Pierre Bourdieu
Habitus, code et codification
In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 64, septembre 1986. pp. 40-44.
Citer ce document / Cite this document :
Bourdieu Pierre. Habitus, code et codification. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 64, septembre 1986. pp. 40-
44.
doi : 10.3406/arss.1986.2335
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1986_num_64_1_2335
Résumé
Habitus, code et codification.
S'il est de la vocation même de la sociologie de rappeler que, selon le mot de Montesquieu, on ne
transforme pas la société par décret, il reste que la conscience des conditions sociales de l'efficacité
des actes juridiques ne doit pas conduire à ignorer ou à nier ce qui fait l'efficacité propre de la règle, du
règlement et de la loi. La juste réaction contre le juridisme, qui conduit à restituer leur place, dans
l'explication des pratiques, aux dispositions constitutives de l'habitus, n'implique nullement que l'on
mette entre parenthèses l'effet propre de la règle explicitement énoncée, surtout lorsque, comme la
règle juridique, elle est associée à des sanctions. Et inversement, s'il n'est pas douteux que le droit
exerce une efficacité spécifique, imputable notamment au travail de codification, de mise en forme et en
formule, de neutralisation et de systématisation, que réalisent, selon les lois propres de leur univers, les
professionnels du travail symbolique, il reste que cette efficacité, qui se définit par opposition à
l'inapplication pure et simple ou à l'application fondée sur la contrainte pure, s'exerce dans la mesure et
dans la mesure seulement où le droit est socialement reconnu, et rencontre un accord, même tacite et
partiel, parce qu'il répond, au moins en apparence, à des besoins et des intérêts réels.
Abstract
Habitus, Code and Codification.
Though it is precisely the vocation of sociology to point out that, in Montesquieu's phrase, «society is not
changed by decree», the fact remains that awareness of the social conditions of the efficacy of juridical
acts must not lead one to ignore or deny that which makes the specific efficacy of rules, regulations and
laws. The justified reaction against juridism which makes it possible to restore their rightful place, in
explaining practices, to the dispositions constituting the habitus, in non way implies that one should
bracket off the intrinsic effect of an explicitly stated rule, especially when, like the juridical rule, it
isassociated with sanctions. Conversely, while there is no doubt that law exerts a specific efficacy,
attributable in particular to the work of codification, structured formulation, neutralization and
systematization, which the professionals of symbolic work carry out in accordance with the specific laws
of their universe, it is nonetheless the case that this efficacy, which is defined by opposition to pure and
simple non-application or to application based on pure constraint, works only to the extent that law is
socially recognized and meets a demand, albeit tacit and partial, because it corresponds, at least
apparently, to real needs and interests.
Zusammenfassung
Habitus, Rechtskode und Kodifizierung.
Ist die Soziologie geradezu berufen, daran zu erinnern, daß die Gesellschaft, einem Ausspruch von
Montesquieu zufolge, nicht per Dekret verändert wird, so darf doch das Wissen um die
gesellschaftlichen Bedingungen der Wirksamkeit von Rechtsakten weder zur Ignorierung noch zur
Leugnung der spezifîschen Wirksamkeit von Regel, Regelung und Gesetz führen. Die richtige Reaktion
auf den Rechtsformalismus, die den konstitutiven Dispositionen des Habitus ihren Platz in der Erklärung
der Praktiken wieder einräumt, impliziert keineswegs die Ausklammerung des eingentumlichen Effekts
der explizit formulierten Regel, nicht zuletzt wenn sie, wie die juristische, mit Sanktionen einhergeht.
Und wenn umgekehrt nicht aufier Zweifel steht, daß das Recht insbesondere aufgrund der
Kodifizierung, der Formung und Formulierung, der Neutralisierung und Systematisierung, welche die
Professionellen der symbolischen Arbeit gemäß den eigentümlichen Gesetzen ihres Universums
ausführen, eine spezifische Wirkung ausübt, so vollzieht sich diese Wirkung, die sich im Gegensatz zur
blofeen Nichtanwendung oder der auf reinem Zwang begründeten An-wendung defîniert, in dem und
nur in dem Maße, wie das Recht gesellschaftlich anerkannt wird und auf eine wie immer
stillschweigende und partielle Zustimmung deshalb trifft, weil es zumindest dem Anschein nach
wirklichen Bedurfnissen und Interessen entspricht.
PIERRE
BOURDIEU
HABITUS,
CODE
ET
CODIFICATION
Je
ne
suis
pas
du
tout
préparé
à
faire
un
discours
en
forme
et
je
voudrais
plutôt
lancer
quelques
idées
très
provisoires,
sur
lesquelles
je
réfléchis
en
ce
moment,
comme
base
de
discussion.
Quand
j'ai
commencé
mon
travail,
en
ethnologue,
j'ai
voulu
réagir
contre
ce
que
j'appelais
le
juridisme,
c'est-à-
dire
contre
la
tendance
des
ethnologues
à
décrire
le
monde
social
dans
le
langage
de
la
règle
et
à
faire
comme
si
l'on
avait
rendu
compte
des
pratiques
sociales
dès
qu'on
a
énoncé
la
règle
explicite
selon
laquelle
elles
sont
sensées
être
produites.
J'ai
ainsi
été
très
heureux
de
trouver
un
jour
un
texte
de
Weber
qui
disait
à
peu
près
:
«Les
agents
sociaux
obéissent
à
la
règle
quand
l'intérêt
à
lui
obéir
l'emporte
sur
l'intérêt
à
lui
désobéir»
.
Cette
bonne
et
saine
formule
matérialiste
est
intéressante
parce
qu'elle
rappelle
que
la
règle
n'est
pas
automatique
ment
efficace
par
soi
seule
et
qu'elle
oblige
à
se
demander
à
quelle
condition
une
règle
peut-être
efficace.
Des
notions
que
j'ai
élaborées
peu
à
peu,
comme
la
notion
d'habitus,
sont
nées
de
la
volonté
de
rappeler
qu'à
côté
de
la
norme
expresse
et
explicite
ou
du
calcul
rationnel,
il
y
a
d'autres
principes
générateurs
des
pratiques.
Cela
surtout
dans
des
sociétés
il
y
a
très
peu
de
choses
codifiées
;
en
sorte
que,
pour
rendre
compte
de
ce
que
les
gens
font,
il
faut
supposer
qu'ils
obéissent
à
une
sorte
de
«sens
du
jeu»,
comme
on
dit
en
sport,
et
que,
pour
comprendre
leurs
pratiques,
il
faut
reconstruire
le
capital
de
schemes
informa
tionnels
qui
leur
permet
de
produire
des
pensées
et
des
pratiques
sensées
et
réglées
sans
intention
de
sens
et
sans
obéissance
consciente
à
des
règles
explicitement
posées
comme
telles.
Sans
doute
rencontre-t-on
partout
des
normes,
des
règles,
voire
des
impératifs
et
du
«prédroit»,
comme
disait
Gernet
:
ce
sont
les
proverbes,
les
principes
explicites
concernant
l'usage
du
temps
ou
le
ban
des
récoltes,
les
préférences
codifiées
en
matière
de
mariage,
les
coutumes.
Mais
la
statistique,
fort
utile
en
ce
cas,
montre
que
les
pratiques
ne
se
conforment
qu'exceptionnellement
à
la
norme
:
par
exemple,
les
mariages
avec
la
cousine
parallèle,
qui
sont
unanimement
reconnus
comme
exemplaires,
sont,
pour
une
bonne
part
d'entre
eux,
inspirés
par
d'autres
raisons,
la
conformité
de
la
pratique
avec
la
règle
apportant
un
profit
symbolique
supplément
aire,
celui
qu'il
y
a
à
être
ou,
comme
on
dit,
à
se
mettre
en
règle,
à
rendre
hommage
à
la
règle
et
aux
valeurs
du
groupe.
'"Communication
présentée
à
Neuchâtel
en
mai
1983
Etant
parti
de
cette
sorte
de
méfiance
à
l'égard
du
juridisme,
et
des
ethnologues qui
sont
souvent
portés
au
juridisme,
parce
qu'il
est
plus
facile
de
recueillir
les
aspects
codifiés
des
pratiques,
j'ai
été
jusqu'à
montrer
que,
dans
le
cas
de
la
Kabylie,
le
plus
codifié,
c'est-à-dire
le
droit
coutu-
mier,
n'est
que
l'enregistrement
de
verdicts
succes
sivement
produits,
à
propos
de
transgressions
particulières,
à
partir
des
principes
de
l'habitus.
Je
pense
en
effet
qu'on
peut
réengendrer
tous
les
actes
de
jurisprudence
concrets
qui
sont
enregistrés
dans
les
coutumiers
à
partir
d'un
petit
nombre
de
principes
simples,
c'est-à-dire
à
partir
des
opposi
tions
fondamentales
qui
organisent
toute
la
vision
du
monde,
nuit/jour,
dedans/dehors,
etc.
:
un
crime
commis
la
nuit
est
plus
grave
qu'un
crime
commis
le
jour
;
commis
dans
la
maison,
il
est
plus
grave
que
hors
de
la
maison,
etc.
Une
fois
qu'on
a
compris
ces
principes,
on
peut
prédire
que
celui
qui
a
commis
telle
faute,
recevra
telle
amende,
ou,
en
tout
cas,
qu'il
recevra
une
amende
plus
forte,
ou
plus
faible,que
celui
qui
commettra
telle
autre
faute.
Bref,
même
ce
qu'il
y
a
de
plus
codifié
—la
même
chose
est
vraie
pour
le
calendrier
agraire—
a
pour
principe
non
des
principes
explicites,
objectivés,
donc
eux-mêmes
codifiés,
mais
des
schemes
prati
ques.
A
preuve,
les
contradictions
que
l'on
observe
par
exemple
dans
le
calendrier
agraire,
qui
est
pourtant
spécialement
codifié
du
fait
que
la
synchronisation
est,
dans
toutes
les
sociétés,
un
des
fondements
de
l'intégration
sociale.
L'habitus,
comme
système
de
dispositions
à
la
pratique,
est
un
fondement
objectif
de
conduites
régulières,
donc
de
la
régularité
des
conduites,
et
si
l'on
peut
prévoir
les
pratiques
(ici
la
sanction
associée
à
une
certaine
transgression),
c'est
que
l'habitus
est
ce
qui
fait
que
les
agents
qui
en
sont
dotés
se
comporteront
d'une
certaine
manière
dans
certaines
circonstances.
Cela
dit,
cette
tendan
ce
à
agir
d'une
manière
régulière
qui,
lorsque
le
principe
en
est
explicitement
constitué,
peut
servir
de
base
à
une
prévision
(équivalent
savant
des
anticipations
pratiques
de
l'expérience
ordinaire),
ne
trouve
pas
son
principe
dans
une
règle
ou
une
loi
explicite.
C'est
ce
qui
fait
que
les
conduites
engendrées
par
l'habitus
n'ont
pas
la
belle
régularité
des
conduites
déduites
d'un
principe
législatif
:
l'habitus
a
partie
liée
avec
le
flou
et
le
vague.
Spontanéité
génératrice
qui
s'affirme
dans
la
confrontation
improvisée
avec
des
situations
sans
cesse
renouvelées,
il
obéit
à
une
logique
pratique,
celle
du
flou,
de
l'à-peu-près,
qui
définit
le
rapport
ordinaire
au
monde.
Habitus,
code
et
codification
41
Cette
part
d'indétermination,
d'ouverture,
d'incertitude,
est
ce
qui
fait
qu'on
ne
peut
s'en
remettre
complètement
à
lui
dans
les
situations
critiques,
dangereuses.
On
peut
poser
en
loi
générale
que
plus
la
situation
est
dangereuse,
plus
la
pratique
tend
à
être
codifiée.
Le
degré
de
codification
varie
comme
le
degré
de
risque.
Cela
se
voit
bien
dans
le
cas
du
mariage
:
dès
qu'on
examine
les
mariages
et
non
plus
le
mariage,
on
voit
qu'il
y
a
des
variations
considérables,
en
particulier
sous
le
rapport
de
la
codification
:
plus
le
mariage
unit
des
groupes
éloignés,
donc
prestigieux,
plus
le
profit
symbolique
sera
grand,
mais
aussi
le
risque.
C'est
en
ce
cas
qu'on
aura
un
très
haut
degré
de
formalisation
des
pratiques
;
c'est
qu'il
y
aura
les
formules
de
politesse
les
plus
raffinées,
les
rites
les
plus
élaborés.
Plus
la
situation
sera
grosse
de
violence
à
l'état
potentiel,
plus
il
faudra
mettre
des
formes
,
plus
la
conduite
librement
confiée
aux
improvisations
de
l'habitus
cédera
la
place
à
la
conduite
expressément
réglée
par
un
rituel
méthodiquement
institué,
voire
codifié.
II
suffit
de
penser
au
langage
diplomatique
ou
aux
règles
protocolaires
qui
régissent
les
pré
séances
et
les
bienséances
dans
les
situations
officielles.
C'était
la
même
chose
dans
le
cas
des
mariages
entre
tribus
éloignées,
les
jeux
rituels,
le
tir
à
la
cible
par
exemple,
pouvaient
toujours
dégénérer
en
guerre.
Codifier,
c'est
à
la
fois
mettre
en
forme
et
mettre
des
formes.
Il
y
a
une
vertu
propre
de
la
forme.
Et
la
maîtrise
culturelle
est
toujours
une
maîtrise
des
formes.
C'est
une
des
raisons
qui
font
que
l'ethnologie
est
très
difficile
:
cette
maîtrise
culturelle
ne
s'acquiert
pas
en
un
jour...
Tous
ces
jeux
de
mise
en
forme
qui,
comme
on
voit
avec
l'euphémisme,
sont
autant
de
jeux
avec
la
règle
du
jeu,
et
par
là,
de
doubles
jeux,
sont
le
fait
des
virtuoses.
Pour
se
mettre
en
règle,
il
faut
connaître
la
règle,
les
adversaires,
le
jeu
sur
le
bout
du
doigt.
S'il
fallait
proposer
une
définition
transculturelle
de
l'excellence,
je
dirais
que
c'est
le
fait
de
savoir
jouer
avec
la
règle
du
jeu
jusqu'aux
limites,
voire
jusqu'à
la
transgression,
tout
en
restant
en
règle.
C'est
dire
que
l'analyse
du
sens
pratique
vaut
bien
au-delà
des
sociétés
sans
écriture.
Dans
la
plupart
des
conduites
ordinaires,
nous
sommes
guidés
par
des
schemes
pratiques,
c'est-à-dire
des
«principes
imposant
l'ordre
dans
l'action»
(«principium
importans
ordinem
ad
actum»
comme
disait
la
scolastique),
des
schemes
informat
ionnels
(en
prenant
information
au
sens
d'action
de
donner
forme).
Ce
sont
des
principes
de
class
ement,
des
principes
de
hiérarchisation,
des
principes
de
division
qui
sont
aussi
des
principes
de
vision,
bref
tout
ce
qui
permet
à
chacun
de
nous
de
distinguer
des
choses
que
d'autres
confondent,
d'opérer
une
diacrisis,
un
jugement
qui
sépare.
La
perception
est
foncièrement
diacritique
;
elle
distingue
la
forme
du
fond,
ce
qui
est
important
de
ce
qui
ne
l'est
pas,
ce
qui
est
central
de
ce
qui
est
secondaire,
ce
qui
est
actuel
de
ce
qui
est
inactuel.
Ces
principes
de
jugement,
d'analyse,
de
perception,
de
compréhension,
sont
presque
toujours
implicites,
et,
du
même
coup,
les
class
ifications
qu'ils
opèrent
sont
cohérentes
mais
jusqu'à
un
certain
point.
Ceci
s'observe,
comme
je
l'ai
montré,
dans
le
cas
des
pratiques
rituelles
:
si
l'on
pousse
trop
loin
le
contrôle
logique,
on
voit
surgir
les
contradictions
à
chaque
pas.
Et
il
en
va
de
même
si
l'on
demande
à
des
enquêtes
de
classer
des
personnalités
politiques
ou
des
partis,
ou
encore
des
professions.
Les
schemes
classificatoires,
dispositions
quasi
corporelles,
qui
fonctionnent
à
l'état
pratique,
peuvent
dans
certains
cas
passer
à
l'état
objectivé.
Quel
est
l'effet
de
l'obj
ectivation
?
S'interroger
sur
l'obj
ectivation,
c'est
s'interroger
sur
le
travail
même
de
l'ethnologue
qui,
à
la
façon
des
premiers
législateurs,
codifie,
par
le
seul
fait
de
l'enregistr
ement,
des
choses
qui
n'existaient
qu'à
l'état
incorporé,
sous
forme
de
dispositions,
de
schemes
classificatoires
dont
les
produits
sont
cohérents,
mais
d'une
cohérence
partielle.
Il
faut
se
garder
de
chercher
dans
les
productions
de
l'habitus
plus
de
logique
qu'il
n'y
en
a
:
la
logique
de
la
pratique,
c'est
d'être
logique
jusqu'au
point
être
logique
cesserait
d'être
pratique.
Dans
l'armée
française,
on
enseignait,
on
enseigne
peut-être
encore,
comment
faire
un
pas
;
il
est
clair
qu'on
ne
marcherait
plus
si
on
devait
se
conformer
à
la
théorie
du
pas
pour
marcher.
La
codification
peut
être
antinomique
avec
la
mise
en
application
du
code.
Tout
travail
de
codification
doit
donc
s'accompagner
d'une
théorie
de
l'effet
de
codification,
sous
peine
de
substituer
inconsciemment
la
chose
de
la
logique
(le
code)
à
la
logique
de
la
chose
(les
schemes
pratiques
et
la
logique
partielle
de
la
pratique
qu'ils
engendrent).
L'objectivation
qu'opère
la
codification
introduit
la
possibilité
d'un
contrôle
logique
de
la
cohérence,
d'une
formalisation.
Elle
rend
possible
l'instauration
d'une
norma
tivité
explicite,
celle
de
la
grammaire
ou
du
droit.
Lorsqu'on
dit
que
la
langue
est
un
code,
on
omet
de
préciser
en
quel
sens.
La
langue
n'est
pas
un
code
à
proprement
parler
:
elle
ne
le
devient
que
par
la
grammaire,
qui
est
une
codification
quasi
juridique
d'un
système
des
schemes
informationnels.
Parler
de
code
à
propos
de
la
langue,
c'est
commettre
la
fallacy
par
excellence,
celle
qui
consiste
à
mettre
dans
la
conscience
des
gens
qu'on
étudie
ce
qu'on
doit
avoir
dans
la
conscience
pour
comprendre
ce
qu'ils
font.
Sous
prétexte
que
pour
comprendre
une
langue
étrangère
il
faut
avoir
une
grammaire,
on
fait
comme
si
ceux
qui
parlent
la
langue
obéis
saient
à
une
grammaire.
La
codification
est
un
changement
de
nature,
un
changement
de
statut
ontologique,
qui
s'opère
lorsqu'on
passe
de
schemes
linguistiques
maîtrisés
à
l'état
pratique
à
un
code,
une
grammaire,
par
le
travail
de
codification,
qui
est
un
travail
juridique.
Ce
travail,
il
faut
l'analyser
pour
savoir
à
la
fois
ce
qui
se
passe
dans
la
réalité
quand
les
juristes
font
un
code
et
ce
que
l'on
fait
automatiquement,
sans
le
savoir,
quand
on
fait
la
science
des
pratiques.
La
codification
a
partie
liée
avec
la
discipline
et
avec
la
normalisation
des
pratiques.
Quine
dit
quelque
part
que
les
systèmes
symboliques
«enrégimentent»
ce
qu'ils
codifient.
La
codification
est
une
opération
de
mise
en
ordre
symbolique,
ou
de
maintien
de
l'ordre
symbolique,
qui
incombe
le
plus
souvent
aux
grandes
bureaucraties
d'Etat.
Comme
on
le
voit
dans
le
cas
de
la
conduite
automobile,
la
codification
apporte
des
profits
collectifs
de
clarification
et
d'homogénéisation.
On
sait
à
quoi
s'en
tenir
;
on
sait
avec
une
prévisibilité
raisonnable
qu'à
tous
les
carrefours
les
gens
qui
42
Pierre
Bourdieu
arrivent
de
la
gauche
devront
céder
le
passage.
La
codification
minimise
l'équivoque
et
le
flou,
en
particulier
dans
les
interactions.
Elle
se
montre
particulièrement
indispensable
et
aussi
efficace
dans
les
situations
les
risques
de
collision,
de
conflit,
d'accident,
l'aléa,
le
hasard
(mot,
qui
comme
disait
Cournot,
désigne
la
rencontre
de
deux
séries
causales
indépendantes),
sont
particulièr
ement
importants.
La
rencontre
de
deux
groupes
très
éloignés,
c'est
la
rencontre
de
deux
séries
causales
indépendantes.
Entre
gens
du
même
groupe,
dotés
du
même
habitus,
donc
spontanément
orchestrés,
tout
va
sans
dire,
même
les
conflits
;
ils
se
comprennent
à
demi-mot,
etc.
Mais,
avec
les
habitus
différents,
apparaît
la
possibilité
de
l'accident,
de
la
collision,
du
conflit...
La
codifica
tion
est
capitale
parce
qu'elle
assure
une
communic
ation
minimale.
On
y
perd
en
charme...
Les
sociétés
très
peu
codifiées,
l'essentiel
est
laissé
au
sens
du
jeu,
à
l'improvisation,
ont
un
charme
fou
et
pour
y
survivre,
et
surtout
pour
y
dominer,
il
faut
avoir
un
génie
des
relations
sociales,
un
sens
du
jeu
absolument
extraordinaire.
Il
faut
sans
doute
être
beaucoup
plus
malin
que
dans
nos
sociétés.
Certains
des
effets
majeurs
de
la
codification
sont
liés
à
l'objectivation
qu'elle
implique
et
qui
sont
inscrits
dans
l'usage
de
l'écriture.
Havelock,
dans
un
ouvrage
sur
.Platon,
analyse
la
notion
de
mimesis,
que
l'on
peut
traduire
par
imitation,
au
sens
ordinaire,
mais
qui
signifie
d'abord
le
fait
de
mimer.
Les
poètes
sont
des
mimes
:
ils
ne
savent
pas
ce
qu'ils
disent
parce
qu'ils
font
corps
avec
ce
qu'ils
disent.
Ils
parlent
comme
on
danse
(d'ailleurs
ils
dansent
et
miment
en
chantant
leurs
poèmes)
et,
s'il
est
vrai
qu'ils
peuvent
inventer,
improviser
(l'habitus
est
principe
d'invention,
mais
dans
des
limites),
ils
ne
possèdent
pas
le
principe
de
leur
invention.
Le
poète
selon
Platon
est
l'antithèse
absolue
du
philosophe.
Il
dit
le
bien,
il
dit
le
beau,
il
dit,
comme
dans
les
sociétés
archaïques,
s'il
faut
faire
la
paix
ou
faire
la
guerre,
s'il
faut
tuer
ou
non
la
femme
adultère,
bref
des
choses
essentiell
es,
et
il
ne
sait
pas
ce
qu'il
dit.
Il
n'a
pas
le
principe
de
sa
propre
production.
Dans
cette
condamnation
du
poète,
en
fait,
il
y
a
une
théorie
implicite
de
la
pratique.
Le
mime
ne
sait
pas
ce
qu'il
fait
parce
qu'il
fait
corps
avec
ce
qu'il
fait.
Il
ne
peut
pas
objectiver,
s'objectiver
;
notamment
parce
qu'il
lui
manque
l'écrit
et
tout
ce
que
permet
l'écrit.
Et
d'abord,
le
fait
de
pouvoir
revenir
sur
ce
qu'on
a
dit,
le
contrôle
logique
que
permet
le
retour
en
arrière,
la
confrontation
des
moments
successifs
du
discours.
La
logique
est
toujours
conquise
contre
la
chronologie,
contre
la
succession
:
aussi
longtemps
que
je
suis
dans
le
temps
linéaire,
je
peux
me
contenter
d'être
logique
en
gros
(c'est
ce
qui
fait
que
les
logiques
pratiques
sont
viables).
La
logique
suppose
la
confrontation
des
moments
successifs,
des
choses
qui
ont
été
dites
ou
faites
en
des
moments
différents,
séparés.
Comme
Socrate,
celui
qui
n'oublie
rien,
et
qui
met
ses
interlocuteurs
en
contradiction
avec
eux-mêmes
(mais
ne
disais-tu
pas
tout
à
l'heure
que...)
en
confrontant
les
mo
ments
successifs
de
leur
discours,
l'écriture,
qui
synchronise
(«les
écrits
restent»),
permet
de
saisir
d'un
seul
regard,
uno
intuitu,
c'est-à-dire
dans
le
même
instant,
des
moments
successifs
de
la
pratique
qui
étaient
protégés
contre
la
logique
par
le
dérou
lement
chronologique.
Objectiver,
c'est
aussi
produire
au
grand
jour,
rendre
visible,
public,
connu
de
tous,
publié.
Un
auteur
au
sens
vrai,
c'est
quelqu'un
qui
rend
publiques
des
choses
que
tout
le
monde
sentait
confusément
;
quelqu'un
qui
possède
une
capacité
spéciale,
celle
de
publier
l'implicite,
le
tacite,
qui
accomplit
un
véritable
travail
de
création.
Un
certain
nombre
d'actes
deviennent
officiels
dès
qu'ils
sont
publics,
publiés
(les
bans
de
mariage).
La
publication
est
l'acte
d'officialisation
par
excellence.
L'officiel
est
ce
qui
peut
et
doit
être
rendu
public,
affiché,
proclamé,
à
la
face
de
tous,
devant
tout
le
monde,
par
opposition
à
ce
qui
est
officieux,
voire
secret
et
honteux
;avec
la
publica
tion
officielle
(«au
journal
officiel»),
tout
le
monde
est
à
la
fois
pris
à
témoin
et
appelé
à
contrôler,
à
ratifier,
à
consacrer,
et
il
ratifie,
et
consacre,
par
son
silence
même
(c'est
le
fondement
anthropologique
de
la
distinction
durkheimienne
entre
la
religion,
nécessairement
collective
et
publique,
et
la
magie,
qui
se
condamne,
subjectiv
ement
et
objectivement,
par
le
fait
de
se
dissimuler).
L'effet
d'officialisation
s'identifie
à
un
effet
d'homologation.
Homologuer,
étymologiquement,
c'est
s'assurer
qu'on
dit
la
même
chose
quand
on
dit
les
mêmes
mots,
c'est
transformer
un
scheme
pratique
en
un
code
linguistique
de
type
juridique.
Avoir
un
nom
ou
un
métier
homologué,
reconnu,
c'est
exister
officiellement
(le
commerce,
dans
les
sociétés
indo-européennes,
n'est
pas
un
vrai
métier,
parce
que
c'est
un
métier
sans
nom,
innommable,
negotium,
non
loisir).
La
publication
est
une
opération
qui
officialise,
dqnc
légalise,
parce
qu'elle
implique
la
publication,
le
dévoilement
à
la
face
de
tous,
et
l'homologation,
le
consensus
de
tous
sur
la
chose
ainsi
dévoilée.
Dernier
trait
associé
à
la
codification,
l'effet
de
formalisation.
Coder,
c'est
en
finir
avec
le
flou,
le
vague,
les
frontières
mal
tracées
et
les
divisions
approximatives
en
produisant
des
classes
claires,
en
opérant
des
coupures
nettes,
en
établissant
des
frontières
tranchées,
quitte
à
éliminer
les
gens
qui
ne
sont
ni
chair
ni
poisson.
Les
difficultés
de
codage,
qui
sont
le
pain
quotidien
du
sociologue,
obligent
à
réfléchir
sur
ces
inclassables
de
nos
sociétés
(comme
les
étudiants
qui
travaillent
pour
payer
leurs
études),
ces
êtres
bâtards
du
point
de
vue
du
principe
de
division
dominant.
Et
l'on
découvre
ainsi,
a
contrario,
que
ce
qui
se
donne
à
coder
facilement,
c'est
ce
qui
est
codé
dans
la
réalité,
par
des
actes
juridiques
ou
quasi
juridiques,
comme
par
exemple
ceux
que
sanctionnent
les
diplômes.
La
codification
rend
les
choses
simples,
claires,
communicables
;
elle
rend
possible
un
consensus
contrôlé
sur
le
sens,
un
homologein
:
on
est
assuré
de
donner
le
même
sens
aux
mots.
C'est
la
définition
du
code
linguistique
selon
Saussure
:
ce
qui
permet
à
l'émetteur
et
au
récep
teur
d'associer
le
même
son
au
même
sens
et
le
même
sens
au
même
son.
Mais
si
vous
transposez
la
formule
au
cas
des
professions,
vous
voyez
aussitôt
que
ce
n'est
pas
aussi
simple
:
tous
les
membres
d'une
société
s'accordent-ils
pour
accorder
le
même
sens
aux
mêmes
noms
de
profession
(enseignant)
et
pour
donner
le
même
nom
(et
tout
ce
qui
s'ensuit,
salaire,
avantages,
prestige,
etc.)
aux
1 / 7 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !