LA RHÉTORIQUE DES SToïcIENS Collection Ouverture philosophique dirigée par Dominique Chateau et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, S'ociales ou naturelles, ou... polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions Brigitte KRULIC, Nietzsche penseur de la hiérarchie. Pour une approche « Tocquevillienne » de Nietzsche, 2002. Xavier ZUBIRI, Sur le problème de la philosophie, 2002. Mahamadé SAVADOGO, La parole et la cité, 2002. Michel COVIN, Les écrivains et l'alccol, 2002. Philibert SECRETAN (dir.), Introductions à la pensée de Xavier Zubiri, 2002. Ivar HOUCKE, Emouvoir par raison, architecture de l'ordre émergent, 2002. Laurent JULLIER, Cinéma et cognition, 2002. François-Xavier AJA VON, L'eugénisme de Platon, 2002. Alfredo GOMEZ-MULLER, Du bonheur comme question éthique, 2002. Th. BEDORF, S. BLANK (Eds.), En deçà du principe de sujet / Diesseits des Subjektprinzips, 2002. Dominique LETELLIER, La question du hasard dans l'évolution, la philosophie à l'épreuve de la biologie, 2002. Miklos VETO, Le fondement selon Schelling, 2002. Bertrand SOUCHARD, Division et méthodes de la science spéculative: physique, mathématique et métaphysique, 2002. François BESSET, fi était une/ois ... le mal, 2002. Serge BISMUTH, Manet et Mallarmé: vers un art improbable, 2002. Milija BELIC, Apologie du rythme. Le rythme plastique: prolégomènes à un méta-art, 2002. Christine GALA VERNA, Philosophie de l'art et pragmatique. L'exemple de l'art africain, 2002. Jean-Marie PAUL,Le système et le rêve,2002 - L'Ouverture Maria Philosophiqtle - PROTOPAPAS-MARNELI La rhétorique des Stoïciens Thèse de doctorat sous la direction de: M.le professeur Gilbert ROMEYERDHERBEY(PARIS IV) L'Harmattan 5.7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris France L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE I/Harmattan ItaUa Via Bava, 37 10214 Torino ITALIE @ L'Harmattan, 2002 ISBN: 2-7475-2817-0 « To uaÀÀoç elne rfjç qJwvfjç àv80ç eCvat» DIOGÈNE LAËRCE, VII, 23 AVANT-PROPOS Cette thèse n'aurait pu voir le jour sans l'aide précieuse de nos eollègues du Séminaire du Centre Léon Robin qui ont collaboré avec nous tout au long de notre recherche bibliographique et ont répondu avec une étonnante diligence à nos demandes adressées depuis la Grèce. Nous les en reInercions très vivement, ainsi que Jean-Baptiste GOURINATet Guillaume ROCCA-SERRA,pour leurs précieux conseils. Nous remercions aussi nos collègues du Centre de recherche sur la philosophie grecque, du (7entre de l' éclitioll d'Œuvres d'auteurs grecs, ainsi que la directrice du Centre de recherche sur l'antiquité de l'Académie d'Athènes, pour avoir si chaleureusement accepté d'élucider certains points de notre travail. Nous exprimons également notre gratitude à la directrice du Centre lie recherche sur la philosophie grecque de ]' Académie d'Athènes, qui a su dissiper nos doutes, nous a prodigué ses très précieux conseils tout au long de la rédaction de ce travail, a lu avec attention certaines parties et nous a fait part de ses remarques judicieuses. Nous tenons aussi à exprimer notre plus vive reconnaissance à Monsieur )' Académicien, Constantin DESPC)TOP()UL()S, pour avoir bien voulu nous écouter et.nous encourager par ses conseils avisés. Que tous les membres du Jury, Monsieur Jean FRÈRE,professeur à l'Université de Strasbourg, Monsieur IJucÎen JERPHAGNON, professeur émerite à l'Université de Caen et Metnbre associé de 9 l'Académie d'Athènes ainsi que Monsieur Évanghélos MouTsoPOULOS, Académicien et professeur à l'Université d'Athènes, soient assurés de notre gratitude pour nous avoir fait l'honneur d'y participer. Au seuil de ce travail, qu'il nous soit pennis enfin d'adresser nos plus vifs remerciemnts à Monsieur Gilbert ROrvIEYER DHERBEY, professeur à l'Université de Paris-Sorbonne et Directeur du Centre Léon Robin, pour avoir bien voulu avec une extrême gentillesse, diriger notre thèse, nous avoir prodigué sa confiance et ses précieuses suggestions qui nous ont été indispensables pour mener à bien notre travail. Nous le prions d'accepter le témoignage de notre profonde reconnaissance. Paris, le 20 juin, 1998 10 INTRODUCTION Notre recherche qui porte sur la Rhétorique des Stoïciens vise à donner une image aussi complète que possible de ce qui a été, selon les philosophes du Portique, J'art de la parole. Au cours de cette étude, nous examinerons le rapport de cet art, appelé science par les Stoïciens, avec la physique et la morale, son rôle éducatif, la contribution de la rhétorique à l'acquisition du vrai, qui conduit à un «art de vivre» dans Ja vertu, et, finalement, au bonheur. Après avoir situé le stoïcisme dans un contexte historique et social, nous analyserons les raisons pour lesquelles ce courant philosophique avait tellement insisté sur le rapport entre le Logos divin, le discours rationnel et l'art de la parole, messager du discours intérieur du sage, le but de la philosophie stoïcienne consistant dans la parfaite coïncidence entre le langage et le comportement d'une part, et les événements de la nature, de l'autre 1. Arrivé à Athènes Zénon de Cittium, devient le disciple de Cratès le cynique2. Après avoir pris ses distances, il décide d'y fonder sa propre École philosophique, dans le portique Precite. Il y enseigne la philosophie qui, selon lui, est un systèlne (crucrtllJla) divisé en trois parties: la logique, la physique et la morale3, une 1. Cf. DIOGÈNELA~RCE(désormais D.L.), Vitae Pilosophorum, H.S. LONG (éd.), Oxonii, 1964, VII, 83. 2. En 31] avo J.-C. environ, à l'âge de 22 ans; cf. A.A. LONG,Hellenistic Philosophy, London, Duckworth, 1974, p. 109. 3. Influencé sur ce point par Xénocrate, dont it a également été le disciple; cf. Il thèse à laquelle souscrivent la majeure partie de ses disciples. Cette division tripartite de la philosophie place Zénon en déhors de la tradition aristotélicienne qui considérait la logique non pas comme une partie de la philosophie, mais plutôt comme un instrument Venant à l'aide de la spéculation philosophique. Cette position stoïcienne déclencha une polémique entre les deux écoles, selon les témoignages d'Alexandre d'Âphrodise4, de Jean Philopon5, ainsi que d' Ammonius6. D'après le témoignage de Jean Philopon, les Stoïciens placent la logique à un degré plus élevé que l'ensemble de la philosophie7. D'ailleurs, «la philosophie a le sens de l'exercice de la sagesse», ou mieux, de «l'exercice de la science correcte»8. En effet, pour les Stoïciens la logique est l'étude de tout ce qui a rapport au logos, à la raison, au discours rationnel9; et la logique, comme les deux autres parties de la philosophie stoïcienne, la physique et la morale, est une science, définie par le caractère inébranlable de la sagesse. C'est dans ce s.~ns qu'ils interprètent le rapport de la philosophie avec ses parties grâce à différentes comparaisons. Pour prouver le rôle considérable de la logique dans leur système, ils comparent la philosophie à un animal dont la logique représente les os et les muscles, la morale les parties charnues et la physique, l'âme 10.La logique se divise en deux parties, la rhétorique et la dialectique. Blanché, comme d'autres logiciens, explique que le mot «logique» désigne chez les Stoïciens «en un sens plus large, tout ce qui se rapproche du langage, Â6yoç,incluant la rhétorique et la grammaire» Il. Les Stoïciens dans leur logique font une science des logoi D.L. VII, 2: «...il reçut aussi l'enseignement de Stilpon et de Xénocrate...». 4. In Arist. Analyt. Prior., I, 1, 21, 31 sq. 5. In Arist. Analyt. Prior., I, 1, 36, 6 sq. 6. In Arist. Analyt. Prior., I, 1, 27, 36 sq. 7. 1. PHILOPON,In Arist., Analyt. Prior., 6, 21. 8. S. ~R, II, 35, 36. 9. Cf. A.A. LONG, op. cit., p. 118. 10. Cf. D.L. VII, 40. Il. R. BLANCHÉ,Histoire de la logique, Paris, A. Colin, 1970, p. 91. 12 (discours) et une théorie de la connaissance, laquelle est liée, selon eux, à l'étude de tous les ÀÔYOl; et définissent ]a l)tavota (pensée discursive) comme étant ÈK'À<1Àl1'tlK'll, bavarde, causeuse, une pensée refléchiel2. Elle est intrinsèquement liée au langage, puisqu'il n'y a pas de pensée sans langage. Le langage extérieur doit donc être le reflet du langage intérieur, lequel est à propos de la chose et s'y conforme. La langue et la syl10gistique constituent les deux qualités fondamentales de la rhétorique, qui est définie comme «la science du bien converser, dans les leçons ewressément discursives»13, dans les discours longs, dans la macrologie. Dans le discours rationnel, il y a un ordre qu'il faut suivre; cet ordre est conforme à l'ordre des choses et c'est à cet ordre que fait appel la rhétorique comme science du bien dire. En effet, l'art de raisonner requiert une maturité et une réflexion, au moment où, à travers le logos, les phrases conséquentes s'enchaînent aux précédentes, tout comme dans la nature,_le logos lie ensemble toutes les causes et, dans la conduite, établit entre les actes le parfait accordl4. Ainsi, l'art du bien dire a rappol1 à l'éloquence qui «comme toute chose est fondée sur la sagesse», puisque «dans le discours, comme dans la vie, rien n'est plus difficile que de voir ce qu'il convient»15. Les Stoïciens, en définissant la rhétorique comme «la science du bien dire», ont introduit des critères esthétiques; en définissant la dialectique comme la «science de la discussion correcte dans les leçons par demandes et par réponses»16, ils ont introduit une norme selon le critère du correct, È1ttC1'tTtJll1v 't'oi)ôp9fuçôtaÀéy£cr8a 1, par la validité formelle des énoncés. Ainsi, Sextus Empiricusl? rapporte que Xénocrate et les Stoïciens définissent la rhétorique comme 12. S. \t:R II, 52: «Ete' il otâvoux ÈKÀaÀllttKTt intapX01)O'a, ô ncXcrXEtuno 'tilç cpav-caoiaç, to'ÙtO tKcpépEt À6YQJ». 13. D.L. VII, 42. 14. Cf. É. BRÉHIER, Histoire de la Philosophie, I, 2, Paris, F. Alcan, 1910, (7e éd., 1962), p. 303. 15. CICÉRON,De Orat., 70 sq. 16. D.L. VII, 42. 17. Sextus EMPIRICUS,Adv. Math., II, 6-7 (= s. ~ F. II, 294). 13 e1ttCTt'T1Jlll 'tOÙ£'ÔÂéî'£tV(science du bien dire), mais que Xénocrate entend l'È1tto't1ÎJlT}au sens de 'tÉxvT}(art), alors que les Stoïciens la considèrent comme une acquisition intellectuelle. C'est en ce sens que Sextus interprète le geste que Zénon exécute avec la paume de 'sa main: «Zitvrov 6 K t'ttEÙC; ÈpOYt1l8EiC;ô'tQJ ôla<pépEl ÔU:XÂEK'tlK'i1 'Pll'top tKftC;01JCJ'tpÉ'I'ac;'tilv XEipa Ka i 1t«xÂ1V Èça1tÂroCJaç È<p,,'«'t01>'tcp» Ka'tà JlÈv 'tilv o'tpo<p'i1v 'tO CJ'tpoYî'uÂOVKa i ~paxi> 'tftc; ôla£K'ttKftc; 't«X't'troviôîroJla, ôtà ôÈ 'tftc; eça1tÂcôo"£(OçKa i ÈK't«xawç 'troy ôaK'tuÀCùv to 1tÀa'tù 'tftc; Pl1'toPtKftc; Ô1JV«XJlEroÇ atvtt'toJlEvoç» (Quand on avait demandé à Zénon de Cittium en quoi consistait la différence entre la dialectique et la rhétorique, il répondit: «en ceci», et il ferma son poing, puis l'ouvrit, comparant le caractère serré de la dialectique au poing et suggérant le caractère du style rhétorique par l'ouverture et l'extension de ses doigts) 18. En effet, l'art de la parole a recours à différents moyens et à de multiples voies (extension des doigts de Zénon) afin de réaliser sa fonction et son but pratiques. En quoi la rhétorique stoïcienne diffère-t-elle donc de la rhétorique formelle, puisque toute rhétorique vise à un but pratique? «Du moment où une philosophie s'enseigne, elle ne peut, si rationnelle soit-elle, se passer de rhétorique» 19. Ainsi, la définition:«La rhétorique est ouvrière de persuasion»2o met en évidence la valeur réelle de l'art de la parole. «Persuader ne veut en aucun cas dire, dire vrai et, en conséquence, dans le discours rhétorique l'idée de la moralité est absente»21. L'art de la parole est né en tant que genre judiciaire «intéressant les citoyens et qui obéissait à certaines règles fixes et à des formules plus ou moins semblables» dit Croiset, qui poursuit: «Il s'agit, pourtant, d'une rhétorique qui n'est «ni philosophique ni artistique»; elle ressemble plutôt à une étude à l'usage de certains 18. 19. 20. 21. p. 15. 14 Sextus EMPIRICUS,Adv. Math., II, 7 (= S. ~R I, 75). O. REBOUL, lA Rhétorique, Paris, P.U.F., 19903, p. 115. Ch. WAL1Z, Rhetores Graeci, Stuttgart, 1832-1836, III, p. 19. O. NAVARRE,Essai sur la rhétorique avant Aristote, Paris, Hachette, 1900, praticiens qu'à une gymnastique générale de l'esprit et eIJe a une force partout applicable»22, Ce type de défense judiciaire, introduit à Athènes, reprend les traits de la sophistique qui cherche à former les jeunes grecs «à gouverner par la parole (ttl yÂ-OOtt'Q) leurs maisons et les choses politiques»23, Tous les Sophistes, d'ailleurs, qui, par Je pouvoir de leur discours, transforment f'auditeur en spectateur motivé, préconisaient à leurs jeunes élèves l'apprentissage de la sagesse et de la vertu, grâce auxquelles, ils seraient capables «de bien gO"uvemerleur maison et leur cité»24, Ce phénomène apparaît dans la cité athénienne25 tout au long de la seconde moitié du Sème siècle, avec Périclès, Aristophane et les Sophistes, ainsi que, pendant )a première moitié du 4ème siècle comme en témoigne le Panégyique d'Isocrate, Du reste, Isocrate, se référant aux qualités du maître, proposait à ses élèves son propre exemple, et leur conseillait de l'imiter. Ils auraient ainsi, tout de suite, un flair et une grâce que les autres ne sauraient atteindre. Dans le discours rhétorique, l'absence de la morale conduit au triomphe du vraisemblable26, et, par conséquent, à l'ébranlement des mœurs de la cité par le pouvoir de l'art oratoire, cet al1 que Platon a mis en question et condamné à maintes reprises27 par l'intennédiaire de Socrate. En effet, la parole, grâce à sa force, est capable de jouer son rôle, tantôt comme instrument de violence et de pouvoir sur les consciences, tantôt comme penchant vers la vérité. Déjà, Gorgias parle d'un logos tout puissant, capable de persuader et en mênle temps de tromper l'âme: «r i ôt Â6yoç 1tfiaaç Kat titv ,vuxilv 22. Histoire de la littérature grecque, Paris, Thorin A. Fontemoing, 1899, t. V, Période alexandrine, p. 42. 23. Cf. PLATON,Protagoras, 318 e. 24. IDEM,Ménon, 9Ia. 25. PLUTARQUE,De Gloria Atheniensiu111, 347 A. 26. O. NAVARRE,op. cit., p. 18: Le vraisemblable consiste en «la reconstruction mentale des faits dont nous n'avons pas été témoins». 27. Cf. Gorgias, 527 e; Euthydème, 305 a-306; Phèdre, 272 d - 273 a. 15 a1tat1Îo"Cxc;»28. Il est donc question d'un logos (discours) dominateur, capable d'accomplir des œuvres divines ou diaboliques par les multiples biais que lui offre l'art de la parole. C'est dans cette perspective qu'Aristote écrit sa Rhétorique, où il analyse les différents moyens de persuasion. Il présupose que la rhétorique, comme la dialectique, se refèrent à des sujets qui ont rapport à la connaissance humaine, et en conséquence ne peuvent pas être appelées sciences, étant donné que l'une et l'autre ont pour but la recherche des arguments convenables et propices dans le djscours: «(sei!. PT\top t ldic; 1Cai ô taÀE1Ctt 1C;;C;)OÙÔEJltac; È1ttO't1ÎJlT\C; à<prop10'fl£VllC;. ô 10 Ka i 1t<xvtec; tp61tov t 1và fl€'t£XOUO'lv àfl<po iv ftavt€C; î'àp Jl£XPl ttVOC; 1Cai Èç€taÇ€lV Kai U1t£X€lV À6î'ov Kai Cx1toÀoî'€t0'8at 1Cai Katll'YoP€tV È'YX€tpoüO'tv»29. Vers la fin du 4ème siècle, les Stoïciens interviennent pour transformer le visage de l'art de la parole qui prévalait jusqu'alors. La nouveauté et la contribution stoïcienne dans ce domaine consistent dans la fonction éducative de la:rhétorique, visant à rendre les citoyens bons. Il n'est plus question d'une persuasion a-morale, mais d'une leçon axée vers un enseignement de la vertu à une foule d'ignorants. De la vertu qui, selon Platon, «si elle est utile, ne peut être qu'une certaine sorte de raison»3o. Et, dans la mesure où la philosophie stoïcienne intervient dans le domaine de l'éducation pour enseigner à l'homme un «art de vivre» selon la vertu, elle fait appel à la rhétorique, comme logos persuasif de l'acquisition du vrai, le langage et la raison n'ayant pas de contenu a priori31. Déjà Cléanthe, conscient de la valeur du langage, dans sa propre division de la philosophie, met l'accent sur la valeur de la dialectique et de la rhétorique, les classant en premier: <PTJai., ô ta.À£K't 1K6v, prl"COp1K6v, il9 1K6v, «~o Sf: KÀ£av8Tlç 1toÀ1't t K6v, Ëç llépTJ <pua 1K6v , 8£0""0- 28. D.- K. II, B Il (8). Les fragments des Présocratiques sont cités d'après l'édition H. DIELS-W. KRANZ, Die Fragmente der Vorsokratiker, Berlin-ZUrich, 19516, désormais: D.- K. 29. ARISTOTE,Rhétorique, 1354 a, 4-7. 30. M énon, 88 d. 31. Cf. A.A. LONG, op. cit., p. 123. 16 'YtK6v» (Cléanthe admet six parties: dialectique, rhétorique, morale, politique, théologie )32. Il prétendait, en outre, détenir ]a faculté et la force de l'art de la parole, au point qu'il était capable de dompter ses amis par le discours, comme s'Hies tenait par les oreilles: «KÂ.E<XVellÇ È,£y£ tOY èprofJ£vov È<p' Éautoi) flÈV ÈK téi)v OJ'tcov Kpa'tE ioea l »33. Le pouvoir que tous les Stoïciens accordaient au langage explique leur intérêt pour la rhétorique qlt ils considéraient COmITle une science et pour sa fonction éminemment morale. Cette science 11'est pas seulement le fruit de la pensée du sage; elle a tout d'abord elle-même à ,accomplir une fonction éducative dont elle est inséparable. Elle se présente ainsi sous les différentes formes de l'art de la parole, à savoir, délibérative, judiciaire, laudative, selori la division classique rapportée aussi par Diogène Laërce34. Elle apparaît également comme un genre poétique littéraire, faisant fonction de leçon de théologie ou bien comme une poésie a1légorique visant à interpréter les différents dogITleSde l'École. Elle apparaît enfin, sous l'aspect de la diatribe, puisant ses traits dans la dhltribe des Cyniques, et visant à l'enseignement de l'homme de l'époque postalexandrine, dont le visage aussi inquiétant que mouvant, ébranla les principes sociaux-économiques sur lesquels s'était fondé tout l' hellénisme classique. Les Stoïciens, se tenant à distance des Cyniques, apprendront au citoyen hellène ou hellénisant un nouvel «art de vivre» à travers la force du langage. La rhétorique stoïcienne se présente sous un style conforme aux principes de l'École, préconisant un langage purifié des influences étrangères et du style recherché, hnposé par les représentants littéraires de l'époque hellénistique. Le sage stoïcien méprise l'ornement et les effets esthétiques; il opte pour un ilnpératif unique: se faire comprendre. Dans cette perspective, il ne veut pas plaire mais communiquer ses idées; il fait appel à la «grécité»35, son style est sans ambages. Il revient donc à «l'authentique inspiration 32. 33. 34. 35. D.L. VII, 41. PLUTARQUE,Alcibiade, D.L. VII, 42. D.L. VII, 59. 9 6, 194 B-C. 17 de Socrate: il faut bien penser pour bien parler, le meilleur orateur étant celui qui dit la vérité»36. Ainsi, le Stoïcien utilise la parole comme le cavalier utilise les mors, et le pilote, le gouvernail, puisque la vertu ne possède aucun moyen d'action qui soit aussi agréable aux hommes et plus propre à leur nature que la parole37. Tout au long de notre travâil, nous allons dégager les traits qui caractérisent la science de la parole stoïcienne, son importance et son fonctionnement dans l'enseignement, ses rapports avec la cUalectique,ainsi que sa contribution à la morale. La méthode que nous nous proposons de suivre vise à iiéterminer l'importance de la rhétorique dans l'ensemble de la philosophie stoïcienne. L'intérêt que les Stoïciens portent au rythme et au vers nous a conduite à nous pencher assez longuement sur le rôle du poème comme discours rhétorique ainsi que sur la place de la musique et des instruments de musique dans l'enseignement. Nous allons analyser les différentes formes du discours rhétorique pour en dégager les points communs. Nous allons procéder à une approche systématique et critique des sources littéraires des écrivains anciens et des témoignages des doxographes afin de démontrer la continuité infrangible de la rhétorique stoïcienne pendant la longue existence de ce courant. Toutefois, notre recherche, se heurte à des problèmes techniques considérables: (a) il ne reste quasiment rien des écrits des premiers Stoïciens, de Zénon (environ 330 fragments), Cléanthe (environ 150 fragments et son important Hymme à Zeus), Chrysippe (quelques fragments de son livre, Aorl1(wv '1J7:1JJ.llX7:mV a.', édité par H. von Amim)38 ainsi qu'un nombre infime de papyrus, dans un état terriblement fragmentaire. Ces textes ont été rédigés par des auteurs 36. P.-M. SCHUHL, Les Stoïciens, Paris, Gallimard, éd. de la Pléiade, 1962, Préface, pp. XXVI-XXVII. 37. Cf. PLUTARQUE,Comment lire les poètes 33 F, p. 136, Paris, texte établi et traduit par André PHILIPPON,Paris, «Les Belles Lettres», 1987. 38. Cf. M. MIGNUCCI, Il significato della logica stoica, Bologna, Ricardo Pàtron soc., 1967, p. 10. 18 vivant à une époque nettement postérieure à ceJ]e du stoïcisme de ]a première période. À partir de ces fragments, nous avons essayé de nous former une opinion du rôle que la rhétorique a joué pendant les six siècles de vie du stoïcisme. (b) Entre les phiJosophes du POItique, y compris entre Zénon et ses disciples, il y a eu des divergences, ce qui explique que certains élèves de Zénon, à savoir, Ariston39, Hérillus4o, Dénys41 (nommé aussi le Transfuge), ont été appelés des hérétiques. Chrysippe lui-même se trouve en contradiction avec son maître, Cléanthe, et s'éloigne de l' École42. (c) Les voyages du stpïcisme de la teue athénienne (stoïcisme ancien) à la terre rhodienne (stoïcisme moyen) et, finalement à celle de Rome (stoïcisme récent de Ii(époque impériale), ainsi que la durée remarquable de ce courant, ont eu pour effet de modifier son visage initial. C'est la raison pour laquel1e le titre de cette étude n'est pas la Rhétorique stoïcienne mais la Rhétorique des Stoïciens, la philo-sophie stoïcienne à travers les siècles ne traçant pas une voie unique. Or, malgré les aspects multiples que revêt ce courant, s'accordant justement à la variété de la Stoa Poikilè qui a accueil1i le stoïcisme de la période athénienne, la philosophie du Portique a continué de vivre et d'offrir un épanouissement intellectuel par les écrits de ses représentants romains. C'est à l'aide des témoignages des écrivains romains, à savoir Cicéron, Sénèque, Arrien, M. Aurèle, que nous conduirons notre recherche. Nous nous fonderons également sur: (a) Les Vies et Opinions des Philosophes, de Diogène Laërce, «dont les pa11ies proprement bibliographiques de l'exposé sont puisées à des sources de valeur différente»43; (b) les écrits de Plutarque, adversaire des Stoïciens; (c) les écrits de Sextus Empiricus; (d) la Collection de H. von Arnim, Stoicorum Veterunl Fragnzenta et de N. Festa, l Frammenti degli Stoici antichi, 1111;(e) les études des historiens de la philosophie et les travaux des chercheurs. 39. 40. 41. 42. 43. D.L. VII, ] 60. D.L. VII, 165. D.L. VII, ] 66. Cf. D.L. VII, 179. É. BRÉHlER,Les Stoïciens, Paris, Gallimard, éd. de la Pléiade, 1962, notice, p. ] 5. 19 I LA PLACE DE LA RHÉTORIQUE DANS LA PHILOSOPHIE DES STO)' CIENS Selon G. Kennedy, les Péripaticiens, plus que toute autre école philosophique, ont contribué au développement de la rhétorique44. L'auteur accorde ainsi la seconde place aux Stoïciens, bien que tous les scholarques de l'école stoïcienne, à savoir Zénon, Cléanthe et Chrysippe, se soient intéressés à l'art de la parole en général et à la rhétorique, en particulier. L'auteur ne mentionne pourtant pas le fait que Zénon avait écrit un traité sur «l'art» 45, lequel se référait sûrement à l'art de la parole ou art rhétorique46. En tout état de 44. Cf. G. KENNEDY, The art of persuasion in Greece, Princeton, New Jersey, Princeton Dniv. Press, 1963, p. 290. 45. D.L. VII, 4. 46. Cf. N. FESTA,I Framlnenti degli stoic; antichi, New York, G. Olms Verlag, 1971, v.l, notamment au chapitre XIV, Sur l'art de dire (TÉxv1J),p. Ill: «Le titre TÉXV1],se trouve dans l'Index de Diogène Laërce. Nous pouvons en conséquence penser à un traité sur la rhétorique (TÉxv1JP1J'l'OplK'n). Les principaux Stoïciens se sont penchés sur la question, imitant Aristote. Quant à Zénon, je crois qu'on peut mettre en doute ce que dit Cicéron (De finibus, IV, 3, 37), lequel fait allusion seulement à un traité de Cléanthe et à un traité de Chrysippe sur la rhétorique. Pourtant, il est possible que le traité de Zénon ait été oublié par hasard, par Cicéron lui-même, ou bien par la source où Cicéron avait puisé l' inforrnation». Concernant l'ouvrage de Zénon, TÉxv1J,cf. G. PRANTL,Geschichte der Logik inl Abendlande, Leibzig, Hirzel, 1855, v. 1, rééd. Akademische Drucku. Verlagsanstalt, Graz - Austria, 1955, p. 404. 21 cause, la rhétorique constitue pour les Stoïciens non seulement un art, mais surtout une science qui, utilisée par le sage, aboutit progressivement à rendre les citoyens bons (!€XVll£O"!i eçtç 6oo1totll'ttK1l, s.~R, I, 71). Elle forme donc la route (1tOt01>O"(X 6ôàv) qui mène à une évolution morale du public, tout en se fondant sur l'habitude (éçtç), dans un but éthique. Pourtant, les notions de fin ('t£Àoç)morale et de fin rhétorique en général, ont été fréquemment contestées47. L'habitude, cette éçtç selon Zénon, «consiste en un système de p~rceptions en conformité entre elles, visant à une fin d'utilité pratique»48. La définition de l'art comme habitude de bien Systématiser les perceptions renvoie à la définition fondamentale de la philosophie stoïcienne comme système (O"'ÛO"!lllla). Ce système est conçu dans son sens primitif, à savoir comme une composition organique d'éléments. Ces éléments sont acquis grâce à des données fournies par l'expérience et la pensée. Zénon insiste donc sur l'utilité pratique ainsi que sur la bonne gestion de la vie, qui sont dues à une fin que procure cet art de la parole. Aussi a-t-on du mal à comprendre Cicéron qui, parlant des Stoïciens, affirme que Zénon et ses successeurs n'ont pas essayé de développer la rhétorique ou n'y sont pas parvenus. À l'en croire, ils ont négligé cet art, à tel point que, si on lisait les traités sur la rhétorique de Cléanthe ou de Chrysippe, on risquerait de devenir muet49. Cicéron fait ensuite allusion à la façon, Be parler de deux scholarques qui, d'une part, négligeaient les mots courants et, d'autre part, inventaient de nouveaux vocables. Pourtant, la façon dont Cicéron dénonce d'une certaine manière l'art rhétorique des Stoïciens met en lumière une subtilité langagière des philosophes du Portique 47. Cf. SEXTUSEMPIRICUS, Adv. Math., L. II, 61, 7, où il est question de l'abscence d'un 'tÉÂ-oçrhétorique, son seul but consistant à réussir à persuader: (scil. yvrop tl-l0ç crK01tOV I-lÈv ÈK1(£icrSai <PllcrtV «Ka i Apicr'trov 6 Kp t'toÂ.ao'U ' a'Ù't'O tTtV 1tEtSc.ô, 'tÉÂoç ôÈ to tuX£iv tilç 1tEt8o'Ûç». 'tf.\ PlltOptKf:\) ôÉ cp11crtV Ott tÉXVll Ècrtt. cr\)crtrU.Hx ÈK KCXtcxÂT1O/€rov 48. Cf. S. \t:'R I, 73: «Z1ivrov O'uYY£"fUflvaO'flÉvrov 1tpÔç "Ct tÉÀOç 49. Cf. CICÉRON,Defato, 22 E1>XPtO'tOV I~ 3, 7. picp». trov Èv "CCi>