Sociologie et philosophie, d`Emile Durkheim

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Sociologie et philosophie, d’Emile Durkheim
Frédéric Keck
Philopsis : Revue numérique
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Sociologie et philosophie, d’Emile Durkheim :
Le social et le mental
Le recueil Sociologie et philosophie rassemble des textes de Durkheim
parus à des dates différentes et portant sur des objets variables. On
s’efforcera ici de ressaisir l’unité de la démarche de Durkheim à partir d’un
problème précis.
Partons de la confrontation entre sociologie et philosophie telle qu’elle
fut organisée par Célestin Bouglé lorsqu’il rassembla ce recueil. La
sociologie, ayant acquis son indépendance comme science, se retourne vers
la philosophie avec laquelle elle a d’abord rompu. Plutôt qu’une rivalité
entre deux entreprises théoriques concurrentes, où l’une essaie de couronner
l’autre, il s’agit d’une rencontre sur un terrain commun où la philosophie
accepte de poser ses questions – le rapport de l’esprit et du monde – en
examinant des données empiriques – le mental – et où la sociologie vient
théoriser son propre objet : le social. La signification de cette rencontre doit
se lire en deux sens. D’une part, le social constitue lui-même une forme
d’activité mentale, c’est-à-dire qu’une société est un ensemble d’idées et de
croyances – conception essentielle pour une sociologie qui a mis au cœur de
ses préoccupations le problème de l’éducation. D’autre part, et plus
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profondément, le mental est déjà une forme d’activité sociale, puisqu’il
consiste en une association d’idées – notion qu’il faut entendre au sens de la
psychologie associationniste mais plus encore en un sens sociologique :
l’association n’est pas une simple relation entre des idées ou des individus,
elle produit une réalité nouvelle. C’est la grande découverte de Durkheim :
le social constitue « une synthèse sui generis » à partir des individus séparés.
Durkheim critique ici la psychologie associationniste en tant qu’elle reste
tributaire de l’épiphénoménisme, selon lequel une idée n’est rien d’autre
qu’un phénomène cérébral présenté à la conscience : cette théorie ignore que
le mental est une réalité dotée de sa consistance propre ; elle est le corrélat
d’une sociologie qui ne voit dans le social qu’une somme d’individus.
L’associationnisme n’est qu’un raffinement de l’épiphénoménisme s’il
conçoit le mental comme le produit de relations de contiguïté entre des
processus cérébraux ; mais il s’approche de la réalité du mental s’il parvient
au niveau des relations de ressemblance où des forces internes aux idées
apparaissent. C’est en ce sens qu’on peut décrire le mental comme un
ensemble de représentations : le terme ne fait pas tant ici référence à une
copie des objets extérieurs à l’intérieur de l’esprit qu’à l’activité constitutive
par laquelle la conscience ajoute quelque chose aux processus cérébraux. La
conscience n’est pas seulement ce qui présente un phénomène cérébral dans
sa lumière de façon ponctuelle, elle le re-présente et le redouble pour
produire une nouvelle réalité. Il faut comprendre ainsi l’analogie du social et
du mental : de même que la société ne se réduit pas à la somme des individus
mais constitue quelque chose en plus, de même la pensée ne se réduit pas
aux relations entre des idées mais produit une réalité autonome.
Cette analogie entre le social et le mental prend sens sur fond d’une
autre analogie, entre le social et le vital. La sociologie s’est constituée
comme une science autonome lorsqu’elle a refusé de prendre pour modèle
l’organisme biologique. De même la philosophie ne peut étudier la pensée
que si elle renonce à la décrire comme composée de processus organiques.
Durkheim a montré, notamment dans Le suicide, qu’il y a une vie sociale qui
suit ses propre lois de naissance et de mort, c’est-à-dire que les courants de
mortalité et de vitalité qui parcourent une société ont des causes sociales et
non biologiques. De même, il y a une vie mentale qui connaît son propre
développement. C’est pourquoi Durkheim pose ici le problème de la
persistance des représentations. Dans les théories épiphénoménistes et
associationnistes, la conscience apparaît et s’éteint pour des raisons
purement organiques ; le phénomène de la mémoire montre au contraire que
les représentations se conservent et ont leur vie propre. Le mental ne se
rajoute donc pas aux processus organiques comme une pensée pure : il
constitue un domaine de variations spécifiques, qui se prête à l’observation,
mais qui ne peut être rabattu sur les variations proprement organiques. Par
l’analogie du social et du mental, la sociologie rencontre ainsi la philosophie
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dans l’affirmation de l’autonomie de son domaine propre contre sa réduction
au vital1.
Ce qui est commun au social et au mental, c’est donc qu’ils
constituent une vie représentative. Le social a ses représentations
(emblèmes, drapeaux, symboles religieux…) comme le mental a les siennes
(idées, croyances, désirs…). Parler de vie représentative, c’est dire que ces
représentations varient selon des lois propres indépendamment de leur
substrat matériel : les symboles religieux prolifèrent en décollant du milieu
social où ils ont été formés 2, les idées s’attirent entre elles indépendamment
des processus cérébraux. Il faut donc concevoir un tout des représentations
où chacune est en relation avec les autres. Mais ici se pose un problème :
quel est le lieu où attacher ce tout des représentations ? Ce ne saurait être la
conscience, puisque celle-ci éclaire toujours une représentation particulière.
On est donc amené à concevoir des représentations inconscientes, c’est-àdire des représentations qui établissent leurs relations en-dehors de la
conscience. Or, sur ce point, la sociologie dispose d’un privilège sur la
psychologie : elle peut concevoir des représentations qui ont une
permanence en-dehors de leur saisie par une conscience individuelle, ce sont
ces symboles religieux dont elle étudie les formes. Le caractère spécifique
des représentations collectives, c’est l’obligation, notion qu’il faut prendre
dans son double sens : elle lie entre eux les individus, mais en les attachant à
une source extérieure à eux. Les représentations collectives indiquent en
elles-mêmes leur caractère de représentations : elles « portent, d’une manière
visible, la marque de leur origine »3. Mais alors on peut concevoir au niveau
du social ce qu’on ne peut qu’imaginer au niveau du mental : une conscience
à laquelle apparaît le tout des représentations. C’est la conclusion que tire
Durkheim lorsqu’il introduit la notion de conscience collective.
Il semble alors que l’analogie entre le social et le mental ait cédé la
place à une réduction du mental au social. Et ici il y a comme un coup de
force de la sociologie contre la philosophie, l’imposition d’un concept
sociologique qui couvre tout le champ de la philosophie. Il suffirait en effet
de transférer à la société tous les objets de la philosophie pour résoudre ses
problèmes. Durkheim peut ainsi affirmer que « c’est de la société que nous
vient tout l’essentiel de notre vie mentale. » 4
Une telle réduction du mental au social conduit à poser trois
questions :
Le social est-il une forme supérieure du mental ? Les représentations
collectives sont-elles des composés de représentations individuelles ? La
1
Cette analogie entre des niveaux hiérarchisés du réel est due à l’influence de
la thèse d’Emile Boutroux, De la contingence des lois de la nature, mais elle est
inspirée indirectement de la classification des sciences d’Auguste Comte et du refus
de l’explication du niveau supérieur par le niveau inférieur.
2
Cf. Sociologie et philosophie (noté désormais SP), Paris, PUF, 1996, p. 43.
3
SP, p. 34.
4
SP, p. 107.
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3
conscience collective est-elle l’association des consciences individuelles ?
C’est la question que pose par exemple Gurvitch 5.
La diversité du mental n’est-elle pas niée par sa subordination à
l’unité de la conscience collective ? Ne peut-on pas affirmer au contraire
l’existence de différentes « mentalités » en fonction des différentes formes
sociales ? Les représentations collectives ne diffèrent-elles pas selon les
divers milieux matériels où elles apparaissent ? Comment, autrement dit,
rendre compte des variations historiques et géographiques du social ? C’est
la question que pose Lévy-Bruhl6.
Si le social est une forme du mental, quelle est sa réalité ? En quoi
n’est-il pas une hallucination ? C’est la question la plus difficile, celle que
Durkheim se pose tout au long de son œuvre.
A travers ces trois questions, on peut saisir ce qui reste obscur dans
l’article « Représentations individuelles et représentations collectives »,
nécessitant le passage à l’analyse de la morale. On peut formuler ainsi ce
passage : le social et le mental ne sont pas rabattus l’un sur l’autre mais
rattachés à un pôle supérieur qui leur fournit un point de tension commun où
ils tendent à s’unifier. Durkheim propose en effet une analyse du fait moral,
c’est-à-dire de la morale saisie au niveau empirique où elle peut venir
rejoindre le social et le mental : à ce niveau, la philosophie ne peut plus
dériver la morale du mental, c’est-à-dire en faire un système d’idées, ni la
sociologie dériver la morale du social, c’est-à-dire en faire un ensemble de
commandements de la société. L’analyse du fait moral se concentre sur la
notion de devoir : c’est ce qui apparaît à la conscience comme à la fois
supérieure à elle, sous la forme d’une contrainte, et pénétrant en elle, sous la
forme d’un désir. Elle découvre donc un phénomène profondément instable
et ambivalent qui ne peut plus prendre le statut d’une unité stable. La morale
rattache le social et le mental à leur source commune, dont il faut examiner
les modalités d’existence : l’action.
On peut alors répondre aux trois questions posées ci-dessus.
1) Les représentations collectives ne sont pas composées de
représentations individuelles mais elles sont analogues du point de vue de
l’action : les représentations individuelles sont « produites par les actions et
les réactions échangées entre les éléments nerveux » et les représentations
collectives sont « produites par actions et les réactions échangées entre les
consciences élémentaires dont est faite la conscience morale » 7. Le social et
5
Cf. G. Gurvitch, « Le problème de la conscience collective dans la
sociologie de Durkheim » in La vocation actuelle de la sociologie, Paris, PUF, 1950,
vol. II.
6
Cf. L. Lévy-Bruhl, Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures,
Paris, Alcan, 1910, p. 19 : « A des types sociaux différents correspondront des
mentalités différentes, d’autant plus que les institutions et les mœurs mêmes ne sont
au fond qu’un aspect des représentations collectives. (…) L’étude comparative des
différents types de sociétés humaines ne se sépare pas de l’étude comparative des
représentations collectives. »
7
SP, p. 34.
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le mental ne sont donc pas deux formes de rapport contemplatif au monde :
ce sont des modalités d’action dans le monde. Il ne faut donc pas entendre la
notion de représentation au sens d’une copie statique mais au sens d’un
processus dynamique.
Que le social soit une forme d’action, c’est ce que découvre l’analyse
de l’impératif catégorique. L’impératif catégorique interpose entre l’acte et
sa conséquence le jugement de la société : qu’il inhibe ou qu’il encourage
l’action, ce jugement fait passer l’action à une puissance supérieure. D’où le
terme de puissance morale pour désigner la société : la société est une
puissance extérieure aux individus, mais elle se manifeste en eux en
augmentant leur puissance d’agir. Ici se produit alors un renversement
notable : tandis que dans l’analyse des représentations, la société apparaissait
comme une conscience sans moi, elle apparaît au niveau de la morale
comme un sujet d’action8 : si on ne peut concevoir une conscience collective
à la source des représentations individuelles, on peut observer les effets de
cette conscience collective en tant qu’elle est sujet d’action. Les règles de la
morale, les pratiques religieuses, les préceptes du droit sont autant de
manifestations de la société comme puissance d’agir extérieure aux
individus.
Que le mental soit une source d’action, c’est ce que découvre
l’analyse de l’idéal. L’idéal, c’est l’idée en tant qu’elle pousse à sa
réalisation, c’est un point de tension du mental où il est immédiatement
action. Au niveau de l’idéal, vie sociale et vie mentale tendent à coïncider :
« les idéaux, ce sont tout simplement les idées dans lesquelles vient se
peindre et se résumer la vie sociale, telle qu’elle est aux points culminants de
son développement. » 9 La représentation est alors une retombée de l’idéal :
c’est un point sur lequel se fixe l’idéal pour apparaître encore aux
consciences aux moments où il ne les fait plus agir10. L’idéal s’observe donc
lui aussi dans ses effets, c’est-à-dire dans ses représentations.
2) On peut alors répondre à la deuxième question : rapporter le mental
et le social à un sujet d’action comme la conscience collective, est-ce
retrouver partout la même morale ? Non, car ce sujet d’action n’est pas un
sujet calculant l’optimum d’utilité sociale et déterminant a priori la forme
parfaite dans laquelle toute société devrait se couler ; ce n’est pas non plus
8
Cf. SP, p. 73 : « Mais si nous ne pouvons être liés par le devoir qu’à des
sujets conscients, maintenant que nous avons éliminé tout sujet individuel, il ne reste
plus d’autre objectif à l’activité morale que le sujet sui generis formé par une
pluralité de sujets individuels associés de manière à former un groupe ; il ne reste
plus qu’un sujet collectif ». A comparer avec la p. 32 : « Il ne nous est pas plus
facile d’imaginer une représentation sans sujet qui se représente qu’une
représentation sans conscience ». La notion de sujet prend ici deux sens différents :
ici le sujet théorique, là le sujet pratique.
9
SP, p. 136.
10
SP, p. 137.
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5
un sujet moyen, la somme des préférences individuelles11 : ces deux sujets
collectifs sont statiques, ils amènent à concevoir la morale comme une
simple protection de la société contre des dangers extérieurs. Pour
Durkheim, la conscience collective est au contraire un sujet généreux, une
source d’action proliférante ; et la morale est une relation dynamique entre la
société et son milieu, elle se caractérise par la dépense. « Vivre, c’est avant
tout agir, agir sans compter, pour le plaisir d’agir. (…) La dépense, c’est
l’action »12.
Dire que l’action se caractérise par la dépense, c’est dire qu’elle
excède toute mesure. Et pourtant, il faut bien des mesures à l’action : ce sont
les valeurs. Mais les valeurs ne viennent mesurer l’action qu’en tant qu’elles
se rapportent à une valeur incommensurable, posée hors du cercle des
choses. C’est le phénomène du luxe : une chose de peu d’utilité est
considérée comme possédant une grande valeur. Il y a en vérité deux types
de valeurs : les valeurs subjectives, qui renvoient aux appréciations des
sujets individuels, et les valeurs objectives, qui s’imposent aux individus
comme un ordre extérieur à eux. Cette dissociation reflète le caractère
ambivalent de l’action elle-même : elle doit susciter une adhésion et une
reconnaissance chez les sujets individuels, mais elle les entraîne au-delà
d’eux-mêmes vers un ordre qui se dessine progressivement comme une
objectivité.
Durkheim peut donc reconnaître à la fois la différenciation des valeurs
selon les sociétés et leur rapport commun avec une valeur particulière qui est
séparée d’elles. Ce mouvement de séparation apparaît plus clairement dans
l’analyse du sacré. Les sociétés sont différentes, mais elles reconnaissent
toutes cette coupure entre le sacré et le profane. Ainsi, dans la société
moderne, c’est la personne, et non plus le totem, qui est considérée comme
sacrée : la société reconnaît l’individu comme une valeur intangible. Le
sacré, c’est la trace de l’idéal dans la vie ordinaire, c’est le rappel d’une vie
sociale plus intense. Or « un idéal, chaque société le conçoit à son image. » 13
Les différentes « mentalités » sont donc autant de façon de tracer la frontière
entre le sacré et le profane. Le « sujet collectif » qu’est la société n’exige pas
une substance morale particulière qui se retrouverait dans toutes les sociétés
mais seulement la forme de la coupure entre le sacré et le profane.
11
Cf. SP p. 120-124 : Durkheim examine deux théories expliquant les valeurs
par le jugement d’un sujet collectif : la théorie du « type moyen » de Quételet, et la
théorie utilitariste anglaise.
12
SP, p. 126. Ce passage sur la dépense pourrait être rapproché des analyses
de Georges Bataille dans « La notion de dépense », qui, ajoutant à la définition
durkheimienne du sacré la conception hégélienne du négatif, fait de la dépense la
part de folie et de sacrifice que la société exige de l’individu pour établir un ordre
supérieur. Cf. G. Bataille, La part maudite, précédé de La notion de dépense, Paris,
Minuit, 1967.
13
SP, p. 81.
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6
3) On peut alors répondre à la troisième question : si le social prend la
forme du mental, en quoi n’est-il pas une hallucination ? Le terme revient
plusieurs fois dans l’ouvrage. Dans l’article « Représentations individuelles
et représentations collectives », la persistance des représentations de la
mémoire oblige à tenir disponible le tout des représentations ; la conscience
collective risque alors de n’être qu’une grande hallucination, puisque la
conscience individuelle ne peut concevoir qu’une partie de ces
représentations. Dans la conférence sur la morale, Durkheim se propose de
« faire voir ce qu’est le devoir, sur quoi il repose, en quoi il n’est pas une
hallucination, à quoi il correspond dans le réel. » 14 Puis, dans la discussion, il
propose de faire une distinction entre la société telle qu’elle est et l’opinion
que s’en font les individus, puis remarque qu’« en fait, il est difficilement
admissible que l’opinion n’exprime rien de réel, que les aspirations de la
conscience collective ne soient que de pures hallucinations. »15 Dans une
note, enfin, il se demande si le dévouement du savant à la science est
seulement un processus mental ou s’il se colore de moralité16 : il se pourrait
que le savant soit lui-même en pleine hallucination lorsqu’il prétend
connaître le social17.
Le problème de l’hallucination provient de la psychologie de Taine,
selon lequel la perception est une « hallucination vraie », corrigée par
l’expérience. Mais pour Durkheim, le critère qui garantit la réalité d’un
processus mental n’est pas sa vérification par l’expérience mais son action
dans le monde. L’hallucination, ce serait une vie mentale qui aurait perdu
tout contact avec l’action. Il faut ici souligner l’importance de la référence à
Pierre Janet, dont les expériences sur l’hypnotisme avaient montré qu’il y a
encore une forme d’activité mentale chez des sujets inconscients par le fait
qu’ils réagissent intelligemment à des suggestions18 ; or cette référence est
utilisée par Durkheim précisément au moment où il veut soutenir
l’hypothèse de l’existence de représentations inconscientes. C’est pourquoi
Durkheim caractérise souvent ces représentations comme « réelles et
agissantes » : le signe de la réalité de ces représentations, ce n’est pas leur
présence à la conscience, ni leur adéquation à l’expérience, c’est leur
intervention dans l’action. De même, ce qui fait la réalité du devoir, c’est
qu’il trouve des ressources affectives dans l’individu qui lui font désirer agir
14
SP, p. 63.
15
SP, p. 93.
16
SP, p. 76, n. 1.
17
Le problème revient de façon plus nette encore dans Les formes
élémentaires de la vie religieuse : aux théories qui font de la religion une première
explication scientifique du monde, Durkheim répond que la religion ne serait dans
cette perspective qu’un rêve ou un délire, alors qu’il faut montrer que c’est « un
délire bien fondé ». La religion n’est pas en effet seulement un système de
représentations : c’est un ensemble d’actions ; elle fait agir l’individu en pénétrant sa
pensée.
18
Cf. P. Janet, L’automatisme psychologique, Paris, Alcan, 1889.
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conformément au devoir. Le signe de la réalité du social, c’est qu’il fait agir.
On comprend alors le fameux « chosisme » de Durkheim : dire qu’il faut
considérer « les faits sociaux comme des choses », selon la fameuse
proposition des Règles de la méthode sociologique19, ce n’est pas affirmer
leur opacité à la conscience, c’est découvrir leur réalité comme source
d’action. Il faudrait même dire alors que la conscience collective est une
chose, c’est-à-dire qu’elle fait partie de l’ordre du monde où elle agit.
Ici une comparaison peut être proposée avec la pensée de Bergson
dans Matière et mémoire, publié deux ans avant l’article « Représentations
individuelles et représentations collectives ». Il est frappant de constater que
Bergson et Durkheim partent du même problème, la nécessité de concevoir
une persistance des représentations qui rende compte du phénomène de la
mémoire, et qu’ils proposent la même hypothèse, l’existence de
représentations inconscientes qui interviennent dans l’action. Ce simple
rapprochement éclaire bien des aspects de la relation entre Bergson et
Durkheim : leur rattachement commun à la tradition du spiritualisme, leur
inspiration dans la psychologie de Pierre Janet, leur prolongement dans la
sociologie de la mémoire collective de Maurice Halbwachs. Mais, plus
profondément, tous deux tordent profondément le concept de représentation
en y voyant une relation directe et non plus indirecte de la conscience aux
choses : chez Bergson, les représentations sont rattachées aux images de la
perception qui met la conscience dans les choses, chez Durkheim, les
représentations sont rapportées aux choses sociales. Le spiritualisme de
Bergson et de Durkheim est donc bien éloigné d’une fuite du monde dans
l’esprit : c’est un réalisme, qui met l’esprit dans les choses, et fait de l’esprit
une puissance supérieure des choses.
Le statut de ce réalisme est bien éclairé par le texte « Jugements de
valeur et jugement de réalité ». Durkheim y montre que les jugements de
valeur, en tant qu’ils font intervenir un acte de la conscience collective, se
distinguent des jugements de réalité, qui se contentent de constater un fait ;
mais il refuse que les jugements de valeur se rapportent à un monde suprasensible qui se déroberait à l’observation. Ce qui caractérise les valeurs,
c’est qu’elles font partie de la réalité, mais à titre de trace d’une
intensification de cette réalité. On pourrait parler à leur propos d’une surréalité : elles viennent redoubler la réalité en la portant à une puissance
supérieure. Durkheim peut donc affirmer que l’idéal est réel et qu’il peut être
objet de science : il ne s’agit pas de profaner l’idéal en niant sa séparation
sacrée avec la vie ordinaire, mais d’en observer les effets dans les actions
individuelles. C’est seulement du point de vue de l’individu qui n’y participe
pas que l’idéal n’est pas réel ; du point de vue de l’action collective, il est
entièrement réel. L’opposition de l’idéal et du réel est donc seconde : elle est
la conséquence de l’épuisement de l’action collective et de la scission entre
le social et l’individuel.
19
E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Flammarion,
1988, p. 108.
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8
Le passage du social par le mental n’en fait donc pas une
hallucination, parce que le mental est toujours en retard sur le social. La
représentation étant une retombée de l’idéal, la connaissance que l’on prend
du social est en décalage par rapport au mouvement réel de transformation,
parce qu’elle est partielle, alors que l’action se situe au niveau du tout social.
Et pourtant le mental participe au mouvement de transformation sociale.
C’est l’objet de la discussion sur la distinction entre l’opinion de la société et
la réalité de la société. Socrate exprime mieux que ses juges la morale qui
convient à son temps parce qu’il devance son temps tout en le traduisant :
pris dans l’action, il a une conscience plus claire des réalités sociales de son
temps que les aspirations confuses de l’opinion. Mais l’opinion elle-même
agit sur la réalité sociale dont elle n’a qu’une conscience confuse, elle fait
partie des « choses » que doit étudier le sociologue. « Les choses, ici, c’est
l’état de l’opinion morale dans ses rapports avec la réalité sociale qu’elle
doit exprimer. » 20 Et de même le savant qui tente de connaître la société de
son temps y agit : son processus mental est aussi, dit Durkheim, un
processus moral. La connaissance de la société exprime la réalité sociale en
tant qu’elle y agit, mais elle ne peut y agir que partiellement, car le tout des
représentations collectives reste en grande partie inconscient. Ce qui ne peut
s’unifier dans le mental – au risque de produire une hallucination – s’unifie
dans l’action. Le sociologue n’est donc pas un sujet théorique réfléchissant à
distance le social dans le mental : il est un sujet d’action impliquant dans son
engagement tout le social.
Résumons. Le social et le mental ne sont pas pris l’un en l’autre,
comme si le social n’était qu’une forme d’activité purement théorique ou
comme si le mental était subordonné à une conscience collective. Le social
et le mental sont débordés par l’action dont ils sont des produits et vers
laquelle ils tendent. L’action déborde le social et le mental au sens où elle est
une source proliférante marquée par la séparation de son origine. L’action
est ce qui donne sa réalité au social et au mental car elle donne à ces deux
totalités une occasion de se manifester. Durkheim situe donc le social et le
mental entre le vital, dont ils sont des formes supérieures, et la morale, vers
laquelle ils tendent et qui leur donne leur raison d’être. Vie sociale et vie
mentale sont orientées vers l’action sous la forme de l’existence la plus
pleine possible, ce que Durkheim appelle le bien, et qui se manifeste aux
niveaux inférieurs comme un devoir.
Frédéric Keck
20
SP, p. 96.
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9
BIBLIOGRAPHIE
H. Bergson, Matière et mémoire, Paris, PUF-Quadrige, 1993 (1896)
E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Flammarion,
1988 (1894)
E. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUFQuadrige, 1998 (1912)
G. Gurvitch, « Le problème de la conscience collective dans la sociologie de
Durkheim » in La vocation actuelle de la sociologie, Paris, PUF, 1950, vol.
II.
B. Karsenti, L’homme total, Sociologie, philosophie et anthropologie chez
Marcel Mauss, Paris, PUF, 1997.
S. Lukes, Emile Durkheim, His Life and Works, Stanford, Stanford
University Press, 1985.
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