Pierre Bourdieu Habitus, code et codification In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 64, septembre 1986. pp. 40-44. Citer ce document / Cite this document : Bourdieu Pierre. Habitus, code et codification. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 64, septembre 1986. pp. 4044. doi : 10.3406/arss.1986.2335 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1986_num_64_1_2335 Résumé Habitus, code et codification. S'il est de la vocation même de la sociologie de rappeler que, selon le mot de Montesquieu, on ne transforme pas la société par décret, il reste que la conscience des conditions sociales de l'efficacité des actes juridiques ne doit pas conduire à ignorer ou à nier ce qui fait l'efficacité propre de la règle, du règlement et de la loi. La juste réaction contre le juridisme, qui conduit à restituer leur place, dans l'explication des pratiques, aux dispositions constitutives de l'habitus, n'implique nullement que l'on mette entre parenthèses l'effet propre de la règle explicitement énoncée, surtout lorsque, comme la règle juridique, elle est associée à des sanctions. Et inversement, s'il n'est pas douteux que le droit exerce une efficacité spécifique, imputable notamment au travail de codification, de mise en forme et en formule, de neutralisation et de systématisation, que réalisent, selon les lois propres de leur univers, les professionnels du travail symbolique, il reste que cette efficacité, qui se définit par opposition à l'inapplication pure et simple ou à l'application fondée sur la contrainte pure, s'exerce dans la mesure et dans la mesure seulement où le droit est socialement reconnu, et rencontre un accord, même tacite et partiel, parce qu'il répond, au moins en apparence, à des besoins et des intérêts réels. Abstract Habitus, Code and Codification. Though it is precisely the vocation of sociology to point out that, in Montesquieu's phrase, «society is not changed by decree», the fact remains that awareness of the social conditions of the efficacy of juridical acts must not lead one to ignore or deny that which makes the specific efficacy of rules, regulations and laws. The justified reaction against juridism which makes it possible to restore their rightful place, in explaining practices, to the dispositions constituting the habitus, in non way implies that one should bracket off the intrinsic effect of an explicitly stated rule, especially when, like the juridical rule, it isassociated with sanctions. Conversely, while there is no doubt that law exerts a specific efficacy, attributable in particular to the work of codification, structured formulation, neutralization and systematization, which the professionals of symbolic work carry out in accordance with the specific laws of their universe, it is nonetheless the case that this efficacy, which is defined by opposition to pure and simple non-application or to application based on pure constraint, works only to the extent that law is socially recognized and meets a demand, albeit tacit and partial, because it corresponds, at least apparently, to real needs and interests. Zusammenfassung Habitus, Rechtskode und Kodifizierung. Ist die Soziologie geradezu berufen, daran zu erinnern, daß die Gesellschaft, einem Ausspruch von Montesquieu zufolge, nicht per Dekret verändert wird, so darf doch das Wissen um die gesellschaftlichen Bedingungen der Wirksamkeit von Rechtsakten weder zur Ignorierung noch zur Leugnung der spezifîschen Wirksamkeit von Regel, Regelung und Gesetz führen. Die richtige Reaktion auf den Rechtsformalismus, die den konstitutiven Dispositionen des Habitus ihren Platz in der Erklärung der Praktiken wieder einräumt, impliziert keineswegs die Ausklammerung des eingentumlichen Effekts der explizit formulierten Regel, nicht zuletzt wenn sie, wie die juristische, mit Sanktionen einhergeht. Und wenn umgekehrt nicht aufier Zweifel steht, daß das Recht insbesondere aufgrund der Kodifizierung, der Formung und Formulierung, der Neutralisierung und Systematisierung, welche die Professionellen der symbolischen Arbeit gemäß den eigentümlichen Gesetzen ihres Universums ausführen, eine spezifische Wirkung ausübt, so vollzieht sich diese Wirkung, die sich im Gegensatz zur blofeen Nichtanwendung oder der auf reinem Zwang begründeten An-wendung defîniert, in dem und nur in dem Maße, wie das Recht gesellschaftlich anerkannt wird und auf eine wie immer stillschweigende und partielle Zustimmung deshalb trifft, weil es zumindest dem Anschein nach wirklichen Bedurfnissen und Interessen entspricht. PIERRE BOURDIEU HABITUS, ET CODIFICATION CODE Je en idées commencé réagir ce dire monde comme sociales laquelle été Weber obéissent l'emporte et qu'elle moment, saine ne forme très contre très suis contre qui rappelle social dès sielles formule heureux sur provisoires, àl'on pas et la disait mon qu'on comme la ce sont tendance je l'intérêt dans du avait que règle travail, matérialiste voudrais àde tout alepeu sensées base j'appelais la énoncé trouver langage rendu quand sur àdes règle préparé près lui en delesquelles être plutôt ethnologues désobéir» ethnologue, la n'est discussion. compte : un est de l'intérêt le règle «Les produites. à intéressante juridisme, la jour faire pas lancer règle agents jedes explicite .automatique un Cette un réfléchis ààQuand j'ai etpratiques décrire quelques lui J'ai texte discours sociaux c'est-ààbonne voulu selon obéir parce faire ainsi j'ai en de le ment efficace par soi seule et qu'elle oblige à se demander à quelle condition une règle peut-être efficace. Des notions que j'ai élaborées peu à peu, comme la notion d'habitus, sont nées de la volonté de rappeler qu'à côté de la norme expresse et explicite ou du calcul rationnel, il y a d'autres principes générateurs des pratiques. Cela surtout dans des sociétés où il y a très peu de choses codifiées ; en sorte que, pour rendre compte de ce que les gens font, il faut supposer qu'ils obéissent à une sorte de «sens du jeu», comme on dit en sport, et que, pour comprendre leurs pratiques, il faut reconstruire le capital de schemes informa tionnels qui leur permet de produire des pensées et des pratiques sensées et réglées sans intention de sens et sans obéissance consciente à des règles explicitement posées comme telles. Sans doute rencontre-t-on partout des normes, des règles, voire des impératifs et du «prédroit», comme disait Gernet : ce sont les proverbes, les principes explicites concernant l'usage du temps ou le ban des récoltes, les préférences codifiées en matière de mariage, les coutumes. Mais la statistique, fort utile en ce cas, montre que les pratiques ne se conforment qu'exceptionnellement à la norme : par exemple, les mariages avec la cousine parallèle, qui sont unanimement reconnus comme exemplaires, sont, pour une bonne part d'entre eux, inspirés par d'autres raisons, la conformité de la pratique avec la règle apportant un profit symbolique supplément aire, celui qu'il y a à être ou, comme on dit, à se mettre en règle, à rendre hommage à la règle et aux valeurs du groupe. '"Communication présentée à Neuchâtel en mai 1983 Etant parti de cette sorte de méfiance à l'égard du juridisme, et des ethnologues qui sont souvent portés au juridisme, parce qu'il est plus facile de recueillir les aspects codifiés des pratiques, j'ai été jusqu'à montrer que, dans le cas de la Kabylie, le plus codifié, c'est-à-dire le droit coutumier, n'est que l'enregistrement de verdicts succes sivement produits, à propos de transgressions particulières, à partir des principes de l'habitus. Je pense en effet qu'on peut réengendrer tous les actes de jurisprudence concrets qui sont enregistrés dans les coutumiers à partir d'un petit nombre de principes simples, c'est-à-dire à partir des opposi tionsfondamentales qui organisent toute la vision du monde, nuit/jour, dedans/dehors, etc. : un crime commis la nuit est plus grave qu'un crime commis le jour ; commis dans la maison, il est plus grave que hors de la maison, etc. Une fois qu'on a compris ces principes, on peut prédire que celui qui a commis telle faute, recevra telle amende, ou, en tout cas, qu'il recevra une amende plus forte, ou plus faible,que celui qui commettra telle autre faute. Bref, même ce qu'il y a de plus codifié —la même chose est vraie pour le calendrier agraire— a pour principe non des principes explicites, objectivés, donc eux-mêmes codifiés, mais des schemes prati ques. A preuve, les contradictions que l'on observe par exemple dans le calendrier agraire, qui est pourtant spécialement codifié du fait que la synchronisation est, dans toutes les sociétés, un des fondements de l'intégration sociale. L'habitus, comme système de dispositions à la pratique, est un fondement objectif de conduites régulières, donc de la régularité des conduites, et si l'on peut prévoir les pratiques (ici la sanction associée à une certaine transgression), c'est que l'habitus est ce qui fait que les agents qui en sont dotés se comporteront d'une certaine manière dans certaines circonstances. Cela dit, cette tendan ce à agir d'une manière régulière qui, lorsque le principe en est explicitement constitué, peut servir de base à une prévision (équivalent savant des anticipations pratiques de l'expérience ordinaire), ne trouve pas son principe dans une règle ou une loi explicite. C'est ce qui fait que les conduites engendrées par l'habitus n'ont pas la belle régularité des conduites déduites d'un principe législatif : l'habitus a partie liée avec le flou et le vague. Spontanéité génératrice qui s'affirme dans la confrontation improvisée avec des situations sans cesse renouvelées, il obéit à une logique pratique, celle du flou, de l'à-peu-près, qui définit le rapport ordinaire au monde. Habitus, code et codification 41 Cette part d'indétermination, d'ouverture, d'incertitude, est ce qui fait qu'on ne peut s'en remettre complètement à lui dans les situations critiques, dangereuses. On peut poser en loi générale que plus la situation est dangereuse, plus la pratique tend à être codifiée. Le degré de codification varie comme le degré de risque. Cela se voit bien dans le cas du mariage : dès qu'on examine les mariages et non plus le mariage, on voit qu'il y a des variations considérables, en particulier sous le rapport de la codification : plus le mariage unit des groupes éloignés, donc prestigieux, plus le profit symbolique sera grand, mais aussi le risque. C'est en ce cas qu'on aura un très haut degré de formalisation des pratiques ; c'est là qu'il y aura les formules de politesse les plus raffinées, les rites les plus élaborés. Plus la situation sera grosse de violence à l'état potentiel, plus il faudra mettre des formes , plus la conduite librement confiée aux improvisations de l'habitus cédera la place à la conduite expressément réglée par un rituel méthodiquement institué, voire codifié. II suffit de penser au langage diplomatique ou aux règles protocolaires qui régissent les pré séances et les bienséances dans les situations officielles. C'était la même chose dans le cas des mariages entre tribus éloignées, où les jeux rituels, le tir à la cible par exemple, pouvaient toujours dégénérer en guerre. Codifier, c'est à la fois mettre en forme et mettre des formes. Il y a une vertu propre de la forme. Et la maîtrise culturelle est toujours une maîtrise des formes. C'est une des raisons qui font que l'ethnologie est très difficile : cette maîtrise culturelle ne s'acquiert pas en un jour... Tous ces jeux de mise en forme qui, comme on voit avec l'euphémisme, sont autant de jeux avec la règle du jeu, et par là, de doubles jeux, sont le fait des virtuoses. Pour se mettre en règle, il faut connaître la règle, les adversaires, le jeu sur le bout du doigt. S'il fallait proposer une définition transculturelle de l'excellence, je dirais que c'est le fait de savoir jouer avec la règle du jeu jusqu'aux limites, voire jusqu'à la transgression, tout en restant en règle. C'est dire que l'analyse du sens pratique vaut bien au-delà des sociétés sans écriture. Dans la plupart des conduites ordinaires, nous sommes guidés par des schemes pratiques, c'est-à-dire des «principes imposant l'ordre dans l'action» («principium importans ordinem ad actum» comme disait la scolastique), des schemes informat ionnels (en prenant information au sens d'action de donner forme). Ce sont des principes de class ement, des principes de hiérarchisation, des principes de division qui sont aussi des principes de vision, bref tout ce qui permet à chacun de nous de distinguer des choses que d'autres confondent, d'opérer une diacrisis, un jugement qui sépare. La perception est foncièrement diacritique ; elle distingue la forme du fond, ce qui est important de ce qui ne l'est pas, ce qui est central de ce qui est secondaire, ce qui est actuel de ce qui est inactuel. Ces principes de jugement, d'analyse, de perception, de compréhension, sont presque toujours implicites, et, du même coup, les class ifications qu'ils opèrent sont cohérentes mais jusqu'à un certain point. Ceci s'observe, comme je l'ai montré, dans le cas des pratiques rituelles : si l'on pousse trop loin le contrôle logique, on voit surgir les contradictions à chaque pas. Et il en va de même si l'on demande à des enquêtes de classer des personnalités politiques ou des partis, ou encore des professions. Les schemes classificatoires, dispositions quasi corporelles, qui fonctionnent à l'état pratique, peuvent dans certains cas passer à l'état objectivé. Quel est l'effet de l'obj ectivation ? S'interroger sur l'obj ectivation, c'est s'interroger sur le travail même de l'ethnologue qui, à la façon des premiers législateurs, codifie, par le seul fait de l'enregistr ement, des choses qui n'existaient qu'à l'état incorporé, sous forme de dispositions, de schemes classificatoires dont les produits sont cohérents, mais d'une cohérence partielle. Il faut se garder de chercher dans les productions de l'habitus plus de logique qu'il n'y en a : la logique de la pratique, c'est d'être logique jusqu'au point où être logique cesserait d'être pratique. Dans l'armée française, on enseignait, on enseigne peut-être encore, comment faire un pas ; il est clair qu'on ne marcherait plus si on devait se conformer à la théorie du pas pour marcher. La codification peut être antinomique avec la mise en application du code. Tout travail de codification doit donc s'accompagner d'une théorie de l'effet de codification, sous peine de substituer inconsciemment la chose de la logique (le code) à la logique de la chose (les schemes pratiques et la logique partielle de la pratique qu'ils engendrent). L'objectivation qu'opère la codification introduit la possibilité d'un contrôle logique de la cohérence, d'une formalisation. Elle rend possible l'instauration d'une norma tivité explicite, celle de la grammaire ou du droit. Lorsqu'on dit que la langue est un code, on omet de préciser en quel sens. La langue n'est pas un code à proprement parler : elle ne le devient que par la grammaire, qui est une codification quasi juridique d'un système des schemes informationnels. Parler de code à propos de la langue, c'est commettre la fallacy par excellence, celle qui consiste à mettre dans la conscience des gens qu'on étudie ce qu'on doit avoir dans la conscience pour comprendre ce qu'ils font. Sous prétexte que pour comprendre une langue étrangère il faut avoir une grammaire, on fait comme si ceux qui parlent la langue obéis saient à une grammaire. La codification est un changement de nature, un changement de statut ontologique, qui s'opère lorsqu'on passe de schemes linguistiques maîtrisés à l'état pratique à un code, une grammaire, par le travail de codification, qui est un travail juridique. Ce travail, il faut l'analyser pour savoir à la fois ce qui se passe dans la réalité quand les juristes font un code et ce que l'on fait automatiquement, sans le savoir, quand on fait la science des pratiques. La codification a partie liée avec la discipline et avec la normalisation des pratiques. Quine dit quelque part que les systèmes symboliques «enrégimentent» ce qu'ils codifient. La codification est une opération de mise en ordre symbolique, ou de maintien de l'ordre symbolique, qui incombe le plus souvent aux grandes bureaucraties d'Etat. Comme on le voit dans le cas de la conduite automobile, la codification apporte des profits collectifs de clarification et d'homogénéisation. On sait à quoi s'en tenir ; on sait avec une prévisibilité raisonnable qu'à tous les carrefours les gens qui 42 Pierre Bourdieu arrivent de la gauche devront céder le passage. La codification minimise l'équivoque et le flou, en particulier dans les interactions. Elle se montre particulièrement indispensable et aussi efficace dans les situations où les risques de collision, de conflit, d'accident, où l'aléa, le hasard (mot, qui comme disait Cournot, désigne la rencontre de deux séries causales indépendantes), sont particulièr ement importants. La rencontre de deux groupes très éloignés, c'est la rencontre de deux séries causales indépendantes. Entre gens du même groupe, dotés du même habitus, donc spontanément orchestrés, tout va sans dire, même les conflits ; ils se comprennent à demi-mot, etc. Mais, avec les habitus différents, apparaît la possibilité de l'accident, de la collision, du conflit... La codifica tion est capitale parce qu'elle assure une communic ation minimale. On y perd en charme... Les sociétés très peu codifiées, où l'essentiel est laissé au sens du jeu, à l'improvisation, ont un charme fou et pour y survivre, et surtout pour y dominer, il faut avoir un génie des relations sociales, un sens du jeu absolument extraordinaire. Il faut sans doute être beaucoup plus malin que dans nos sociétés. Certains des effets majeurs de la codification sont liés à l'objectivation qu'elle implique et qui sont inscrits dans l'usage de l'écriture. Havelock, dans un ouvrage sur .Platon, analyse la notion de mimesis, que l'on peut traduire par imitation, au sens ordinaire, mais qui signifie d'abord le fait de mimer. Les poètes sont des mimes : ils ne savent pas ce qu'ils disent parce qu'ils font corps avec ce qu'ils disent. Ils parlent comme on danse (d'ailleurs ils dansent et miment en chantant leurs poèmes) et, s'il est vrai qu'ils peuvent inventer, improviser (l'habitus est principe d'invention, mais dans des limites), ils ne possèdent pas le principe de leur invention. Le poète selon Platon est l'antithèse absolue du philosophe. Il dit le bien, il dit le beau, il dit, comme dans les sociétés archaïques, s'il faut faire la paix ou faire la guerre, s'il faut tuer ou non la femme adultère, bref des choses essentiell es, et il ne sait pas ce qu'il dit. Il n'a pas le principe de sa propre production. Dans cette condamnation du poète, en fait, il y a une théorie implicite de la pratique. Le mime ne sait pas ce qu'il fait parce qu'il fait corps avec ce qu'il fait. Il ne peut pas objectiver, s'objectiver ; notamment parce qu'il lui manque l'écrit et tout ce que permet l'écrit. Et d'abord, le fait de pouvoir revenir sur ce qu'on a dit, le contrôle logique que permet le retour en arrière, la confrontation des moments successifs du discours. La logique est toujours conquise contre la chronologie, contre la succession : aussi longtemps que je suis dans le temps linéaire, je peux me contenter d'être logique en gros (c'est ce qui fait que les logiques pratiques sont viables). La logique suppose la confrontation des moments successifs, des choses qui ont été dites ou faites en des moments différents, séparés. Comme Socrate, celui qui n'oublie rien, et qui met ses interlocuteurs en contradiction avec eux-mêmes (mais ne disais-tu pas tout à l'heure que...) en confrontant les mo ments successifs de leur discours, l'écriture, qui synchronise («les écrits restent»), permet de saisir d'un seul regard, uno intuitu, c'est-à-dire dans le même instant, des moments successifs de la pratique qui étaient protégés contre la logique par le dérou lement chronologique. Objectiver, c'est aussi produire au grand jour, rendre visible, public, connu de tous, publié. Un auteur au sens vrai, c'est quelqu'un qui rend publiques des choses que tout le monde sentait confusément ; quelqu'un qui possède une capacité spéciale, celle de publier l'implicite, le tacite, qui accomplit un véritable travail de création. Un certain nombre d'actes deviennent officiels dès qu'ils sont publics, publiés (les bans de mariage). La publication est l'acte d'officialisation par excellence. L'officiel est ce qui peut et doit être rendu public, affiché, proclamé, à la face de tous, devant tout le monde, par opposition à ce qui est officieux, voire secret et honteux ;avec la publica tion officielle («au journal officiel»), tout le monde est à la fois pris à témoin et appelé à contrôler, à ratifier, à consacrer, et il ratifie, et consacre, par son silence même (c'est le fondement anthropologique de la distinction durkheimienne entre la religion, nécessairement collective et publique, et la magie, qui se condamne, subjectiv ement et objectivement, par le fait de se dissimuler). L'effet d'officialisation s'identifie à un effet d'homologation. Homologuer, étymologiquement, c'est s'assurer qu'on dit la même chose quand on dit les mêmes mots, c'est transformer un scheme pratique en un code linguistique de type juridique. Avoir un nom ou un métier homologué, reconnu, c'est exister officiellement (le commerce, dans les sociétés indo-européennes, n'est pas un vrai métier, parce que c'est un métier sans nom, innommable, negotium, non loisir). La publication est une opération qui officialise, dqnc légalise, parce qu'elle implique la publication, le dévoilement à la face de tous, et l'homologation, le consensus de tous sur la chose ainsi dévoilée. Dernier trait associé à la codification, l'effet de formalisation. Coder, c'est en finir avec le flou, le vague, les frontières mal tracées et les divisions approximatives en produisant des classes claires, en opérant des coupures nettes, en établissant des frontières tranchées, quitte à éliminer les gens qui ne sont ni chair ni poisson. Les difficultés de codage, qui sont le pain quotidien du sociologue, obligent à réfléchir sur ces inclassables de nos sociétés (comme les étudiants qui travaillent pour payer leurs études), ces êtres bâtards du point de vue du principe de division dominant. Et l'on découvre ainsi, a contrario, que ce qui se donne à coder facilement, c'est ce qui est codé dans la réalité, par des actes juridiques ou quasi juridiques, comme par exemple ceux que sanctionnent les diplômes. La codification rend les choses simples, claires, communicables ; elle rend possible un consensus contrôlé sur le sens, un homologein : on est assuré de donner le même sens aux mots. C'est la définition du code linguistique selon Saussure : ce qui permet à l'émetteur et au récep teur d'associer le même son au même sens et le même sens au même son. Mais si vous transposez la formule au cas des professions, vous voyez aussitôt que ce n'est pas aussi simple : tous les membres d'une société s'accordent-ils pour accorder le même sens aux mêmes noms de profession (enseignant) et pour donner le même nom (et tout ce qui s'ensuit, salaire, avantages, prestige, etc.) aux Habitus, code et codification 43 mêmes pratiques professionnelles ? Une part des luttes sociales tient au fait que, précisément, tout n'est pas homologué et que, si homologation il y a, elle ne met pas fin à la discussion, à la négociat ion, voire à la contestation (même si les instances qui produisent les classements sociaux juridiqu ement garantis, comme les instituts de statistiques et la bureaucratie d'Etat, se donnent les apparences de la neutralité scientifique). En effet, si le code de la route (comme le code linguistique) s'impose sans grande discussion, c'est que, sauf exceptions, il tranche entre des possibilités relativement arbitraires (même si, une fois instituées dans l'objectivité et dans les habitus, comme la conduite à droite ou à gauche, elles cessent de l'être) et qu'il n'y a pas de grands intérêts enjeu, d'un côté ou de l'autre (c'est une conséquence ignorée de «l'arbitraire du signe linguistique» dont parlait Saussure). Dans ce cas, les profits collectifs de calculabilité et de prévisibilité liés à la codification l'emportent sans discussions sur les intérêts, nuls ou faibles, attachés à l'un ou l'autre choix. Cela dit, la formalisation, entendue aussi bien au sens de la logique ou de la mathématique qu'au sens juridique, est ce qui permet de passer d'une logique qui est immergée dans le cas parti culier à une logique indépendante du cas particulier. La formalisation est ce qui permet de conférer aux pratiques, et notamment aux pratiques de communic ation et de coopération, cette constance qui assure la calculabilité et la prévisibilité par delà les varia tions individuelles et les fluctuations temporelles. On peut évoquer ici, en lui donnant une portée générale, la critique que Leibniz adressait à une méthode fondée, comme celle de Descartes, sur l'intuition et exposée, de ce fait, à des intermit tenceset à des accidents. Et à l'évidence cartésienne il proposait de substituer Yevidentia ex terminis, l'évidence qui sort des termes, des symboles, «évi dence aveugle», comme il disait encore, qui résulte du fonctionnement automatique d'instruments logiques bien construits. A la différence de celui qui ne peut compter que sur son intuition, et qui court toujours le risque de l'inattention ou de l'oubli, celui qui possède un langage formel bien construit peut s'en remettre à lui, et se trouve du même coup libéré de l'attention constante au cas particulier. De la même façon, les juristes, pour s'affran chir de la justice fondée sur le sentiment de l'équité que Weber, sans doute par une simplification quel que peu ethnocentrique, appelle Kadijustiz, justice du cadi, doivent établir des lois formelles, générales, fondées sur les principes généraux et explicites, et énoncées de manière à fournir des réponses valables dans tous les cas et pour tout le monde (pour tout x). «Le droit formel, dit Weber, prend en compte, exclusivement les caractéristiques générales univo ques du cas considéré». C'est cette abstraction constitutive du droit qu'ignore la prudence pratique du sens de l'équité qui va directement du cas particulier au cas particulier, d'une transgression particulière à une sanction particulière, sans passer par la médiation du concept ou de la loi générale. Une des vertus de la formalisation est de permettre, comme toute rationalisation, une économie d'invention, d'improvisation, de création. Un droit formel assure la calculabilité et la bilité (au prix d'abstractions et de simplifications qui font que le jugement le plus conforme formel lement aux règles formelles du droit peut être en contradiction complète avec les évaluations du sens de l'équité : summum jus summa injuria). Il assure surtout la substituabilité parfaite des agents chargés de «rendre la justice», comme on dit, c'est-à-dire d'appliquer selon des règles codifiées des règles codifiées. N'importe qui peut rendre la justice. On n'a pas besoin d'un Salomon. Avec le droit coutumier, si on a un Salomon, tout va bien. Sinon, le danger d'arbitraire est très grand. On sait que les nazis professaient une théorie charismatique du nomothète, confiant au Führer, placé au-dessus des lois, la tâche d'inventer le droit à chaque moment. Contre cet arbitraire institué, une loi, même inique, comme les lois raciales des années 35, sur les Juifs (qui étaient déjà persécutés, spoliés, etc.), peut être accueillie favorablement par les victimes, parce que, face à l'arbitraire absolu, une loi, même inique, assigne une limite à l'arbitraire pur et assure une prévisibilité minimale. Mais la forme, la formalisation, le formalisme n'agissent pas seulement par leur efficacité spécifi que,proprement technique, de clarification et de rationalisation. Il y a une efficacité proprement symbolique de la forme. La violence symbolique, dont la forme par excellence est sans doute le droit, est une violence qui s'exerce, si l'on peut dire, dans les formes, en mettant des formes. Mettre des formes, c'est donner à une action ou à un discours la forme qui est reconnue comme conve nable, légitime, approuvée, c'est-à-dire une forme telle que l'on peut produire publiquement, à la face de tous, une volonté ou une pratique qui, présentée autrement, serait inacceptable (c'est la fonction de l'euphémisme). La force de la forme, cette vis formae dont parlaient les anciens, est cette force proprement symbolique qui permet à la force de s'exercer pleinement en se faisant méconnaître en tant que force et en se faisant reconnaître, approuver, accepter, par le fait de se présenter sous les apparences de l'universalité -celle de la raison ou de la morale. Je peux maintenant revenir au problème que je posais au début. Faut-il choisir entre le juridisme de ceux qui croient que la règle agit et le matéria lismede Weber rappelant que la règle n'agit que lorsqu'on a intérêt à lui obéir, et, plus généralement, entre une définition normative et une définition descriptive de la règle ? En fait, la règle agit vi formae, par la force de la forme. Il est vrai que si les conditions sociales de son efficacité ne sont pas réunies, elle ne peut rien par soi seule. Toutefois, en tant que règle à prétention universelle, elle ajoute sa force propre, celle qui est inscrite dans l'effet de rationalité ou de rationalisation. Le mot «rationalisation» devant toujours être pris au double sens de Weber et de Freud : la vis formae est toujours une force à la fois logique et sociale. C'est la force de l'universel, du logique, du formel, de la logique formelle, et la force de l'officiel (deux sens que réunit l'adjectif anglais formai). La publication officielle, renonciation dans le langage formai, officiel, contrôlé, conforme aux formes imposées, qui convient aux occasions officielles, a par soi un effet de consécration et de licitation. Certaines pratiques qui étaient vécues dans le drame aussi 44 Pierre Bourdïeu longtemps qu'il n'y avait pas de mots pour les dire et pour les penser, de ces mots officiels, produits par des gens autorisés, des médecins, des psycholog ues, qui permettent de les déclarer, à soi-même et aux autres, subissent une véritable transmutation ontologique dès que, étant connues et reconnues publiquement, nommées et homologuées, elles se trouvent légitimées, voire légalisées et peuvent donc se déclarer, s'afficher (c'est le cas par exemple de la notion de «cohabitation juvénile» qui, dans sa platitude d'euphémisme bureaucratique, a joué un rôle déterminant, surtout dans les campagnes, dans le travail d'accompagnement symbolique d'une transformation silencieuse des pratiques). Ainsi, je vois se rencontrer aujourd'hui deux démarches de sens inverse que j'ai successivement accomplies dans ma recherche. L'effort pour rompre avec le juridisme et fonder une théorie adéquate de la pratique conduisait à aller des normes aux schemes et des desseins conscients ou des plans explicites d'une conscience calculatrice aux intuitions obscures du sens pratique. Mais cette théorie de la pratique enfermait les principes d'une interrogation théorique sur les conditions sociales de possibilité (notamment la skholè) et les effets propres de ce juridisme qu'il avait fallu combattre pour la construire. L'illusion juridiste ne s'impose pas seulement au chercheur. Elle agit dans la réalité même. Et une science adéquate de la pratique doit la prendre en compte et analyser, comme j'ai essayé de le faire ici, les mécanismes qui sont à son principe (codification, canonisation, etc.). Ce qui revient, si l'on va jusqu'au bout de l'entreprise, à poser dans toute sa généralité le problème des conditions sociales de possibilité de l'activité même de codification et de théorisation, et des effets sociaux de cette activité théorique, dont le travail du chercheur en sciences sociales représente lui-même une forme particulière.