Sciences humaines – Frédéric Keck 4
© Delagrave éditions
conscience collective est-elle l’association des consciences individuelles ?
C’est la question que pose par exemple Gurvitch5.
La diversité du mental n’est-elle pas niée par sa subordination à
l’unité de la conscience collective ? Ne peut-on pas affirmer au contraire
l’existence de différentes « mentalités » en fonction des différentes formes
sociales ? Les représentations collectives ne diffèrent-elles pas selon les
divers milieux matériels où elles apparaissent ? Comment, autrement dit,
rendre compte des variations historiques et géographiques du social ? C’est
la question que pose Lévy-Bruhl6.
Si le social est une forme du mental, quelle est sa réalité ? En quoi
n’est-il pas une hallucination ? C’est la question la plus difficile, celle que
Durkheim se pose tout au long de son œuvre.
A travers ces trois questions, on peut saisir ce qui reste obscur dans
l’article « Représentations individuelles et représentations collectives »,
nécessitant le passage à l’analyse de la morale. On peut formuler ainsi ce
passage : le social et le mental ne sont pas rabattus l’un sur l’autre mais
rattachés à un pôle supérieur qui leur fournit un point de tension commun où
ils tendent à s’unifier. Durkheim propose en effet une analyse du fait moral,
c’est-à-dire de la morale saisie au niveau empirique où elle peut venir
rejoindre le social et le mental : à ce niveau, la philosophie ne peut plus
dériver la morale du mental, c’est-à-dire en faire un système d’idées, ni la
sociologie dériver la morale du social, c’est-à-dire en faire un ensemble de
commandements de la société. L’analyse du fait moral se concentre sur la
notion de devoir : c’est ce qui apparaît à la conscience comme à la fois
supérieure à elle, sous la forme d’une contrainte, et pénétrant en elle, sous la
forme d’un désir. Elle découvre donc un phénomène profondément instable
et ambivalent qui ne peut plus prendre le statut d’une unité stable. La morale
rattache le social et le mental à leur source commune, dont il faut examiner
les modalités d’existence : l’action.
On peut alors répondre aux trois questions posées ci-dessus.
1) Les représentations collectives ne sont pas composées de
représentations individuelles mais elles sont analogues du point de vue de
l’action : les représentations individuelles sont « produites par les actions et
les réactions échangées entre les éléments nerveux » et les représentations
collectives sont « produites par actions et les réactions échangées entre les
consciences élémentaires dont est faite la conscience morale »7. Le social et
5 Cf. G. Gurvitch, « Le problème de la conscience collective dans la
sociologie de Durkheim » in La vocation actuelle de la sociologie, Paris, PUF, 1950,
vol. II.
6 Cf. L. Lévy-Bruhl, Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures,
Paris, Alcan, 1910, p. 19 : « A des types sociaux différents correspondront des
mentalités différentes, d’autant plus que les institutions et les mœurs mêmes ne sont
au fond qu’un aspect des représentations collectives. (…) L’étude comparative des
différents types de sociétés humaines ne se sépare pas de l’étude comparative des
représentations collectives. »
7 SP, p. 34.