1 La Médecine Traditionnelle et son implication Éthique (Monde Arabe) Fouad N. Boustany Membre du CIB Introduction Quand on aborde aujourd'hui la question de la Santé et de La Médecine Traditionnelle (MT) dans le Monde Arabe, on met en jeu toutes les dimensions sociales du problème, dans leurs aspects historiques, culturels, politiques et surtout économiques. Avant et surtout après la période coloniale, les difficultés économiques et sociales du Monde Arabe, provoquées par les libérations économiques rapides et libérales associées aux courants fondamentalistes naissants se traduisirent d'une façon aigue dans le domaine de la Santé. Dans les pays arabes, depuis toujours, le récit de l'apparition et du développement des maladies, en restituant les conditions et les facteurs favorisant l'évolution de ces maladies et la lutte des hommes pour s'en protéger, nous apprend comment les Arabes ont d'abord subi, puis appris par les transmissions orales de génération en génération et par certaines écritures, à maitriser ces événements qui étaient en partie la conséquence de l'évolution des sociétés arabes et aussi le déplacement des Arabes autour du bassin méditerranéen et l'installation progressive et imposée des pouvoirs colonialistes notamment au XVIII et XIX siècle. Dans la période contemporaine, la surenchère à laquelle se livrent les responsables politiques et les gouvernements pour développer dans des directions parfois contradictoires et antinomiques, des systèmes de santé qui se veulent de plus en plus performants, se heurte souvent à des réactions culturelles, psychologiques et religieuses qui en limitent l'efficacité et sont sources de gaspillage importants. Les gouvernements sont confrontés, avec la modernisation des installations sanitaires et la progression des performances techniques, stimulées par la croissance 1 2 des demandes populaires, à des contraintes économiques qu'ils ne peuvent satisfaire et à l'installation d'un classement social catégoriel que la société civile supporte matériellement et psychologiquement avec rejet. Ainsi en pays arabe, dans le domaine de la santé et de la Médecine Traditionnelle (MT) on ne peut comprendre les difficultés actuelles, les contradictions entre discours officiels et les pratiques et exigences populaires sans prendre en considération la diversité des héritages culturels et la dissociation entre le point de vue des populations, fondé sur un savoir empirique et celui des hommes de sciences que sont les médecins fondé sur les exigences de la science moderne. De plus, la nouvelle "manière de penser" des sociétés arabes, introduite par la pénétration occidentale coloniale se manifeste par des revendications parfois violentes concernant le "Droit au soin" et le "souci de soi" revendications inexistantes avant cette pénétration. Cependant, ces changements et revendications n'ont pas affaibli le recours à la MT dans les pays arabes. Cet attachement à la MT est dû autant à un attachement solide aux traditions culturelles ou religieuses qu'à une déficience probante des systèmes de santé modernes existants. Ces dernières années, la référence à une médecine dite "islamique" dans certains pays arabes brouille un peu le panorama général. Il reste à dire que dans certaines régions arabes les frontières entre les divers savoirs, traditionnel ou scientifique moderne, ne sont pas très étanches. Même si la médecine allopathique la considère avec mépris, et même si elle est négligée ou répudiée dans l'enseignement, la MT ne s'est pas affaiblie d'autant plus qu'elle s'est partiellement fusionnée dernièrement avec la médecine dite "islamique" qui interprète l'héritage du passé à partir des problèmes d'aujourd'hui. La population la recherche suivant les possibilités dont elle dispose stimulée par ce retour à l'Islam, le tout comportant une dimension éthique qu'il est insensé d'ignorer. En somme et souvent, on accède en pays arabe à la MT en conséquence d'une imparfaite médicalisation des régions et à l'impossibilité pour les catégories les plus pauvres de la population de parvenir aux structures de santé modernes, (les guérisseurs étant à 2 3 portée de main,) bien plus qu'un choix véritable et délibéré. Il s'agit donc d'une véritable complémentarité entre médecine moderne et médecine traditionnelle plus qu'une incompatibilité. En outre, à l'heure où la médecine dite "douce" fait de plus en plus d'adeptes en occident, comment être surpris que les patients arabes manifestent une préférence pour des pratiques moins agressives et plus respectueuses de leur histoire et de leur condition d'existence que celles que la médecine moderne leur propose dans des systèmes de soins surchargés, parfois mal équipés, avec un accueil souvent déficient. Petite Histoire de la Médecine Traditionnelle(MT) Dans le Monde Arabe. La MT arabe désignée souvent par MT islamique (MTI) constitue la continuité de la médecine galénique elle-même héritage de la médecine gréco-romaine hippocratique. La MT arabe eut son apogée au Moyen-âge avec de grands médecins comme Razès et Avicenne dont les travaux et ouvrages régnèrent sur cette profession pendant des siècles et contribuèrent au réveil et au développement de la médecine moderne ou scientifique. Les tradipraticiens arabes musulmans ont contribué de manière significative au développement de l'art médical thérapeutique et pharmacologique aux X et XI siècles comme ils ont été les créateurs des premiers hôpitaux dans l'Empire arabe qui inspirèrent les Croisés pour leurs installations hospitalières dans le monde occidental. Le "Traité de Médecine" de Razès (865-925) a enseigné au monde la "méthode expérimentale". Abu Al-Qasim (1000-1020) est considéré comme le père de la chirurgie moderne avec le "Kitab ai Tasnif" et Avicenne (1020) avec ses 3 4 ouvrages "Canon de la Médecine" et "Livre de la Guérison" est universellement connu comme le plus grand penseur et chercheur dans l'histoire de la Médecine. Ses ouvrages sont demeurés des références académiques médicinales jusqu'au XVIII siècle. Ibn Al Nafis (1242) décrivit le premier la circulation sanguine et Mansour ibn Ihjas (1390) a été le promoteur de la dissection et de la description anatomique du corps humain. A cette période productive et brillante de la Médecine Traditionnelle Arabe succédèrent des siècles de léthargie et de stagnation. Le Haut Moyen-âge vit l'éclosion de la Médecine scientifique et expérimentale moderne, dont la puissance et l'efficacité n'ont fait qu'augmenter jusqu'à nos jours. Cohabitation de la MT et de la Médecine scientifique Au Moyen-Orient. L'existence dans certains pays du Moyen-Orient parfois de grandes difficultés à l'accès de la population aux institutions de soins publiques (zones rurales, pauvreté, hôpitaux sans personnel qualifié et suffisant, équipement non entretenu, manque de médicaments etc…) poussent la population à recourir à la MT, bien que cette médecine soulève une certaine indignation chez les médecins affiliés aux Ordres Professionnels. Toutefois, il est démontré, depuis des siècles, bien avant l'installation dans cette région de la médecine occidentale, que la MT contribue et continue à contribuer à l'amélioration du statut sanitaire de la population. Certes, il n'est pas aisé de définir clairement et méthodiquement la MT et lever son ambigüité car ses méthodes sont et restent basées, depuis des générations, sur l'expérience personnelle ou sur les connaissances transmises oralement ou dans certains ouvrages non contrôlés. Par exemple, alors que certaines plantes sont utilisées 4 5 d'une manière empirique pour soulager des maux, d'autres remèdes et méthodes sont détenus par des "praticiens" qui sont rémunérés pour leurs actes et gardent jalousement leurs secrets. Il est par conséquent nécessaire d'effectuer, dans nos pays, des études scientifiques tant sur l'efficacité que la nuisance des traitements préconisés et d'instituer éventuellement des licences qui protégeraient la pratique de certaines méthodes connues pour leurs bienfaits. Il est aussi utile sinon nécessaire d'organiser sous la tutelle de l'Etat des rencontres entre médecins et tradipraticiens afin de codifier la prise en charge sanitaire de la population, surtout dans le domaine des soins primaires. Il est probable que dans ces conditions certains tradipraticiens, travaillant actuellement dans l'ombre, accepteraient, pour palier au manque de certains médicaments, de livrer des connaissances "secrètes" sur certaines plantes connues pour être efficaces. En échange, les médecins pourraient inculquer aux guérisseurs isolés ou éloignés des notions techniques et pharmaceutiques utiles dans des régions délaissées. En somme, cet échange aidera à maximaliser les compétences pour une meilleure santé publique des pays dits "en voie de développement" noyés dans une démographie insurmontable et des courants politiques et religieux agressifs. Les Tradipraticiens au Moyen-Orient On trouve notamment dans les pays du Moyen-Orient et pas uniquement dans les zones rurales des tradipraticiens qui utilisent des méthodes thérapeutiques basées sur l'empirisme. Il n'existe pas à notre connaissance, de méthodologie officielle : certains utilisent surtout les plantes et les exercices physiques, d'autres utilisent des techniques ésotériques, faisant appel aux esprits ou à la religion. 5 6 Dans ces pays, selon leurs traditions et leurs législations publiques, la MT peut-être courante, partiellement tolérée ou interdite. Ses méthodes sont souvent préventives et s'appuient sur la relation de confiance entre praticien et patient qui désire une recherche personnelle et la quête d'un cadre hors des cadres de la médecine moderne. Certaines techniques traditionnelles sont utilisées par des médecins inscrits aux Ordres Professionnels ou des auxiliaires médicaux sous ou en dehors du contrôle de l'Etat. Toutefois, la majorité de ces pratiques, basées sur des hypothèses non validées scientifiquement, ne sont pas reconnues par les pouvoirs publiques ni remboursées par la sécurité sociale ou les Ministères de la Santé. Utilisation de la MT par des médecins. Problèmes éthiques. Problèmes Déontologiques L'utilisation des méthodes de la MT par des médecins pose un certain nombre de problèmes déontologiques : En principe, tout médecin, même s'il n'est pas d'accord avec les concepts de la MT, peut y avoir recours afin de respecter les croyances du patient et lui amener bien-être et confort. Toutefois, vue la diversité des pratiques employées sans évaluation sérieuse et l'anarchie prédominante dans ce domaine, des dérives et des abus peuvent survenir et une régulation est nécessaire. Problèmes économiques Il est actuellement admis, dans les pays qui tolèrent la MT, que cette médecine ne génère pas d'économie financière malgré le prix très concurrentiel des actes pratiqués. De plus, l'impact du remboursement de ces actes reste difficile à évaluer vue les complications qui peuvent survenir et qui restent inconnues et cachées. De plus, le recours à la MT seule peut 6 7 parfois retarder un diagnostic précoce salvateur pouvant être fait par la médecine conventionnelle. Problèmes légaux : L’aspect légal de la MT est aussi à discuter : la notion « d’exercice illégal de la médecine » et « l’usurpation du titre de médecin » semble exister afin d’écarter toute personne qui s’aventure à utiliser des traitements nouveaux sans qu’il en ait été prouvé l’innocuité et l’efficacité. L’utilisation d’une thérapeutique nouvelle et non reconnue par l’Etat doit subir avant sa mise sur le marché ou son application, des essais de validation très encadrés. Pratiquement, tous les pays arabes possèdent des législations de santé publique et de pharmacologie qui gèrent ces essais, d’autant plus que les laboratoires pharmaceutiques sont soupçonnés souvent de faire pression sur les gouvernements afin d’appliquer des législations restrictives et bloquer les pratiques traditionnelles et leur remboursement. Par ailleurs, nombreux sont les médecins qui ont été poursuivis au Liban et ailleurs au Moyen Orient pour avoir utilisé des thérapeutiques non validées par les pouvoirs publics. En somme, le recours aux médecines parallèles doit être judicieux : le traitement d’une maladie grave nécessitant une thérapie à technologie de pointe peut être retardé par l’emploi exclusif d’une médecine parallèle même si ce recours apporte aux patients une sensation de bien-être et une amélioration psychique. Il faut pourtant signaler que dans le Monde Arabe, comme probablement ailleurs la MT répond à une lacune de la médecine allopathique en termes d’amélioration de la qualité de vie du patient. Elle ne prétend pas se substituer à la médecine allopathique mais intervient en prophylaxie avant l’apparition des troubles organiques. Il convient aussi de rappeler que la MT à l’instar de la médecine allopathique est basée sur l’expérimentation et lui est souvent nettement antérieure. 7 8 Recherches en phytothérapie dans le Monde Arabe Avec l’augmentation mondiale actuelle de l’intérêt pour la MT, des recherches sont actuellement déployées dans plusieurs pays arabes afin de réglementer et surveiller les médications à base de plantes (phytothérapie). Alors que la phytothérapie d’Extrême-Orient est caractérisées par l’emploi d’un grand nombre de formules multi-herbes, la MT arabe et islamique utilise un petit nombre d’espèces végétales locales. La persévérance de cette médecine est due en partie à une transmission écrite dans de nombreux ouvrages et en partie à une transmission orale souvent familiale, de génération en génération. Ces ouvrages sont encore consultés aujourd’hui. Des recherches phytothérapiques ont été menées notamment en Syrie, Maroc, Yémen, Egypte etc. Rien qu’au Liban, une dizaine d’ouvrages sont exposés dans les librairies. Les enquêtes récentes d’ethno-pharmacologues sur l’utilisation potentielle de certaines espèces de plantes dans la région méditerranéenne ont enregistré 250 à 300 espèces végétales encore en usage. Les remèdes sont administrés par des praticiens ou guérisseurs sous forme de décoctions préparées en faisant bouillir des parties de plantes dans l’eau ou l’huile ou encore sous forme d’huiles essentielles ou de sirop ou de baumes macérés. Ces dernières années, la publicité audiovisuelle présente au public de nombreuses spécialités multi-herbes en pilules ou gélules ou poudres prétendu testées en collaboration avec des chimistes et des médecins et prescrits aux patients. Les chercheurs de la « Galilee Society Research and development Centre » en collaboration avec différents instituts ont publié dernièrement plus de vingt articles sur les plantes médicinales. Dans une initiative visant à rétablir et préserver les connaissances de la MT arabe et islamique une conférence a été organisée en 2007 à Amman- Jordanie. Cette conférence a décidé de créer une institution servant de réseau entre les divers pays de la région afin de coordonner les recherches et revitaliser les pratiques de la MT tout en encourageant les 8 9 investissements dans la recherche phytothérapique. Ce réseau vise aussi une meilleure formation professionnelle des tradipraticiens et des guérisseurs. Une attention particulière a été consacrée envers les espèces de plantes en voie de disparition ou menacées d’extinction. Al-Maissam, le centre des plantes médicinales de la « Galilee Society », fondé en 1999 a pour objectif de redécouvrir l’héritage arabe antique de la phytothérapie, héritage considéré comme patrimoine et de préserver les plantes médicinales indigènes ainsi que la promotion ethnobotanique de la flore Moyen-Orientale. En somme, rendre la phytothérapie populaire compatible avec la science moderne. Réflexions sur l’état actuel de la MT dans les pays arabes Pour décrire l’état actuel de la MT arabe et islamique nous avons eu recours, en accord avec le bureau du Groupe de Travail à un sondage auprès des spécialistes, chercheurs et bioticiens arabes dont la liste de noms nous a été confiée en grande partie par le bureau de l’UNESCO au Caire. Nous avons adressé 32 lettres-questionnaires à nos collègues dans 16 pays arabes. Les réponses (Algérie, Soudan, Yémen, Emirats Arabes Unis et Liban) furent peu nombreuses et les questionnaires hâtivement remplis. Toutefois, nous pouvons en tirer les conclusions suivantes (à compléter plus tard). - Ce qui interpelle en premier c’est la grande diversité de l’emploi de la MT dans chaque pays et le changement d’attitude des pouvoirs et de la population envers cette médecine. Aucun des pays consultés ne ressemble à un autre et l’enseignement de la MT n’est développé qu’au Soudan. Les autres pays ne signalent pas d’instituts ou de facultés où l’enseignement de la MT est inséré. - Toutes les réponses insistent sur le fait que la Santé Publique officielle est totalement vouée à la médecine allopathique mais que des gouvernements tolèrent la pratique de certains actes de MT même dans les hôpitaux publics (Acupuncture, thérapies manuelles, médicaments à base de plantes) mais 9 10 - - - aucun n’est remboursé par la Sécurité Sociale, les mutuelles ou les assurances. Dans plusieurs pays la MT est utilisée pour les soins primaires (Soudan, Algérie, Yémen) et possèdent des institutions de recherche (Soudan, Emirats Arabes Unis…). L’intégration totale de la MT dans le système de santé n’est signalée dans aucun pays qui tolère cependant certains actes de MT. Peu de réponses signalent des complications iatrogènes car non déclarées officiellement (sauf au Soudan). Aucun pays arabe ne dispense un diplôme ou un certificat de MT, mais certains pays dispensent des permis à des médecins ou infirmières, pour pratiquer des actes de MT tels que la phytothérapie, l’acupuncture, le Yoga et les exercices physiques. Tous signalent que près de 70 à 90% de la population ont toujours ou souvent recours à la MT spécialement les catégories démunies et rurales ou mues par des contraintes spirituelles et religieuses. Enfin toutes les réponses suggèrent que des enquêtes sociologiques, des séminaires ou des rencontres de dialogue dans ce domaine soient entrepris entre les responsables de la santé et les tradipraticiens ou guérisseurs pour échanger des connaissances afin d’améliorer l’entraide entre les deux médecines et d’améliorer la santé publique. 11