Sciences humaines Frédéric Keck 1
© Delagrave éditions
Les sciences humaines
Sociologie et philosophie
, d’Emile Durkheim
Frédéric Keck
Philopsis : Revue nurique
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Sociologie et philosophie, d’Emile Durkheim :
Le social et le mental
Le recueil Sociologie et philosophie rassemble des textes de Durkheim
parus à des dates différentes et portant sur des objets variables. On
s’efforcera ici de ressaisir l’unité de la démarche de Durkheim à partir d’un
problème précis.
Partons de la confrontation entre sociologie et philosophie telle qu’elle
fut organisée par Célestin Boug lorsqu’il rassembla ce recueil. La
sociologie, ayant acquis son indépendance comme science, se retourne vers
la philosophie avec laquelle elle a dabord rompu. Plutôt qu’une rivalité
entre deux entreprises théoriques concurrentes, l’une essaie de couronner
l’autre, il s’agit d’une rencontre sur un terrain commun la philosophie
accepte de poser ses questions le rapport de lesprit et du monde en
examinant des données empiriques le mental et la sociologie vient
théoriser son propre objet : le social. La signification de cette rencontre doit
se lire en deux sens. D’une part, le social constitue lui-même une forme
d’activité mentale, c’est-à-dire qu’une socié est un ensemble d’idées et de
croyances conception essentielle pour une sociologie qui a mis au ur de
ses préoccupations le problème de l’éducation. D’autre part, et plus
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profondément, le mental est déjà une forme d’activité sociale, puisqu’il
consiste en une association dies notion qu’il faut entendre au sens de la
psychologie associationniste mais plus encore en un sens sociologique :
l’association n’est pas une simple relation entre des idées ou des individus,
elle produit une réalité nouvelle. C’est la grande découverte de Durkheim :
le social constitue « une synthèse sui generis » à partir des individus séparés.
Durkheim critique ici la psychologie associationniste en tant qu’elle reste
tributaire de l’épiphénoménisme, selon lequel une idée n’est rien dautre
qu’un phénomène cérébral présenté à la conscience : cette théorie ignore que
le mental est une réalité dotée de sa consistance propre ; elle est le corrélat
d’une sociologie qui ne voit dans le social qu’une somme d’individus.
L’associationnisme n’est qu’un raffinement de l’épiphénoménisme s’il
conçoit le mental comme le produit de relations de contiguïté entre des
processus cérébraux ; mais il s’approche de la alité du mental s’il parvient
au niveau des relations de ressemblance des forces internes aux idées
apparaissent. C’est en ce sens qu’on peut décrire le mental comme un
ensemble de représentations : le terme ne fait pas tant ici férence à une
copie des objets extérieurs à l’intérieur de l’esprit qu’à l’activité constitutive
par laquelle la conscience ajoute quelque chose aux processus cérébraux. La
conscience n’est pas seulement ce qui présente un phénomène cérébral dans
sa lumière de façon ponctuelle, elle le re-présente et le redouble pour
produire une nouvelle réalité. Il faut comprendre ainsi l’analogie du social et
du mental : de même que la soc ne se réduit pas à la somme des individus
mais constitue quelque chose en plus, de même la pensée ne se réduit pas
aux relations entre des idées mais produit une réalité autonome.
Cette analogie entre le social et le mental prend sens sur fond d’une
autre analogie, entre le social et le vital. La sociologie s’est constituée
comme une science autonome lorsqu’elle a refusé de prendre pour modèle
l’organisme biologique. De même la philosophie ne peut étudier la pensée
que si elle renonce à la décrire comme composée de processus organiques.
Durkheim a montré, notamment dans Le suicide, qu’il y a une vie sociale qui
suit ses propre lois de naissance et de mort, c’est-à-dire que les courants de
mortalité et de vitalité qui parcourent une société ont des causes sociales et
non biologiques. De même, il y a une vie mentale qui connaît son propre
développement. Cest pourquoi Durkheim pose ici le problème de la
persistance des représentations. Dans les théories épiphénoménistes et
associationnistes, la conscience apparaît et s’éteint pour des raisons
purement organiques ; le phénomène de la mémoire montre au contraire que
les représentations se conservent et ont leur vie propre. Le mental ne se
rajoute donc pas aux processus organiques comme une pensée pure : il
constitue un domaine de variations spécifiques, qui se prête à l’observation,
mais qui ne peut être rabattu sur les variations proprement organiques. Par
l’analogie du social et du mental, la sociologie rencontre ainsi la philosophie
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dans l’affirmation de l’autonomie de son domaine propre contre sa réduction
au vital1.
Ce qui est commun au social et au mental, c’est donc qu’ils
constituent une vie représentative. Le social a ses représentations
(emblèmes, drapeaux, symboles religieux…) comme le mental a les siennes
(idées, croyances, désirs…). Parler de vie représentative, c’est dire que ces
représentations varient selon des lois propres indépendamment de leur
substrat matériel : les symboles religieux prolifèrent en décollant du milieu
social ils ont été formés2, les idées s’attirent entre elles indépendamment
des processus cérébraux. Il faut donc concevoir un tout des représentations
chacune est en relation avec les autres. Mais ici se pose un problème :
quel est le lieu attacher ce tout des représentations ? Ce ne saurait être la
conscience, puisque celle-ci éclaire toujours une représentation particulière.
On est donc amené à concevoir des représentations inconscientes, c’est-à-
dire des représentations qui établissent leurs relations en-dehors de la
conscience. Or, sur ce point, la sociologie dispose d’un privilège sur la
psychologie : elle peut concevoir des représentations qui ont une
permanence en-dehors de leur saisie par une conscience individuelle, ce sont
ces symboles religieux dont elle étudie les formes. Le caractère spécifique
des représentations collectives, c’est l’obligation, notion qu’il faut prendre
dans son double sens : elle lie entre eux les individus, mais en les attachant à
une source extérieure à eux. Les représentations collectives indiquent en
elles-mêmes leur caractère de représentations : elles « portent, d’une manière
visible, la marque de leur origine »3. Mais alors on peut concevoir au niveau
du social ce qu’on ne peut qu’imaginer au niveau du mental : une conscience
à laquelle apparaît le tout des représentations. C’est la conclusion que tire
Durkheim lorsqu’il introduit la notion de conscience collective.
Il semble alors que l’analogie entre le social et le mental ait cédé la
place à une réduction du mental au social. Et ici il y a comme un coup de
force de la sociologie contre la philosophie, l’imposition d’un concept
sociologique qui couvre tout le champ de la philosophie. Il suffirait en effet
de transférer à la société tous les objets de la philosophie pour résoudre ses
problèmes. Durkheim peut ainsi affirmer que « c’est de la société que nous
vient tout l’essentiel de notre vie mentale. »4
Une telle réduction du mental au social conduit à poser trois
questions :
Le social est-il une forme supérieure du mental ? Les représentations
collectives sont-elles des composés de représentations individuelles ? La
1 Cette analogie entre des niveaux hiérarchisés du réel est due à l’influence de
la thèse d’Emile Boutroux, De la contingence des lois de la nature, mais elle est
inspirée indirectement de la classification des sciences d’Auguste Comte et du refus
de l’explication du niveau supérieur par le niveau inférieur.
2 Cf. Sociologie et philosophie (noté désormais SP), Paris, PUF, 1996, p. 43.
3 SP, p. 34.
4 SP, p. 107.
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conscience collective est-elle l’association des consciences individuelles ?
C’est la question que pose par exemple Gurvitch5.
La diversité du mental nest-elle pas niée par sa subordination à
l’unité de la conscience collective ? Ne peut-on pas affirmer au contraire
l’existence de différentes « mentalités » en fonction des différentes formes
sociales ? Les représentations collectives ne diffèrent-elles pas selon les
divers milieux matériels où elles apparaissent ? Comment, autrement dit,
rendre compte des variations historiques et géographiques du social ? C’est
la question que pose Lévy-Bruhl6.
Si le social est une forme du mental, quelle est sa réalité ? En quoi
n’est-il pas une hallucination ? C’est la question la plus difficile, celle que
Durkheim se pose tout au long de son œuvre.
A travers ces trois questions, on peut saisir ce qui reste obscur dans
l’article « Représentations individuelles et représentations collectives »,
nécessitant le passage à l’analyse de la morale. On peut formuler ainsi ce
passage : le social et le mental ne sont pas rabattus l’un sur l’autre mais
rattachés à un pôle supérieur qui leur fournit un point de tension commun où
ils tendent à s’unifier. Durkheim propose en effet une analyse du fait moral,
c’est-à-dire de la morale saisie au niveau empirique où elle peut venir
rejoindre le social et le mental : à ce niveau, la philosophie ne peut plus
dériver la morale du mental, c’est-à-dire en faire un système d’idées, ni la
sociologie dériver la morale du social, cest-à-dire en faire un ensemble de
commandements de la société. L’analyse du fait moral se concentre sur la
notion de devoir : c’est ce qui apparaît à la conscience comme à la fois
supérieure à elle, sous la forme d’une contrainte, et pénétrant en elle, sous la
forme d’un désir. Elle découvre donc un phénomène profondément instable
et ambivalent qui ne peut plus prendre le statut d’une unité stable. La morale
rattache le social et le mental à leur source commune, dont il faut examiner
les modalités d’existence : l’action.
On peut alors répondre aux trois questions posées ci-dessus.
1) Les représentations collectives ne sont pas composées de
représentations individuelles mais elles sont analogues du point de vue de
l’action : les représentations individuelles sont « produites par les actions et
les réactions échangées entre les éléments nerveux » et les représentations
collectives sont « produites par actions et les actions échangées entre les
consciences élémentaires dont est faite la conscience morale »7. Le social et
5 Cf. G. Gurvitch, « Le problème de la conscience collective dans la
sociologie de Durkheim » in La vocation actuelle de la sociologie, Paris, PUF, 1950,
vol. II.
6 Cf. L. Lévy-Bruhl, Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures,
Paris, Alcan, 1910, p. 19 : « A des types sociaux différents correspondront des
mentalités différentes, d’autant plus que les institutions et les mœurs mêmes ne sont
au fond qu’un aspect des représentations collectives. (…) L’étude comparative des
différents types de sociétés humaines ne se sépare pas de létude comparative des
représentations collectives. »
7 SP, p. 34.
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le mental ne sont donc pas deux formes de rapport contemplatif au monde :
ce sont des modalités d’action dans le monde. Il ne faut donc pas entendre la
notion de représentation au sens d’une copie statique mais au sens d’un
processus dynamique.
Que le social soit une forme d’action, c’est ce que découvre l’analyse
de l’impératif catégorique. L’impératif catégorique interpose entre l’acte et
sa conséquence le jugement de la société : qu’il inhibe ou qu’il encourage
l’action, ce jugement fait passer l’action à une puissance supérieure. D’le
terme de puissance morale pour désigner la société : la société est une
puissance extérieure aux individus, mais elle se manifeste en eux en
augmentant leur puissance d’agir. Ici se produit alors un renversement
notable : tandis que dans l’analyse des représentations, la société apparaissait
comme une conscience sans moi, elle apparaît au niveau de la morale
comme un sujet d’action8 : si on ne peut concevoir une conscience collective
à la source des représentations individuelles, on peut observer les effets de
cette conscience collective en tant qu’elle est sujet d’action. Les règles de la
morale, les pratiques religieuses, les préceptes du droit sont autant de
manifestations de la société comme puissance d’agir extérieure aux
individus.
Que le mental soit une source d’action, c’est ce que découvre
l’analyse de l’idéal. L’idéal, c’est l’idée en tant qu’elle pousse à sa
réalisation, c’est un point de tension du mental où il est immédiatement
action. Au niveau de l’idéal, vie sociale et vie mentale tendent à coïncider :
« les idéaux, ce sont tout simplement les idées dans lesquelles vient se
peindre et se résumer la vie sociale, telle qu’elle est aux points culminants de
son développement. »9 La représentation est alors une retombée de lidéal :
c’est un point sur lequel se fixe l’idéal pour apparaître encore aux
consciences aux moments il ne les fait plus agir10. L’idéal s’observe donc
lui aussi dans ses effets, c’est-à-dire dans ses représentations.
2) On peut alors répondre à la deuxième question : rapporter le mental
et le social à un sujet d’action comme la conscience collective, est-ce
retrouver partout la même morale ? Non, car ce sujet d’action n’est pas un
sujet calculant l’optimum dutilité sociale et déterminant a priori la forme
parfaite dans laquelle toute société devrait se couler ; ce n’est pas non plus
8 Cf. SP, p. 73 : « Mais si nous ne pouvons être liés par le devoir qu’à des
sujets conscients, maintenant que nous avons éliminé tout sujet individuel, il ne reste
plus d’autre objectif à l’activité morale que le sujet sui generis formé par une
pluralité de sujets individuels associés de manière à former un groupe ; il ne reste
plus qu’un sujet collectif ». A comparer avec la p. 32 : « Il ne nous est pas plus
facile d’imaginer une représentation sans sujet qui se représente qu’une
représentation sans conscience ». La notion de sujet prend ici deux sens différents :
ici le sujet théorique, là le sujet pratique.
9 SP, p. 136.
10 SP, p. 137.
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