Définir et modéliser l hallucination acoustico-verbale

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mise au point
Mise au point
Définir et modéliser
l’hallucination acoustico-verbale
J. Naudin*, J.M. Azorin*, I. Banovic**, G. Stanghellini***
Définir
l’hallucination
acoustico-verbale
comme trouble
de la perception
A
contrainte du monde extérieur s’exerce trop faiblement sur la perception
comme processus interne
de signification, qu’il
s’agisse des cas de déprivation sensorielle, d’attention
accrue, ou de facilitation
des processus associatifs
entre représentations des
attentes et symboles
internes. Accordant aux
HAV un rôle central dans la
psychopathologie d’un
sous-groupe de schizophrénies, Behrendt note qu’elles
répondent à la nécessité
impérative pour toute personne de maintenir et de
maximiser une image de
soi, notamment en situation
sociale. Sullivan le constatait déjà : les personnes
atteintes de schizophrénie
ne parviennent pas aussi aisément que les
autres à se sentir suffisamment fortes et
autonomes pour faire face aux situations
interpersonnelles. Selon Behrendt, l’HAV
correspondrait à une production excessive
de pensées, proche de l’activité onirique
et visant à pallier cette défaillance. Voix
et commentaires seraient perçus sous la
pression d’une attention accrue aux facteurs environnementaux lorsque ceux-ci
peuvent être mis en rapport avec les
craintes sociales et les désirs du patient.
Aborder l’hallucination des personnes
atteintes de schizophrénie comme si elle
était un phénomène sensoriel isolé, indépendant du reste des histoires que nous
raconte le patient et qui gravitent autour
de son ego, est trompeur. Nous n’avons
jamais affaire directement au phénomène
lors que sa fréquence fait de l’hallucination acousticoverbale (HAV) le symptôme le plus commun de la schizophrénie, sa définition n’est pas encore tranchée, opposant
les partisans des troubles du langage à ceux des troubles de
la perception, ceux qui s’interrogent sur la fonction de signification propre des voix, et notamment culturelle, et ceux qui
ne veulent y voir qu’un trouble du fonctionnement cérébral.
La définition de l’HAV n’est que la partie émergée d’un iceberg, celui que constitue pour le psychopathologue la question des fondements scientifiques de la subjectivité. De
nombreux auteurs, issus de perspectives théoriques très différentes, tentent de circonscrire ce problème général d’un point
de vue double épistémologique et naturaliste, en le recentrant
sur le concept de Soi. Une revue de la littérature anglo-saxonne récente sur l’HAV engage dans cette même direction à la
définir et à la modéliser en tant que trouble de la conscience
de soi.
Le DSM IV définit ainsi
l’hallucination : “Perception sensorielle qui a le
sens d’accomplissement
de la réalité d’une perception vraie mais qui se produit en dehors de la stimulation externe d’un
organe sensoriel.” Dans
cette définition on ne peut
plus classique, puisque,
comme Ball et Esquirol,
elle assimile l’hallucination à une “perception
sans objet”, le caractère
sensoriel de la perception définit l’hallucination vraie tout en la rapportant à l’absence de stimulus externe. Behrendt (1)
s’interroge sur l’origine de l’hallucination
comme le ferait naïvement l’homme de la
rue : d’où vient-elle ? Comment quelque
chose peut-il être perçu qui ne soit pas pré-
* Service universitaire de psychiatrie,
CHU Sainte-Marguerite, Marseille.
** UFR de psychologie, Université de
Provence, Aix-en-Provence.
*** Département de santé mentale,
Université de Florence, Italie.
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (17) n° 9, novembre 2000
sent ? La réponse de Behrendt à cette question est loin d’être naïve : l’étude de l’hallucination nécessite une étape préalable
visant à produire une théorie explicite de
la conscience. C’est notre conception de
la perception comme résultant exclusivement de la stimulation sensorielle qu’il
faut changer avant même de définir l’hallucination comme un trouble de la perception. La perception se fait certes sous
la contrainte de la stimulation des organes
sensoriels par le monde extérieur, mais elle
n’est possible en tant que processus de
signification que dans la mesure où elle
met en jeu des représentations et des configurations symboliques internes. L’hypothèse de Behrendt, proche de celle autrefois avancée par James, est que les
hallucinations surviennent lorsque la
320
mise au point
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hallucinatoire, et celui-ci se donne toujours à l’observateur comme déjà pris dans
un récit. Une définition de l’hallucination
conforme à la situation clinique doit pouvoir faire référence au contexte dialogique
qui constitue le cadre de l’observation.
Définir l’hallucination
comme un récit
Ce qui est perçu ne l’est comme tel que
parce que perçu par un soi, un ego. L’ego,
en défendant la validité de sa croyance,
affirme simplement dans le dialogue sa
propre position : cette position égologique,
quelle qu’elle soit, est toujours légitimement opposable à celle de l’interlocuteur.
Médecin et patient peuvent parfois s’entendre sur le fait que les voix se produisent
en dehors de la stimulation de l’organe correspondant (pseudo-hallucinations ou hallucinations psychiques), mais leurs convictions ne se recouvrent plus lorsqu’il s’agit
de prendre position sur la logique des attributions à la réalité. Ce qui pour l’un est un
enchaînement de faits réels reste pour l’autre
réalité délirante. Berrios et Denning (2)
proposent, conformément au caractère
dialogique de l’expérience clinique, la
définition suivante : “Les hallucinations
sont des comptes rendus d’une expérience
attribuée à la perception.” Cette définition
a le mérite de ne pas prendre a priori position sur ce qui doit être ou non perçu, mais
plutôt sur le caractère narratif de l’expérience clinique et la position subjective de
celui qui, ayant fait l’expérience de l’hallucination, rapporte cette expérience à
autrui. Cette définition n’entend pas préjuger du caractère pathologique ou non de
l’expérience. Elle n’exclut pas le fait que
l’hallucination puisse avoir une signification pour le sujet halluciné comme pour
celui qui l’écoute. Toutefois, le manque de
spécificité de cette définition ne permet
guère de différencier l’hallucination du
reste de l’expérience psychiatrique. En
assimilant l’hallucination à un récit isolé
de son contexte, elle jette implicitement
un soupçon sur le caractère authentiquement vécu de l’expérience à laquelle le
patient fait référence. C’est le contexte de
signification des hallucinations qui fait
que l’attribution des phénomènes à la perception paraît douteuse du point de vue de
l’interlocuteur. C’est également lui qui fait
la dimension de vérité de l’hallucination.
L’affirmation d’une croyance perceptive
manifeste une prise de position de l’ego
non seulement sur la réalité en tant que
réalité matérielle mais aussi quant à la
vérité de ce qui est dit être perçu. Cette
dimension de vérité fait de l’hallucination
un phénomène culturel par essence, et ce
qui est vrai dans certaines cultures peut
être déclaré faux dans d’autres. Une juste
définition de l’hallucination ne doit-elle
pas prendre ce contexte culturel en
compte ?
Définir l’hallucination
acoustico-verbale
comme phénomène culturel
Le DSM IV mentionne le relativisme culturel de l’hallucination sans pour autant l’intégrer à sa définition générale. Liester (3)
avance l’idée que le terme hallucination
doit être réservé aux phénomènes pathologiques. La dimension de révélation
propre aux voix intérieures (dites alors
transcendantes) doit être préservée de toute
qualification psychiatrique pour conserver
intacte leur dimension de transcendance
essentielle à la culture, l’histoire des
peuples renvoyant le plus souvent à l’expérience décisive de quelques initiés. Bien
que la nature dimensionnelle de l’hallucination n’ait pu être confirmée expérimentalement, l’idée d’un continuum entre les
phénomènes pathologiques et les phénomènes mystiques permet de rendre compte
de la dimension transpersonnelle des voix
intérieures comme révélation d’une vérité
transcendante. Liester propose dans cette
321
direction de compléter ainsi la définition
du DSM IV : “Expérience sensorielle qui
a le sens d’accomplissement de la réalité
d’une perception objective, mais qui se
produit sans stimulation extérieure de l’organe sensoriel correspondant ; elle est
concomitante de et supposée être en rapport, sur le plan étiologique, avec un
trouble physique ou mental ; elle n’est pas
couramment vécue ou acceptée par les
autres membres du groupe culturel.” Cette
définition vise à mieux définir le caractère
pathologique des hallucinations en les
séparant clairement des expériences
d’ordre mystique, comme les voix intérieures. En inférant un processus étiologique supposé, elle ne remet pas plus en
question que celle du DSM la position de
l’observateur, car elle ne propose aucun
critère clinique qui puisse faire distinguer
les hallucinations des personnes ayant une
schizophrénie des phénomènes vécus par
les personnes faisant une expérience mystique authentique. Le rattachement des
phénomènes à la culture du sujet halluciné
présuppose leur intelligibilité biographique. C’est la perte de cette intelligibilité
qui fait rattacher les phénomènes au processus jaspersien. La définition de Liester
propose deux critères négatifs référant au
contexte scientifique ou culturel, mais elle
manque la nature propre du malentendu
intersubjectif qui fait évoquer un processus pathologique. Ce malentendu est en
partie levé si, comme de nombreux auteurs
aujourd’hui, on s’attache, de nouveau, au
contenu de l’hallucination.
Définir l’hallucination
acoustico-verbale
par son contenu
Hoffman et al. constatent la récurrence
sémantique de certains thèmes et y voient
une possible raison de leur attribution à un
autre que le soi. Honig et al. (4) ont
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récemment montré que les HAV des personnes atteintes de schizophrénie ne diffèrent pas des phénomènes que vivent les
personnes non schizophrènes par leur
forme mais par leur contenu : les personnes non schizophrènes perçoivent leurs
voix comme des phénomènes essentiellement positifs et ne ressentent pas avoir
perdu le contrôle de leur expérience ; les
personnes souffrant de schizophrénie les
perçoivent au contraire négativement,
chargées d’émotions comme la peur et
rapportées à un mauvais traitement exercé
par autre que le soi. L’étude de Honig et
al. confirme celle de Nayani et David (5),
qui insistait déjà sur le caractère répétitif
des énoncés, le plus souvent émotifs et
dépendants du contexte. Alors même que
le caractère invasif des HAV se déploie
avec le temps, la détresse qu’elles impliquent semble devoir se réduire sous l’effet d’attitudes de coping reconnaissant aux
voix une certaine aptitude à l’insight et une
relative pertinence contextuelle.
Dans une perspective psychodynamique,
l’HAV peut être assimilée au surmoi freudien, tel qu’il constitue une assimilation
interne de l’autorité parentale et de la loi
qu’elle incarne. Définir l’HAV par son
contenu pose le problème des mécanismes
qui conduisent au rejet hors de soi de certains contenus sémantiques. L’HAV a été
comprise par la psychanalyse tantôt
comme une forme d’identification projective, tantôt comme une tentative manquée de symbolisation par défaut d’accès
à la fonction symbolique du langage. La
reformulation de la relation d’objet en
termes de voix et d’assimilation récemment proposée par Honos-Webb et Stiles
(6) laisse entrevoir une réponse élégante à
la querelle qui oppose encore les cognitivistes aux partisans de la psychanalyse au
sujet des mécanismes inconscients de
l’hallucination. Le soi peut être pensé
comme une “communauté de soi”, une
multiplicité de voix ou de récits, plutôt
qu’une construction unitaire monolithique. Certaines voix peuvent se charger
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (17) n° 9, novembre 2000
d’incarner les affects contradictoires que
le soi ne veut pas reconnaître comme siens
lorsqu’ils menacent son expérience. L’acceptation de ces voix écartées comme voix
étrangères au sein de la communauté dialogique des voix intérieures peut constituer en thérapie un pas positif dans le processus d’assimilation. Suivant cette
direction, proche de celle de Leudar (7),
on ne fait guère de différence entre les voix
hallucinatoires et le dialogue intérieur. Ne
pourrait-on pas se contenter d’une définition minimale de l’HAV comme forme du
discours intérieur ?
Définir l’hallucination
acoustico-verbale comme
forme du discours intérieur
Les premiers travaux de Hoffman (8) ont
remis au goût du jour la définition autrefois proposée par Séglas et Baillarger de
l’HAV comme trouble du langage. En
posant la question d’une intentionnalité
étrangère à l’origine des voix, Hoffman ne
cherche pas à montrer que les HAV sont
produites par une lésion corticale mais
plutôt par le tissu resté intact en réponse à
cette lésion. Cette lésion concernerait les
processus de production du langage en tant
qu’ils impliquent la mémoire de travail.
Une défaillance de la mémoire de travail
fait que les messages produits semblent
avoir des buts autonomes ; ils ne peuvent
être rapportés à l’intentionnalité propre du
sujet qui ne les reconnaît pas comme siens.
À cela répond une production d’imagerie
intacte qui attribue au non-soi les caractéristiques attendues lorsque parle autrui, à
savoir lorsque sont émis des messages verbaux qui expriment des buts autonomes.
Les derniers travaux de Hoffman et al. (9)
développent plus avant l’hypothèse d’un
trouble de la planification du discours en
modélisant l’HAV à l’aide de la simulation informatique par réseaux de neurones.
Hoffman et al. voient dans la disparition
322
des HAV chez trois de leurs patients, après
traitement par stimulation magnétique
transcrâniale du cortex temporopariétal
gauche, la confirmation de cette hypothèse. Un excès d’émondage synaptique à
la puberté pourrait être responsable d’une
altération des réseaux de perception du
discours à l’origine de ces “faux produits”
(spurious products) que sont les HAV. Au
cours des dix dernières années, l’hypothèse de la planification du discours s’est
ainsi trouvée, par sa valeur heuristique
considérable, à la source de nombreux travaux visant tantôt à affirmer, comme Hoffman, le manque de sens du trouble primaire à l’origine de l’HAV, tantôt à
rejoindre à pas feutrés, comme Leudar, les
hypothèses de type psychanalytique en
rapprochant le phénomène hallucinatoire
des phénomènes normaux d’imagination
qui caractérisent le discours intérieur. Ces
phénomènes, notamment l’identification
et la personnification, assurent la fonction
pragmatique du discours intérieur tout
comme celle de l’hallucination. Dans tous
les cas, le point important est que les voix
semblent surgir lorsque le discours intérieur n’est plus repéré comme tel. Les
HAV constituent une forme d’autonomisation du discours intérieur. On a pu penser dans un premier temps que l’hypothèse
de Hoffman se trouvait nettement renforcée par les études d’imagerie montrant une
activation de l’aire de Broca pendant
l’HAV. Mais une résolution plus poussée
n’a pas toujours confirmé cette activation, tandis qu’elle retrouvait une hypofrontalité associée à une activation des
aires associatives et des aires mésolimbiques sans activation des aires primaires. Alors même que l’absence d’activation des aires primaires est un
élément décisif de l’argumentation de
ces derniers auteurs, Dierks et al. (10)
mettent en évidence, à l’aide de la fMRI,
une activation du gyrus de Heschl.
Toutes les aires impliquées dans la perception normale semblent pouvoir être
activées dans l’HAV. Cette constatation
mise au point
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ne confirme pas l’hypothèse d’un trouble
sensoriel primaire, mais elle suffit à
invalider toute tentative de réduction du
phénomène hallucinatoire à un trouble
primaire de la production du langage.
Ces résultats empiriques appellent à
renouveler les modèles de l’HAV pour
mettre en rapport axes biologique et
herméneutique. Dans un style rafraîchissant, Olin (11) se demande, par
exemple, dans quelle mesure les techniques d’imagerie d’aujourd’hui ne
viendraient pas éclairer d’un jour nouveau la théorie de Jaynes dite “théorie
de l’esprit bicaméral”. Suivant cette
théorie, entre 10 000 et 1000 av. J.-C.,
l’homme faisait ainsi l’expérience du
monde : l’hémisphère gauche était le
lieu de production du discours, l’hémisphère droit le lieu de production des
hallucinations, exprimant les commentaires et les ordres des dieux et des
démons. Toujours selon Jaynes, c’est
seulement après 1000 av. J.-C. que la
perte de l’esprit bicaméral permit
l’émergence de la conscience de soi. La
schizophrénie serait une forme de survivance de l’esprit bicaméral. Lennox
et al. (12), tout comme Dierks et al., ont
montré que les HAV étaient accompagnées d’activations dans différentes parties de l’hémisphère droit d’hallucinés
droitiers mais jamais dans le gauche.
Olin en déduit que l’hypothèse de
Jaynes sur la schizophrénie peut être à
cette occasion ressuscitée et s’inquiète
quant à notre futur et aux conséquences
à venir de l’évolution de l’esprit sur les
horreurs déjà manifestes de notre civilisation. S’il n’y a pas là nécessairement
matière à plus d’une simple lettre à
l’éditeur, le fait qu’elle soit parue dans
le très sérieux Lancet montre bien comment la tendance des études d’imagerie
et de psychopathologie est à l’intégration réciproque, le phénomène hallucinatoire étant lui-même intégré en tant
que forme du discours intérieur à un
trouble général de la conscience de soi.
L’hallucination acoustico-verbale
comme trouble
du sentiment même de soi
Schneider avait posé un jalon déterminant
en rassemblant les troubles schizophréniques sous le nom de “troubles de la
miennité”. Il faisait ainsi référence à l’ensemble des troubles qui mettent en cause
l’unité du monde et celle de la personne
en tant qu’elles se constituent dans l’appartenance du soi à soi. L’HAV du schizophrène renvoie dans sa forme et dans
son contenu à une défaillance basale de la
miennité qui conditionne son mode de surgissement. La psychologie cognitive
regroupe aujourd’hui ces processus d’appropriation du soi par le soi, en les rapportant à l’activité propre de l’agent sous
le terme générique de processus d’attribution (13). Dans une perspective schneiderienne, les modèles cognitifs font de
l’HAV une défaillance des processus d’attribution des événements mentaux. Les
modèles successifs de Hoffman cités précédemment, impliquant la mémoire de travail, ou ceux de Frith (14), impliquant un
trouble du contrôle moteur, font de l’HAV
un déficit basal des processus bottom-up.
En insistant sur les connexions de signification qui peuvent être établies entre le
contenu des voix et le contexte pragmatique de l’action ou bien encore avec la
charge émotionnelle des représentations
verbales (15, 16), d’autres études tendent
à prouver au contraire que le contenu des
voix est un facteur important des troubles
d’attribution. Les troubles d’attribution
peuvent être rapportés à des croyances
métacognitives ayant pour but de réduire
la dissonance cognitive (17) et de renforcer ainsi le soi menacé de perdre son
contrôle. Ces derniers modèles mettent en
valeur des processus de type top-down
pour expliquer comment les HAV impliquent la connaissance même de soi. Les
HAV surgissent lorsque les sentiments
d’internalité, de libre arbitre et de contrôle
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des pensées sont en contradiction avec
l’émergence d’émotions ou de pensées
vécues comme intrusives car éloignées du
contexte narratif de la réalité perçue. Ces
résultats, peu compatibles avec les études
impliquant dans la schizophrénie une
défaillance modulaire de la théorie de l’esprit, renforcent l’idée que la difficulté des
schizophrènes à se représenter leurs
propres états mentaux n’est qu’un épiphénomène. Le contenu explicite des voix
ne diffère guère des commentaires issus
de la conscience morale. Ces commentaires, volontiers injurieux et impératifs,
témoignent avant tout d’une faible estime
de soi (18) et se produisent le plus souvent
au décours de situations supposant le
renoncement à un but personnel ou à un
rôle social impliquant l’affirmation du soi
comme identité autonome. Tout se passe
comme si les voix, en tant que croyance
métacognitive, tentaient de pallier, de
motiver en des termes triviaux la
défaillance du soi ou d’en rendre compte,
qu’on la suppose ou non causée par les
troubles primaires et/ou l’influence environnementale.
Le contenu hallucinatoire peut ainsi avoir
pour double objet les modifications des
processus intentionnels causées par le processus schizophrénique primaire et la qualité de la relation du soi au monde environnant. On peut rendre compte de
l’intrication probable des processus topdown et bottom-up dans la pathogénie des
HAV en rapportant, comme le fait Damasio (19), le trouble des attributions à la
question plus générale du “sentiment
même de soi”. Fondée sur une forme
basale de confiance, que Blankenburg
appelle “évidence naturelle”, la relation
intentionnelle du soi au monde environnant est affective par nature. Damasio
introduit le concept de “sentiment même
de soi” en rappelant l’importance de “l’enracinement de la conscience dans le sentir” : “Nous savons, dit-il, que nous éprouvons une émotion lorsque nous avons le
sentiment du soi sentant.” Le vécu d’ap-
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partenance, le “sentiment même de soi”,
est lié à ce que, dans le moment même où
nous sentons, nous avons doublement une
connaissance du soi en tant qu’il est sentant et une connaissance de l’objet senti,
qu’il apparaisse dans le monde extérieur
ou, comme les émotions, à la fois dans le
corps et dans la vie psychique. Nous suggérons ici que, pour mieux cerner la spécificité de l’hallucination schizophrénique, son implication dans un trouble de
la conscience de soi, telle qu’elle vient
d’être définie également comme “sentiment”, fasse partie intégrante de sa définition. Nous proposons de compléter ainsi
la définition de Berrios et Denning : “Les
HAV sont des témoignages d’expérience
attribuée à une voix étrangère en rapport
direct avec un trouble de la conscience de
soi.” Une telle définition semble par aillleurs
confirmée par les études les plus récentes
d’imagerie : Epstein, Stern et Silbersweig
(20) ont notamment montré que l’activité
mésolimbique est, chez le schizophrène
présentant des symptômes positifs, indépendante de la charge affective du stimulus découverte qui semble venir idéalement compléter les intuitions des
cliniciens quant à la nature fondamentalement affective de la conscience phénoménale. Nous conclurons ce travail en développant un modèle narratif de l’HAV
conforme à ces propositions.
Vers un modèle narratif
de l’hallucination
acoustico-verbale
Damasio propose de distinguer, outre le
“proto-soi” qui en est le substrat neuroanatomophysiologique, un “soi central” et
un “soi autobiographique”. Le proto-soi
est la “structure qui régule et à la fois
représente les états internes du corps” ;
c’est une structure émergente dont nous
n’avons pas conscience en elle-même, car
elle est une “collection cohérente de confi-
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (17) n° 9, novembre 2000
gurations neuronales qui, instant après instant, cartographient l’état de la structure
physique de l’organisme”. Le proto-soi est
le fondement neural sur la base duquel
Damasio propose un modèle narratif de la
conscience. Suivant ce modèle, la possibilité de raconter une histoire correspond,
de façon quasi cinématographique, à la
capacité qu’a notre cerveau d’enregistrer
ce qui arrive et de le référer à un mouvement intentionnel sous la forme de cartes
cérébrales (cartes de second ordre). Si la
personne n’a pas une connaissance directe
de cette cartographie du mouvement intentionnel, le sentiment d’une modification
des états mentaux accompagne la saisie de
l’objet par la conscience, et c’est ce sentiment même d’une modification qui assure
la conscience, toujours fugitive, de soi.
Damasio rapporte cette conscience fugitive à une structure qu’il nomme soi central. C’est par une procédure complexe
d’apprentissage qui nous fait engranger
sous forme de souvenirs, inscrits dans une
chronologie – soit un passé, un présent et
un futur – ces moments fugitifs de
connaissance, que se dégage progressivement du soi central le soi autobiographique. Le soi central est par essence une
structure transitoire. Le soi autobiographique est par essence une structure permanente, quoique sujette à de petites
modifications dépendantes du contexte
narratif et de l’environnement. La synchronie de ces deux structures garantit la
familiarité de l’expérience et la possibilité
pour le sujet, par la production continue
de récits multiples, de s’approprier le
monde et de s’inscrire dans le cours du
temps. Damasio fait lui-même dans son
livre l’hypothèse que les HAV, comme
l’ensemble des troubles schizophréniques,
manifestent avant tout une “anomalie du
soi autobiographique”. Mais cette anomalie n’est, selon lui, pas isolée, car elle
implique également en profondeur les
structures du proto-soi et du soi central. Il
peut être ainsi tentant de rapporter les
croyances de type métacognitif que véhi-
324
culent les HAV, aussi bien que le vécu de
modification intentionnelle qui s’y rapporte, à la structure des cartographies de
second ordre dont parle Damasio.
Conclusion
L’HAV semble ne pas pouvoir se contenter d’une définition trop réductrice. Ni un
trouble de la perception, ni un trouble du
discours intérieur ne permettent de rendre
compte de l’intégralité des phénomènes
dans une perspective globalisante. Les
progrès empiriques de l’imagerie fonct i o n n e l l e i m p o s e n t d e n o u ve l l e s
contraintes théoriques, dont un intérêt
majeur est de susciter une progression
parallèle des sciences cognitives dans la
direction d’une redéfinition des rôles respectifs des émotions et du discours intérieur dans la conscience de soi. Que les
HAV puissent à la fois renvoyer à un substrat neural, s’intégrer avec plus ou moins
d’harmonie à la culture et avoir un sens
pour la personne impose au psychiatre de
repenser les fondements de son attitude
compréhensive. Le travail récent de
Damasio nous indique une voie : modéliser le soi en articulant le soi autobiographique aux processus centraux qui le fondent et, ce faisant, jeter les bases d’une
meilleure définition de l’HAV comme
trouble de la conscience de soi.
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Résumé… Résumé… Résumé…
Après avoir été située dans son contexte culturel et scientifique, l’hallucination acoustico-verbale (HAV) est ici définie comme “témoignage d’expérience attribuée à une
voix étrangère en rapport direct avec un trouble de la conscience de soi”. Une
attention particulière est accordée au contenu de l’HAV et à ses liens théoriques
que l’on peut établir avec le discours intérieur. Les modèles actuels d’HAV peuvent
être conventionnellement classés suivant le couple d’oppositions top-down/bottomup. Un modèle narratif conforme aux derniers travaux de Damasio permet de
reconsidérer la relation de l’HAV à son triple contexte : neural, environnemental et
biographique.
Mots clés. Hallucinations acoustico-verbales – Voix – Phénoménologie – Structure
neurofonctionnelle – Schizophrénie – Sentiment de soi – Conscience de Soi – Miennité.
Imprimé en France - Differdange S.A.
95110 Sannois
Dépôt légal 4e trimestre 2000
© Décembre 1984 - Médica-Press
International S.A.
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LISTE DES ANNONCEURS
LILLY (PROZAC), P. 319 PIERRE FABRE (IXEL), P. 310 –
SANOFI SYNTHELABO FRANCE (SOLIAN), P. 326-327 –
SERVIER (STABLON), P. 340 – SMITHKLINE BEECHAM (DEROXAT), P. 313.
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