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pères biologiques semblent avoir un désir davantage ancré que leur conjoint et une position privilégiée auprès de l’enfant (le projet est alors plus
individuel). De son côté, l’article de Sophie Nizard
sur l’adoption souligne que, lorsque les conjoints
ne conçoivent pas tous les deux en même temps
d’adopter un enfant, les femmes envisagent souvent
avant les hommes d’arrêter le recours à l’assistance
médicale à la procréation (AMP). L’auteure avance
l’hypothèse selon laquelle ce décalage tient à une
expérience différente de l’AMP, les femmes supportant avec difficulté les traitements particulièrement douloureux. À la lecture d’autres contributions
(Nicoletta Diasio, Magali Mazuy, Veronika Nagy),
on peut se demander si ne s’ajoute pas à cela une
valorisation plus importante de la dimension biologique pour les hommes, en référence à l’inscription générationnelle que représente l’enfant. Par
ailleurs, l’article de S. Nizard montre comment,
loin de s’opposer, le deuil de l’enfant biologique et
le projet d’adoption vont de pair, l’arrivée de l’enfant
dans le foyer adoptif convainquant « littéralement
ses parents qu’ils sont devenus parents, et que cette
filiation-là en vaut n’importe quelle autre, et bien
souvent que c’est cet enfant-là et pas un autre qui
devait arriver là, dans ce foyer, et pas autre part »
(p. 57).
Objet du désir, acteur d’un dialogue avec les adultes
et pris dans un ensemble de relations familiales ou
affinitaires, l’enfant apparaît comme la figure centrale de ce numéro de la Revue des sciences socia les . Le titre aurait pu être plus explicite car il s’agit
bien ici de voir – comme le rappelle l’introduction – comment l’enfant fait la famille : par la
transformation du couple en famille, par la projection dans le temps qu’il permet, par son usage
de l’histoire des générations antérieures, par la
redéfinition des relations familiales à laquelle il
participe.
Benoît Céroux
CNAF – Département de l’Animation de la Recherche
et du Réseau des chargés d’études
François Héran
Figures de la parenté
2009, Paris, PUF, collection Sociologies, 644 pages.
Cet ouvrage très volumineux a pour enjeu, comme
le souligne le titre, de réaliser une histoire critique
de la raison structurale ; il traite ainsi des théories
de l’anthropologie structurale de la parenté,
science qui a pour objet la détermination des lois
régissant les configurations familiales, notamment
les stratégies d’alliance, qui fondent les sociétés. Le
point de départ de cette contribution est de proposer une nouvelle façon de représenter les diagrammes de parenté en proposant de substituer à
la représentation classique des individus (ronds et
triangles) des lignes (obliques ou verticales). Les
alliances sont alors symbolisées par l’intersection
de deux lignes, alors qu’une fratrie est représentée
par des lignes partant de ladite intersection. Les diagrammes peuvent ensuite être repliés (sans représentation des segments parallèles) ou dépliés.
Cette nouvelle représentation est mise à l’épreuve
des structures traditionnelles de parenté afin que
soit testée sa faculté à offrir de nouveaux éléments
explicatifs en permutant les différents éléments
(sexe, filiation et alliance…). Ainsi, on peut représenter, par des graphes aux formes géométriques
simples, les quatre modalités de l’alliance (liens
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réciproques ou asymétriques, dans un sens reconduit
ou alterné) : le transfert exclusif, le transfert alterné,
l’échange exclusif et l’échange alterné. Ainsi, ce qui
fait la structure est la régularité du type d’union ; le
type d’acteurs ensuite considéré n’a pas d’influence
sur le diagramme de structure. La déconstruction
des schémas traditionnels montre qu’aucune norme,
et aucun contenu de la parenté, ne sont liés à la
structure. Ainsi l’inégalité entre les sexes n’est en
aucune manière liée à la forme structurelle de la
parenté, contrairement à ce qui était professé
jusqu’alors, qui postulait que les règles de l’alliance
avaient pour enjeu l’échange – passif – des femmes :
la nouvelle représentation répond à la nécessité de
distinguer les sexes (représentés indifféremment par
des lignes obliques ou verticales), sans les hiérarchiser. En revanche, François Héran voit dans la
différence structurale d’âge entre les deux conjoints
une source possible de la domination d’un sexe (les
hommes en général) sur l’autre. Dans un tel système,
dit « oblique », les hommes ne circulent pas au sein
du réseau des alliances comme les femmes.
À la suite de ces propositions méthodologiques et
leurs conséquences, l’auteur retrace l’histoire de la
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Comptes rendus de lectures
discipline, et discute de nombreux travaux menés
par les anthropologues sur plus d’un siècle. Muni
de l’outil qu’il propose, et enrichi du recul dont on
dispose aujourd’hui, F. Héran porte un regard
critique sur les structuralistes qui ont dominé la
discipline, particulièrement Claude Lévi-Strauss.
Remettant en cause la traditionnelle hiérarchisation
des modèles selon des critères moraux, il tempère
les oppositions, pour les assimiler à des gradients :
ainsi, entre le modèle élémentaire de C. Lévi-Strauss
(qui définit les personnes à épouser) et le modèle
complexe (qui propose seulement quelques interdits), le modèle semi-complexe permet de renouveler l’alliance de façon cyclique avec les mêmes
lignées. Selon F. Héran, l’opposition entre un modèle déterministe (le premier) et le modèle probabiliste (le fait qu’il n’existe que quelques interdits)
ne signifie pas que l’on se marie au hasard dans la
population, comme l’auteur l’a souligné dans un
autre ouvrage rédigé avec Michel Bozon (*) qui
reflète davantage une recherche d’opposition que la
réalité des terrains.
Pour critiquer la pensée structuraliste, F. Héran
prend également ses exemples dans des lignées
familiales spécifiques de l’histoire. Il évoque ainsi
l’endogamie au sein du réseau des dirigeants
Loubavitch, permettant de maintenir le pouvoir
au sein d’une famille, l’inceste frère-sœur des
pharaons égyptiens, qui montre la relativité de la
notion de « proche » et de « lointain », l’échange
des princesses entre les dynasties Habsbourg et
Bourbon en 1615 (Louis XIII et Anne d’Autriche,
d’une part, Philippe IV et Elisabeth de France,
d’autre part), censé resserrer les liens entre les
deux familles, et revisite la famille d’Auguste,
montrant de façon contre-intuitive la force des
lignées féminines. Ce passage des diagrammes de
structure aux diagrammes traitant d’une famille
permet de constater que la structure n’est pas
perceptible sous l’angle individuel. L’usage de ces
deux types de graphiques conduit l’auteur à les
définir comme complémentaires, l’un servant la
représentation de la réalité, et l’autre la modélisant. Cette discussion, au cours de laquelle
F. Héran critique fortement de nombreux anthropologues pour leur posture excessivement formaliste ou réaliste, mène également au débat sur le
degré de conscience et de théorisation des peuples
sur leur propre système de parenté. Ainsi, l’auteur
dénonce l’illusion selon laquelle les individus ne
sauraient pas distinguer les parents classificatoires
des parents « réels » (un père classificatoire et
un géniteur). Les termes employés par les peuples
ne reflètent pas nécessairement une réalité biologique, mais peuvent représenter une réalité
construite. Ils peuvent ainsi être proscriptifs et
refléter le lien une fois constitué, telle l’appellation
« père » pour un beau-père dans les sociétés
contemporaines.
Est ensuite discutée la question des degrés de
parenté, qui permettent de mesurer la proximité
d’ego et d’un individu de sa famille. On rappelle à
ce propos que les études de parenté tirent leur
origine du droit, et qu’une part de leur formalisation provient également de l’eugénisme, qui
tentait de comprendre les mécanismes de reproduction de certains traits de caractères en reconstituant des généalogies. Leur origine oubliée, les
codes de la science sont cependant mieux appréhendés par la description de leurs prémices et des
premières questions qui la parcouraient. Cette
déconstruction autorise de nouveaux modes de
conceptualisation, correspondant mieux aux questions contemporaines et tenant compte des découvertes récentes. Les représentations proposées par
F. Héran permettent ainsi de représenter huit cas
d’interdit d’alliance comme une simple interdiction
de se marier successivement avec le germain et
l’enfant d’une même personne. Travaillant autour
de l’idée de bifurcation, l’auteur souligne l’importance des intersections. La plus évidente est celle
du sexe : les parents parallèles (du même sexe – du
même côté sexué) et les parents croisés (du sexe
opposé) subissent souvent des traitements différenciés, par exemple au regard de la prohibition de
l’inceste. D’autres bifurcations, cependant, peuvent
être trouvées, entre les aînés et les puînés, par
exemple, expliquant des visions différentes de qui
est proche ou lointain.
L’auteur consacre ensuite deux chapitres au sinologue Marcel Granet. Selon F. Héran, avec son
ouvrage Catégories matrimoniales et relations de
proximité dans la Chine ancienne, écrit en 1939,
M. Granet est le précurseur des Structures élémentaires de la parenté rédigé en 1949 par C. LéviStrauss. M. Granet a théorisé les quatre systèmes
élémentaires d’alliance permettant de résoudre le
problème de celle-ci ; il a, le premier, explicité
le primat structural de l’interdit de l’inceste sur
les raisons psychologiques. Il a conceptualisé
une théorie générale de l’alliance, dont F. Héran
reconstitue les vingt-cinq principales découvertes,
de l’absence de primauté de la filiation sur
l’alliance à la logique propre des appellations, en
passant par le type de cohésion sociale produite
par les différents systèmes d’échange symétrique
ou à sens unique. Adepte de la théorie des jeux,
F. Héran a lui aussi un regard moral sur les différentes configurations familiales ; il est à la recherche
d’un système permettant à la société d’être la plus
soudée possible, par l’alliance de ses différentes
composantes. Dans le second chapitre qui lui est
consacré, F. Héran détaille les motifs d’« ingratitude »
de C. Lévi-Strauss à son égard, ingratitude que l’auteur
(*) Héran F. et Bozon M., 2006, La formation du couple, Paris, La Découverte, collection Essentiels.
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Comptes rendus de lectures
attribue à une critique d’un alter ego, davantage formulée contre la science en construction que contre
F. Héran lui-même.
Le chapitre de conclusion de l’ouvrage démonte de
nombreux paradigmes traditionnels de l’anthropologie structurale de la parenté. Ainsi, l’attribution
d’un contenu à la relation, tant en termes de don contre-don, que d’intérêt ou de stratégie, ou de
dette, revient selon l’auteur à porter un regard
contemporain et ethnocentré sur des relations qui
ne se reconnaissent pas nécessairement selon ces
grilles de lecture dans les sociétés concernées. Par
ailleurs, le paradigme de l’intérêt se heurte à la
difficulté de reconstituer a posteriori les motivations
des personnes concernées. Par ailleurs, dénonçant
une excessive psychologisation ou une explication
par la biologie des relations de parenté – F. Héran
critique ainsi la théorie des humeurs justifiant
l’interdit de l’inceste selon Françoise Héritier, dont
on ne trouve pas d’indice dans les explications des
peuples eux-mêmes –, l’auteur s’oppose également
à une extrême formalisation mathématique des
relations de parenté, les résultats obtenus ne lui
semblant pas justifier la réalisation d’équations
complexifiant des relations finalement simples.
Très érudit et technique, cet ouvrage ne conviendra
pas aux lecteurs non initiés à l’anthropologie de
la parenté. Reprenant une somme considérable de
travaux, réinterprétés selon le modèle alternatif
proposé, il se révèle en revanche, une relecture
précieuse pour les lecteurs familiarisés. Sur le fond,
on sera, par exemple, intéressé par la démonstration de l’interchangeabilité des sexes en structure.
Sur la méthode, la proposition d’un nouvel outil
d’analyse se double de réflexions transposables
dans d’autres contextes scientifiques, comme
l’importance de la prise en compte du regard de
l’observateur (jamais neutre), la distance nécessaire
entre la modélisation et le terrain, ou encore le
rapport des individus à leurs pratiques.
Delphine Chauffaut
CNAF – Responsable du département de l’Animation de
la Recherche et du Réseau des chargés d’études
Jacqueline Heinen, Helena Hirata et Roland Pfefferkorn (dir.)
État, Travail, Famille : « conciliation » ou conflit ?
2009, Cahiers du Genre, n° 46, L’Harmattan.
Les Cahiers du genre, revue du CNRS, « veulent
mettre l’accent sur les débats théoriques relatifs aux
rapports sociaux de sexe dans une perspective résolument pluridisciplinaire et internationale » (1). Le
numéro thématique coordonné par Jacqueline
Heinen, Helena Hirata et Roland Pfefferkorn en
2009 s’inscrit pleinement dans cette démarche en
s’attachant à ce que l’on appelle aujourd’hui la
« conciliation vie familiale-vie professionnelle ».
Son titre donne d’emblée le ton : les guillemets
entourant le terme de conciliation peuvent être lus
comme une précaution conceptuelle et sémantique
tant le terme a été source de débats à la fin des
années 1990, celui d’« articulation » lui étant
préféré par certain-e-s chercheur-e-s. Articulation
plutôt que conciliation, la nuance peut sembler
ténue ; elle est pourtant lourde de sens et d’implications pratiques : « S’agissant des femmes, depuis
le début des années 1990, cette articulation ainsi
que les politiques publiques la concernant sont le
plus souvent présentées en terme de « conciliation ». Mode de conceptualisation, d’une part, définition de politiques (…), d’autre part, la ”conciliation travail-famille” a produit une importante
littérature tant étatique que scientifique. Cette notion
de ”conciliation”, qui se présente comme universelle mais ne s’applique qu’aux femmes a cependant, et à juste titre, fait l’objet de vives critiques »
de la part de chercheur-e-s parmi lesquel-le-s
figurent notamment, en France, Annie JunterLoiseau, Jeanne Fagnani et Marie-Thérèse Letablier
(introduction, p. 5). Plus largement, les travaux
anglo-saxons sur la question font souvent référence
à l’expression « work-life balance » pour désigner
les tensions que la recherche de cet équilibre
génère pour les mères du fait de politiques publiques et d’équipements d’accueil de la petite
enfance lacunaires ainsi que de normes sociales
(1) Extrait de la présentation de la revue figurant sur son site Internet. Cette dernière paraît deux fois par an sous ce nom depuis
1997, date à laquelle elle prend la suite des Cahiers du GEDISST (Genre et division sociale et sexuelle du travail).
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