Hugo Bouvard. 17/01/2012 Fiche de lecture de l’ouvrage : Michel Bozon, François Héran, La formation du couple. Textes essentiels pour la sociologie de la famille, La Découverte, coll. « Grands Repères », 2006, 267 p. ____________________________________________________________________________________________________________ Si la sociologie s’attache à expliquer les comportements des agents sociaux en public, au travail, au sein d’institutions, elle s’est aussi attelée à rendre compte de leurs comportements dans les pans plus intimes de leur existence. Ainsi, la sociologie de la famille, à la suite de l’anthropologie, s’est intéressée aux relations de parentés, aux recompositions familiales, etc. C’est bien dans cette optique, mais en allant un cran plu loin, que Michel Bozon et François Héran s’inscrivent en coécrivant La formation du couple : c’est sur le noyau de la famille, c’est à dire le couple, que leurs analyses se concentrent, et plus précisément sur les moments de cristallisation de ce noyau, la rencontre, puis la mise en couple. Quels sont les déterminants sociaux qui y président ? Qui “choisit” qui et pour quelle raison ? Comment s’institutionnalise ce rapprochement et quelles conséquences sociales entrainent-ils ? Autant de questions que les différents chapitres traitent, en dessinant de grandes tendances qui ne négligent pour autant pas l’analyse de détail. Il convient tout d’abord de s’intéresser à l’économie de l’ouvrage. En effet, ce volume se distingue en premier lieu par sa composition : si l’introduction et les différentes présentations de chapitres, ainsi que les questionnaires en annexe, ont été conçus pour le présent ouvrage, ou sont inédits, les chapitres ont été publiés séparément, sous forme d’articles, entre 1987 et 1991, principalement, par Michel Bozon, dans la revue Populations (INED). On peut légitimement s’interroger alors sur la nature de ce conglomérat d’articles, et sur la dimension fabriquée de l’unité de l’ouvrage. Cette interrogation est levée dès l’introduction. Ainsi, tous ces articles reposent en fait sur une même enquête, menée entre 1983 et 1984 par les deux auteurs, et qui fait suite à l’enquête conduite par Alain Girard, pour le compte de l’INED, en 1959 : Le choix du conjoint. Seuls deux tiers des articles qu’ils ont tirés de cet enquête figurent dans La formation du couple. Après avoir retracé la filiation de l’étude de Girard dans le contexte universitaire de l’époque, Bozon et Héran battent en brèche l’idée du caractère monopolistique d’un ancrage disciplinaire de type “sociologie de la famille” dans leur propre enquête : ils l’inscrivent plutôt dans la tradition des travaux de sociologie de la sociabilité, voire du travail (dressant le parallèle entre le “recrutement” du conjoint et le recrutement salarial). Ils prennent également leurs distances avec la sociologie historique, malgré les affinités évidentes de leur travail avec celle-ci, dans le chapitre 1, en raillant la recherche d’une “rupture” ou d’une “inflexion” dans l’évolution des modes de rencontre. Chaque chapitre est ouvert par une présentation inédite, de quelques paragraphes, dans lequel les auteurs mettent en perspective l’héritage de l’article, ce qu’il a apporté et les points sur lesquels il était évasif. Ainsi, l’écart de ton entre l’introduction de l’ouvrage, paru en 2006, et le texte des chapitres est perçu par les auteurs. Les trois premiers chapitres montrent avec brio comment s’effectue le processus de mise en couple, depuis la “découverte du conjoint”, allant jusqu’à s’attacher à l’influence des caractéristiques physiques (corpulence, âge, etc.) dans l’appariement. Les deux chapitres suivants délaissent les “cohabitants” (ainsi sont nommés les couples non mariés) pour établir une sociologie du rituel du mariage et les mobilités qui lui affèrent. Enfin, les questionnaires en annexe nous sont retranscrits, et surtout commentés, ce qui ajoutent à la pertinence de ce choix éditorial. Après avoir montré en quoi la référence à Girard et à son enquête imprègne durablement la démarche des auteurs, sans pour autant réduire leur filiation théorique à ce seul confrère, nous essayerons de dégager les principaux apports de chacun des chapitres, en portant une attention toute particulière aux types de raisonnement engagés, afin de porter un regard critique sur certains des choix méthodologiques et théoriques de Bozon et Héran. L’enquête d’Alain Girard est le terminus a quo auquel se réfèrent Bozon et Héran systématiquement tout au long de l’article : à la fois modèle et repoussoir, l’ouvrage d’Alain Girard est continuellement cité, critiqué, et les deux auteurs semblent ne se situer, sinon essentiellement, du moins principalement par rapport à lui. C’est pour cela que nous nous attardons longuement sur l’introduction, essentielle pour comprendre le positionnement méthodologique et théorique de Bozon et Héran. Ils se livrent à une analyse critique du Choix du conjoint (1964) et dégagent des idées-forces concernant ce qu’il appelle la “philosophie” de Girard : Si cela ne tenait qu’aux individus, le choix du conjoint serait libre (inspiration libérale), mais ce n’est pas le cas, en raison des ‹‹ circonstances extérieures ›› (la distance géographique, sociale…) ce que vient appuyer la pression de normes sociales implicites ou explicites. Héran et Bozon mettent en lumière le fait que pour éviter de donner une trop grande place au déterminisme sociologique, Girard en accorde une non moins grande au ‹‹ hasard ››, sans s’interroger sur les déterminants sociaux de celui-ci, et sans se demander si cette référence n’est pas davantage une interprétation du sociologue qu’une information donnée par l’enquêté. Leur filiation/opposition à Girard s’exprime également par leur volonté affichée de ‹‹ rendre la priorité au travail de terrain ››. En effet, ils affirment leur intention d’administrer eux-mêmes les questionnaires, et de rencontrer et de former les enquêteurs auxquels ils ne délègueraient pas le travail, mais qu’ils associeraient à celui-ci. Ils insistent également sur le fait que des enquêtrices ont été recrutées. Cette précision prend sens dans la mesure où leur détermination à étudier dès le départ les différences entre hommes et femmes, y compris du point de vue des représentations mutuelles, est affirmée. Ainsi, ils écrivent que ‹‹ la formation des couples reste toujours porteuse d’un enjeu social plus important pour les femmes ››, chez qui la “force de rappel” (Claude Thélot) des origines joue à plein. S’ils justifient d’entrée la nécessité de mener une nouvelle enquête par le fait que celle de Girard ne prenait pas en compte les couples non mariés, ils récusent d’emblée l’idée selon laquelle la cohabitation prénuptiale changerait fondamentalement la donne : elle préoccupait les sociologues conservateurs, mais Bozon et Héran estiment que l’ “homogamie sociale” n’en a pas été affectée. Pour autant, elle a selon eux une influence importante dans les changements que connait le rituel du mariage. Un autre de leurs choix méthodologiques est de n’enquêter que sur les couples âgés de moins de 45 ans, afin de toucher un autre échantillon que celui de Girard. L’autre patronage sous lequel ils se placent est celui de Pierre Bourdieu, à qui ils rendent hommage en introduction, et dont il vont utiliser les concepts (habitus dans le chapitre 1, objets symboliques dans le chapitre 2) dans leur analyse des déterminants sociaux des unions. Il ne faut pas non plus sous-estimer l’influence philosophique, notamment kantienne, dans leurs schèmes de pensée : ainsi parlent-ils de ‹‹ jugements synthétiques spontanés ››, au chapitre deux. Leur parcours universitaire (normaliens, agrégés de philo, confer Bourdieu), n’y est sans doute pas étranger. En exergue du premier chapitre sont placés parallèlement une citation de Marcel Proust, dans Albertine disparue, et un témoignage d’un anonyme commerçant, tous deux au sujet de l’unicité de l’être aimé : Bozon et Héran veulent-ils signifier la justesse du “sens commun” sur la dimension chimérique du concept d’âme sœur ? Ce parallèle introduit plutôt de façon habile le sentiment que l’identité de la personne avec qui l’on va se mettre en couple est imprévisible, mais qu’en même temps, il n’y a point de “hasard”. Ce sont bien les caractéristiques sociales des membres des couples que les auteurs s’attachent ici à rapprocher, à comparer. Et c’est bien là que Bozon et Héran se révèlent être les plus convaincants : lorsqu’ils s’attaquent aux concepts indigènes de “hasard” et de “coup de foudre”, ils montrent à quel point les déterminismes sociaux sont profondément impliqués dans la perception de ces phénomènes. Ils battent également en brèche l’idée commune selon laquelle on se marierait volontiers avec les personnes qui ont un domicile proche du nôtre : au contraire, ils insistent sur l’importance des renouvellements (vacances, rentrée scolaire) dans la mise en couple, grâce à ce ces moments de ‹‹ parenthèse sociale ›› qui permettent une ‹‹ rotation des publics ››. De plus, leur prise en compte de la ventilation des rencontres en fonction des saisons est une nouvelle fois un signe de leur attention extrême à tous les facteurs qui pourraient influer sur la formation du couple. Ils s’inscrivent dans une perspective économiste en insistant sur la différence de ‹‹ rendement matrimonial ›› des différents lieux de rencontre : ces analyses leur permettent de souligner l’importance majeure de la danse (bal, discothèques, rallyes mondains) dans l’appariement, prétexte à une véritable hypotypose, qui, si elle égaie la lecture, pourrait se voir reprocher de diluer l’analyse. D’autres “arrêts sur image”, surtout dans le chapitre 2, ponctuent l’exposé des résultats : ainsi un tableau et une analyse au titre semi provocateur ‹‹ les lunettes donnent-elles l’air intelligent ? ›› (p. 111) exploitent de façon fructueuse la minutie du questionnaire, et le paragraphe au sujet de la barbe et de la moustache montrent que ce ne sont pas des “détails”, en terme de jugements esthétiques (et donc sociaux). Dans le premier chapitre, mais c’est vrai pour l’ensemble de l’ouvrage, il faut cependant leur savoir gré de ne pas chercher la surinterprétation, et d’être conscients de leurs limites, évitant de faire de ce postulat une simple posture rhétorique. Le second chapitre traite de la différenciation sociale des goûts, du jeu de regards croisés, et genrés, des conjoints, et la référence au titre de l’ouvrage de Jean-Claude Kaufmann, Corps de femmes, Regards d’hommes1 est éloquente de ce point de vue. Le classement social n’échappe en effet pas aux jugements amoureux, comme le montrent Bozon et Héran de façon convaincante dans ce chapitre. Ils mettent également au jour l’intériorisation des normes de féminité et de masculinité par les enquêtés, les hommes exprimant plus facilement leurs préférences car l’idée que l’on peut agir sur sa silhouette s’applique davantage aux femmes qu’à ceux-ci. Ils ne sous-estiment pas le côté “dichotomisant” du jeu des stéréotypes (l’opposition brune/blonde masque le fait que 40% des personnes interrogées ‹‹ ont des cheveux châtains, soit une teinte intermédiaire ›› p. 103). Ainsi, les yeux bleus seraient un idéal pour les hommes, associés à la blondeur des cheveux, encore plus importantes. Les femmes, elles, rêveraient d’hommes bruns à qui elles associent ‹‹ une idée de maturité, de virilité, et même de domination ›› (p. 103). Ils montrent comment les femmes anticipent bien les possibles : celles qui rêvent d’hommes grands et minces se retrouvent être les mêmes dont la chance d’épouser de tels hommes est la plus grande, c’est à dire les cadres, intermédiaires, et employées de bureau. Ainsi, le réalisme social des femmes qui interprètent l’apparence des hommes comme un indicateur de leur statut social est mis en lumière. Kaufmann, J.-C., Corps de femmes, regards d'hommes. Sociologie des seins nus, Éditions Nathan, Paris, 1995 1 L’on peut néanmoins reprocher à l’article-chapitre, et peut-être est-ce le manque de place qu’il faut blâmer, certains raccourcis tels que : ‹‹ à la blondeur est traditionnellement associée une image de féminité et de personnalité modérée et sans excès ›› (p. 103) fait par exemple l’objet d’une assertion décontextualisée. De même, certaines catégories ne sont pas questionnées : ainsi de la dichotomie cheveux courts/cheveux longs, que Bozon et Héran n’estiment pas nécessaire de ventiler selon l’époque et le milieu social (un ouvrier et un militaire auront-ils nécessairement la même conception du volume capillaire d’un ‹‹ homme aux cheveux longs ›› ?). Ce manque de rigueur est également décelable dans certaines formulations généralisantes : ‹‹ à toutes les époques et dans toutes les cultures (…) la femme est presque toujours la cadette ›› (p. 125), assertion qu’aucune étude ou référence ne vient étayer dans l’économie de l’article. Néanmoins, la nuance est toujours de mise lorsqu’il s’agit d’accorder à des qualités présumées à des caractéristiques physiques : si la blondeur des femmes est associée à l’idée de douceur et de soumission, elle est aussi un support de fantasme sexuel en tant qu’objet symbolique idéal (p. 116). Il n’y a donc pas de hiérarchisation simple des stéréotypes. Les paradoxes ne sont ainsi pas passés sous silence : si les femmes portent davantage attention à la tenue vestimentaire des hommes que l’inverse, elles accordent moins d’importance ‹‹ en théorie et en pratique ›› à l’attirance physique pour le partenaire. La ventilation sociale des réponses aux questions sur le physique est analysée : les agricultrices et les ouvrières, par exemple, répondent moins à la question portant sur “le conjoint idéal”. Cela ne signifie pas qu’elles sont indifférentes à l’apparence physique, mais cela révèle leur acceptation des ‹‹ aléas et milites du marché matrimonial ›› (p. 108). Elles-mêmes sont moins marquées physiquement par leur appartenance sociale : les auteurs observent une ‹‹ relative neutralité des corps féminins à 20 ans ››. En fin de chapitre, les auteurs s’intéressent aux catégories du jugement amoureux. Parmi les adjectifs cités par les enquêtées, certains sont en effet inséparables de leur dimension sociale, comme “sérieux” et “sécurisant” : pour une femme, le sérieux signifie que l’homme a un emploi stable, alors qu’inversement, l’homme y voit un gage de moralité ‹‹ qui préfigure une vertu domestique ›› (p. 164). Le troisième chapitre s’intéresse à l’écart d’âge entre les conjoints, et s’interroge sur la dimension de consentement d’une telle domination. Selon Bozon et Héran, la théorie de l’échange des capitaux (argent et statut social masculins contre jeunesse et physique féminins) n’est pas suffisamment heuristique. Ils s’interrogent sur les préférences intériorisées, notamment en terme d’âge : en gardant à l’esprit les différences entre mariage et cohabitation (pp. 132-133), ils montrent comment l’écart d’âge, en faveur de l’homme, est encore plus marqué lors de la deuxième ‹‹ mise en couple ››, que lors de la première, notamment dans les cas de remariage. Bozon et Héran emploient fort à propos la notion de ‹‹ calendriers de passage à l’âge adulte ››, qui explique le décalage de la mise en couple, selon que l’on est un homme ou une femme. Ils montrent également que l’âge, loin d’être une réalité objective simple et immuable, est une ‹‹ construction socio-historique ›› complexe qui institue des classements. Des institutions telles que la conscription ou l’école obligatoire façonnent des classes d’âge, synonymes de ‹‹ communautés de destin entre jeunes gens nés de la même année ›› (p. 135). Bien qu’ils s’en approchent, Bozon et Héran ne font cependant pas référence aux travaux de Karl Mannheim sur les générations2 : l'ensemble générationnel, selon Mannheim, est constitué des individus partageant effectivement un destin commun. L’un des apports majeurs de ce chapitre est l’analyse du couple théorie/pratique, en matière d’appariement : la pratique ne se comprend pas comme « obéissance à une règle déjà formulée », mais comme une stratégie individuelle qui doit composer avec cette règle (l’écart d’âge au mariage, par exemple, n’est pas une norme culturelle s’imposant à tous et à toutes, mais est le produit de « stratégies » matrimoniales, parfois contradictoires), ce qui leur permet d’introduire la notion de consentement à la domination, dans le processus de mise en couple. La notion d’ « âge social » vient poursuivre la réflexion entamée : pour les auteurs, la perception de l’âge physique de l’homme est par exemple « toujours déjà informée par celle de son statut et de son autonomie sociale ». Ils essaient d’expliquer en termes sociaux « ce qu’on exprime toujours dans un langage psychosociologique hérité de la biologie » (p. 170), à savoir le fait que les jeunes femmes, à âge égal, sont plus matures que les jeunes hommes : en effet, leur socialisation les conduit vers un réalisme et une maturité « précoce ». Les hommes deviendraient ainsi désirables non pas parce qu’ils vieillissent, mais par ce que leur statut se stabilise. Ils montrent comment l’âge intervient de façon différente pour l’homme et pour la femme, dans le cadre d’un « marché matrimonial » : la recherche de la maturité sociale est liée à des enjeux beaucoup plus importants pour les femmes, dont l’ascension sociale peut grandement en dépendre. Dans les deux derniers chapitres, les cohabitants sont délaissés au profit des couples mariés, afin de s’interroger sur l’évolution du rituel du mariage (retrouvant aussi la frange de nos cohabitants qui finissent par se marier) et sur les mobilités sociales qu’il entraine. Dans le chapitre 4, les récits de mariage sont envisagés comme ‹‹ symptômes sociaux ››, et ils donnent place à une critique détaillée de la notion d’homogamie, du moins dans son usage vulgarisé. L’analyse des récits de mariage, majoritairement endossés par des femmes (particulièrement ceux contenant des détails sur l’organisation pratique de la cérémonie : est-ce parce qu’elles sont traditionnellement cantonnées à la sphère domestique et à la gestion du ménage, comme l’ont montré les sciences sociales ?) s’attache à en montrer les évolutions du rituel, selon le milieu social et 2 Karl Mannheim, Le problème des générations, Armand Colin, coll. « Hors Collection », 2011. la vitalité religieuse du groupe familial : l’importance numérique des invités, la présence ou non de festivités pour les fiançailles, l’intervention des ascendants dans l’organisation de la cérémonie, autant de critères qui permettent aux auteurs de pointer une modification de la symbolique de cet événement, en faisant une manifestation seconde, ‹‹ mais non secondaire ›› (p. 193) du déclin de l’institution matrimoniale, dont la cohabitation prénuptiale est un autre des symptômes. Ils dégagent un type de mariage, qu’ils appellent ‹‹ déritualisé ››, et qui aurait émergé suite à ces modifications : unissant des individus cohabitant, il est caractéristique d’un milieu modeste, et comporte moins de “fioritures” que le mariage traditionnel (pas de fiançailles, festivités réduites, etc.). Si le mariage est un moment décisif dans la trajectoire des individus, il faut prendre garde, et c’est ce à quoi les auteurs s’emploient dans le dernier chapitre, à ne pas tomber dans une vision trop mécaniste de la reproduction sociale, dans laquelle l’homogamie sociale serait exclusive d’autres types de rapprochements, davantage verticaux, dont la structuration influent sur l’intensité de l’homogamie. Entre les deux enquêtes, il n’y a pas de différence notable en terme d’homogamie, affirment Bozon et Héran : aussi choisissent-ils de traiter également ponctuellement des couples non mariés, dans ce chapitre. Ainsi, la ‹‹ force de rappel ›› (Claude Thélot) est abondamment utilisée par Bozon et Héran pour montrer qu’à professions égales, c’est l’origine sociale (ici assimilée à la profession du père) qui explique mariages “vers le haut” ou “vers le bas”. Ils affirment que l’homogamie est un résultat d’ensemble, qui correspond à des mouvements variés, mais souvent parallèles ou complémentaires. Face à impéritie d’une tentative de modélisation générale, ils promeuvent la validité de l’analyse de détail de chaque situation. Cependant, ils dégagent des mouvements d’ensemble : ainsi, les hommes dont la situation sociale est proche de celle de leur père (conservation verticale), sont également ceux qui font les mariages les plus homogames socialement. Le cas des couples réalisant des ascensions sociales parallèles est également souligné : cette mobilité sociale ascendante est ainsi consolidée mutuellement. Avant de montrer en quoi certains choix méthodologiques de Bozon et Héran nous semblent problématiques, retraçons-en les principaux traits. L’enquête de 1959 comporte trois pages, 80 questions et a porté sur 1646 personnes, uniquement mariées (pour la première fois). La présence d’un certain nombre de questions ouvertes fait que Bozon et Héran insistent sur son caractère novateur et moderne Celle de 1984 est composée d’une centaine d’entretiens qualitatifs, d’une durée d’une heure environ, avec une alternance de questions ouvertes et fermées. En sus, 2957 personnes ont répondu au questionnaires. Les auteurs regrettent notamment que la CNIL leur ait proscrit de poser toute question politique ou religieuse. Dans chaque couple, une seule personne a rempli le questionnaire, et son sexe ne semble pas être pris en compte dans le traitement de toutes les questions, y compris de celle où le genre est supposé ne pas être “important”. Bozon et Héran supposent-ils par là que les réponses auraient été identiques si l’autre conjoint l’avait rempli ? La dimension genrée n’est pas prise en compte dans le remplissage du questionnaire, même si elle l’est dans l’analyse de nombreuses réponses. En raison de l’appartenance institutionnelle de la revue dans laquelle paraissent ces articles (INED) et de la formation des auteurs, une large place est faite aux graphiques, diagrammes, et analyses spectrales, dans l’ouvrage, certains, comme ceux des pages 32 et 58 , étant parfois difficiles à décoder si l’on y est pas initié. En annexe, les chiasmogrammes sont expliqués de façon détaillée et leur technique de construction est exposée ; on comprend alors l’avantage en terme d’analyse sociologique, cette figure permettant de remédier à l’ “ethnocentrisme” de classe du sociologue qui tend à oublier les proportions globales de l’espace social. On peut également s’attacher au problème méthodologique que constitue le recodage de l’enquête de Girard par Bozon et Héran avec leur propre nomenclature. Ainsi, l’utilisation des PCS, établies en 1982 par l’INSEE, pour parler de professions de gens nés au XIXe siècle, ne peut qu’être délicate : l’article de Desrosières et Thévenot dans la Revue française de sociologie sur ce sujet insiste sur les modalités particulières de formation et d’utilisation de cet outil que sont les PCS3. Les auteurs n’éludent cependant pas cette difficulté et semblent y parvenir à bout de façon convaincante. Ainsi, c’est l’extrême minutie de Bozon et Héran qu’il convient de souligner : lorsqu’ils dégagent des tendances, ils ont le réflèxe salutaire de toujours avoir une posture réflexive sur l’éventuelle dimension falsificatrice du recodage des données de l’enquête de 1959. En effet, s’ils isolent l’Occupation, par crainte de fausser les résultats d’ensemble, procédé contestable s’il en est, au vu de la remise en question du statut exceptionnel de la période vichyste dans plusieurs domaines, par nombre d’historiens, ils expliquent finement en quoi certaines pratiques ont été de fait bouleversées, certaines trajectoires ont été modifiées, sans affecter les inflexions profondes de la mise en couple. De même, ils sont bien conscients de l’ ‹‹ effet de nomenclature ›› que produit la distinction entre le typique et l’atypique : en justifiant l’utilisation des statistiques, passant en partie sous silence l’effet des couples hétérogames, ils expliquent que ces appariements s’expliquent eux aussi par des facteurs sociaux classiques et ne sont donc pas si éloignés de la norme qu’on voudrait bien le croire : en complétant la nomenclature par des ‹‹ variables complémentaires ›› (profession de la mère, du grand-père, par exemple), on peut ramener ‹‹ sous la loi commune une bonne part des exceptions ›› (p. 74). 3 Louis-André Vallet. Desrosières Alain, Thévenot Laurent, Les catégories socio-professionnelles., Revue française de sociologie, 1990, vol. 31, n° 3, pp. 505-507. Lorsque les enquêteurs demandent une description physique du conjoint, il aurait été intéressant qu’ils demandent une photo d’époque afin d’évaluer la puissance de rectification sociale du phénomène de remémoration. L’on peut également s’interroger sur la pertinence de proposer aux personnes interrogées des cartons de 30 adjectifs s’adressant spécifiquement aux hommes et aux femmes : ainsi, généreux, costaud, sobre, sensible, courageux et viril remplacent disponible, séduisante, jolie, équilibrée, non conformiste et féminine, en fonction du public auquel ils sont proposés. Si les auteurs justifient un tel choix par le fait que ce sont des catégories indigènes, établies a posteriori des premières enquêtes, il n’en reste pas moins que ces catégories sont subtilement reconduites : peut-être l’étude de la dimension genrée des qualités que l’on prête au conjoint passe-til nécessairement par l’emploi de termes non dénués de sexisme ? Enfin, dans des tableaux pourtant absolument symétriques (pp. 120-121), le terme de “conjoint” fait pendant à celui de “femme”, et non pas “conjointe”, alors même qu’il ne s’agit pas que de couples mariés. La dissymétrie dans le traitement des hommes et des femmes, malgré une pétition de principe égalitaire, est mise à jour. Malgré quelques mots en introduction et en conclusion, la non prise en compte des couples composés de personnes de même sexe est frappante, d’autant plus qu’elle constitue un point aveugle de l’analyse : jamais elle n’est justifiée. Si Michel Bozon a par la suite étudié la sexualité de façon davantage inclusive, il n’en reste pas moins qu’aucune étude d’ampleur comparable n’a pris en compte les couples homosexuels. Dans La formation du couple, les personnes d’origine ou de nationalité étrangère ne sont pas davantage pris en compte, sauf si elles sont les conjoints ou conjointes des personnes interrogées, elles toutes de nationalités françaises…, alors qu’on voit bien l’influence qu’elles auraient sur l’analyse de la cérémonie du mariage (chapitre 4), par exemple. D’un point de vue plus théorique, il est frappant de voir que les auteurs, quand bien même la distinction de genre se trouve au cœur de leur étude, ne trouvent pas utiles de citer des travaux relevant des études de genre : si Michel Bozon dit qu’il y a des études d’auteures féministes (p.99) au sujet de la perception du corps féminin par les hommes, pat exemple, ils les évacuent rapidement sans citer leur nom, mais rajoutant rapidement que cela a été fait ‹‹ aussi par Bourdieu et Jean-Claude Kaufmann ››… Dans l’introduction et la conclusion, les auteurs appellent de leurs vœux une nouvelle enquête, qui prendrait en compte tous ceux et celles qui ne l’ont pas été dans celle-ci : nous ne pouvons que souscrire à cette requête, et espérer qu’elle s’inscrira dans une perspective aussi fructueuse que La formation du conjoint a pu l’être, grâce à l’attention portée aux détails, la minutie des analyses, et la réfléxivité mise à l’œuvre par Bozon et Héran dans leur travail.