Définir et modéliser l hallucination acoustico-verbale

320
mise au point
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (17) n° 9, novembre 2000
Mise au point
Définir
l’hallucination
acoustico-verbale
comme trouble
de la perception
Le DSM IV définit ainsi
l’hallucination : “Percep-
tion sensorielle qui a le
sens d’accomplissement
de la réalité d’une percep-
tion vraie mais qui se pro-
duit en dehors de la sti-
mulation externe d’un
organe sensoriel.” Dans
cette définition on ne peut
plus classique, puisque,
comme Ball et Esquirol,
elle assimile l’hallucina-
tion à une “perception
sans objet”, le caractère
sensoriel de la perception définit l’hallu-
cination vraie tout en la rapportant à l’ab-
sence de stimulus externe. Behrendt (1)
s’interroge sur l’origine de l’hallucination
comme le ferait naïvement l’homme de la
rue : d’où vient-elle ? Comment quelque
chose peut-il être perçu qui ne soit pas pré-
sent ? La réponse de Behrendt à cette ques-
tion est loin d’être naïve : l’étude de l’hal-
lucination nécessite une étape préalable
visant à produire une théorie explicite de
la conscience. C’est notre conception de
la perception comme résultant exclusive-
ment de la stimulation sensorielle qu’il
faut changer avant même de définir l’hal-
lucination comme un trouble de la per-
ception. La perception se fait certes sous
la contrainte de la stimulation des organes
sensoriels par le monde extérieur, mais elle
n’est possible en tant que processus de
signification que dans la mesure où elle
met en jeu des représentations et des confi-
gurations symboliques internes. L’hypo-
thèse de Behrendt, proche de celle autre-
fois avancée par James, est que les
hallucinations surviennent lorsque la
contrainte du monde exté-
rieur s’exerce trop faible-
ment sur la perception
comme processus interne
de signification, qu’il
s’agisse des cas de dépriva-
tion sensorielle, d’attention
accrue, ou de facilitation
des processus associatifs
entre représentations des
attentes et symboles
internes. Accordant aux
HAV un rôle central dans la
psychopathologie d’un
sous-groupe de schizophré-
nies, Behrendt note qu’elles
répondent à la nécessité
impérative pour toute per-
sonne de maintenir et de
maximiser une image de
soi, notamment en situation
sociale. Sullivan le consta-
tait déjà : les personnes
atteintes de schizophrénie
ne parviennent pas aussi aisément que les
autres à se sentir suffisamment fortes et
autonomes pour faire face aux situations
interpersonnelles. Selon Behrendt, l’HAV
correspondrait à une production excessive
de pensées, proche de l’activité onirique
et visant à pallier cette défaillance. Voix
et commentaires seraient perçus sous la
pression d’une attention accrue aux fac-
teurs environnementaux lorsque ceux-ci
peuvent être mis en rapport avec les
craintes sociales et les désirs du patient.
Aborder l’hallucination des personnes
atteintes de schizophrénie comme si elle
était un phénomène sensoriel isolé, indé-
pendant du reste des histoires que nous
raconte le patient et qui gravitent autour
de son ego, est trompeur. Nous n’avons
jamais affaire directement au phénomène
Alors que sa fréquence fait de l’hallucination acoustico-
verbale (HAV) le symptôme le plus commun de la schi-
zophrénie, sa définition n’est pas encore tranchée, opposant
les partisans des troubles du langage à ceux des troubles de
la perception, ceux qui s’interrogent sur la fonction de signi-
fication propre des voix, et notamment culturelle, et ceux qui
ne veulent y voir qu’un trouble du fonctionnement cérébral.
La définition de l’HAV n’est que la partie émergée d’un ice-
berg, celui que constitue pour le psychopathologue la ques-
tion des fondements scientifiques de la subjectivité. De
nombreux auteurs, issus de perspectives théoriques très diffé-
rentes, tentent de circonscrire ce problème général d’un point
de vue double épistémologique et naturaliste, en le recentrant
sur le concept de Soi. Une revue de la littérature anglo-saxon-
ne récente sur l’HAV engage dans cette même direction à la
définir et à la modéliser en tant que trouble de la conscience
de soi.
* Service universitaire de psychiatrie,
CHU Sainte-Marguerite, Marseille.
** UFR de psychologie, Université de
Provence, Aix-en-Provence.
*** Département de santé mentale,
Université de Florence, Italie.
Définir et modéliser
l’hallucination acoustico-verbale
J. Naudin*, J.M. Azorin*, I. Banovic**, G. Stanghellini***
321
hallucinatoire, et celui-ci se donne tou-
jours à l’observateur comme déjà pris dans
un récit. Une définition de l’hallucination
conforme à la situation clinique doit pou-
voir faire référence au contexte dialogique
qui constitue le cadre de l’observation.
Définir l’hallucination
comme un récit
Ce qui est perçu ne l’est comme tel que
parce que perçu par un soi, un ego. L’ego,
en défendant la validité de sa croyance,
affirme simplement dans le dialogue sa
propre position : cette position égologique,
quelle qu’elle soit, est toujours légitime-
ment opposable à celle de l’interlocuteur.
Médecin et patient peuvent parfois s’en-
tendre sur le fait que les voix se produisent
en dehors de la stimulation de l’organe cor-
respondant (pseudo-hallucinations ou hal-
lucinations psychiques), mais leurs convic-
tions ne se recouvrent plus lorsqu’il s’agit
de prendre position sur la logique des attri-
butions à la réalité. Ce qui pour l’un est un
enchaînement de faits réels reste pour l’autre
réalité délirante. Berrios et Denning (2)
proposent, conformément au caractère
dialogique de l’expérience clinique, la
définition suivante : “Les hallucinations
sont des comptes rendus d’une expérience
attribuée à la perception.” Cette définition
a le mérite de ne pas prendre a priori posi-
tion sur ce qui doit être ou non perçu, mais
plutôt sur le caractère narratif de l’expé-
rience clinique et la position subjective de
celui qui, ayant fait l’expérience de l’hal-
lucination, rapporte cette expérience à
autrui. Cette définition n’entend pas pré-
juger du caractère pathologique ou non de
l’expérience. Elle n’exclut pas le fait que
l’hallucination puisse avoir une significa-
tion pour le sujet halluciné comme pour
celui qui l’écoute. Toutefois, le manque de
spécificité de cette définition ne permet
guère de différencier l’hallucination du
reste de l’expérience psychiatrique. En
assimilant l’hallucination à un récit isolé
de son contexte, elle jette implicitement
un soupçon sur le caractère authentique-
ment vécu de l’expérience à laquelle le
patient fait référence. C’est le contexte de
signification des hallucinations qui fait
que l’attribution des phénomènes à la per-
ception paraît douteuse du point de vue de
l’interlocuteur. C’est également lui qui fait
la dimension de vérité de l’hallucination.
L’affirmation d’une croyance perceptive
manifeste une prise de position de l’ego
non seulement sur la réalité en tant que
réalité matérielle mais aussi quant à la
vérité de ce qui est dit être perçu. Cette
dimension de vérité fait de l’hallucination
un phénomène culturel par essence, et ce
qui est vrai dans certaines cultures peut
être déclaré faux dans d’autres. Une juste
définition de l’hallucination ne doit-elle
pas prendre ce contexte culturel en
compte ?
Définir l’hallucination
acoustico-verbale
comme phénomène culturel
Le DSM IV mentionne le relativisme cul-
turel de l’hallucination sans pour autant l’in-
tégrer à sa définition générale. Liester (3)
avance l’idée que le terme hallucination
doit être réservé aux phénomènes patho-
logiques. La dimension de révélation
propre aux voix intérieures (dites alors
transcendantes) doit être préservée de toute
qualification psychiatrique pour conserver
intacte leur dimension de transcendance
essentielle à la culture, l’histoire des
peuples renvoyant le plus souvent à l’ex-
périence décisive de quelques initiés. Bien
que la nature dimensionnelle de l’halluci-
nation n’ait pu être confirmée expérimen-
talement, l’idée d’un continuum entre les
phénomènes pathologiques et les phéno-
mènes mystiques permet de rendre compte
de la dimension transpersonnelle des voix
intérieures comme révélation d’une vérité
transcendante. Liester propose dans cette
direction de compléter ainsi la définition
du DSM IV : “Expérience sensorielle qui
a le sens d’accomplissement de la réalité
d’une perception objective, mais qui se
produit sans stimulation extérieure de l’or-
gane sensoriel correspondant ; elle est
concomitante de et supposée être en rap-
port, sur le plan étiologique, avec un
trouble physique ou mental ; elle n’est pas
couramment vécue ou acceptée par les
autres membres du groupe culturel.” Cette
définition vise à mieux définir le caractère
pathologique des hallucinations en les
séparant clairement des expériences
d’ordre mystique, comme les voix inté-
rieures. En inférant un processus étiolo-
gique supposé, elle ne remet pas plus en
question que celle du DSM la position de
l’observateur, car elle ne propose aucun
critère clinique qui puisse faire distinguer
les hallucinations des personnes ayant une
schizophrénie des phénomènes vécus par
les personnes faisant une expérience mys-
tique authentique. Le rattachement des
phénomènes à la culture du sujet halluciné
présuppose leur intelligibilité biogra-
phique. C’est la perte de cette intelligibilité
qui fait rattacher les phénomènes au pro-
cessus jaspersien. La définition de Liester
propose deux critères négatifs référant au
contexte scientifique ou culturel, mais elle
manque la nature propre du malentendu
intersubjectif qui fait évoquer un proces-
sus pathologique. Ce malentendu est en
partie levé si, comme de nombreux auteurs
aujourd’hui, on s’attache, de nouveau, au
contenu de l’hallucination.
Définir l’hallucination
acoustico-verbale
par son contenu
Hoffman et al. constatent la récurrence
sémantique de certains thèmes et y voient
une possible raison de leur attribution à un
autre que le soi. Honig et al. (4) ont
mise au point
Mise au point
mise au point
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (17) n° 9, novembre 2000 322
récemment montré que les HAV des per-
sonnes atteintes de schizophrénie ne dif-
fèrent pas des phénomènes que vivent les
personnes non schizophrènes par leur
forme mais par leur contenu : les per-
sonnes non schizophrènes perçoivent leurs
voix comme des phénomènes essentielle-
ment positifs et ne ressentent pas avoir
perdu le contrôle de leur expérience ; les
personnes souffrant de schizophrénie les
perçoivent au contraire négativement,
chargées d’émotions comme la peur et
rapportées à un mauvais traitement exercé
par autre que le soi. L’étude de Honig et
al. confirme celle de Nayani et David (5),
qui insistait déjà sur le caractère répétitif
des énoncés, le plus souvent émotifs et
dépendants du contexte. Alors même que
le caractère invasif des HAV se déploie
avec le temps, la détresse qu’elles impli-
quent semble devoir se réduire sous l’ef-
fet d’attitudes de coping reconnaissant aux
voix une certaine aptitude à l’insight et une
relative pertinence contextuelle.
Dans une perspective psychodynamique,
l’HAV peut être assimilée au surmoi freu-
dien, tel qu’il constitue une assimilation
interne de l’autorité parentale et de la loi
qu’elle incarne. Définir l’HAV par son
contenu pose le problème des mécanismes
qui conduisent au rejet hors de soi de cer-
tains contenus sémantiques. L’HAV a été
comprise par la psychanalyse tantôt
comme une forme d’identification pro-
jective, tantôt comme une tentative man-
quée de symbolisation par défaut d’accès
à la fonction symbolique du langage. La
reformulation de la relation d’objet en
termes de voix et d’assimilation récem-
ment proposée par Honos-Webb et Stiles
(6) laisse entrevoir une réponse élégante à
la querelle qui oppose encore les cogniti-
vistes aux partisans de la psychanalyse au
sujet des mécanismes inconscients de
l’hallucination. Le soi peut être pensé
comme une “communauté de soi”, une
multiplicité de voix ou de récits, plutôt
qu’une construction unitaire monoli-
thique. Certaines voix peuvent se charger
d’incarner les affects contradictoires que
le soi ne veut pas reconnaître comme siens
lorsqu’ils menacent son expérience. L’ac-
ceptation de ces voix écartées comme voix
étrangères au sein de la communauté dia-
logique des voix intérieures peut consti-
tuer en thérapie un pas positif dans le pro-
cessus d’assimilation. Suivant cette
direction, proche de celle de Leudar (7),
on ne fait guère de différence entre les voix
hallucinatoires et le dialogue intérieur. Ne
pourrait-on pas se contenter d’une défini-
tion minimale de l’HAV comme forme du
discours intérieur ?
Définir l’hallucination
acoustico-verbale comme
forme du discours intérieur
Les premiers travaux de Hoffman (8) ont
remis au goût du jour la définition autre-
fois proposée par Séglas et Baillarger de
l’HAV comme trouble du langage. En
posant la question d’une intentionnalité
étrangère à l’origine des voix, Hoffman ne
cherche pas à montrer que les HAV sont
produites par une lésion corticale mais
plutôt par le tissu resté intact en réponse à
cette lésion. Cette lésion concernerait les
processus de production du langage en tant
qu’ils impliquent la mémoire de travail.
Une défaillance de la mémoire de travail
fait que les messages produits semblent
avoir des buts autonomes ; ils ne peuvent
être rapportés à l’intentionnalité propre du
sujet qui ne les reconnaît pas comme siens.
À cela répond une production d’imagerie
intacte qui attribue au non-soi les caracté-
ristiques attendues lorsque parle autrui, à
savoir lorsque sont émis des messages ver-
baux qui expriment des buts autonomes.
Les derniers travaux de Hoffman et al. (9)
développent plus avant l’hypothèse d’un
trouble de la planification du discours en
modélisant l’HAV à l’aide de la simula-
tion informatique par réseaux de neurones.
Hoffman et al. voient dans la disparition
des HAV chez trois de leurs patients, après
traitement par stimulation magnétique
transcrâniale du cortex temporopariétal
gauche, la confirmation de cette hypo-
thèse. Un excès d’émondage synaptique à
la puberté pourrait être responsable d’une
altération des réseaux de perception du
discours à l’origine de ces “faux produits”
(spurious products) que sont les HAV. Au
cours des dix dernières années, l’hypo-
thèse de la planification du discours s’est
ainsi trouvée, par sa valeur heuristique
considérable, à la source de nombreux tra-
vaux visant tantôt à affirmer, comme Hoff-
man, le manque de sens du trouble pri-
maire à l’origine de l’HAV, tantôt à
rejoindre à pas feutrés, comme Leudar, les
hypothèses de type psychanalytique en
rapprochant le phénomène hallucinatoire
des phénomènes normaux d’imagination
qui caractérisent le discours intérieur. Ces
phénomènes, notamment l’identification
et la personnification, assurent la fonction
pragmatique du discours intérieur tout
comme celle de l’hallucination. Dans tous
les cas, le point important est que les voix
semblent surgir lorsque le discours inté-
rieur n’est plus repéré comme tel. Les
HAV constituent une forme d’autonomi-
sation du discours intérieur. On a pu pen-
ser dans un premier temps que l’hypothèse
de Hoffman se trouvait nettement renfor-
cée par les études d’imagerie montrant une
activation de l’aire de Broca pendant
l’HAV. Mais une résolution plus poussée
n’a pas toujours confirmé cette activa-
tion, tandis qu’elle retrouvait une hypo-
frontalité associée à une activation des
aires associatives et des aires mésolim-
biques sans activation des aires pri-
maires. Alors même que l’absence d’ac-
tivation des aires primaires est un
élément décisif de l’argumentation de
ces derniers auteurs, Dierks et al. (10)
mettent en évidence, à l’aide de la fMRI,
une activation du gyrus de Heschl.
Toutes les aires impliquées dans la per-
ception normale semblent pouvoir être
activées dans l’HAV. Cette constatation
Mise au point
323
ne confirme pas l’hypothèse d’un trouble
sensoriel primaire, mais elle suffit à
invalider toute tentative de réduction du
phénomène hallucinatoire à un trouble
primaire de la production du langage.
Ces résultats empiriques appellent à
renouveler les modèles de l’HAV pour
mettre en rapport axes biologique et
herméneutique. Dans un style rafraî-
chissant, Olin (11) se demande, par
exemple, dans quelle mesure les tech-
niques d’imagerie d’aujourd’hui ne
viendraient pas éclairer d’un jour nou-
veau la théorie de Jaynes dite “théorie
de l’esprit bicaméral”. Suivant cette
théorie, entre 10 000 et 1000 av. J.-C.,
l’homme faisait ainsi l’expérience du
monde : l’hémisphère gauche était le
lieu de production du discours, l’hémi-
sphère droit le lieu de production des
hallucinations, exprimant les commen-
taires et les ordres des dieux et des
démons. Toujours selon Jaynes, c’est
seulement après 1000 av. J.-C. que la
perte de l’esprit bicaméral permit
l’émergence de la conscience de soi. La
schizophrénie serait une forme de sur-
vivance de l’esprit bicaméral. Lennox
et al. (12), tout comme Dierks et al., ont
montré que les HAV étaient accompa-
gnées d’activations dans différentes par-
ties de l’hémisphère droit d’hallucinés
droitiers mais jamais dans le gauche.
Olin en déduit que l’hypothèse de
Jaynes sur la schizophrénie peut être à
cette occasion ressuscitée et s’inquiète
quant à notre futur et aux conséquences
à venir de l’évolution de l’esprit sur les
horreurs déjà manifestes de notre civi-
lisation. S’il n’y a pas là nécessairement
matière à plus d’une simple lettre à
l’éditeur, le fait qu’elle soit parue dans
le très sérieux Lancet montre bien com-
ment la tendance des études d’imagerie
et de psychopathologie est à l’intégra-
tion réciproque, le phénomène halluci-
natoire étant lui-même intégré en tant
que forme du discours intérieur à un
trouble général de la conscience de soi.
L’hallucination acoustico-verbale
comme trouble
du sentiment même de soi
Schneider avait posé un jalon déterminant
en rassemblant les troubles schizophré-
niques sous le nom de “troubles de la
miennité”. Il faisait ainsi référence à l’en-
semble des troubles qui mettent en cause
l’unité du monde et celle de la personne
en tant qu’elles se constituent dans l’ap-
partenance du soi à soi. L’HAV du schi-
zophrène renvoie dans sa forme et dans
son contenu à une défaillance basale de la
miennité qui conditionne son mode de sur-
gissement. La psychologie cognitive
regroupe aujourd’hui ces processus d’ap-
propriation du soi par le soi, en les rap-
portant à l’activité propre de l’agent sous
le terme générique de processus d’attri-
bution (13). Dans une perspective schnei-
derienne, les modèles cognitifs font de
l’HAV une défaillance des processus d’at-
tribution des événements mentaux. Les
modèles successifs de Hoffman cités pré-
cédemment, impliquant la mémoire de tra-
vail, ou ceux de Frith (14),impliquant un
trouble du contrôle moteur, font de l’HAV
un déficit basal des processus bottom-up.
En insistant sur les connexions de signifi-
cation qui peuvent être établies entre le
contenu des voix et le contexte pragma-
tique de l’action ou bien encore avec la
charge émotionnelle des représentations
verbales (15, 16), d’autres études tendent
à prouver au contraire que le contenu des
voix est un facteur important des troubles
d’attribution. Les troubles d’attribution
peuvent être rapportés à des croyances
métacognitives ayant pour but de réduire
la dissonance cognitive (17) et de renfor-
cer ainsi le soi menacé de perdre son
contrôle. Ces derniers modèles mettent en
valeur des processus de type top-down
pour expliquer comment les HAV impli-
quent la connaissance même de soi. Les
HAV surgissent lorsque les sentiments
d’internalité, de libre arbitre et de contrôle
des pensées sont en contradiction avec
l’émergence d’émotions ou de pensées
vécues comme intrusives car éloignées du
contexte narratif de la réalité perçue. Ces
résultats, peu compatibles avec les études
impliquant dans la schizophrénie une
défaillance modulaire de la théorie de l’es-
prit, renforcent l’idée que la difficulté des
schizophrènes à se représenter leurs
propres états mentaux n’est qu’un épi-
phénomène. Le contenu explicite des voix
ne diffère guère des commentaires issus
de la conscience morale. Ces commen-
taires, volontiers injurieux et impératifs,
témoignent avant tout d’une faible estime
de soi (18) et se produisent le plus souvent
au décours de situations supposant le
renoncement à un but personnel ou à un
rôle social impliquant l’affirmation du soi
comme identité autonome. Tout se passe
comme si les voix, en tant que croyance
métacognitive, tentaient de pallier, de
motiver en des termes triviaux la
défaillance du soi ou d’en rendre compte,
qu’on la suppose ou non causée par les
troubles primaires et/ou l’influence envi-
ronnementale.
Le contenu hallucinatoire peut ainsi avoir
pour double objet les modifications des
processus intentionnels causées par le pro-
cessus schizophrénique primaire et la qua-
lité de la relation du soi au monde envi-
ronnant. On peut rendre compte de
l’intrication probable des processus top-
down et bottom-up dans la pathogénie des
HAV en rapportant, comme le fait Dama-
sio (19), le trouble des attributions à la
question plus générale du “sentiment
même de soi”. Fondée sur une forme
basale de confiance, que Blankenburg
appelle “évidence naturelle”, la relation
intentionnelle du soi au monde environ-
nant est affective par nature.Damasio
introduit le concept de “sentiment même
de soi” en rappelant l’importance de “l’en-
racinement de la conscience dans le sen-
tir” : “Nous savons, dit-il, que nous éprou-
vons une émotion lorsque nous avons le
sentiment du soi sentant.” Le vécu d’ap-
mise au point
Mise au point
mise au point
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (17) n° 9, novembre 2000 324
Mise au point
partenance, le “sentiment même de soi”,
est lié à ce que, dans le moment même où
nous sentons, nous avons doublement une
connaissance du soi en tant qu’il est sen-
tant et une connaissance de l’objet senti,
qu’il apparaisse dans le monde extérieur
ou, comme les émotions, à la fois dans le
corps et dans la vie psychique. Nous sug-
gérons ici que, pour mieux cerner la spé-
cificité de l’hallucination schizophré-
nique, son implication dans un trouble de
la conscience de soi, telle qu’elle vient
d’être définie également comme “senti-
ment”, fasse partie intégrante de sa défi-
nition. Nous proposons de compléter ainsi
la définition de Berrios et Denning : “Les
HAV sont des témoignages d’expérience
attribuée à une voix étrangère en rapport
direct avec un trouble de la conscience de
soi.” Une telle définition semble par aillleurs
confirmée par les études les plus récentes
d’imagerie : Epstein, Stern et Silbersweig
(20) ont notamment montré que l’activité
mésolimbique est, chez le schizophrène
présentant des symptômes positifs, indé-
pendante de la charge affective du stimu-
lus découverte qui semble venir idéale-
ment compléter les intuitions des
cliniciens quant à la nature fondamentale-
ment affective de la conscience phénomé-
nale. Nous conclurons ce travail en déve-
loppant un modèle narratif de l’HAV
conforme à ces propositions.
Vers un modèle narratif
de l’hallucination
acoustico-verbale
Damasio propose de distinguer, outre le
“proto-soi” qui en est le substrat neuro-
anatomophysiologique, un “soi central” et
un “soi autobiographique”. Le proto-soi
est la “structure qui régule et à la fois
représente les états internes du corps” ;
c’est une structure émergente dont nous
n’avons pas conscience en elle-même, car
elle est une “collection cohérente de confi-
gurations neuronales qui, instant après ins-
tant, cartographient l’état de la structure
physique de l’organisme”. Le proto-soi est
le fondement neural sur la base duquel
Damasio propose un modèle narratif de la
conscience. Suivant ce modèle, la possi-
bilité de raconter une histoire correspond,
de façon quasi cinématographique, à la
capacité qu’a notre cerveau d’enregistrer
ce qui arrive et de le référer à un mouve-
ment intentionnel sous la forme de cartes
cérébrales (cartes de second ordre). Si la
personne n’a pas une connaissance directe
de cette cartographie du mouvement inten-
tionnel, le sentiment d’une modification
des états mentaux accompagne la saisie de
l’objet par la conscience, et c’est ce senti-
ment même d’une modification qui assure
la conscience, toujours fugitive, de soi.
Damasio rapporte cette conscience fugi-
tive à une structure qu’il nomme soi cen-
tral. C’est par une procédure complexe
d’apprentissage qui nous fait engranger
sous forme de souvenirs, inscrits dans une
chronologie – soit un passé, un présent et
un futur – ces moments fugitifs de
connaissance, que se dégage progressive-
ment du soi central le soi autobiogra-
phique. Le soi central est par essence une
structure transitoire. Le soi autobiogra-
phique est par essence une structure per-
manente, quoique sujette à de petites
modifications dépendantes du contexte
narratif et de l’environnement. La syn-
chronie de ces deux structures garantit la
familiarité de l’expérience et la possibilité
pour le sujet, par la production continue
de récits multiples, de s’approprier le
monde et de s’inscrire dans le cours du
temps. Damasio fait lui-même dans son
livre l’hypothèse que les HAV, comme
l’ensemble des troubles schizophréniques,
manifestent avant tout une “anomalie du
soi autobiographique”. Mais cette anoma-
lie n’est, selon lui, pas isolée, car elle
implique également en profondeur les
structures du proto-soi et du soi central. Il
peut être ainsi tentant de rapporter les
croyances de type métacognitif que véhi-
culent les HAV, aussi bien que le vécu de
modification intentionnelle qui s’y rap-
porte, à la structure des cartographies de
second ordre dont parle Damasio.
Conclusion
L’HAV semble ne pas pouvoir se conten-
ter d’une définition trop réductrice. Ni un
trouble de la perception, ni un trouble du
discours intérieur ne permettent de rendre
compte de l’intégralité des phénomènes
dans une perspective globalisante. Les
progrès empiriques de l’imagerie fonc-
tionnelle imposent de nouvelles
contraintes théoriques, dont un intérêt
majeur est de susciter une progression
parallèle des sciences cognitives dans la
direction d’une redéfinition des rôles res-
pectifs des émotions et du discours inté-
rieur dans la conscience de soi. Que les
HAV puissent à la fois renvoyer à un sub-
strat neural, s’intégrer avec plus ou moins
d’harmonie à la culture et avoir un sens
pour la personne impose au psychiatre de
repenser les fondements de son attitude
compréhensive. Le travail récent de
Damasio nous indique une voie : modéli-
ser le soi en articulant le soi autobiogra-
phique aux processus centraux qui le fon-
dent et, ce faisant, jeter les bases d’une
meilleure définition de l’HAV comme
trouble de la conscience de soi.
Références
1. Behrendt RP. Underconstrained percep-
tion : a theoretical approach to the nature and
function of verbal hallucinations.
Comprehensive Psychiatry 1998 ; 39 (4) :
236-48.
2. Berrios GE, Dening TR.
Pseudohallucinations : a conceptual history.
Psychological Medicine 1996 ; 26 (4) : 753-63.
1 / 6 100%

Définir et modéliser l hallucination acoustico-verbale

La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !