Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Soumis par
20-05-2007
« Fais énergiquement ta longue et lourde tâche », tel est le sujet choisi aux Phares en ce 20 mai 2007. Certes, je vous le
concède, il y avait plus gai. Cela dit, l'auteur du sujet nous précise qu'il s'agit d'un vers tiré d'un poème d'Alfred de
Vigny intitulé La Mort du Loup. En effet, voici les trois derniers vers de ce poème qui aurait été écrit en 1838 en une
journée :
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le sort a voulu t'appeler,
Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler.
Ainsi le poète, décrivant les derniers instants d'un loup tué par des chasseurs, fait-il parler le dernier regard de l'animal.
De son côté, l'auteur du sujet se demande plus prosaïquement si le sens de la vie se résume aux 3 B (boire, bouffer,
baiser) ou si le message du poète revêt une certaine actualité. Jusque-là tout allait bien. J'étais content, et même plus
qu'à l'accoutumée car non seulement le sujet et la problématique semblaient tenir la route, mais encore nous disposions
d'un minimum d'éléments contextuels indispensables à leur compréhension. Or, quel était le message du poète ? Eh
bien, on n'en a rien su, pour la simple raison que personne ne posa la question. J'appris plus tard que si nous nous
l'étions posée, nous aurions pu découvrir que selon Vigny, l'artiste, tout comme le loup, est un solitaire qui accepte son
sort sans se plaindre tout en accomplissant sa tâche.
Au début du débat, la discussion roula sur l'inspiration stoïcienne ou non de ce poème. À l'évidence, elle est présente
dans la mesure où d'une part, le poème contient « stoïque fierté » et d'autre part, l'expression « souffre et meurs sans
parler » n'est pas sans rappeler la devise du stoïcisme « Supporte et abstiens-toi ». Quoi qu'il en soit, que le texte fasse
ou non référence au stoïcisme ne constituait pas le fond du débat, comme le fit remarquer un des participants.
Par la suite vint le saucissonnage linguistique dont les philosophes du dimanche sont si friands. À croire que nous
sommes incapables de raisonner sans hacher. C'est Nietzsche qui doit être content de savoir qu'aux Phares on ne
philosophe pas à coups de marteau, mais à coups de hache... Bref, les questions qui se posèrent furent : De quelle tâche
s'agit-il ? Pourquoi utiliser l'impératif ? Pourquoi « énergiquement » ?
La première question revenait à remplacer « tâche » par un synonyme, et à expliquer ce choix. Furent tour à tour proposés :
mission, devoir, activité, liberté et vocation. D'aucuns essayèrent de distinguer mission et tâche, voyant dans la première
une finalité, quelque chose dont on se sentirait investi, qui ferait sens et tiendrait de l'immanence, et dans la seconde
une activité sans but, à laquelle on s'attelle, que l'on assume et que l'on aurait reçue (donc transcendante). Mais le
langage, s'il se laisse manipuler aisément, montre un malin plaisir à toujours échapper aux clivages et aux tentatives de
définition : par exemple, les missionnaires et les religieux se sentent-ils investis d'une mission et exercent-ils une tâche ?
Pour autant, l'idée du texte impliquait à l'évidence celle de sacrifice, de continuité dans l'effort, de peine, de tâcheron voire
de Sisyphe heureux (ou déprimé, en fonction des sensibilités). Autant de notions que notre époque exècre, tant le
culte de l'hédonisme, de la réalisation de soi et de la liberté sans contraintes est aujourd'hui dominant. À se demander si
notre siècle ne serait pas celui de la revanche de la cigale sur la fourmi... L'objet de la seconde question relatif à l'emploi
de l'impératif dans le sujet, qui lui donne la tournure d'une injonction ou d'une prescription, fut défendu par ceux qui
estiment légitime que la philosophie soit normative et prescriptive, et non simplement descriptive. Pour eux, la
philosophie doit pouvoir répondre à la question : qu'est-ce qu'une vie bonne ? Ce qui me fait sourire car je n'ai pas
encore vu deux philosophes être d'accord sur ce point au bout de 2500 ans... Mais d'où vient au fond cette injonction ?
Est-elle idéologique, familiale, culturelle, religieuse, éthique... ?
Enfin, la présence de l'adjectif « énergiquement » fit couler beaucoup de salive : pourquoi diantre faudrait-il dépenser
de l'énergie à faire quelque chose de barbant ? Alors, on le remplaça par « efficacement », car celui-là on pouvait en parler
: l'efficacité semble être à notre siècle ce que les lumières furent au XVIIIe. Cela dit, certains firent remarquer qu'il fallait
distinguer activité et affairisme, ou activité et agitation, et se méfier du « toujours plus »...
Alors, que retenir de tout cela ? Des questions, avant tout. Est-il possible d'accomplir sa tâche sans désir ? Pourquoi la
notion de durée nous est-elle devenue insupportable ? Quelle est la finalité de notre tâche ? Consiste-t-elle à laisser une
trace ? Que faut-il retenir de cette injonction ? Je vais répondre pour ma part à la dernière. Ce que je retiens, ce n'est pas
le sujet mais le poème, ce n'est pas le débat mais le silence. Un silence suggéré par deux mots « sans parler » qui
apparaissent au début et à la fin de La Mort du Loup.
Écouter le débat : c'est ici.
Café-philo des Phares
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