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johannes brahms
piano sonata
Fantasien op.116 - Klavierstücke op.119
jon Nakamatsu
À l’instar de Beethoven, il tenait particulièrement à ce que ses annotations (toujours le
strict minimum) servent à communiquer la pensée musicale intérieure. Brahms utilise
souvent le signe < > lorsqu’il souhaite exprimer une grande sincérité et beaucoup
d’ardeur, en terme de son mais aussi de rythme. Il ne s’attardait pas sur une seule note
mais sur l’idée entière, comme incapable de s’arracher à sa beauté… L’interprétation
de Brahms était très libre, très souple et ductile ; mais toujours équilibrée – on sentait
le rythme fondamental sous le rythme de surface. Son phrasé était remarquable dans
les passages lyriques… Le jeu de Brahms traduisait exactement ce qu’il souhaitait
communiquer : des aspirations, des envolées débridées d’imagination, un calme
majestueux, une profonde tendresse sans trace de sensiblerie, un humour délicat,
imprévisible, la sincérité, la noblesse de la passion.”3
En tant que compositeur, Brahms était tout aussi admiré, du moins dans certains
cercles, comme celui – sans doute le plus influent – réuni autour de Robert Schumann.
La visite de Brahms à Schumann en 1853 eut d’ailleurs un énorme retentissement. Ce
dernier écrivit pour le magazine musical Neue Zeitschrift für Musik un article demeuré
célèbre. Accueilli comme le Sauveur de la Musique, le jeune compositeur était décrit
comme “un musicien appelé à exprimer son époque de manière idéale ; un musicien
dont la maîtrise ne se révélait pas graduellement, mais s’imposait d’un coup, telle
Athéna sortie toute armée du crâne de Zeus…”4
Malgré l’aura quasi mythique de cet article, consacré par l’Histoire, il est nécessaire
de le revoir d’un œil critique. Profondément engagé dans la politique musicale de
son époque, Schumann avait besoin d’un champion pour porter ses couleurs – un
compositeur dont les goûts artistiques s’accorderaient aux siens – et pensait
avoir trouvé en Brahms le candidat idéal. Avec le recul, toutefois, son éloge était
disproportionné. À l’époque, Brahms faisait surtout une carrière de pianiste et
cherchait encore sa voie comme compositeur. Des œuvres qu’il présenta à Schumann
lors de leur première rencontre, il ne reste pratiquement rien, car, les jugeant peu
satisfaisantes par la suite, il les détruisit presque toutes.
Quel était alors le dessein de Schumann ? Dans son indispensable biographie de
Brahms, Jan Swafford5 fait remarquer que Schumann avait déjà consacré d’autres
“Sauveurs” de la musique avant que Brahms n’apparaisse, littéralement, à sa porte :
citons par exemple, Ludwig Schunke et William Sterndale Bennett, deux talents de
second plan. Swafford spécule également sur une possible attirance homoérotique
de Schumann pour Brahms. Quoi qu’il en soit, le titre de l’article : Neue Bahnen
(Nouvelles voies) ne manque pas d’une certaine ironie. En effet, ce n’était pas tant
les innovations de son cadet qui attiraient Schumann que sa ferme adhésion aux
traditions. Si la Sonate op.1 de Brahms a pu sembler radicalement autre à l’époque
– le geste ample est souvent maladroit, le caractère provocateur, les défis techniques
à la limite de l’humain – l’œuvre adhère néanmoins aux principes de composition
beethovéniens. Eût-il été plus perspicace, Schumann aurait intitulé son article : Alte
Weisen (À l’ancienne).
Parmi les premières sonates pour piano de Brahms – celles qui échappèrent à la
destruction – la Sonate op.5 en fa mineur a connu la meilleure fortune. Ici, pas de
référence manifeste à Beethoven comme dans l’opus 1 (composé d’ailleurs après
l’opus 5), mais il s’agit quand même d’une vigoureuse pièce de grande envergure en
cinq mouvements, fermement ancrée dans les derniers feux de la tradition classique.
Ce n’est pas pour rien que Schumann et son cercle considéraient Brahms comme un
“vrai Beethovénien”6.
Lors de la fameuse rencontre, Brahms avait déjà achevé l’Andante et l’Intermezzo
(le Rückblick ou “Regard en arrière”) de la sonate. Il composa le reste pendant son
séjour chez les Schumann. Cette œuvre grandiose, d’une écriture audacieuse et d’une
grande originalité dans le geste – Schumann parlait de ces premières sonates comme
de “symphonies voilées”7 – a dû stupéfier les premiers auditeurs par l’extravagance
de son ouverture. Comme pour mieux préparer l’oreille à ce qui va suivre, le premier
temps de la première mesure assène un fa “forte” dans les trois octaves du registre
grave de l’instrument, sur un rythme de croche suivie d’un demi-soupir. Le deuxième
temps introduit un motif rythmique et mélodique à l’aigu, plus de deux octaves plus
haut. La tonique est réaffirmée en croches pointées / triples croches qui, dans un
grand souffle dynamique, introduisent un noyau thématique conduisant au troisième
temps, un premier renversement de l’accord de sol mineur tenu pendant une noire.
Remarquons le choix d’un rythme fort pour cette harmonie faible, prélude à une
extrapolation séquentielle de la phrase d’ouverture de six mesures.
3 Performing Brahms: Early Evidence of Performing Style, ed. Michael Musgrave et Bernard D. Sherman,
Cambridge University Press, p. 303 et suiv.
4 Robert Schumann, On Music and Musicians, W.W. Norton, p. 252 et suiv.
5 Jan Swafford, Johannes Brahms: A Biography, Vintage, p. 86.
6 Swafford, p. 83.
7 Swafford, p. 85.