La première édition du livre datant de 1967, La découverte de la théorie ancrée approchera
bientôt de la cinquantaine. Il faut se féliciter qu'il ait enfin trouvé un éditeur qui a financé une
traduction française de qualité. Le texte a pris des rides dans la forme mais sur le fond reste un
classique de la méthodologie qualitative.
2A l'époque, où le livre est écrit, la sociologie américaine est à la veille d'une grave crise
professionnelle. Les clivages, politiques et économiques (les doctorants en sociologie ont du mal
à trouver des emplois universitaires), sont accentués par l'opposition à la guerre du Vietnam qui
ne fait pas l'unanimité parmi les sociologues. Or l'ouvrage n'est pas un témoignage de cette
période agitée. Sa lecture donne plutôt le sentiment qu'il est conçu dans un esprit de
rapprochement. La décennie précédant sa publication, en effet, a été le théâtre d'un affrontement
entre les tenants de l'interactionnisme symbolique dont Anselm Strauss est un des représentants
majeurs, avec Howard Becker et Ervin Goffman, et d'autres approches théoriques, aussi bien
celle de Talcott Parsons que celle de Paul Lazarsfeld. Or certains des travaux empiriques de
Robert K. Merton, ancien élève de Parsons, sont cités car leur démarche d'investigation n'est pas
éloignée de celle que préconisent nos deux auteurs. Barney Glaser, qui a fait ses études à
l'université de Columbia et a été formé à l'exploitation statistique, est un ancien étudiant de Paul
Lazarsfeld. Dans le chapitre 8 du livre, il montre que la découverte ancrée n'est pas réservée aux
enquêtes qualitatives. Les auteurs critiquent seulement une exploitation étriquée des sources
statistiques quand celle-ci se limite à tester une hypothèse posée a priori.
3La quatrième de couverture est bien optimiste quand elle affirme que ce livre peut être
considéré comme un manuel d'introduction à la sociologie. La principale difficulté pour le
lecteur vient du fait que ce texte est le second d'une trilogie. Il est précédé par Awareness of
dying (1965) et sera suivi par Time for dying. Or le premier livre est une monographie empirique
qui, elle, est une illustration exemplaire de la méthode que les auteurs vont ensuite codifier dans
La découverte de la théorie ancrée. Évidemment le premier livre n'a pas un objet très réjouissant
mais le récit peut être mis dans toutes les mains, y compris celle des débutants en sociologie, car
il est passionnant.
4Dans un hôpital et notamment dans le service des soins intensifs, Anselm Strauss et Barney
Glaser observent, autour de patients très gravement malades, l'expression des émotions, les
paroles échangées avec le patient, les conciliabules hors de portée du mourant, les cadeaux
apportés. Sont impliqués dans ces interactions le(s) médecin(s), le personnel hospitalier,
l'entourage familial et bien évidemment le patient. Les auteurs s'intéressent à la conscience que le
patient a de son état. Ils distinguent quatre états de conscience. Dans le premier, le patient ne se
perçoit pas comme mourant. Dans le second, il se perçoit comme mourant mais dissimule à son
entourage qu'il est conscient de son état. Dans le troisième, il sait qu'il va mourir et ne le
dissimule pas à son entourage. Dans la quatrième, il hésite sur la gravité de son état et partage
son hésitation avec son entourage. Après une période de tâtonnement, les auteurs finissent par
réaliser que ces types de conscience du patient fournissent, chacun, une ligne directrice pour
mettre de l'ordre dans leurs observations, celles portant sur les interactions entre le mourant et les
autres personnes mais aussi celles portant sur les conversations entre les autres personnes, en
l'absence du mourant, et notamment entre la famille et le personnel hospitalier.