L’ETHIQUE PROTESTANTE ET L’ESPRIT DU CAPITALISME
(Max Weber,1904-1905)
Il va de soi que nous ne nous occuperons ici que du capitalisme de l’Europe occidentale et de
l’Amérique. Car si le capitalisme a existé en Chine, aux Indes, à Babylone, dans l’Antiquité et
au Moyen Age, comme nous le verrons, c’est précisément cet éthos qui lui faisait défaut.
(…) cette idée particulière –si familière pour nous aujourd’hui, mais en réalité si peu
évidente- que le devoir s’accomplit dans l’exercice d’un métier, d’une profession, c’est l’idée
caractéristique de l‘«éthique sociale» de la civilisation capitaliste ; en un certain sens, elle en
est le fondement.
Le problème majeur de l’expansion du capitalisme moderne n’est pas celui de l’origine du
capital, c’est celui du développement de l’esprit du capitalisme.
Sauf exception, ceux que l’on trouve à l’origine de ce tournant décisif (…) n’étaient pas des
spéculateurs, des risque-tout sans scrupules, des aventuriers tels qu’il s’en rencontre à toutes
les époques de l’histoire économique, ni même simplement de grands financiers. Au contraire,
ce novateurs furent élevés à la dure école de la vie, calculateurs et audacieux à la fois, des
hommes avant tout sobres et sûrs, perspicaces, entièrement dévoués à leur tâche, professant
des opinions sévères et de stricts « principes » bourgeois…
(…) le « type idéal » de l’entrepreneur capitaliste n’a rien de commun avec ces arrivistes plus
ou moins raffinés. Il redoute l’ostentation et la dépense inutile tout autant que la jouissance
consciente de sa puissance (…) Il ne « tire rien » de sa richesse pour lui-même, en dehors du
sentiment irrationnel d’avoir bien fait sa besogne.
L’homme me désire pas « par nature » gagner de plus en plus d’argent, mais il désire, tout
simplement, vivre selon son habitude et gagner autant d’argent qu’il lui en faut pour cela1 (…)
Après l’échec d’un appel au « sens du profit » par le moyen de hauts salaires, il ne restait plus
qu’à recourir au procédé inverse : par un abaissement du salaire contraindre l’ouvrier à un
travail accru afin de conserver le même gain.
(…) les bas salaires font long feu chaque fois qu’il s’agit de produits dont la fabrication exige
un travail qualifié quelconque, l’emploi de machines coûteuses et fragiles, ou en général une
attention soutenue et de l’initiative. Ici, les bas salaires ne sont pas rentables, leur effet est
inverse de celui qui était escompté. Car non seulement un sens élevé des responsabilités y est
indispensable, mais de plus il y faut un état d’esprit qui soit libéré, au moins pendant les
heures de travail, de la sempiternelle question : comment gagner un salaire donné avec le
maximum de commodités et le minimum d’efforts ? Le travail, au contraire, doit s’accomplir
comme s’il était un but en soi – une « vocation »2. Or un tel état d’esprit n’est pas un produit
de la nature. Il ne peut être suscité uniquement par de hauts ou de bas salaires. C’est le résultat
d’un long, d’un persévérant processus d’éducation3…
1 … sa manière de faire valoir n’était qu’une lutte acharnée, incessante entre ses ouvriers, attachés à l’ordre
naturel des choses, et lui-même, partisan d’améliorations qu’il croyait rationnelles.
(Léon Tolstoï, « Anna Karénine », 1877)
2 « Beruf » : le mot n’apparaît, avec son sens profane actuel, dans aucune des langues qui le connaissent
aujourd’hui avant la traduction de la Bible par Luther (…) la création du moderne « Beruf » remonte
linguistiquement aux traductions protestantes de la Bible.
3 Il a été établi sans conteste que le simple fait de changer de résidence est un moyen efficace d’intensifier le
rendement du travail.