Aux sources de l`Etat selon Hobbes

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La p olitique
Aux sources de l’Etat selon Hobbes
Simone Goyard-Fabre
Philopsis : Revue numérique
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Aux sources de l’Etat selon Hobbes :
D’APRES LES ELEMENTS OF LAW NATURAL AND POLITIC :
RATIO, ORATIO, RATIOCINATIO
Diderot, dans une lettre à Sophie Volland, s’extasiait sur “le traité sublime
de la nature humaine” rédigé par Hobbes en 1640. Voilà, estimait-il, Locke
et Helvétius, aussi bien que La Bruyère et La Rochefoucauld, dépassés, voire
écrasés par les “vérités” relatives aux “principaux ingrédients de la nature
humaine” qu’entasse Hobbes avec un ordre éblouissant. Si Diderot jugeait
mauvaise la traduction que venait de donner le baron D’Holbach des treize
premiers chapitres des Elements of Law, il en recommandait néanmoins la
lecture, une fois l’an, à son enfant et à son amie. Pas plus que D’Holbach, il
ne pouvait demeurer indifférent à l’universel mécanisme auquel le
philosophe de Malmesbury rapportait la nature et les œuvres de l’homme et
il était frappé par l’insistance avec laquelle Hobbes, dans tous ses ouvrages
d’ailleurs, scrutait la nature humaine - à la fois la nature en l’homme et la
nature de l’homme. Diderot, qui désapprouvait le “hobbisme” à raison de la
pente politique qui, à ses yeux, l’emportait vers l’absolutisme, avait
néanmoins le tort de ne pas souligner, et probablement de ne pas saisir, le
lien serré qui, selon Hobbes, rattache la politique à l’anthropologie. Or, dans
le corpus du philosophe anglais, ce lien est essentiel. Il apparaît
expressément dès les Elements of Law. Seulement, pour comprendre le
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rapport qu’entretient la politique avec l’anthropologie, il est nécessaire
d’interroger à la fois les circonstances dans lesquelles fut rédigé l’écrit de
1640 et la manière dont les thèses alors énoncées se répercuteront dans les
œuvres ultérieures du philosophe (I). Nous pourrons alors mesurer
l’importance que, dans la première partie des Elements of Law intitulée
Human nature, prend la coexistence de ce que D’Holbach appelle de
manière pittoresque les “deux ingrédients” de la nature humaine : la passion
et la raison. En effet, c’est moins la juxtaposition de ces “two principal parts
of our nature” que leur rapport quasiment dialectique qui, sous la conduite
de la raison, détermine la spécificité de l’humaine nature. C’est pourquoi il
importe d’examiner ce que sont la nature, la place et la fonction de la raison
qui fait l’humanité de l’homme (II). Cependant, Hobbes n’étudie la nature
humaine - il le dit lui-même - que dans la mesure où sa connaissance permet
de comprendre les causes profondes de la condition politique des hommes,
point nodal de la réflexion du philosophe. C’est pourquoi Hobbes explique,
en une démarche d’une rigueur logique exemplaire, ce qu’est l’institution de
l’état civil par les pouvoirs de la raison : parce que le propre de la raison
(ratio) est de parler (oratio) et de raisonner (ratiocinatio), le geste le plus
authentique de la nature humaine est d’arracher l’homme à sa condition
naturelle en édifiant l’artifice de la condition civile ou de l’Etat. L’homme,
décidément, n’est pas un animal comme les autres (III).
I. LE PROJET PHILOSOPHIQUE DE 1640
Il convient de ne pas négliger les circonstances dans lesquelles Hobbes, à
52 ans, a rédigé son premier ouvrage important. D’une part, il n’est guère
douteux qu’il entend suivre la pente philosophique qui, pour rendre compte
de ce qu’est la “nature humaine” par laquelle il est depuis toujours fortement
intrigué, emprunte le chemin de la jeune science mécaniste de son siècle.
D’autre part, troublé profondément par les événements qui, en 1640,
secouent l’Angleterre, Hobbes, qui s’est volontairement exilé en France,
exprime par la plume un engagement politique dont ce n’est pas la moindre
originalité de plonger ses racines dans une méditation philosophique sur la
nature de l’homme.
La pente philosophique de l’universel mécanisme
Si, en 1640, les Elements of Law sont le premier grand ouvrage
philosophico-politique de Hobbes, ce n’est pas la première fois qu’il
manifeste son intérêt et pour la philosophie et, plus spécialement, pour la
philosophie politique. Secrétaire de Francis Bacon dans sa jeunesse, il
n’ignorait rien des idées iconoclastes du Lord Chancelier. On estime
probable qu’il ait traduit en latin trois essais de Bacon (Of the true Greatness
of Kingdoms and Estates, Of Simulation and Dissimulation, Of Innovations)
et, surtout, il avait dû, bien des fois, s’interroger sur le Novum Organum ou
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sur La Nouvelle Atlantide. De Thucydide, il avait également traduit La
Guerre du Péloponnèse et mesuré, à travers les affres de l’histoire, le poids
de la chose politique. Et puis les trois longs voyages qu’il avait effectués
entre 1610 et 1636 sur le continent européen lui avaient permis de jauger
l’importance de la jeune science mécaniste de Mersenne et de la méthode
copernico-galiléenne que mettaient en œuvre nombre de savants de son
temps.
Mais tandis que Hobbes s’intéresse alors de plus en plus à la philosophia
naturalis, il ne perd jamais de vue les problèmes éthiques et politiques par
lesquels, à en croire Aubrey, son biographe, il aurait toujours été préoccupé
depuis le temps de ses études où, à Oxford, il lisait Aristote1 et, comme il
savait bien le grec, s’essayait à quelques dissertations sur le Stagirite.
D’ailleurs, s’il se tourna vers Thucydide pour le traduire, c’est qu’il croyait
trouver en cette œuvre non seulement “une manière de philosopher
différente de l’aristotélisme”2, mais, parce qu’il était déjà tourmenté par des
questions anthropologiques, tous les éléments d’une théorisation
conceptuelle de la nature humaine. Il lui semblait que, chez l’historien grec,
certaines régularités du comportement humain se tapissaient derrière le récit
événementiel, par exemple en ce qui concerne le règne des passions, le
rapport conflictuel des hommes, l’importance maléfique de la puissance ...
En lisant Thucydide, Hobbes crut comprendre que, chez les hommes, les
mêmes causes produisent grosso modo les mêmes effets et il en vint à se
demander s’il n’existait pas une rationalité du monde humain. Or, il
s’aperçut très vite que l’histoire de Thucydide est fort éloignée d’une science
rigoureuse de la nature humaine : ce grand historien avait été le spectateur
d’un drame ; il en était devenu le narrateur, assurément lucide et profond,
mais incapable de hausser son récit au niveau d’une scientificité explicative.
L’“illumination” euclidienne qu’aurait eue Hobbes vers la quarantaine a
certainement marqué un instant décisif dans sa carrière intellectuelle. Plus ou
moins authentique, cet épisode permet en tout cas à Hobbes de confier, dans
sa Vita en prose, que les Eléments d’Euclide sont un ouvrage prodigieux
dont le type de raisonnement le “séduit” par l’élémentarisme, le
déductivisme et le rationalisme qui le portent. Dès cette période, Hobbes sait
que l’on peut décomposer le réel et le recomposer : qu’il s’agisse des corps
en physique, de la nature humaine, des sociétés, de l’histoire ou de la
politique, la méthode euclidienne offre à ses yeux un modèle d’intellection
que caractérisent si bien l’organisation et la rigueur démonstrative, la
logique analytique et la reconstruction déductive, qu’il voit en lui la clef
méthodologique de la connaissance universelle.
La découverte du mécanisme à travers l’œuvre de Mersenne3 vint
confirmer ce qui était déjà pour Hobbes une certitude épistémologique. Dans
1
D’Aristote, il aurait connu la Rhétorique, la Physique, la Métaphysique, l’Ethique
à Nicomaque et La politique.
2
Jean Bernhardt, Introduction au Short Tract (composé vers 1630) traduit sous le
titre Court traité des premiers principes, PUF, 1988, p. 70.
3
Le Père Marin Mersenne (1588-1648) est un Jésuite pour qui, seule, la pensée
mathématique est apte à conduire à la certitude scientifique. Entre 1630 et 1636,
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les années 1630, il épousa la pensée de rupture qui, chez “le secrétaire de
l’Europe savante”, venait de susciter ce que
R. Lenoble a appelé “le miracle des années 1620”4. Il admirait non
seulement que Mersenne eût repoussé le naturalisme aristotélicien et le
panpsychisme qui rôdait en lui - la physique n’est crédible en tant que
science que si elle chasse le surnaturel -, mais surtout, qu’ayant inauguré une
sensibilité intellectuelle rationnelle, analytique et synthétique, il ait forgé du
monde une image fondamentalement anti-aristotélicienne et anti-scolastique.
Cette nouvelle épistémè, dont l’efficience dans le monde scientifique
trouvait ses preuves chez Roberval, Fermat, Gassendi, Sorbière, Harvey...
fournissait à Hobbes les catégories et les schèmes qui devaient l’aider à
comprendre la nature de l’homme, ses pouvoirs et ses œuvres.
Aussi Hobbes explicite-t-il, dans les Elements of Law, les audaces
épistémologiques où l’a conduit la fréquentation d’Euclide et de Mersenne.
Ayant expliqué qu’il existe deux sortes de connaissance - une “expérience
des faits” et “l’évidence de la vérité”5 -, il établit entre elles une différence
typologique fondamentale6. La première n’est qu’une procédure empirique
de la pensée ; fondée sur des consécutions de faits, la représentation y reste
engluée dans les images : ce n’est qu’une présomption de science. Le second
type de connaissance, au contraire, s’élève aux idées vraies et à leur
enchaînement logique nécessaire. Ce mouvement d’intelligibilisation du
sensible en est en même temps l’ordonnancement par un réseau de relations,
grâce à quoi des significations sont attribuées aux choses perçues.
Intelligibilité, relationnalité et signification sont les conquêtes spécifiques de
la science : “l’évidence du vrai”.
Ces exigences de scientificité étant définies, Hobbes précise la démarche
qu’elles requièrent : au delà de la sensation et des images, il faut, dit-il, le
discours et la synthèse. Il montrera que nominalisme et déductivisme sont le
chemin de la rationalité nécessitante qu’exige la conceptualisation
scientifique. Dès le temps, donc, où il entreprend de rédiger l’Human nature,
Hobbes a établi, dans le pas géométrique du mécanisme, une révolution
épistémologique fondée sur l’universel mécanisme et dont tous les traits font
de lui un anti-Aristote.
Mais le texte de 1640 répond également à une autre préoccupation, qui
montre combien, loin de s’enfermer dans une théorisation spéculative et
abstraite destinée à décomposer et à recomposer, par analyse et synthèse, le
monde humain, il est sensible aux événements qui en scandent le cours,
notamment dans l’Angleterre fébrile de son siècle.
Hobbes rédigea un texte sur le Tractatus opticus de Mersenne ; plus tard, toujours
marqué par le mécanisme, il prépara un opuscule De loco, motu et tempore et
composa sa Critique du “De Mundo” de Thomas White.
4
R. Lenoble, Mersenne ou la naissance du mécanisme (1942), rééd. Vrin, 1971.
5
Elements of Law, Première partie : Human nature, VI, 4.
6
Human nature, IV, 10.
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4
L’année 1640 et l’histoire chaotique d’Angleterre
La lecture des Elements of Law n’est pas un travail d’historien. Pourtant,
pour comprendre le dessein que s’était assigné Hobbes, il n’est pas possible
de ne pas interroger l’histoire dans le tourment de laquelle le philosophe
s’est trouvé plongé.
Au début de sa traduction des Elements of Law, natural and politic, Louis
Roux7 a retracé minutieusement le film des événements de 1640. Mais celuici ne livre son sens qu’inscrit dans la durée et rapporté, dans la première
moitié du XVIIe siècle, au mouvement politique, alors particulièrement
délicat dans le royaume anglais. Depuis la fin du XVe siècle, la dynastie des
Tudor n’avait guère respecté les libertés traditionnelles dont la Magna Carta
de Jean-sans-Terre avait, en 1215, fixé le statut : le “privilège du peuple”
que le Parlement avait charge de défendre, par des pétitions et des
remontrances, contre l’éventuel arbitraire du Roi, était souvent bafoué.
Certes, la reine Elisabeth avait parfois convoqué le Parlement, mais elle
n’avait que bien peu écouté ses avis et elle n’avait pas hésité à envoyer à la
Tour de Londres les députés qui lui tenaient tête. Ses successeurs Jacques
1er puis Charles 1er, qui monta sur le trône en 1625, prétendirent, eux,
gouverner sans rien demander au Parlement. En déclarant s’appuyer sur
l’anglicanisme, ils installèrent peu à peu un absolutisme aveugle et obstiné.
Même si Charles 1er, plus intelligent que Jacques 1er, suscita d’abord
quelque confiance, il devint vite impopulaire en raison de son hostilité
permanente envers le Parlement et de ses prétentions belliqueuses et
impérialistes. Ayant dissous le Parlement à plusieurs reprises pour des
motifs financiers, il décida, après le Bill of Rights de 1628, de se passer
totalement de lui. De 1629 à 1640, il gouverna donc sans Parlement, en
souverain absolu, non sans rencontrer de nombreuses difficultés pour se
procurer les ressources nécessaires à sa politique ambitieuse. Le procès de
Hampden (1637-1638), qui avait refusé de payer le Ship Money8 au motif
qu’aucun impôt ne devait être levé sans que le Parlement eût donné son
consentement, indigna le peuple. Peu de temps après, le soulèvement des
Ecossais qui, profondément presbytériens, s’opposaient aux rites anglicans
que voulait leur imposer l’archevêque Laud, provoqua la première brèche
dans l’absolutisme du système anglais. Les Ecossais s’armèrent et
résistèrent. Charles 1er leva des troupes pour les combattre. Mais comme,
dans cette guerre, il lui fallait de l’argent, il convoqua le Parlement qui,
ayant exigé réparation des griefs infligés au peuple anglais, fut dissous après
avoir siégé trois semaines seulement : ce fut le “Court Parlement”.
Cependant, comme le roi avait désespérément besoin de subsides, il se
résigna à une nouvelle convocation du Parlement. Le “Long Parlement”
7
Louis Roux, traduction Les Eléments du droit naturel et politique, Lyon, l’Hermès,
1977.
8
Au lieu des navires que le Roi, en vertu d’une longue coutume, était habilité à
demander aux ports, Charles 1er réclama de l’argent et il le réclama au pays tout
entier. Hampden avait refusé de payer “l’argent des navires”.
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5
siégea cette fois de novembre 1640 à 1653. Mais, sous l’autorité de John
Pym, il fut le lieu d’une opposition farouche à l’arbitraire royal.
Hobbes avait suivi avec attention les péripéties du conflit entre le
Parlement et la Couronne. Son émotion était intense devant le drame d’un
royaume sans argent et sans armée, où l’autorité politique se délitait
totalement sous l’effet d’un mécontentement populaire grandissant. La crise
dans laquelle se débattait le Pouvoir l’effrayait et il était tout près de croire
que l’opposition parlementaire était en train de dépouiller le souverain de sa
souveraineté. Parce qu’il avait médité de longue date sur la question
politique, il mesurait la gravité de la situation : l’écart était si grand entre le
Roi et le Parlement, censé représenter le Peuple, que s’installait alors ce
qu’aujourd’hui nous appellerions une “crise de légitimation” du Pouvoir.
La légende veut que Hobbes, né prématurément en 1588 au milieu des
terreurs inspirées à sa mère par les combats que livrait l’Armada, ait été “le
frère jumeau” de la peur et, qu’éprouvant tant de crainte devant les désordres
de l’Angleterre de l’année 1640, il ait préféré fuir et trouver refuge en
France. L’explication est douteuse. Quoi qu’il en soit, Hobbes redoutait
manifestement les conséquences funestes du conflit entre Charles 1er et le
Parlement ; parce qu’il n’avait jamais caché ses sympathies pour une
souveraineté monarchique et indivisible, il se croyait, à tort ou à raison,
menacé par l’opposition parlementaire. Que son insécurité ait été réelle ou
imaginaire, peu importe au fond. En choisissant de s’exiler, il semblait
refuser de s’engager dans un combat politique. Ces apparences sont
trompeuses : qu’il ait été “le premier de ceux qui avaient fui”, et qu’il ait
sans hésiter quitté l’Angleterre, signifie qu’il avait déjà fait parler de lui et
mis sa plume au service de ses idées.
En effet, dès 1630, il avait rédigé un opuscule que Tönnies, en l’éditant,
intitula Short Tract on first Principles. Dans la troisième section de ce mince
traité, il disait clairement vouloir appliquer aux problèmes d’anthropologie,
afin d’éclairer la question politique, les principes mécanistes qu’il avait
exposés dans les deux premières sections. Puis, en 1640, il conçut le vaste
projet d’une trilogie qui comporterait un De corpore, un De homine et un De
cive ; mais, bousculant l’ordre logique de ces trois études, il composa
d’abord, sous la pression des événements, les Elements of Law natural and
politic ; sans les publier (ils ne seront édités qu’en 1650), il les fit circuler
sous le manteau en une version manuscrite.
Il serait téméraire de voir dans la crise anglaise la cause efficiente qui
amena Hobbes à rédiger cet ouvrage. Mais, à travers les soubresauts de la
vie anglaise, il avait pressenti la gravité du phénomène politique et les
drames qui ébranlaient le régime anglais en avaient aiguisé la prise de
conscience9. Comme, depuis longtemps, il réfléchissait, non point en
historien ou en jurisconsulte, mais en philosophe, à la question du Pouvoir et
de l’Etat, il lui apparut nécessaire d’en rechercher la problématisation
9
En 1642, à l’heure où, en France, il composa le De Cive, il confessa dans la
Préface que les événements d’Angleterre lui avaient fait comprendre qu’il était
urgent d’accorder le primat à la méditation politique.
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profonde. En l’occurrence, son originalité est moins, comme on l’a
volontiers répété, de s’engager sur les chemins de la “modernité” que
d’enraciner fortement la problématisation de la chose politique dans une
conception anthropologique minutieuse, marquée, de surcroît, par
l’épistémologie mécaniste qu’il admirait chez les hommes de “science” de
son temps. Il lui était apparu comme une évidence scientifique que le droit
politique n’est pas indépendant de la nature de l’homme. Modifiant l’ordre
logique qui commandait la somme philosophique dont il avait projeté
l’élaboration, Hobbes composa donc en premier lieu cet ouvrage de droit
politique qu’il intitula Elements of Law natural and politic, en quoi il fallait
que l’étude de l’Human nature précédât en ce livre celle du De corpore
politico. Ainsi qu’il le redira à maintes reprises et jusque dans le Léviathan
de 1651, il importe de mettre en évidence les “fondements” et les “principes
rationnels” du Pouvoir civil10. Ceux-ci, scientifiquement considérés, résident
en la nature même de l’homme et il importe au premier chef de les saisir et
de les comprendre.
II. LES POUVOIRS DE L’HUMAINE NATURE
La première partie des Elements of Law se rapporte aux hommes en tant
que “personnes naturelles” : c’est l’Human nature ; la seconde partie se
rapporte aux hommes en tant que “corps politique” : c’est le De corpore
politico. On comprit mal l’unité des deux traités. Il fallut attendre que
Tönnies la restituât avec bonheur en les publiant ensemble en 1889.
Pourtant, les treize premiers chapitres (ceux que traduisit D’Holbach) étaient
intitulés : Human Nature or the fundamental Elements of Policy ; et il
semble d’autant plus difficile de disjoindre les chapitres XIV à XIX de
l’analyse anthropologique à laquelle Hobbes adosse son explication du
“corps politique” que l’Epître dédicatoire, en laquelle le philosophe exprime
son vœu d’élaborer une “science politique”, dit ne concevoir d’autre moyen
pour cela que de lui donner pour fondation (foundation) des principes
rationnels si solides que la passion ne pourra même pas chercher à les
ébranler. Les premières lignes du traité confirment le caractère unitaire du
projet de Hobbes : “Pour se faire une idée claire des éléments du droit
naturel et du droit politique, il importe de bien connaître d’abord la nature de
l’homme”11. Hobbes précise d’ailleurs aussitôt que la nature de l’homme
(man’s nature) est composée de deux parties que constituent des “facultés”
de deux sortes : celles du corps et celles de l’esprit12. Admettant
implicitement la permanence de la nature humaine, il laisse de côté - ce n’est
pas, dit-il, son objet actuel - les trois facultés nutritive, motrice et générative
propres au corps et préfère considérer les facultés de l’esprit afin d’insister
sur le pouvoir de connaître et de concevoir. C’est en ce pouvoir - dont il
10
Léviathan, chap. XXX, in traduction F. Tricaud, Sirey, p. 358-359.
Human nature, I, 1.
12
Ibid., I, 5.
11
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7
démonte les rouages en appliquant la méthode copernico-galiléenne qui,
résolutive-compositive, procède par analyse et synthèse - que s’enracine le
droit politique. Ainsi montre-t-il comment, par delà la sensation, la raison
(ratio) est langage (oratio) et raisonnement (ratiocinatio).
De la sensation à la raison
Le long chapitre II reprend la thèse exposée dans La critique du De Mundo
de Thomas White : nihil esse in intellectu humano, quod non prius fuerit in
sensu : “rien n’est dans l’entendement humain qui n’ait été auparavant dans
la sensation”13. Le rôle de la sensation est donc fondamental : elle est le
principe élémentaire et originaire de ce qui est représentation, conception et
connaissance. Le caractère élémentaire de la sensation par quoi s’exprime
primordialement la nature humaine ou, plus précisément, ce qui, en
l’homme, est naturel et immédiat fait qu’elle est aussi présente dans
l’imagination, celle-ci n’étant rien d’autre qu’une “sensation en voie de
dégradation”, dans les rêves et dans le souvenir14. Mais, surtout, la
consécution ou l’enchaînement des “conceptions” de l’esprit que fait naître
la sensation constitue ce que Hobbes appelle le discourse of the mind, c’està-dire le discours mental 15, dont on saisit aussitôt qu’il n’est plus seulement
ce qui rend compte de la nature en l’homme, mais prépare la spécificité de la
nature de l’homme : “l’esprit, en partant d’un point, peut se porter où il
veut”16. Quand, pour procéder d’une chose à une autre, cette démarche
discursive est ordonnée (c’est-à-dire, ainsi que le précisera le Léviathan17,
guidée par un désir ou un dessein), elle s’appelle, selon la terminologie
suggestive de D’Holbach, “raisonnement” (discursion)18. Si l’on met entre
parenthèses les extravagances ou les écarts (ranging) du discours mental,
plusieurs espèces de raisonnements se laissent déchiffrer, comme la
réminiscence, l’expérience, la conjecture du passé ou la présomption d’un
fait. Cependant, Hobbes s’attarde peu sur ces manifestations de la nature
humaine, quelque intéressantes qu’elles lui paraissent.
Il est plus important à ses yeux de souligner que “lorsqu’un homme a
observé assez souvent que les mêmes antécédents sont suivis des mêmes
conséquences” (par exemple, les nuages qui préludent à la pluie)19, c’est
qu’il est capable de se figurer ce qu’est un signe (comme les nuages, signes
de la pluie à venir, et la pluie, signe des nuages passés). Or, bien que la
connaissance de ces signes, acquise par l’expérience, soit généralement
considérée comme l’expression de la sagesse, il convient d’être circonspect :
13
Critique du De Mundo.., XXX, 3.
Human nature, III, 1, 3 à 5 ; le Léviathan reprendra cette même analyse, chap. I et
II.
15
Ibid., IV, 1.
16
Ibid., IV, 2.
17
Léviathan, chap. III.
18
Human nature, IV, 1.
19
Ibid., IV, 9.
14
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8
une conjecture n’est, par soi, ni certitude ni vérité. La succession empirique
du jour et de la nuit renvoie assurément à la relation entre événement
antécédent et événement consécutif, mais cette relation, qui implique la
notion de signe naturel est en deçà de toute démonstration. Pour que
l’homme - à la différence des bêtes - laisse s’exprimer sa véritable nature
d’homme, il lui faut recourir non pas seulement à des signes naturels, mais à
des marques (marks), c’est-à-dire à la capacité que, seul, il possède de
transformer le “discours mental” en “discours verbal” et l’enchaînement de
ses pensées en un enchaînement de mots20. Autrement dit, si l’on admet - et
Hobbes l’admet parfaitement - que la raison est le privilège exclusif de
l’humaine nature au statut de laquelle aucun animal ne s’élèvera jamais, il
faut du même mouvement admettre que ratio est oratio.
Ainsi la raison n’est pas pour Hobbes un don de Dieu ou de la Nature à
l’homme. Une telle conception relèverait de la métaphysique et non de la
science. Si l’homme naît homme, il lui appartient de se faire humain et sa
marque spécifique est qu’en lui la raison a besoin d’une “génération”. Dès le
principe, elle s’affirme comme un acte ou une œuvre, ou, mieux, comme le
pas (the pace) dont l’être humain est capable. La nature humaine, par
conséquent, n’est pas naturelle comme l’est la nature animale : parmi la
pluralité des corps naturels qui emplissent l’univers, l’homme possède une
nature qu’il contribue lui-même à former : “Il n’y a pas, écrira Hobbes dans
le Léviathan, de droite raison constituée par la nature”.
Quand donc, dans l’Epître dédicatoire des Elements of Law, Hobbes
déclare que, contrairement à ceux qui, jusqu’alors, “ont écrit sur la Justice et
la Politique”, il entend “ramener cette doctrine aux règles infaillibles de la
raison” (the rules and infallibility of Reason), c’est bien qu’il lui faut
examiner l’œuvre de la raison en ses structures et en ses pouvoirs. En effet,
sans la raison et son pouvoir immanent d’être langage (oratio) et calcul
(ratiocinatio et computatio), les hommes vivraient comme vivent les lions,
les ours ou les loups. Parmi les hommes, il n’y aurait ni société ni Etat, mais
non plus ni sécurité ni paix. C’est seulement parce que les hommes, en se
faisant rationnels, peuvent se parler, se comprendre et s’accorder entre eux 21,
qu’ils sont capables de raisonner, donc de prévoir les conséquences d’un état
présent, de conclure des ententes et des pactes en vue d’un bien commun 22.
La raison n’est donc pas en l’homme une simple faculté (faculty) donnée à la
créature par le Créateur qui aurait ainsi voulu distinguer la nature de
l’homme de la nature des bêtes. Elle est un “pas”, une marche ou une
démarche en quoi s’opère un calcul téléologique d’intérêts, c’est-à-dire un
travail ou une œuvre par quoi s’humanise véritablement la nature humaine.
Lors donc que les bêtes comme les ours ou les loups surpassent les hommes
par leurs forces et leurs pouvoirs physiques, ceux-ci, par la conjonction de la
raison (ratio), du langage (oratio) et du raisonnement (ratiocinatio),
s’arrachent à leur condition simplement naturelle et, par art et industrie,
20
Ibid., V, 1.
L’idée est reprise dans le De Cive, V, 12 et dans le Léviathan, chap. XIV.
22
Human nature, XV, 8.
21
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9
fabriquent pour eux-mêmes une autre condition - la condition civile ou
politique - en laquelle la notion de “pouvoir” prend un autre sens : de
potentia, elle devient potestas.
“ Ratio is but oratio”
“La raison n’appartient pas moins à la nature de l’homme que la passion
et elle est la même en tous les hommes”23. Seulement, Hobbes ne cessera de
le répéter même si son vocabulaire demeure parfois assez fluctuant, elle
n’est pas en l’homme une faculté comme les autres. Hobbes se sépare des
philosophes rationalistes dont Descartes représente à ses yeux le modèle : il
ne déchiffre pas la raison comme un corpus d’évidences premières ou
comme un système de principes ni même comme un ensemble de semences
de vérités. Il l’explique en inscrivant la fonction de la raison à sa véritable
place dans l’human nature.
Si, d’une certaine manière, la première partie des Elements of Law se
présente comme l’ébauche d’un traité des passions, il apparaît très vite que,
contrairement à une interprétation courante du texte de Hobbes, l’individu
humain n’est pas enfermé hic et nunc, avec ses tendances et ses désirs, dans
une solitude insulaire24. Certes, la vie humaine peut être comparée à une
course en laquelle se déploient toutes les passions, gloire, humilité, honte,
colère, vengeance, défiance, confiance, pitié, émulation, envie, curiosité...
Mais nous devons supposer que, dans cette course, chacun n’a d’autre but et
d’autre récompense que de devancer ses concurrents25. Or, en cette
impossible solitude, l’homo rationalis se construit26 et s’affirme par
l’ “industrie” et la “méthode”27 dont son verbe est l’auxiliaire le plus actif.
L’homme est l’être d’exception qui, en usant de ces signes artificiels et
arbitraires (marks) que sont les mots, peut transformer, nous l’avons dit, un
discours mental en un discours verbal. Les mots se substituent aux choses, le
donné devient signifiant au point que ratio is but oratio28 (la raison n’est rien
d’autre que discours verbal). C’est dire en clair que le “discours des mots”
ou langage est autre chose et, en tout cas, plus qu’un instrument utile à la
communication entre les individus. Plus précis, Hobbes expliquera dans le
Léviathan qu’il n’est pas de parole dont la raison soit absente29. Certes, la
parole est d’abord le véhicule des mots et, comme telle, elle est d’abord faite
des mouvements de la langue et des sons qu’ils produisent30. Mais, comme
23
Ibid., XV,1. De même, De Cive : “La raison n’est pas moins une partie de la
nature humaine que les autres facultés et pouvoirs de l’âme”, II, 1.
24
Ibid., VIII, 4.
25
Ibid., IX, 21.
26
De Cive, VIII, 1 : Les hommes ne sortent pas “tout à coup de terre ainsi que des
champignons”.
27
Léviathan, chap. V ; chap. VIII.
28
Human nature, V, 14.
29
Léviathan, chap. VI.
30
Human nature, V, 14.
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l’usage de la voix n’est pas encore langage, la fonction de la parole est plus
importante que la physique du verbe. En elle, les mots et les signes, par leur
pluralité - on ne parle pas avec un seul mot - permettent l’enchaînement des
représentations et la construction d’un discours que d’autres peuvent
entendre. En effet, le discours verbal non seulement implique le refus de
l’empirisme naturaliste, mais dépasse, par une opération qui pourrait faire
penser au nominalisme occamien, l’association empirique et subjective des
signes. Il ne faudrait point croire toutefois que les mots seuls expriment
l’esprit31 ; c’est l’enchaînement des mots qui témoigne de leur
compréhension. Comme tel, le langage se situe à un autre niveau que la
prudence, le souvenir ou l’expérience32. Chez l’homme seul, il relève de
l’entendement et constitue déjà, par soi, un enchaînement de significations
qui est, effectif ou potentiel, raisonnement, connaissance ou science. En
exprimant non pas les signes, mais leur signification - c’est-à-dire la
compréhension de leur sens qui ne se confond pas avec la représentation -, le
“discours des mots” est même un savoir rationnel tel qu’il permet de
découvrir la connaissance des causes à partir de leurs effets, ou des effets à
partir de leurs causes. Une telle connaissance va de pair avec la curiosité et,
quand elle atteint son plus haut niveau, elle est “sapience” ou sagesse.
La discursivité est donc un travail de la raison : une interrogation sur le
pourquoi et le comment, une comparaison des nombres, grandeurs, temps ou
mouvements, l’établissement de relations... ce que, jamais, ni les primitifs ni
les sauvages d’Amérique, ni les jeunes enfants ne peuvent faire. Ce travail
de la raison est comparable à une course33 qui “n’a d’autre fin que de
continuer” car “abandonner la course, c’est mourir” ou, du moins, mourir à
l’humanité et retomber dans la vie animale. Disons, par delà la métaphore,
que cette course consiste à conduire l’homme, par des calculs, par la
prévision du futur, mais aussi par les mesures, l’architecture, l’art de nous
fortifier...34, vers ce qu’il désire atteindre, à savoir son “propre bien”35.
L’œuvre de la raison s’apparente ainsi à un calcul téléologique dont le
vecteur, que l’on pourrait appeler le principe régulateur, n’est rien de moins
que la loi fondamentale de nature.
Lors donc que “ratio is but oratio”, c’est-à-dire n’est rien d’autre que le
langage propre à l’homme qui enchaîne ses propos, elle est le chemin des
vérités que l’homme est la seule créature à frayer pour se tirer et de
l’ignorance et de la simple réceptivité en laquelle demeurent les bêtes,
insensibles par nature au vrai comme au faux 36. Mais ce privilège humain ne
va pas sans rançon : si la raison qui parle chemine, par son raisonnement,
vers les vérités, elle peut tout aussi bien s’égarer et prendre, par des
sophismes ou des mensonges, un chemin pavé d’erreurs. A tout le moins
cette ambivalence prouve-t-elle que la raison, loin d’être la faculté innée
31
Ibid., XIII, 8 ; XV, 6.
Ibid., VI, 1 et 4.
33
Ibid., IX, 21.
34
Ibid., XIII, 3.
35
Ibid., XV, 1.
36
Ibid., V, 13.
32
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d’atteindre sans médiation des évidences intellectuelles, doit, par travail et
recherche, s’efforcer vers le vrai ; elle apporte donc un démenti au dogme de
la raison naturelle et des idées innées. D’ailleurs, les enfants, avant que
d’acquérir la parole, éprouvent, ni plus ni moins que des animaux, appétits et
aversions ; ils sont incapables du moindre comportement rationnel ou
raisonnable et l’on peut estimer que, ne sachant point parler, l’entendement
leur fait défaut ; tout au plus s’en tiennent-ils aux associations d’images et de
représentations. Si, néanmoins, on les considère comme des êtres
raisonnables, c’est qu’un moment vient où, chez eux, lorsqu’ils apprendront
à parler, la raison, qui n’était jusqu’alors qu’une potentialité de la nature
humaine, peu à peu s’éveillera.
Donc, selon Hobbes, le langage et la pensée sont inséparables. La fonction
linguistique est même constitutive de la démarche de l’esprit qu’est la raison.
Par conséquent, le langage n’est nullement un instrument au service de la
pensée, mais la pensée elle-même : ce qu’exprime la formule ratio is but
oratio. La liaison entre ratio et oratio est essentielle ou, mieux, constitutive
de la rationalité qui est la marque de l’humaine nature. Cela, bien entendu,
exclut pour Hobbes la possibilité d’admettre des idées innées et met en
évidence la thèse originale selon laquelle la nature humaine, en sa
spécificité, est l’œuvre même de l’homme : l’homme naît bien homme, mais
il se fait humain. D’ailleurs, la voie du raisonnement, en indiquant la
mutation intellectuelle qu’effectue la nature humaine en s’arrachant à la
simple naturalité, devient le chemin d’une mutation existentielle dont les
structures de la ratiocinatio enveloppent le secret.
Ratio et raciocinatio
“Le premier usage du langage, dit Hobbes, est d’exprimer nos
conceptions”37 et de pouvoir les enseigner aux autres afin qu’ils les
apprennent. Mais il faut ici souligner l’importance qu’en cet acte de la parole
pédagogique, rationnel par excellence, prend “la succession des conceptions
de l’esprit, leur suite et leur liaison”38. En effet, si le mot discours
(discursion) “est pris au commencement pour une liaison ou une
conséquence dans les mots”, il connote une démarche qui s’effectue soit en
vertu de liaisons par contiguïté, soit selon le schéma du rapport de causalité.
Dans les deux cas, il constitue ce que Hobbes appelle raisonnement ou
ratiocinatio .
Lorsqu’en cette démarche “un homme raisonne d’après des principes que
l’expérience a montrés indubitables”, qu’il évite les illusions que peuvent
faire naître les sens, et qu’il écarte les équivoques sémantiques parfois
attachées aux mots 39, “on dit que la conclusion qu’il tire est conforme à la
droite raison”. Néanmoins, il arrive que, par un faux pas, la conclusion d’un
37
Ibid., XIII, 2.
Ibid., IV, 1.
39
Ibid., V, 12.
38
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raisonnement, contraire à la raison, soit aussi contraire à une vérité évidente
et constitue une absurdité. Raisonnement et vérité ne sont pas synonymes.
Ce n’est donc pas la conclusion d’un raisonnement qu’il faut considérer pour
comprendre ce qu’il est. Mieux vaut en étudier la structure. C’est ce que fera
le Léviathan40, qui en donnera une analyse fine. Le raisonnement, expliquera
Hobbes, se fait par addition ou soustraction, voire par multiplication et
division, qui sont l’expression si nette de la raison que “là où elles n’ont pas
de place, la raison n’a rien à faire”. Si ces opérations se font “à l’aide de
mots, cela revient à concevoir la conséquence qui va des dénominations des
parties à celle du tout, ou la conséquence qui va des dénominations du tout et
d’une partie à celle d’une autre partie”. Aussi la logique veut-elle qu’en
additionnant deux dénominations, on obtienne une affirmation ; qu’en
additionnant deux affirmations, on fasse un syllogisme ; qu’en additionnant
une multiplicité de syllogismes, on fasse une démonstration. La raison qui,
en tant que faculté active de l’esprit, s’avère de la sorte le principe et le lieu
du raisonnement, n’est donc que le calcul - addition, soustraction,
multiplication ou division - des conséquences des mots par lesquels nous
notons et signifions nos pensées : le raisonnement (ratiocinatio), qui, par
l’usage de la raison, s’identifie à la raison elle-même (ratio) est toujours un
calcul (computatio).
Dans l’œuvre ultérieure de Hobbes et, en particulier dans le De Corpore (I,
art. 3) de 1655, l’emploi du terme computatio sera destiné à montrer que le
mouvement de l’esprit qu’est l’acte de raisonner est indépendant des mots.
Mais, dans l’anthropologie qu’expose l’Human nature, cette autonomisation
de la pensée qui raisonne n’apparaît pas ; tout au contraire, Hobbes, en 1640,
souligne avant tout que ce sont les mots seuls qui permettent à l’activité
raisonnante de cheminer vers la démonstration et la connaissance. De cette
prise de position, il trouve chez les Grecs une solide caution puisque, pour
eux, le logos était tout ensemble raison et langage.
Mais ce qui importe au premier chef en cette étude du raisonnement, n’est
pas l’évolution qui se manifestera dans les œuvres tardives du philosophe.
L’important est que Hobbes, dès les Elements of Law, ait écarté le dogme de
la raison comme “lumière naturelle”. Il est, sur ce point, catégorique : on ne
trouve pas de droite raison dans la nature (in rerum natura)41. La raison est
“l’acte propre et véritable de la ratiocination”42. Autrement dit, la démarche
de l’entendement que constitue le raisonnement retrace le processus
générateur de ce qu’il convient de démontrer ou d’expliquer ; c’est pourquoi
le raisonnement se caractérise comme la connaissance par les causes.
Or, cette connaissance par les causes (dont, Hobbes l’a fortement souligné,
le plus haut degré est sapience ou sagesse), dès ses premiers pas, permet à
l’homme de marcher dans le sens de la téléologie que veut la loi de nature.
Raison et raisonnement ne sont donc pas n’importe quel calcul ; il faut
préciser qu’ils sont le calcul par lequel l’homme se situe à sa juste place dans
40
Léviathan, chap. V.
Elements of Law, Seconde partie, (De corpore politico), X, 8.
42
De Cive, II, 1, note 1.
41
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la nature. C’est pourquoi Hobbes assure qu’il y a coïncidence entre la raison
et la loi de nature43.
Cette idée, dans le corpus du grand œuvre, est capitale. Pourtant,
D’Holbach, en limitant sa traduction des Elements of Law aux treize
premiers chapitres de l’Human nature, ne l’a pas perçue, manquant ainsi la
signification et la portée véritables de la philosophie hobbienne. Or,
l’anthropologie de Hobbes n’a pas simplement pour visée de décrire et
d’analyser les “ingrédients de la nature humaine”. L’Human nature, dans les
chapitres XIV à XIX, prépare expressément la théorie du De corpore
politico, seconde partie des Elements of Law natural and politic et rien
n’autorise à les négliger. Bien au contraire car, en explicitant le caractère
téléologique du calcul rationnel, ils tissent le canevas sur lequel se
développeront les philosophèmes de la politique hobbienne. C’est pourquoi
il faut rendre à ces chapitres la prégnance que Hobbes leur avait conférée et
que, malgré les inflexions diversifiées de sa pensée, il ne perdra jamais de
vue dans ses œuvres ultérieures. En effet, parce que la raison, par sa
ratiocinatio qui est computatio, est l’expression du calcul téléologique qui
l’inscrit dans la finalité essentielle de la loi naturelle, la condition de
l’homme livre son sens véritable dans le processus même de sa génération.
Aussi bien Hobbes, après avoir brossé le tableau de ce qu’il appellera dans le
Léviathan “la condition naturelle des hommes”, expose-t-il le raisonnement,
c’est-à-dire le calcul, par lequel la raison, triomphant de la sensibilité et de la
passion naturelles, édifie le Pouvoir politique (Potestas) qui métamorphose
la condition humaine. Il examine donc comment résident dans “la nature
humaine” les sources du Pouvoir qui réalise, par “art et industrie” l’artificialisme est le corrélat du rationalisme - la mutation existentielle de
“la condition humaine”.
III. LES SOURCES DU POUVOIR
Dans le chapitre XIV des Elements of Law, Hobbes entend examiner, dit-il,
“en quelle condition de sécurité notre nature nous a placés, et quelle
possibilité elle nous a laissée de persévérer et de nous préserver contre la
violence qui est en chacun de nous”44. En ces quelques lignes, se trouve
énoncée la problématique que reprendront le De Cive et le Léviathan, moins
pour l’affiner d’ailleurs que pour préciser le mouvement existentiel dont elle
formule les conditions de possibilité. En cette problématique se noue une
sorte de dialectique entre Nature et Raison : la première contenant la
violence et l’insécurité de l’existence humaine ; la seconde indiquant l’espoir
et les moyens de persévérer en paix dans la vie. La difficulté vient, comme
nous allons le voir, de ce que la raison, tout en s’opposant à la naturalité
brute de la condition des hommes, fait elle-même partie de la “nature
humaine”.
43
44
Human nature, XV, 1 ; XVIII, 1.
Ibid., XIV, 2.
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La condition naturelle des hommes
Tandis que, dans le De Cive et le Léviathan, Hobbes fera du concept de
“condition naturelle des hommes” une fiction méthodologique à laquelle il
adossera la construction géométrique du Commonwealth ou Etat, il se borne,
dans les Elements of Law, à dessiner à grands traits ce qu’est, de facto, la
situation primitive de l’homme, soit qu’il mentionne la condition de l’enfant
avant qu’il n’ait acquis la parole et le langage, soit qu’il évoque “les nations
sauvages qui vivent à ce jour”, les “anciens habitants d’Allemagne” ou les
peuples non policés de la lointaine Amérique.
Dans cette perspective empirique qui constitue l’horizon du chapitre XIV
de l’Human nature, il semble, au premier regard, que le partage entre les
“ingrédients” de la nature humaine - la passion et la raison - se fasse en parts
bien inégales. Les hommes y apparaissent en effet dominés par les passions
et le jeu des forces qu’elles déchaînent, à telle enseigne que la raison semble
se manifester bien peu.
Il est vrai que Hobbes accorde à la passion une place considérable et
troublante dans la mesure où, n’établissant pas de différences entre les
individus, elle homogénéise la condition naturelle des hommes. Sans doute
existe-t-il bien, par nature, quelques différences de force ou de connaissance
entre les hommes mûrs ; mais elles sont minimes, voire négligeables au
point qu’il est même facile au plus faible, par sa force ou son esprit (ou les
deux), de détruire le pouvoir du plus fort, ce qui signifie que les hommes,
considérés dans le simple état de nature, devraient reconnaître qu’ils sont
égaux entre eux 45.
Toutefois, il faut admettre, poursuit Hobbes, qu’il existe entre les hommes
de grandes différences qui proviennent de la diversité de leurs passions. Bien
entendu, chacun, par nécessité de nature, veut et même désire pour lui-même
le bien (bonum sibi) et ce bien est, avant toute autre chose, sa propre vie46.
Mais l’homme est foncièrement cupide et, avec la jouissance de l’objet de
son désir47, il n’obtient pas la félicité qui serait au service d’une vie plus
complète et meilleure. Le mouvement vital qu’est l’appétit ou désir n’est
jamais comblé ; tel un conatus, il appelle d’autres appétits et d’autres désirs
et, “puisque tout plaisir est appétence et suppose une fin ultérieure, il ne peut
y avoir de contentement qu’en continuant d’appéter”48. Le désir est en
quelque sorte désir du désir et, par son insatiabilité, il hante l’individu et
l’installe dans la pure négativité. Voilà retrouvée, sous le signe du négatif,
l’égalité des individus : leur vie ne gagne pas de se mieux vivre ; tout au
contraire, elle s’abîme dans l’insécurité, l’instabilité et l’inquiétude.
Comme, en outre, les hommes ont bonne opinion d’eux-mêmes, comme
certains sont pleins de vaine gloire, ils usent sans cesse, dans leur vanité, de
45
Ibid., XIV, 2.
Ibid., XIV, 5.
47
Ibid., VII, 4.
48
Ibid., VII, 6.
46
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comparaisons et s’évertuent à dominer les autres49. Dans le mouvement de
leurs désirs, leurs antagonismes s’accroissent, au gré des circonstances
extérieures, par une espèce de mécanique passionnelle. On pourrait croire
que, de là, résulte la différenciation des individus, qui échapperaient ainsi à
leur égalité naturelle. En vérité, les choses, explique Hobbes, sont plus
complexes. D’une part, les passions font naître en l’espèce humaine une
méfiance générale ; entre les individus, s’éveille une crainte mutuelle50.
D’autre part, la nature ayant donné à chacun un égal pouvoir de posséder
toutes choses et d’en jouir51, tout individu use de ce pouvoir qu’on appelle
“droit” (jus, right) mais qui n’est que force (strength, power ou potentia), en
portant nécessairement atteinte au même “droit” dont chacun peut se
prévaloir. Autrement dit, dans cet individualisme extrême, “le droit de tout
homme à toutes choses (jus omnium in omnia) ne vaut en fait pas mieux que
si personne n’avait droit à rien. Car un homme a peu de chances d’exercer ce
droit et d’en profiter lorsqu’un autre homme, aussi fort que lui, ou plus fort,
a droit à la même chose”.
Les passions livrent ainsi les hommes, dans l’état de nature, à l’empire de
la force. La multitude des individus, dépourvue d’unité malgré son
homogénéité qui, il faut le rappeler, est toute négative, devient un champ de
rivalités et de luttes qu’expliquent mécaniquement les lois de la nature
(celles que l’on observe dans l’humanité primitive). Dans ce que Hegel
désignera de manière significative comme “le chaos de l’état de nature”, le
désir est d’abord désir de soi52 ; dès lors, la crainte est fille du désir : chacun,
pour survivre ou, le plus souvent, par orgueil ou souci de gloire, entend
affirmer son propre pouvoir, qu’il estime être son droit de maîtrise sur les
choses et sur les autres (jus omnium in omnia et omnes)53. De là, découle un
“état d’hostilité et de guerre tel que, par lui, la nature est détruite et que les
hommes s’entretuent”54.
L’idée de la guerre universelle de tous contre tous, qui constitue le pivot de
la théorie politique de Hobbes, est ainsi présente dès les Elements of Law. Le
philosophe souligne fortement le fait que le but de tout homme est
d’échapper à la mort violente dont le menace la simple existence des autres :
non point que celle-ci soit un mal (car il n’y a ni mal ni bien, ni justice ni
injustice dans l’état de nature), mais, puisque chacun a le droit (c’est-à-dire
non pas du tout un “droit” au sens juridique du terme, mais, en termes de
physique mécaniste, la force ou le pouvoir, strength, power ou potentia) de
conserver sa vie et d’user de sa force naturelle pour y parvenir, il est
naturellement l’ennemi de tout autre. La sauvegarde de la vie s’inscrit dans
le cadre de la guerre universelle. Selon la logique immanente à la nature
humaine, l’état de nature peut ainsi se résumer en quatre notions-clefs :
l’égalité de tous, le droit de tous sur toutes choses, la crainte réciproque et
49
Ibid., IX, 1 ; XIV, 5.
Ibid., XIV, 3.
51
Ibid., XIV, 10.
52
Ibid., XIV, 2, 3.
53
Ibid., XIV, 1.
54
Ibid., XIV, 12.
50
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universelle, la guerre en sa contradiction mortelle. Dans la dédicace du De
Cive au Comte de Devonshire, Hobbes répétera, après Lucain et Bacon, la
célèbre formule : Homo homini lupus. L’horizon de l’état de nature sur
lequel grouillent les désirs et les passions est donc sombre : l’individu,
comme s’il était conduit par un instinct tout bestial, est non seulement
condamné à une vie pauvre et abêtie, mais à une vie courte qui laisse
présager, dans une conflagration généralisée, la disparition prochaine de
l’espèce. Dans ces conditions, la vie humaine, placée sous le signe de ce
droit de nature qui n’est que force, n’aurait rien d’humain.
Or, la raison - Hobbes l’a dit dès le début des Elements of Law - est, à côté
de la passion ou du désir, l’autre “ingrédient” de la nature humaine. Fidèle à
ce schéma anthropologique, il explique - ce à quoi la lecture attentive du
texte ne peut demeurer indifférente - que, tandis que les passions s’agitent
dans un climat de guerre, la raison dicte à chacun, pour son propre bien, de
rechercher la paix (dans la mesure où on peut espérer l’atteindre), de trouver
toute l’aide qu’il pourra pour se défendre et se protéger, et de faire tout ce
qui y conduit nécessairement 55. Hobbes s’applique ainsi à montrer que la
raison, définie, comme nous l’avons vu, par le langage et le raisonnement,
vient contrecarrer ce qu’il appellera dans le De Cive “la volonté réciproque
de se nuire” qui anime les individus56.
La raison, ouvrière de la mutation existentielle des hommes
La raison, par sa nature propre, ne peut tolérer l’irrationalité destructrice
qui règne en l’état de nature. Dès lors, selon Hobbes, l’anthropologie et la
logique se conjuguent pour imposer l’idée que l’empire de la peur, ombre
portée de la misère et de la violence, ne dominerait que si la voix de la raison
se taisait. Par le pas qui lui est propre, la raison, ayant en effet pour fin de
rechercher “notre sûreté et notre conservation”57, “conseille à chacun de se
porter à la paix”58. La guerre ne peut cesser que par son intervention, seule
capable de mettre un terme au rapport de forces brutes qui rend la condition
humaine belliqueuse et meurtrière et, surtout, paradoxalement contradictoire
puisque, lorsque chaque individu s’en remet au droit qu’il a sur toutes
choses, c’est d’abord qu’il aspire à sa propre survie. C’est seulement lorsque
s’élève la voix de la raison que s’écroule l’empire de la peur engendré par
l’universelle conflictualité qui habite l’espèce humaine. Cela n’est possible
que parce que la raison supplante le “droit de nature” par la “loi de nature”.
Alors, l’image de la mort, doublet du droit de nature, est effacée par
l’espérance calculée de la paix à laquelle invite la loi de nature.
Si l’idée de loi naturelle à laquelle en appelle Hobbes s’inscrit dans une
longue tradition, le philosophe, dès les Elements of Law, lui confère une
55
Ibid,. XIV, 14.
De Cive, I, 3.
57
Human nature, XIV, 3.
58
Ibid., XIV, 14.
56
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silhouette originale : elle ne réside pas, dit-il, comme l’ont répété “la plupart
des auteurs”, dans le consensus omnium, mais elle est la raison elle-même59.
Bien qu’il soit impossible qu’un seul acte de la raison soit contraire à la loi
divine60, les lois naturelles (Hobbes emploie indifféremment le singulier et le
pluriel, ce qu’il justifiera, dans le Léviathan, en montrant qu’elles se
déduisent toutes des deux lois “fondamentales” de nature), en manifestant la
raison qui leur est immanente, ne se confondent pas avec la loi divine. Loin
d’être la révélation d’une vérité transcendante, ainsi que l’a soutenu la
tradition, elles sont la manière qu’a la raison, dans la nature humaine, de
s’exprimer. Comme le montrera le Léviathan61 en développant systématiquement ce qui, en 1640, n’est encore qu’une intuition, claire assurément
mais quelque peu désordonnée62, elles ont à la fois le tour logique des
conclusions d’une raison théorique et le caractère moral d’une raison
pratique qui lie et oblige63. L’important est ici que les lois naturelles ne
soient pas véritablement des “lois”, c’est-à-dire ne soient pas dotées d’une
force de commandement qui, par soi, constitue une raison suffisante d’agir64.
Elles n’ordonnent rien aux hommes. Elles sont simplement un calcul et un
conseil de la raison ou, si l’on préfère, la parole de la droite raison. Ce serait
en tout cas se méprendre gravement que de voir en elles des normes
juridiques. Elles ne sont même pas des règles impératives. A la différence
des lois civiles qui seront édictées dans l’Etat, elles ne comportent aucun
caractère contraignant. L’obligation qu’elles formulent est soumise au libre
consentement de chacun. Dans le Léviathan, Hobbes, retrouvant le schéma
constitutif de la nature humaine esquissé par les Elements of Law précisera
qu’elles sont une tendance ou, mieux, une “qualité” (il faut même entendre
ici une “vertu”) de l’humaine nature.
Cependant, dans les articles qui achèvent la première partie du texte de
1640, Hobbes, contrairement au projet analytique qui était le sien (et bien
qu’il répète souvent que “la raison n’appartient pas moins à la nature
humaine que la passion”65) ne propose pas d’analyse phénoménologique ou, dans son langage, “élémentaire” - de la raison. Il paraît estimer que
l’étude par laquelle il a précédemment montré que la raison est langage et
calcul - ratio, oratio, ratiocinatio - est suffisante à son propos. Il préfère
insister sur les techniques ou sur la procédure mise en œuvre par la raison
qui, souligne-t-il une fois encore, est “la même en tous les hommes parce
59
Ibid., XV, 1.
Elements of Law, Seconde partie, De corpore politico, V, 12.
61
Léviathan, chap. XXVI.
62
Bien que le chapitre XV de l’Human nature rapproche et même identifie l’une à
l’autre la voix de la raison et le dictamen de la loi naturelle, il n’expose pas, comme
le feront le De Cive et le Léviathan, la déduction rationnelle des lois naturelles,
déduction qui sera si importante que ces lois, écrira alors Hobbes, sont plutôt “des
conclusions ou des théorèmes concernant ce qui favorise la conservation et la
défense des hommes”, Léviathan, chap. XV.
63
Human nature, XIII, 6.
64
Ibid., XIII, 6.
65
Ibid., XV, 1.
60
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que tous les hommes s’accordent à vouloir être dirigés et gouvernés dans la
voie qui mène [... ] à leur propre bien”. Les préceptes de la raison, ainsi
confondue avec la loi naturelle, sont “ceux qui nous montrent les voies de la
paix” là où on peut l’obtenir et les moyens qui la rendent accessible66. La
suite du chapitre expose donc de manière méthodique comment, pour
échapper à l’état de guerre, chaque homme, en suivant la loi de nature, doit
ou abandonner (to lay down, to relinquish) son droit de nature sur toutes
choses, c’est-à-dire indiquer, par des “signes suffisants”, qu’il n’en veut plus
faire usage, ou le tranférer (to transfer) à un autre homme, c’est-à-dire
indiquer, par des “signes suffisants”, qu’il ne s’opposera pas à celui à qui il
le transmet 67. Le raisonnement est simple et se déploie comme un calcul
d’équilibre des forces : si chacun cède le droit qu’il a sur toutes choses et si
chacun en fait autant, les antagonismes générateurs de guerre n’ont plus lieu
d’être. Ce transfert du droit de nature s’avère ainsi comme un dictamen
rationis que la coutume ne saurait absolument pas remplacer, comme le croit
indûment Bodin68. D’ailleurs, il s’accompagne de paroles - ratio est oratio qui, dit très classiquement Hobbes en faisant subtilement intervenir les
catégories du temps (“J’ai transféré”, “je tranfère”, “je transférerai” mon
droit), signifient la promesse de l’une des parties et l’acceptation de l’autre69.
Et comme, par delà les mots, qui peuvent être insuffisants ou mal compris, il
convient, en cette procédure de transfert du droit, de considérer aussi l’esprit,
il est nécessaire de distinguer le don gracieux (free gift) et le contrat
(contract)70. Dans le premier cas, le transfert du droit s’opère sans
considération de bienfait réciproque, passé, présent ou futur ; dans le second
cas, au contraire, la donation est “mutuelle” et s’effectue “avec à l’esprit le
bienfait réciproque”. Encore est-il nécessaire en l’occurrence de distinguer
trois situations possibles : ou bien les deux parties se font confiance ; ou bien
l’une seulement fait confiance à l’autre ; ou bien encore aucune n’accorde sa
confiance. C’est seulement, précise Hobbes, lorsque la confiance est
mutuelle que le contrat a véritablement lieu ; il s’appelle alors pacte ou
covenant71 : dans ces conditions, il lie les parties, c’est-à-dire crée entre elles
des liens (bonds), et entraîne leur obligation mutuelle et réciproque. Selon
Hobbes, qui ne se borne pas ici à reprendre à son compte une analyse tout à
fait classique de la notion juridique de contrat, cette obligation n’est pas
celle qui s’attachait in foro externo aux lois naturelles par exemple dans la
tradition aristotélico-thomiste ; elle s’exerce in foro interno et constitue
plutôt en chacun de nous une incitation à placer l’intention et la volonté dans
la voie téléologique que la nature veut voir se réaliser72. La force des
préceptes de la loi naturelle n’étant autre que la force des raisons qui
conduisent à sceller le covenant, celui-ci ne peut être violé sans être
66
67
68
69
70
71
72
Ibid., XV, 1.
Ibid., XV, 3.
Ibid., XVII, 11.
Ibid., XV, 4.
Ibid., XV, 3, 7 et 8.
Ibid., XV, 9 ; cf. Léviathan, chap. XIV.
Ibid., XVII, 10.
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immédiatement rompu : alors, le droit de nature et l’état de guerre qui résulte
de son exercice sont rétablis, tandis que ressurgit le jeu des forces
antagonistes. Autrement dit, le covenant s’impose, dès l’instant où il est
conclu, comme la cheville ouvrière grâce à quoi la construction rationnelle
de la paix devient possible.
Pour que le calcul rationnel qui préside aux pactes et doit obliger à la paix
soit valide, certaines conditions, précise Hobbes qui rédige en quelque sorte
un code de procédure, sont requises : ainsi, l’homme ne saurait pactiser avec
Dieu ou avec un insensé ; la promesse ne saurait être extorquée sous la
menace ou en suscitant la peur ; elle ne doit pas porter sur des choses
impossibles... L’irrationnel - supra ou infra-rationnel - n’a pas sa place dans
le covenant. En outre, remarque Hobbes, il arrive, comme le savaient les
Romains, qu’un serment soit une clause annexée à une promesse73. Comme
le but du serment est d’attirer la vindicte de Dieu sur ceux qui rompent les
pactes, il est vain de jurer par les hommes, fussent-ils princes. En tout état de
cause, le serment, qui en appelle à la religion et au sacré, n’ajoute rien à
l’obligation d’exécuter le pacte juré ; il fait courir à l’homme “le risque d’un
châtiment plus grand”.
Toutes ces remarques, que Hobbes répétera dans ses traités ultérieurs, sont,
au fond, tout à fait classiques ; pour la plupart, elles ont été faites et plus ou
moins développées par Grotius. L’originalité de Hobbes est néanmoins de
souligner avec profondeur que les pactes ne prennent sens et valeur que
parce que l’homme a le privilège de se projeter vers l’avenir. Ils s’inscrivent
donc de manière lumineuse dans la conception téléologique de la nature
humaine où, conformément à la loi fondamentale de nature, les hommes
fuient la mort et poursuivent, avec la paix, le comfort of life, c’est-à-dire leur
bien-être et leur sécurité74.
Bien entendu, la validité des pactes exige aussi que les hommes restent
fidèles à la parole donnée : la foi jurée est inscrite dans la loi de nature75.
Toute violation du pacte entraîne une in-juria (injury), c’est-à-dire place
celui qui la commet dans son tort et crée une injustice.
Dans ses œuvres plus tardives, Hobbes, prenant de l’altitude par rapport à
l’analyse du contrat qu’offrent - en suivant, pour l’essentiel, les
jurisconsultes - les Elements of Law, montrera avec insistance que la paix
n’est pas naturelle aux hommes, que ceux-ci, à raison de leur nature, ont
charge de l’édifier et que le calcul rationnel téléologique qu’ils doivent
effectuer pour l’obtenir, relève de “l’art”. Dans le cadre de la philosophie
individualiste, rationaliste et volontariste qu’élabore Hobbes, l’artificialisme
est tel qu’il n’y a pas de paix possible parmi les hommes s’ils ne la
fabriquent. Mais l’important est que, par delà les techniques instauratrices de
la paix entre les hommes, le calcul pragmatique d’intérêts qui la rend
possible obéisse à la téléologie de la loi de nature : “Si la paix est la loi
73
74
75
Ibid., XV, 15. Cf. R. Verdier (éd.), Le Serment, CNRS, 1991.
Ibid., XIV, 12.
Ibid., XVI, 1.
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générale de la nature, les moyens pour y parvenir doivent être compris en
cette loi”76.
Cette postulation philosophique constituera l’axiome de base sur lequel le
De Cive et le Léviathan élaboreront l’épure logique de la société civile ou
politique, c’est-à-dire de cette civil association qu’est l’Etat. Dans la
première partie des Elements of Law, le problème politique ne se dessine que
sur l’horizon des analyses de l’human nature ; mais Hobbes l’aborde
expressément dans la seconde partie, intitulée précisément De corpore
politico. S’il s’oppose vigoureusement à l’idée aristotélicienne de société
naturelle77 en démontant les tenants et les aboutissants du covenant qui
arrache les individus à l’état de guerre pour constituer la société, c’est pour
indiquer que celle-ci exige de la part de chacun, donc, de tous, que la vertu et
l’équité réalisent l’accomplissement de la loi naturelle. N’est-ce point là
d’ailleurs ce qu’enseignent les Saintes Ecritures 78 lorsqu’elles disent que la
justice, accomplissement de la loi, est le chemin de la paix 79 ? Mais les
références scripturaires de Hobbes ne signifient point son intention de faire
retour aux perspectives de la théologie traditionnelle. Comme Grotius,
Hobbes estime que la condition des hommes serait ce qu’elle est “même si
Dieu n’existait pas” ou se désintéressait des affaires humaines80 ; mais
Hobbes, pas davantage que Grotius, ne croit au “désenchantement” du
monde. L’omniprésence de la loi naturelle dans les comportements
rationnels des hommes suffit à le prouver. Il reste que la condition des
hommes en ce monde dépend des calculs pragmatiques d’utilité qu’effectue
la raison : en affranchissant les hommes du poids délétère et mortel de leurs
passions, la raison les place dans le chemin de paix et de profit commun81
que veut la grande loi de nature.
Dans la démarche philosophico-politique de Hobbes, il reste alors à
préciser les rapports que, dans le cadre artificialiste de sa théorie, les lois
civiles de l’Etat devront entretenir avec les lois fondamentales de nature. A
ce problème difficile et délicat s’attachera le De Corpore politico, que l’on
ne peut, cela est évident, disjoindre de l’Human nature. Hobbes, d’ailleurs,
s’était expressément donné pour objectif d’étudier les “éléments du droit”,
tant “naturel” que “politique”. Mais si, au terme de l’Human nature, les
“sources” du droit de l’Etat sont mises en lumière et laissent présager ce que
seront les procédures d’institution de la société civile, le problème des
rapports entre les lois de l’Etat et les lois de nature s’entoure encore de tant
de pénombre que, sur ce point, les interprètes de la philosophie hobbienne se
sont souvent opposés82.
76
Ibid., XVI, 13.
Ibid., XVII, 1.
78
Ibid., XVIII
79
Romains, III, 17.
80
Grotius, De jure belli ac pacis, Prolegomena, § 11.
81
Human nature, XIX, 8.
82
Nous renvoyons sur ce point à notre étude “L’intuition du positivisme juridique et
ses limites dans la pensée de Hobbes”, in L. Roux et F. Tricaud, Le Pouvoir et le
Droit, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 1992.
77
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Ainsi qu’aime à le répéter judicieusement Raymond Polin83, la doctrine
traditionnelle du droit naturel, dans la philosophie de Hobbes, a éclaté. Dès
les Elements of Law, non seulement la notion de “droit” s’inscrit dans le
contexte mécaniste où Hobbes situe la nature humaine et s’identifie à ce qui
est force (strength) ou pouvoir (power), mais loin de s’apparenter à la “loi
naturelle”, le droit de nature se distingue d’elle comme se distinguent la
passion et la raison. Sans doute ne mesure-t-on pas encore très bien dans la
première partie de ce texte l’envergure de la “personne publique” que sera
l’Etat-Léviathan, habilité par sa génération même à instaurer la paix et la
sécurité. Pourtant, l’Human nature et le De Corpore politico, dans leur
succession même pour constituer les éléments du “droit naturel et politique”,
suggèrent déjà le caractère unitaire, voire monolithique de la pensée de
Hobbes 84.
Aussi n’est-il pas sans intérêt de chercher le sens que revêt cet éclatement
du droit naturel jeté en pleine lumière par les analyses anthropologiques du
premier texte politique de Hobbes.
Bien que la lecture de Hobbes par Leo Strauss85 soit très souvent
discutable, nous en retiendrons cependant une idée puissante : à savoir que,
selon Hobbes, et cela dès ses premières œuvres, “nous n’avons de
connaissance absolument certaine ou scientifique que des objets dont nous
sommes la cause”86. Les Elements of Law montrent que le monde de nos
constructions est, au sens strict, notre création, c’est-à-dire l’œuvre de notre
raison, et, plus précisément, l’aménagement des signes qu’elle invente et
qu’elle articule par ses raisonnements. De ce que nous ne comprenons que ce
que nous créons, il ne faut certainement pas conclure avec Strauss que
Hobbes, à cause de cette démarche rationaliste, se contente, au rebours de
tous les idéalismes, d’un “matérialisme” qui, n’ayant pu être métaphysique,
est demeuré simplement “méthodique”. En revanche, il est tout à fait juste de
dire que Hobbes a assigné à la pensée politique, le besoin, pour l’instauration
de la société étatique, d’une “causalité humaine”. Autrement dit, le remède
aux menaces qui rôdent dans la condition naturelle des hommes ne se trouve
plus, selon lui, dans une mystérieuse grâce divine, mais dans le droit
gouvernement des républiques, celui que construit la raison en se plaçant,
par ses calculs pragmatiques, dans la voie de la téléologie cosmique.
Carl Schmitt, qui a été si profondément marqué par la pensée politique de
Hobbes, admet lui aussi que, dans le corpus tout entier de sa philosophie,
83
Raymond Polin, Politique et philosophie chez Thomas Hobbes (1953), rééd. Vrin,
1977 ; Hobbes, Dieu et les hommes, PUF, 1981.
84
Il est significatif que le De Cive et le Léviathan s’attacheront eux aussi à une
étude anthropologique avant d’élaborer une philosophie politique.
85
Leo Strauss, The political philosophy of Hobbes (1936), traduction française,
Belin, 1991. Voir aussi les Cahiers de philosophie politique et juridique, Caen, 1993,
n° 23 : La pensée de Leo Strauss.
86
Leo Strauss, Droit naturel et histoire, traduction française, Flammarion, p. 159.
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l’idée d’humanité s’est substituée à celle de Dieu. Mais, estimant que
Hobbes, nonobstant son mécanisme, est resté “personnaliste” et a pensé son
Etat-Léviathan comme “instance de décision ultime et concrète”87, il en tire
d’autres conclusions que Leo Strauss. Il n’y a point chez Hobbes, estime-t-il,
d’”anthropomorphisme”, mais une “nécessité méthodique et systématique”
telle que les concepts politiques deviennent, au gré de ses analyses, “des
concepts théologiques sécularisés”.
Même si les Elements of Law natural and politic ne sont qu’un travail
préparatoire au grand œuvre, ils contiennent, dans la continuité même de
l’Human nature et du De corpore politico, l’idée-force qui l’inspire de bout
en bout. Dès la période terrible que fut pour lui l’année 1640, Hobbes
considère en effet que la sombre condition naturelle des hommes est absurde
et intolérable : alors que tout, en l’homme, est désir de vie, il ne peut se
conduire comme une bête, sans cesse exposé à la mort. Aussi la raison estelle, dit Hobbes, fille de la nécessité : la loi fondamentale de nature, en se
confondant avec la parole même de la raison, conseille de tendre à la paix
car, seul, ce comportement rationnel est droit et juste pour l’homme
authentiquement humain. Le problème est donc que cet homme
véritablement humain, qui découvre par sa raison les contradictions fatales
de l’état de nature, s’efforce, par son raisonnement (c’est-à-dire par le calcul
téléologique dont la raison est capable) d’en surmonter l’absurdité. Ratio,
oratio et ratiocinatio, en leur intime complémentarité, constituent la cheville
ouvrière d’une condition en laquelle l’homme est authentiquement humain ;
elles œuvrent de concert à l’établissement de la société politique. C’est dire
qu’il appartient à l’homme, en instaurant un nouvel équilibre des forces de
l’human nature, d’être l’artisan de son humanité.
L’idée, à tout prendre, paraît simple. La difficulté est pourtant réelle de
saisir la signification du mécanisme politique qu’élabore Hobbes. En effet,
en 1640, le philosophe est tiraillé entre certitude et incertitude. D’une part,
Hobbes a acquis une certitude : dans l’Angleterre malade de son temps, la
mécanique politique est si déréglée que la guerre civile, la forme la plus
odieuse de la guerre de tous contre tous, ramène les hommes à l’état de
nature. Mais, d’autre part, Hobbes est encore en proie à une incertitude qui le
tenaille : le statut de l’homme lui apparaît écartelé entre le jeu des forces
d’un mécanisme nécessitant et les puissances libératrices du consentement
au pouvoir civil qu’il édifie par l’art de son raisonnement. C’est pourquoi,
dans les Elements of Law, le triptyque ratio, oratio, ratiocinatio qui est
destiné à porter toute l’œuvre politique de Hobbes, ne possède pas encore
l’assurance que l’on pourrait attendre des artifices de la raison. Dans ses
œuvres ultérieures, le philosophe s’efforcera d’élucider les rapports de la
nécessité et de la liberté afin de surmonter, par la rigueur de sa construction
juridico-politique, l’inquiétude qui risque de rôder encore dans l’humaine
nature, même lorsqu’elle écoute la voix de la raison.
Simone Goyard-Fabre
87
Carl Schmitt, Théologie politique, I, traduction française, Gallimard, p. 56.
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