discipline, et discute de nombreux travaux menés
par les anthropologues sur plus d’un siècle. Muni
de l’outil qu’il propose, et enrichi du recul dont on
dispose aujourd’hui, F. Héran porte un regard
critique sur les structuralistes qui ont dominé la
discipline, particulièrement Claude Lévi-Strauss.
Remettant en cause la traditionnelle hiérarchisation
des modèles selon des critères moraux, il tempère
les oppositions, pour les assimiler à des gradients :
ainsi, entre le modèle élémentaire de C. Lévi-Strauss
(qui définit les personnes à épouser) et le modèle
complexe (qui propose seulement quelques inter-
dits), le modèle semi-complexe permet de renou-
veler l’alliance de façon cyclique avec les mêmes
lignées. Selon F. Héran, l’opposition entre un mo-
dèle déterministe (le premier) et le modèle proba-
biliste (le fait qu’il n’existe que quelques interdits)
ne signifie pas que l’on se marie au hasard dans la
population, comme l’auteur l’a souligné dans un
autre ouvrage rédigé avec Michel Bozon (*) qui
reflète davantage une recherche d’opposition que la
réalité des terrains.
Pour critiquer la pensée structuraliste, F. Héran
prend également ses exemples dans des lignées
familiales spécifiques de l’histoire. Il évoque ainsi
l’endogamie au sein du réseau des dirigeants
Loubavitch, permettant de maintenir le pouvoir
au sein d’une famille, l’inceste frère-sœur des
pharaons égyptiens, qui montre la relativité de la
notion de « proche » et de « lointain », l’échange
des princesses entre les dynasties Habsbourg et
Bourbon en 1615 (Louis XIII et Anne d’Autriche,
d’une part, Philippe IV et Elisabeth de France,
d’autre part), censé resserrer les liens entre les
deux familles, et revisite la famille d’Auguste,
montrant de façon contre-intuitive la force des
lignées féminines. Ce passage des diagrammes de
structure aux diagrammes traitant d’une famille
permet de constater que la structure n’est pas
perceptible sous l’angle individuel. L’usage de ces
deux types de graphiques conduit l’auteur à les
définir comme complémentaires, l’un servant la
représentation de la réalité, et l’autre la modé-
lisant. Cette discussion, au cours de laquelle
F. Héran critique fortement de nombreux anthro-
pologues pour leur posture excessivement forma-
liste ou réaliste, mène également au débat sur le
degré de conscience et de théorisation des peuples
sur leur propre système de parenté. Ainsi, l’auteur
dénonce l’illusion selon laquelle les individus ne
sauraient pas distinguer les parents classificatoires
des parents « réels » (un père classificatoire et
un géniteur). Les termes employés par les peuples
ne reflètent pas nécessairement une réalité bio-
logique, mais peuvent représenter une réalité
construite. Ils peuvent ainsi être proscriptifs et
refléter le lien une fois constitué, telle l’appellation
« père » pour un beau-père dans les sociétés
contemporaines.
Est ensuite discutée la question des degrés de
parenté, qui permettent de mesurer la proximité
d’ego et d’un individu de sa famille. On rappelle à
ce propos que les études de parenté tirent leur
origine du droit, et qu’une part de leur forma-
lisation provient également de l’eugénisme, qui
tentait de comprendre les mécanismes de repro-
duction de certains traits de caractères en reconsti-
tuant des généalogies. Leur origine oubliée, les
codes de la science sont cependant mieux appré-
hendés par la description de leurs prémices et des
premières questions qui la parcouraient. Cette
déconstruction autorise de nouveaux modes de
conceptualisation, correspondant mieux aux ques-
tions contemporaines et tenant compte des décou-
vertes récentes. Les représentations proposées par
F. Héran permettent ainsi de représenter huit cas
d’interdit d’alliance comme une simple interdiction
de se marier successivement avec le germain et
l’enfant d’une même personne. Travaillant autour
de l’idée de bifurcation, l’auteur souligne l’impor-
tance des intersections. La plus évidente est celle
du sexe : les parents parallèles (du même sexe – du
même côté sexué) et les parents croisés (du sexe
opposé) subissent souvent des traitements diffé-
renciés, par exemple au regard de la prohibition de
l’inceste. D’autres bifurcations, cependant, peuvent
être trouvées, entre les aînés et les puînés, par
exemple, expliquant des visions différentes de qui
est proche ou lointain.
L’auteur consacre ensuite deux chapitres au sino-
logue Marcel Granet. Selon F. Héran, avec son
ouvrage CCaattééggoorriieessmmaattrriimmoonniiaalleesseettrreellaattiioonnssddee
pprrooxxiimmiittééddaannssllaaCChhiinneeaanncciieennnnee, écrit en 1939,
M. Granet est le précurseur des SSttrruuccttuurreesséélléémmeenn--
ttaaiirreessddeellaappaarreennttéérédigé en 1949 par C. Lévi-
Strauss. M. Granet a théorisé les quatre systèmes
élémentaires d’alliance permettant de résoudre le
problème de celle-ci ; il a, le premier, explicité
le primat structural de l’interdit de l’inceste sur
les raisons psychologiques. Il a conceptualisé
une théorie générale de l’alliance, dont F. Héran
reconstitue les vingt-cinq principales découvertes,
de l’absence de primauté de la filiation sur
l’alliance à la logique propre des appellations, en
passant par le type de cohésion sociale produite
par les différents systèmes d’échange symétrique
ou à sens unique. Adepte de la théorie des jeux,
F. Héran a lui aussi un regard moral sur les diffé-
rentes configurations familiales ; il est à la recherche
d’un système permettant à la société d’être la plus
soudée possible, par l’alliance de ses différentes
composantes. Dans le second chapitre qui lui est
consacré, F. Héran détaille les motifs d’« ingratitude »
de C. Lévi-Strauss à son égard, ingratitude que l’auteur
Politiques sociales et familiales n° 100 - juin 2010
129 Comptes rendus de lectures
(*) Héran F. et Bozon M., 2006, LLaaffoorrmmaattiioonndduuccoouuppllee, Paris, La Découverte, collection Essentiels.