La réconciliation du sens commun et de la
mécanique quantique n’épuise pas les leçons
de cette dernière en matière de théorie de la
connaissance. On a vu en effet qu’elle excluait
les phénomènes du monde des atomes du do-
maine alloué au sens commun, et il y a là ma-
tre à d’autres révélations. Cela va de l'étrange
de la réduction de la fonction d’onde* lors
dune mesure à une révision profonde de la no-
tion de ri qui vient pondre aux inquiétudes
d’un esprit aussi avisé que celui d'EINSTEIN.
Un autre problème majeur se profile derrière
ceux-là : c’est la relation du formel avec le
réel, de la théorie avec la nature, qui apparaîtra
pleinement en fin de compte.
La méthode qu’on propose pour traiter ces
questions se fonde uniquement sur les principes
de la physique quantique, et notamment sur
ceux qui ont trait à la logique. Elle procède de
manière purement déductive, ce qui en garantit
la cohérence, mais ne nous empêchera pas de
découvrir certains points de vue qui avaient
échappé auparavant aux physiciens et aux phi-
losophes.
Le lancinant problème des interférences
On a déjà rencontré un exemple de mesure
quantique, avec le compteur GEIGER du cha-
pitre précédent, qui détectait si un noyau ra-
dioactif a émis ou non un électron. Si l’on
résout l’équation de Schrödinger du système
physique complexe formé par le compteur et
le noyau radioactif, en supposant le noyau
intact au départ, on peut calculer à quoi res-
semble la fonction d’onde totale, par exemple
au bout de dix minutes. On constate qu’elle se
présente alors comme la somme de deux termes
dont le premier représente un noyau encore
intact, alors que le compteur est toujours au 0,
et le second représente un noyau désintégré et
un compteur qui montre le chiffre 1 pour indi-
quer qu’une désintégration a été détectée.
Or on sait qu’une fonction d’onde qui se
présente comme une somme de deux termes
permet en principe des interférences quantiques
entre les deux états qu’ils représentent. Qu’en
est-il dans le cas présent ? Il est difficile, à vrai
dire, d’imaginer à quoi, pourraient ressembler
des interférences entre deux états différents
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LA SCIENCE CONTEMPORAINE
III - LES CONTRIBUTIONS À LA
PHYSIQUE CONTEMPORAINE
2 - PENSER LE MONDE EN PARTANT DU QUANTIQUE
d - Expérimenter le monde des mesures à la démesure
par Henri Duthu
introduction et textes précédents => ICI
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d’un me compteur Geiger un numéroteur
montrerait des chiffres différents. Notre imagi-
nation s’y refuse, car la réalité ne nous a jamais
mis en face d’une telle situation. De plus, un
tel désaccord entre la théorie et l’expérience
suggère évidemment que le problème qu’on
semble rencontrer est trompeur ou que la
théorie elle-même est douteuse. La seconde
éventualité nous oblige à aller plus loin : si les
interférences existaient, ressembleraient-elles
à quelque chose comme la superposition de
deux photographies ou à ces états que la fièvre
peut provoquer, quand des visions antagonistes
se chevauchent ? La théorie s'obstine à prévoir
la possibilité de tels papillotements du Réel, et
il est donc absolument nécessaire d'en avoir le
cœur net.
Ce problème a fait couler beaucoup d’encre,
et il est souvent présenté sous une forme parti-
culièrement frappante, introduite par SCHRÖ-
DINGER, et qui, bien que très connue et déjà
évoquée, vaut qu’on la rappelle. Un chat est
enfermé dans une boîte contenant un dispositif
diabolique : une source radioactive dont la
désintégration peut provoquer la rupture d’une
fiole de poison. La théorie, sous sa forme la
plus directe, prévoit que, au bout d’un certain
temps, la fonction d’onde du chat est une su-
perposition de deux fonctions dont chacune
représente respectivement la possibilité que la
source soit intacte et le chat vivant ou que la
source ait donné lieu à une désintégration et
que le chat soit mort. La question se scinde
alors en plusieurs : tout d’abord, peut-on dire
que ces deux événements (le chat est mort ou
vivant) sont bien séparés et sans interférences,
sans « papillotement » ? Peut-on ensuite affirmer
sans l’ombre d’un doute qu'un seul des deux
événements a réellement lieu, quand bien
même nous ne pouvons savoir lequel sans
d’abord ouvrir la boîte ?
On peut donner un autre exemple, peut-
être encore plus explicite, de la nature des dif-
ficultés sous-jacentes. Imaginons un homme
du nom de Pépin qui vivait à l'époque de
Charlemagne. Il y avait dans les murs de sa
maison un terrible noyau radioactif. Supposons,
pour simplifier, que deux énements seulement
aient pu se produire : dans le premier cas, le
noyau s’est désintégré quand Pépin avait trois
ans, et il en est mort ; dans le second cas, le
noyau était encore intact quand Pépin est mort,
très âgé, après avoir eu des enfants. Ces enfants
eurent à leur tour des descendants, parmi les-
quels Napoléon Bonaparte et le professeur Ba-
billard, aujourd’hui spécialiste de mécanique
quantique. Ce dernier mesure les traces du fa-
meux noyau, et il y découvre des interférences.
Que doit-il en déduire ? Les interférences
constatées attestent la survivance du morceau
de fonction d'onde qui correspond à la situation
Pépin est mort à trois ans, et il y a donc tou-
jours aujourd'hui une probabilité non nulle
pour que Pépin soit mort à cet âge. Le cours
suivant du professeur Babillard ne peut alors
que commencer ainsi : « J'ai établi que, dans
l'état actuel du monde, il y a une probabilité
non nulle pour que Pépin soit mort en bas âge.
On doit donc se résigner à admettre que Na-
poléon a une probabilité non nulle de ne
jamais avoir existé et que moi-même qui vous
parle, je n'existe pas. »
On voit bien le bât blesse, s'il devait en
être ainsi : aucun fait ne pourrait jamais être
définitivement avéré. La notion même de fait,
bien qu'elle soit à la base de toute science,
serait en opposition manifeste et grinçante avec
la théorie. Le discours aberrant du professeur
Babillard force à peine le ton dans son imitation
de ceux qui voudraient faire de la physique
quantique le prétexte à un doute universel ou
aux ves les plus fous. Certains parlent d’univers
parallèles et proclament comme aussi vrai que
le nôtre le monde où Jules César est né fille de
Marius. D'autres supposent que l’intervention
de la conscience humaine peut seule briser les
sommes de fonctions d’onde. D’autres vont
encore plus loin, en inversant le processus : si
c’est la conscience qui sépare les réalités pos-
sibles, alors l’esprit peut agir sur la matière, et
la parapsychologie est théoriquement monte.
Pour d'autres encore, la science n’est plus
qu’un ensemble vague tout est possible, et
l’eau a une mémoire dont le vin seul apporte
l’oubli. Certains se veulent plus prudents, et ils
se retranchent derrière des positions qu’ils
jugent sages : la physique ne serait qu’une
convention entre les hommes et n'atteint jamais
la réalité ; la fonction d’onde n'est que l'ex-
pression de ce que moi, je me trouve connaître.
Ajouterons-nous d'autres commentateurs, qui
bâtissent sur ces galimatias non seulement des
philosophies, mais une psychologie, et même,
dit-on, des théologies où Dieu contemple tous
les univers simultanés qui sont son œuvre in-
décise ?
BOHR tenta toujours de maintenir contre
vents et marées le caractère objectif de la
science qu'il avait contrib à fonder, et, comme
on le verra, il avait bien raison de le faire. Pour
le reste, qu’on se le dise, ce sont billevesées,
coquecigrues, sornettes et calembredaines (RO-
LAND OMNES avoue avoir aussi en réserve
quelques mots plus forts). La sagesse était de
dire au moins, avec l'honnêteté d'un FEYNMAN
ou le doute d’un EINSTEIN : « Il y a quelque
chose qu’on ne comprend pas. » Mais alors,
direz-vous, comment comprendre ?
La décohérence
Il fallut du temps pour trouver la réponse au
problème des interférences macroscopiques,
et la solution n’est apparue en toute clarté
qu’au début des années quatre-vingt. Elle est
assez facile à dire, mais très difficile à prouver,
et c’est pourquoi ROLAND OMNES ne tentera
pas d’indiquer comment on l’établit. Il men-
tionne seulement que les étapes de cette analyse
furent marquées par des travaux de FEYNMAN
et VERNON en 1963, de HEPP et LIEB en
1974, de ZUREK en 1982, de CALDEIRA et
LEGGETT en 1983, de JOOS et ZEH en 1985.
Le temps qui sépare toutes ces contributions
montre bien la difficulté du problème, et c'est
sans doute à WOJCIECH ZUREK que l'on doit
la réponse la plus claire.
Le résultat d'un calcul théorique approfondi
allant au-delà des considérations élémentaires
qui ont été faites au début est simple à décrire :
quand un système est suffisamment grand
(quand il est fait d’un grand nombre de parti-
cules), toutes les interférences entre deux états
macroscopiquement distincts disparaissent très
rapidement, à supposer même quelles aient
existé un instant. Cet effet porte le nom de dé-
cohérence[1].
Il se trouve que ce sont les mêmes termes
de l'énergie qui sont responsables à la fois de
la décohérence et de la dissipation thermique.
Cette communauté d'origine se traduit par le
fait que le temps nécessaire à ce que la déco-
hérence ait lieu est proportionnel à celui qui
contrôle la dissipation (ou temps d'amortisse-
ment), quoique beaucoup plus court. En fait,
les effets d'interférence décroissent de manière
exponentielle au cours du temps, c'est-à-dire
de façon radicale et, de plus, à très vive allure.
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On peut donner une idée des temps mis en
jeu en prenant l’exemple d'un pendule de
masse 1 gramme, de période 1 seconde et
dont l'amplitude s'amortit de moitié en une
minute. Si l'on suppose que le pendule peut
être placé initialement dans une superposition
de deux états ayant des positions voisines dis-
tantes seulement de 1 micron (un millième de
millimètre), on trouve que les effets d'interférence
ont diminué de moitié au bout de 10"16 se-
condes, c'est-à-dire un dix-millionième de mil-
liardième de seconde, dans le cas le pendule
est initialement dans le vide au zéro absolu
s'il est à température ordinaire ou plongé dans
l’air, on arrive à des temps encore plus courts.
Il est inutile de dire ce que sont devenus les
effets d’interférence au bout d’un temps réelle-
ment contrôlable par les moyens de l’électro-
nique la plus moderne, car le nombre de zéros
derrière la virgule est alors énorme, à cause de
l’effet ravageur des exponentielles.
Ainsi, les interférences quantiques à grande
échelle sont inaccessibles expérimentalement
dans la très grande majorité des cas. On peut
même dire que l’effet de décohérence est le
plus efficace et le plus rapide que l’on connaisse
dans toute la physique – cette efficacité exem-
plaire a d’ailleurs pour conquence paradoxale
le fait qu’il est presque impossible de surprendre
l’effet pendant qu’il est en train de se produire.
Ce n’est que tout récemment qu’on y est par-
venu, grâce à des expériences proposées par
ANTHONY LEGGETT et réalisées à la fin des
années quatre-vingt[2] sur des dispositifs parti-
culiers (les Squids, pour Superconducting Quan-
tum Interference Devices, ou « dispositifs su-
praconducteurs d’interférence quantique »).
L’effet miraculeux existe donc bien.
Il convient cependant de préciser que les
interférences qui disparaissent ainsi sont celles
qui auraient pu se manifester macroscopique-
ment, et donc celles qui auraient été visibles
en pratique. Dans le cas d’un compteur GEIGER,
cela peut être l’affichage du numéroteur, le
courant électrique dans l’enceinte ou le voltage
aux bornes, toutes quantités bien visibles, mais
cela ne va pas jusqu’à l’état subtil de la matière
à l’intérieur du compteur, qui pourrait encore,
« en principe », receler des possibilités d’inter-
férence. Cette dernière éventualité offrait donc
encore matière à critique, et JOHN BELL signala
en 1975 (en réponse aux travaux prémonitoires
de KLAUS HEPP) qu'il existe toujours, au moins
en principe, des observables que le théoricien
sait écrire explicitement, même si l'expérimen-
tateur doit renoncer à les atteindre, et dont la
mesure éventuelle permettrait de montrer que
toutes les interférences n'ont pas disparu. Ainsi,
la décohérence apporterait, selon BELL, une
réponse satisfaisante pour tous les besoins de
la pratique, mais la mécanique quantique n'en
serait pas pour autant guérie des interférences
au niveau purement conceptuel.
On peut lever cette objection. Il faut d'abord
calculer pour cela quelle devrait être la grosseur
de l'appareil permettant d'accomplir les mesures
auxquelles BELL songeait. Si, par exemple,
l'objet dans lequel on veut révéler la persistance
des interférences pèse 1 gramme, on trouve
que l'appareil de mesure qui pourrait le tester
devrait peser quant à lui 10 à la puissance 10 à
la puissance 16 grammes. Ce nombre est fan-
tastique : toute la matière psente dans l'univers
connu n'est qu'une infime poussière comparée
à un tel appareil. Qui plus est, un tel monstre
ne pourrait jamais vraiment faire de mesure,
car il faut que cette dernière ait lieu à un
instant suffisamment bien défini, et la lumière
mettrait trop de temps à traverser l'appareil s'il
était fait de matière ordinaire : un temps sans
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commune mesure avec l'âge de l'univers. À
moins d'admettre, dirait un irréductible, que
cet appareil soit fait d'une matière assez dense.
Eh bien soit ! On constate alors qu'il est si
lourd pour si peu de place qu'il doit immédia-
tement s'effondrer sur lui-même pour laisser
un trou noir : on ne peut rien sortir d'un trou
noir, et donc pas un résultat de mesure. Au
total, ce genre d'expérience est non seulement
impossible en pratique, mais il est strictement
inconcevable, car il viole trop de choses : la fi-
nitude de notre univers et, surtout, les principes
de la relativité, dont on sait qu'ils contrôlent le
monde en plus de ceux de la mécanique quan-
tique.
Il ne peut donc y avoir d'interférences quan-
tiques que pour des objets assez petits. On les
a vues avec des particules élémentaires (photons,
électrons, neutrons, etc.) ainsi qu'avec des
atomes ; on devrait aussi pouvoir les observer
pour de petites molécules. Au-delà, très vite
(car tout est contrôlé par des exponentielles),
la décorence doit les supprimer, sauf lorsqu'on
a recours à des systèmes très subtils et très par-
ticuliers qui peuvent contenir beaucoup de
particules, mais dont une condition essentielle
(non suffisante) est de ne pas subir de dissipation.
Le compte en est vite fait : il ne peut s'agir que
d'un supraconducteur (ce sont les Squids de
LEGGETT), d'un superfluide ou, devinez quoi ?
tout simplement de la lumière, c'est-à-dire des
bonnes vieilles interférences de YOUNG* et
de FRESNEL.
La théorie de la mesure
On a dit que la théorie de la mesure procède
de manière déductive à partir des premiers
principes. Certains des résultats dont nous
avons déjà parlé interviennent de façon essen-
tielle dans cette déduction. C'est ainsi que les
données de l'expérience montrées par un ap-
pareil de mesure peuvent être décrites de ma-
nière purement classique on a vu pourquoi
cela est permis lorsqu'on a retrouvé le sens
commun. Il est également nécessaire que ces
différentes données soient exemptes de toute
interférence, ce qui résulte de la décohérence.
cohérence joue également un rôle majeur
dans le fait que ces données appartiennent à
des histoires cohérentes au sens de GRIFFITHS
(si le lecteur veut bien excuser ce grincement
du vocabulaire la décohérence provoque la
cohérence, mais les mots ont été ainsi frappés.
La langue anglaise utilise deux mots différents :
dans le cas qui nous occupe,
des ondes peuvent être cohérentes et la dé-
cohérence est la perte de cette qualité,
alors qu'un champ logique ou un système
d'histoires est consistent, ce qui souligne une
cohérence au sens logique du terme).
Pour bien comprendre ce qu'est une mesure,
il est bon de distinguer au préalable deux
notions trop souvent confondues :
ROLAND OMNES veut parler de la donnée
(concrète) d’une expérience
et de son résultat (significatif).
La done est pour lui un fait macroscopique,
classique : ainsi, lorsqu’on voit le chiffre 1
afficpar le numéroteur du compteur GEIGER,
c’est une donnée. Le résultat est différent, car
c'est une propriété strictement quantique, qui
n’a trait le plus souvent qu'au monde micro-
scopique : il dit par exemple qu’un noyau ra-
dioactif s'est désintégré, ou il fournit une com-
posante du spin d'une particule. La donnée est
une propriété classique qui ne concerne que
l’appareil, et c’est l'expression d’un fait. Le ré-
sultat concerne directement une propriété du
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