous ne per-
cevons qu'une partie des messages aux-
quels nous nous exposons, et nous en
rejetons d'autres. Ainsi, lorsqu'une per-
sonne regarde un journal télévisé, elle
ne saisit réellement (immédiatement
après l'écoute)
que
20 à
30%
de l'en-
semble des sujets traités;
-
la
mémorisation sélective : nous ne
nous souvenons que de manière impar-
faite
de
la partie
que
nous avons per-
çue, nous n'en retenons que quelques
éléments.
Cette
sélection par
la
mémoire
s'effectue en fonction du
cadre
de
pensée, des préférences cul-
turelles et
de
la vision du
monde
de
l'individu concerné.
:Ceffet
de
la
communication médiatique
n'est pas seulement limité, il est aussi
indirect:
en
1955,
Elihu Katz et Paul
Lazarsfeld établissent l'hypothèse de
«la
communication à deux niveaux»
(Two-step flow
of
communication), puis
à plusieurs niveaux
(5).
Ce
faisant,
ils
remettent
en cause la vision d'une
société composée d'individus atomisés
d'un
côté, et
de
médias de l'autre. Ils
soutiennent au contraire que l'influence
des médias s'
opère
par
un système
complexe d'influences et de filtrages.
Les groupes de référence (communauté
de travail, associations, syndicats,
rela-
4.
Voir
mots
clés en fin d'ouvrage.
5.
E.
Katz
et
P.
Lazarsfeld, Personnallnfluence: the Part
P/ayed
by
the People
in
the Row
of
Mass Communic<r
tian,
Free
Press,
1955.
L'IMPACT
DES
MÉDIAS :
LES
MODÈLES THÉORIQUES
rions
familiales
et amicales, etc.) dans
les-
quels sont insérés
les
individus, et l'exis-
tence de leaders d'opinions au sein
de
ces groupes, ont une importance déci-
sive.
La première diffusion
du
message
des médias s'effectue de façon verticale,
en direction des leaders d'opinion. Elle
se
poursuit à l'intérieur
du
groupe,
de
manière horizontale, par l'intermédiaire
des leaders. Ce processus horizontal
s'opère par des discussions, réinterpré-
tations, prises de positions, rejets.
E. Katz et
P.
Lazarsfeld
introduisent
donc un niveau
de
médiation supplé-
mentaire. Certes, les médias touchent
directement
les
individus, mais lorsque
ceux-ci rencontrent des difficultés pour
s'approprier
ou
interpréter
le
message,
ils
se
tournent vers leurs groupes d'ap-
partenance.
De
ce
fait,
les
messages que
délivrent les médias
sont
soumis à
la
pression des groupements quels qu'ils
soient et reflètent en grande partie les
opinions et idéologies préétablies
de
ces
derniers. Dans cette perspective, les
médias, et en particulier la télévision,
sont, sauf exception (lorsqu'il y
a,
comme aujourd'hui, crise vis-à-vis des
leaders, ou désir
de
changement
de
la
part des individus
ou
des groupes) des
outils de renforcement d'opinion et non
pas de changement d'opinion.
De nouveaux modèles
interprétatifs
Depuis ces travaux fondateurs, le
modèle interprétatif
de
P.
Lazarsfeld a
donné
lieu à
de
multiples tentatives
d'approfondissement
ou
de
fondation
de nouveaux paradigmes
(6).
Parmi ces
différentes approches, nous nous limi-
terons à présenter sommairement les
trois courants principaux :
le
paradigme
critique de l'Ecole de Francfort,
le
para-
digme politique, établi
par
les théori-
ciens
de
la fonction
d'agenda
des
masses-médias, le paradigme technolo-
gique établi
au
cours des années
60,
dont
la
figure la plus connue est Mar-
shall McLuhan (7).
Le questionnement
de
P.
Lazarsfeld,
nous dit E. Katz, postulait que les
médias
indiquent
aux
gens
<<ce
qu'il
faut penser». Les théoriciens cri-
tiques (8) considèrent que cette idée
est
fausse :
pour
eux, fondamentalement,
les
médias prescrivent «ce qu'tl ne faut
pas penser»
Oa
révolution,
le
change-
ment,
la
modification des situations
col-
lectives et individuelles).
Pour
les
pro-
moteurs du paradigme politique (9),
les
médias disent aux individus «ce à
quoi
ils doivent penser».
Il
ne s'agit pas
d'inoculer ou
de
transmettre des opi-
nions
sur
tel
ou
tel sujet,
il
s'agit de
déterminer quels sont
les
sujets impor-
tants, ceux auquel
les
gens doivent s'in-
téresser.
Dans
cette perspective, les
sujets dont
on
ne parle pas ne sont pas
importants. Les médias remplissent une
fonction d'agenda (10), c'est-à-dire de
sélection,
par
les journalistes et
les
pro-
fessionnels des médias, des faits majeurs
parmi
la
masse des informations qui
sont émises et qui circulent.
Dans
le
paradigme technologique enfin, les
médias sont conçus comme des opéra-
6.
E.
Katz. "
La
recherche en communication depuis
Lazarsfeld
",
Hermès, n" 4,
1987.
7.
Voir,
dans ce volume, l'article d'Alexandrine
Civard-
Racinais.
p.
297.
8. Principales figures : Theodor Adorno, Max Horkheimer.
Herbert Marcuse, Walter Benjamin, Jurgen Habermas.
9.
En
particulier Maxwell McCombs et Donald
Shaw.
10.
Voir
mots clés en fin d'ouvrage.