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ne confirme pas l’hypothèse d’un trouble
sensoriel primaire, mais elle suffit à
invalider toute tentative de réduction du
phénomène hallucinatoire à un trouble
primaire de la production du langage.
Ces résultats empiriques appellent à
renouveler les modèles de l’HAV pour
mettre en rapport axes biologique et
herméneutique. Dans un style rafraî-
chissant, Olin (11) se demande, par
exemple, dans quelle mesure les tech-
niques d’imagerie d’aujourd’hui ne
viendraient pas éclairer d’un jour nou-
veau la théorie de Jaynes dite “théorie
de l’esprit bicaméral”. Suivant cette
théorie, entre 10 000 et 1000 av. J.-C.,
l’homme faisait ainsi l’expérience du
monde : l’hémisphère gauche était le
lieu de production du discours, l’hémi-
sphère droit le lieu de production des
hallucinations, exprimant les commen-
taires et les ordres des dieux et des
démons. Toujours selon Jaynes, c’est
seulement après 1000 av. J.-C. que la
perte de l’esprit bicaméral permit
l’émergence de la conscience de soi. La
schizophrénie serait une forme de sur-
vivance de l’esprit bicaméral. Lennox
et al. (12), tout comme Dierks et al., ont
montré que les HAV étaient accompa-
gnées d’activations dans différentes par-
ties de l’hémisphère droit d’hallucinés
droitiers mais jamais dans le gauche.
Olin en déduit que l’hypothèse de
Jaynes sur la schizophrénie peut être à
cette occasion ressuscitée et s’inquiète
quant à notre futur et aux conséquences
à venir de l’évolution de l’esprit sur les
horreurs déjà manifestes de notre civi-
lisation. S’il n’y a pas là nécessairement
matière à plus d’une simple lettre à
l’éditeur, le fait qu’elle soit parue dans
le très sérieux Lancet montre bien com-
ment la tendance des études d’imagerie
et de psychopathologie est à l’intégra-
tion réciproque, le phénomène halluci-
natoire étant lui-même intégré en tant
que forme du discours intérieur à un
trouble général de la conscience de soi.
L’hallucination acoustico-verbale
comme trouble
du sentiment même de soi
Schneider avait posé un jalon déterminant
en rassemblant les troubles schizophré-
niques sous le nom de “troubles de la
miennité”. Il faisait ainsi référence à l’en-
semble des troubles qui mettent en cause
l’unité du monde et celle de la personne
en tant qu’elles se constituent dans l’ap-
partenance du soi à soi. L’HAV du schi-
zophrène renvoie dans sa forme et dans
son contenu à une défaillance basale de la
miennité qui conditionne son mode de sur-
gissement. La psychologie cognitive
regroupe aujourd’hui ces processus d’ap-
propriation du soi par le soi, en les rap-
portant à l’activité propre de l’agent sous
le terme générique de processus d’attri-
bution (13). Dans une perspective schnei-
derienne, les modèles cognitifs font de
l’HAV une défaillance des processus d’at-
tribution des événements mentaux. Les
modèles successifs de Hoffman cités pré-
cédemment, impliquant la mémoire de tra-
vail, ou ceux de Frith (14),impliquant un
trouble du contrôle moteur, font de l’HAV
un déficit basal des processus bottom-up.
En insistant sur les connexions de signifi-
cation qui peuvent être établies entre le
contenu des voix et le contexte pragma-
tique de l’action ou bien encore avec la
charge émotionnelle des représentations
verbales (15, 16), d’autres études tendent
à prouver au contraire que le contenu des
voix est un facteur important des troubles
d’attribution. Les troubles d’attribution
peuvent être rapportés à des croyances
métacognitives ayant pour but de réduire
la dissonance cognitive (17) et de renfor-
cer ainsi le soi menacé de perdre son
contrôle. Ces derniers modèles mettent en
valeur des processus de type top-down
pour expliquer comment les HAV impli-
quent la connaissance même de soi. Les
HAV surgissent lorsque les sentiments
d’internalité, de libre arbitre et de contrôle
des pensées sont en contradiction avec
l’émergence d’émotions ou de pensées
vécues comme intrusives car éloignées du
contexte narratif de la réalité perçue. Ces
résultats, peu compatibles avec les études
impliquant dans la schizophrénie une
défaillance modulaire de la théorie de l’es-
prit, renforcent l’idée que la difficulté des
schizophrènes à se représenter leurs
propres états mentaux n’est qu’un épi-
phénomène. Le contenu explicite des voix
ne diffère guère des commentaires issus
de la conscience morale. Ces commen-
taires, volontiers injurieux et impératifs,
témoignent avant tout d’une faible estime
de soi (18) et se produisent le plus souvent
au décours de situations supposant le
renoncement à un but personnel ou à un
rôle social impliquant l’affirmation du soi
comme identité autonome. Tout se passe
comme si les voix, en tant que croyance
métacognitive, tentaient de pallier, de
motiver en des termes triviaux la
défaillance du soi ou d’en rendre compte,
qu’on la suppose ou non causée par les
troubles primaires et/ou l’influence envi-
ronnementale.
Le contenu hallucinatoire peut ainsi avoir
pour double objet les modifications des
processus intentionnels causées par le pro-
cessus schizophrénique primaire et la qua-
lité de la relation du soi au monde envi-
ronnant. On peut rendre compte de
l’intrication probable des processus top-
down et bottom-up dans la pathogénie des
HAV en rapportant, comme le fait Dama-
sio (19), le trouble des attributions à la
question plus générale du “sentiment
même de soi”. Fondée sur une forme
basale de confiance, que Blankenburg
appelle “évidence naturelle”, la relation
intentionnelle du soi au monde environ-
nant est affective par nature.Damasio
introduit le concept de “sentiment même
de soi” en rappelant l’importance de “l’en-
racinement de la conscience dans le sen-
tir” : “Nous savons, dit-il, que nous éprou-
vons une émotion lorsque nous avons le
sentiment du soi sentant.” Le vécu d’ap-
mise au point
Mise au point