LA LIBER
VENDREDI 18 FÉVRIER 2011
8 HISTOIRE VIVANTE
Ce que l’Occident doit au monde arabe
CULTURE •
Géographie, mathématiques, médecine, astronomie,architecture, beaux-arts... L’héritage légué
par l’islam pendant des siècles à l’Europe a eu une influence majeure sur notre civilisation.Tour d’horizon.
PASCAL FLEURY
La peur actuelle de
l’islam militant ten-
drait à nous le faire
oublier: au Moyen
Age, la civilisation
arabo-musulmane a
eu une influence cul-
turelle majeure sur l’Occident. Du VIII
e
siècle à la Renaissance, au fil de ses
conquêtes et de ses vastes échanges
économiques, le monde arabe a illu-
miné l’Europe obscure de ses décou-
vertes scientifiques et de ses splen-
deurs artistiques, après avoir
habilement assimilé les savoirs grec,
indien, babylonien et persan.
Ses trésors intellectuels et de raffi-
nements, partagés dans un dialogue et
une stimulation réciproque, ont contri-
bué grandement au développement de
la civilisation occidentale. Un petit tour
d’horizon de ces «mille et une» mer-
veilles, souvent encore palpables au-
jourd’hui, suffit à s’en convaincre.
Les traductions arabes
Alors que depuis le III
e
siècle, l’activité
savante est engourdie dans le monde
romain puis byzantin, à Bagdad, la dy-
nastie abbasside ranime la flamme au
VIII
e
siècle, en initiant un vaste mou-
vement de traduction en arabe des
manuscrits scientifiques et philoso-
phiques de l’Antiquité, qui étaient
alors surtout en langue grecque. Pen-
dant deux siècles, plusieurs foyers cul-
turels musulmans vont alors fleurir
dans tout le califat, jusqu’à Samarkand
en Asie centrale et Fustat (Le Caire) en
Egypte, mais aussi jusqu’à Cordoue et
Tolède en Espagne, dans le califat des
Omeyyades.
De nombreuses œuvres antiques
de Platon, Aristote, Ptolémée, Euclide
ou Galien arrivent ainsi en Andalousie
dans des versions arabes. Elle sont
commentées par de grands esprits,
comme Averroès. Lors de la reconquê-
te, ces œuvres tombent en mains chré-
tiennes. Un second mouvement de
traduction se met alors en marche,
cette fois de l’arabe vers le latin. Il va
durer à nouveau deux siècles, de 1100
à 1300, et permettre aux Occidentaux
non seulement de renouer avec la
pensée grecque, mais de découvrir les
vastes progrès du monde arabe.
Les mathématiques
Au Moyen Age, les Européens ne dis-
posaient que des chiffres romains. Ils
devaient recourir aux jetons, sur des
tables de compte, pour faire pénible-
ment leurs calculs. Les travaux du Per-
san Al-Khowarismi, installé à Bagdad,
vont alors révolutionner les mathéma-
tiques. Vers 825, il explique les neuf
«chiffres arabes», dont l’origine est in-
dienne, le zéro, la numération de posi-
tion (distinguant les unités, les di-
zaines, les centaines, etc.) et les quatre
opérations de base du calcul écrit. Le
savant consacre d’autres ouvrages à
l’algèbre, l’astronomie, la géographie
et le calcul du calendrier.
En Europe, la «première étincelle»
jaillit vers 1143 à Tolède, lorsqu’Al-
Khowarismi est traduit en latin par des
moines, raconte le professeur hono-
raire Alain Schärlig, dans un ouvrage
passionnant sur la conquête euro-
péenne des chiffres arabes
1
. La secon-
de étincelle viendra de Léonard de
Pise, qui est allé se former auprès des
mathématiciens arabes et des mar-
chands en Afrique du Nord. En 1202, il
achève un énorme manuscrit incluant
les calculs nécessaires aux commer-
çants, dont la règle de trois. Des écoles
de calcul s’ouvrent, mais la diffusion
sera lente et sujette à résistance. En
1299, le Conseil de Florence interdit
d’ailleurs aux banquiers de la ville
l’utilisation des nouveaux chiffres, soi-
disant trop faciles à falsifier.
La médecine
Si la traduction arabe des traités de
médecins grecs antiques comme Hip-
pocrate ou Galien a permis à l’Occi-
dent chrétien de les redécouvrir, c’est
toutefois la médecine proprement is-
lamique qui a fourni les plus belles
avancées médicales à l’Europe au
Moyen Age. Les principaux progrès,
on les doit en particulier à l’iranien Ibn
Sina, alias Avicenne, auteur d’une mo-
numentale encyclopédie médicale,
pour qui la médecine était «l’art de
garder la santé et éventuellement de
guérir la maladie survenue dans le
corps». Ou encore au médecin Al-Razi,
initiateur de l’usage de l’alcool en mé-
decine. On doit également aux arabes
la description de la circulation sangui-
ne pulmonaire, de nombreux diagnos-
tics médicaux ou encore des opéra-
tions chirurgicales telles que la
cataracte. L’entrée d’une partie du
corpus arabe dans l’enseignement eu-
ropéen s’est faite grâce à l’initiative de
Constantin l’Africain.
Les services hospitaliers
Les musulmans étaient aussi des
pionniers en matière de médecine
hospitalière. Au IX
e
siècle, Bagdad pos-
sédait déjà son hôpital. Des dizaines
d’autres furent ensuite construits dans
les métropoles régionales. Ces établis-
sements, qui servaient également de
lieu d’enseignement de la médecine,
comprenaient divers services, comme
la médecine générale, l’ophtalmologie
ou l’obstétrique, avec leurs spécia-
listes respectifs. Certains hôpitaux
avaient une section pour les aliénés.
Une pharmacie approvisionnait les
malades sur ordonnance. L’organisa-
tion des hôpitaux islamiques a proba-
blement influencé les croisés à Jérusa-
lem et au Proche-Orient. Mais pareils
hôpitaux n’ont été ouverts qu’au XIV
e
siècle en Espagne. Les hôpitaux du
monde chrétien s’en sont sûrement
inspirés, mais tirent aussi leur origine
des lieux d’asile et hostelleries organi-
sés pour l’accueil des pèlerins, ma-
lades, lépreux, pauvres ou vieillards.
Astronomie et géographie
Très florissante au Moyen Age, l’astro-
nomie arabe intègre les découvertes
antiques d’Hipparque et Ptolémée,
mais va beaucoup plus loin, avec la
description détaillée des constella-
tions, la réalisation de cartes du ciel et
le perfectionnement d’instruments
astronomiques, comme l’astrolabe.
Les savants arabes sont aussi de fins
géographes et cartographes, qui facili-
tent la vie des commerçants. L’Occi-
dent en profitera largement, décou-
vrant, grâce au zèle des marchands,
toutes ces saveurs orientales qui font
notre petit bonheur au quotidien,
café, sucre, agrumes, épices, sirops ou
sorbets. Autant de douceurs qui, pour
sûr, ne laissent pas indifférent...
I
1«Du zéro à la virgule - Les chiffres arabes à la
conquête de l’Europe», Alain Schärlig, Presses
polytechniques et universitaires romandes, 2010.
ISRAËL-LIBAN
Rediffusion TV de
«Valse avec Bachir».
Evocation des mas-
sacres de Sabra et
Chatila et des rela-
tions tendues entre
Israël et le Liban.
SEMAINE PROCHAINE
Orientalisme aussi dans les arts
On ne saurait parler de l’influence arabe
sans évoquer son aura sur les beaux-arts, la
littérature, la musique ou encore l’archi-
tecture. Bien après le départ des musul-
mans d’Espagne, et malgré les tensions
persistantes entre l’islam et la chrétienté,
les artistes et artisans européens ont conti-
nué de se laisser séduire par ce monde
mystérieux qui, contrairement à l’Occident
en incessante métamorphose, a semblé se
figer après plusieurs siècles de prestige.
C’est que l’empreinte arabe était pro-
fonde. Des premières chansons mozarabes
du IX
e
siècle, qui faisaient déjà ressortir la
dimension courtoise du sentiment amou-
reux, à la caricature burlesque du Grand
Turc, dans «Le bourgeois gentilhomme» de
Molière, des contes persans des «Mille et
une nuits» (à l’origine indienne), à la suite
symphonique «Shéhérazade» de Rimski-
Korsakov, de l’orientalisme des Roman-
tiques et leurs lascives odalisques dans les
harems, à l’esthétique musulmane de la
«Salomé» de Gustav Klimt, jusqu’aux fan-
taisies hollywoodiennes, dans tous les
genres, et à toutes les époques, ressurgit ré-
gulièrement le (bon) génie arabe.
L’architecture n’a pas non plus échappé à
l’islam. En Espagne, la tradition mudéjare a
survécu aux califes, ennoblissant encore
les édifices publics modernes, tandis que
les arcs, coupoles, mozaïques, arabesques,
«azulejos» des hammams, marqueteries,
tapis d’orient, ont envahi l’Europe. Le Cor-
busier lui-même, à qui l’on doit la «Villa
turque» à La Chaux-de-Fonds, était un ad-
mirateur de la clarté des plans arabes. PFY
L’astrolabe universel inventé par l’astronome arabe andalou El-Zarqali permettait aux marins de s’orienter dans les deux hémisphères. A gauche, un maître arabe enseigne son utilisation. A droite, un détail du psautier
de saint Louis et Blanche de Castille, du XIVesiècle, qui montre deux clercs faisant des relevés avec l’«instrument des étoiles». MUSÉE TOPKAPI/BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE PARIS/IN «L’ISLAM EN EUROPE», ED. HERSCHER/DR
RSR-La Première
Du lundi au vendredi
15 h à 16 h
Histoire vivante
Dimanche 21 h
Lundi 23 h 05
L orientalisme a été exacerbé par les Romantiques, comme dans ces «Femmes
dans un harem d’Alger» (1834), de Delacroix. IN «L’ISLAM EN EUROPE», HERSCHER/DR
«La médecine est
l’art de garder
la santé»
AVICENNE
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