Des violences extrêmes aux violences

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Sciences-Croisées
Numéro 9 : Contributions libres
Des violences extrêmes aux violences quotidiennes :
Approches critiques de la notion de traumatisme
Alexis Cukier
Allocataire moniteur, Département de Philosophie
(Sophiapol - Université de Paris-Nanterre)
[email protected]
Cécile Lavergne
Allocataire monitrice, Département de Philosophie
(Sophiapol - Université de Paris-Nanterre)
[email protected]
Valentina Ragno
Doctorante, Département de Philosophie
(Sophiapol - Université de Paris-Nanterre)
[email protected]
Des violences extrêmes aux violences quotidiennes :
approches critiques de la notion de traumatisme
Résumé
Après un examen des usages courants et des théories (psychologiques, sociologiques,
philosophiques) contemporaines de la notion de traumatisme, nous proposons une
approche critique de la conception dominante des « violences traumatiques » comme
événements « traumatogènes » produisant des « drames sociaux ». A partir d’une
analyse des conceptions contemporaines de phénomènes de « violences extrêmes »
(pratiques de guerre, torture, agressions) et de « violences quotidiennes » (harcèlement,
management par le stress, dominations), nous proposons de critiquer à la fois
l’individualisation des traumatismes et l’utilisation de cette catégorie à des fins de
gouvernement des populations et de management des subjectivités. Dans cette
perspective, nous proposons l’esquisse d’une nouvelle thématisation de cette catégorie
de traumatisme, inspirée de la philosophie sociale, et attentive aux nouvelles formes de
« violences ordinaires » et de « souffrances sociales », et à leurs effets de subjectivation
et de désaffiliation spécifiques.
Mots-clés : traumatisme – violences – subjectivités – culture thérapeutique –
souffrance sociale
-1-
Introduction
Nous employons les termes de violence et de traumatisme, dans l’usage
courant, théorique ou clinique, pour comprendre des situations et des
souffrances apparemment très diverses. Mais qu’y a-t-il de commun, par
exemple, entre les violences « extrêmes » – qu’elles soient « politiques »
(guerre, emprisonnement, torture) ou « privées » (agressions, viols, etc.) – et les
violences « quotidiennes » – qu’elles soient professionnelles (harcèlement
moral au travail, management par le stress), psychologiques (harcèlement,
dominations) ou sociales (licenciements, menaces) ? Et entre les traumatismes
dus, par exemple, à une catastrophe naturelle, à un attentat, à un événement
social brutal ou à une agression intentionnelle ? Même s’ils peuvent se recouper
ou se cumuler, les types de causes et de souffrances psychiques qui y sont en jeu
semblent difficilement identifiables. Mais surtout, la multiplicité des usages des
notions de violence et de traumatisme, ainsi que leur relative imprécision,
semblent atténuer leur pouvoir thérapeutique (diagnostic et prise en charge),
politique (dénonciation et lutte) et social (compréhension et aide adéquate).
C’est pour répondre à ce constat que nous proposons une approche critique
« des violences traumatiques » et de la compréhension de la violence à partir de
la catégorie de traumatisme.
A cette fin, nous n’adopterons pas la perspective de leurs causes – les
facteurs dits « traumatogènes » – mais celle de leurs effets, autrement dit, le
point de vue de ce qu’elles produisent (représentations, émotions et souffrances)
sur les individus, sur leurs psychismes ou sur leurs corps. Nous serons ainsi
amenés à nous demander quel pouvoir certaines violences, comprises comme
traumatiques, ont dans la constitution des subjectivités.
Nous partirons, plus précisément, du constat d’une rencontre entre la
compréhension savante du traumatisme (comme conséquence psychique d’un
choc) et sa compréhension usuelle (comme drame psychique et social d’un
peuple) et de l’hypothèse que cette rencontre a des conséquences cliniques,
théoriques et politiques, décisives. On peut citer à cet égard un extrait L’Empire
du traumatisme de Didier Fassin et Richard Rechtman (2007), qui pourrait
résumer notre point de départ : « Ce terme [traumatisme] doit […] s’entendre à
la fois au sens restreint que la santé mentale lui confère (la trace laissée dans le
psychisme) et en suivant l’usage toujours plus répandu dans le sens commun
(une brèche ouverte dans la mémoire collective) […]. De l’acception littérale
des psychiatres (le choc psychologique) à l’extension métaphorique dans les
médias (le drame social) – et souvent, d’ailleurs, on passe au sein d’un même
discours de l’une à l’autre sans précaution particulière –, la notion de
traumatisme s’impose donc comme un lieu commun du monde contemporain,
autrement dit comme une vérité partagée ». C’est donc de cet emploi généralisé
de la notion de traumatisme, qui inquiète les frontières entre discours cliniques
et quotidiens, que nous proposons d’effectuer une critique – non pas au sens
d’une attaque, mais plutôt d’une clarification et d’une précision des contextes
sociaux de ses usages, de sa portée thérapeutique et politique et des limites de
ses applications légitimes. Nous espérons que cette critique pourra contribuer à
rendre intelligible les effets de certaines violences, ainsi que leur
compréhension comme traumatiques, sur la construction contemporaine des
subjectivités.
-2-
1. Les usages politiques et nosographiques de la catégorie de traumatisme :
ce que nous dit le traumatisme de la vérité contemporaine des violences
L’enjeu de ce premier temps de l’analyse sera de dégager trois usages
distincts de la catégorie de traumatisme, usages neuro-cogntif,
psychothérapeutique et culturel, pour montrer ce qu’ils peuvent nous apprendre
des régimes de véridiction des violences contemporaines, autrement dit de la
manière dont les effets traumatiques des violences sur les subjectivités sont pris
dans des dispositifs discursifs ayant valeur de vérité. Nous verrons que c’est un
langage commun de l’événement qui subsume ces trois usages.
On peut définir la violence de manière minimale comme excès ou abus
dans le déchaînement de la force, c'est-à-dire comme effet d’une contrainte
physique ou psychique qui se traduit par de la souffrance, des blessures,
pouvant conduire à la mort. Il faut ajouter que la violence n’est le plus souvent
qualifiée comme telle que lorsque s’atteste la conjonction entre l’intensité de la
force et son caractère illégitime. C’est d’ailleurs sur cette illégitimité que
s’appuie la revendication de la condition de victime, qui sera d’autant plus
difficile à faire valoir que les violences subies seront qualifiées de légitimes 1.
Mais la reconnaissance du statut de victime est-elle absolument nécessaire à
l’individu traumatisé pour amorcer une « sortie de crise » ? C’est ce que laisse
entendre une série de travaux en victimologie, portant notamment sur les
violences conjugales, où la sanction de la loi et la reconnaissance des violences
vécues sont présentées comme un préalable nécessaire à la reconstruction de
l’identité (Faget, 2004). Nous ne pourrons pas aborder ici la discussion de ces
travaux, mais souhaitions pointer le lien entre vécus de violence et vulnérabilité
des identités individuelles – qui fera l’objet d’une approche critique dans la
deuxième partie de cette contribution. Ce lien entre identité et violence est
ressaisi par Françoise Héritier (1996), lorsque dans ses définitions liminaires de
la violence, elle insiste sur le noyau conceptuel de l’effraction : « tantôt du
corps comme territoire clos, tantôt du territoire physique ou moral conçu
comme un corps dépeçable ». C’est justement cette effraction de la violence,
lorsqu’elle implique une expérience de grande tension émotionnelle pour
l’individu, qui est pensée comme proprement « traumatique ».
Catherine Malabou dans Les Nouveaux Blessés (2007), oppose à la
définition psychanalytique et freudienne du trauma 2, celle neurocognitive de
traumatisme (sur la base de la « méthode des lésions »3 employée par exemple
par Antonio R. Damasio, 19954). En fait, la catégorie de traumatisme psychique
réfère pour elle à des types de conduites que l’on retrouve à la fois chez les
cérébro-lésés (individus souffrant de maladies dégénératives comme
Alzheimer), mais aussi chez les victimes de ce qu’elle appelle des
1
On sait par exemple la difficulté qu’il y a faire reconnaître la condition de victime
pour certains groupes d’individus, à l’image des prisonniers : comme le montre les
travaux de la sociologue Corinne Rostaing (2008) sur l’institution carcérale en France,
les violences qu’elle appelle « institutionnelles » (qui ne rentrent pas au sens strict dans
la catégorie juridique de coups et blessures) de même que les violences des personnels à
l’encontre des prisonniers, sont très difficiles à mettre au jour, et donc aussi à pénaliser,
ce qui rend difficile pour un prisonnier de se faire reconnaître comme victime.
2
Le trauma tel que le définit Freud n’est pas seulement la réaction de l’organisme à un
événement externe, il est la caractéristique essentielle du fonctionnement psychique :
« le terme traumatique n’a pas d’autre sens qu’un sens économique. Nous appelons
ainsi un événement vécu qui, en l’espace de peu de temps, apporte dans la vie
psychique un tel surcroit d’excitation que sa suppression ou son assimilation par les
voies normales devient une tâche impossible, ce qui a pour effet des troubles durables
dans l’utilisation de l’énergie » (Freud, 1916, p. 256-257).
3
Elle consiste à penser les pathologies du sujet à partir des cas de lésion des réseaux
cérébraux correspondants aux capacités affectées.
4
Professeur en neurologie.
-3-
« traumatismes sociopolitiques » : guerre, terrorisme, torture, captivité, abus
sexuels, etc. Ces traumatismes renvoient à l’ensemble des dommages causés par
ce que l’auteure appelle « l’extrême violence relationnelle ». Sans qu’il y ait de
lésion cérébrale effective (ou tout au moins sans qu’il soit besoin de les attester
cliniquement), on peut repérer chez des individus qui ont été victimes
d’extrêmes violences des comportements identiques aux cérébro-lésés.
Catherine Malabou en conclut : « je m’autoriserai donc à considérer aussi
comme des « nouveaux blessés » tous ceux qui sont en état de choc et qui, sans
avoir subi au départ de lésions cérébrales, n’en voient pas moins leur
organisation neuronale et leur équilibre psychique altérés par le trauma. Eux
aussi souffrent en particulier d’un déficit émotionnel » (2007, 36-37). Sur la
base de cette analogie entre cérébro lésés et victime de violences
sociopolitiques, le traumatisme se définit ainsi comme l’indice d’un dommage
cérébral. Tout traumatisme aurait donc des conséquences sur l’organisation
neuronale, en particulier sur les sites inducteurs d’émotion. Dans le cas des
neuropathologies, les changements neuronaux sont la cause de la
désorganisation psychique alors qu’ils n’en sont que la conséquence dans le cas
des traumatismes sociopolitiques. « Dans toutes ces situations, écrit Malabou,
un même impact de l’événement est à l’œuvre, une même économie de
l’accident, un même rapport du psychisme avec la catastrophe » (ibid, p. 38-39).
Dès lors, la blessure devient la cause déterminante d’une transformation
psychique. Il y a donc bien au sens fort effraction de la violence dans l’identité
psychique de l’individu ; elle aurait un pouvoir plastique sur cette identité,
pouvoir de destruction et d’anéantissement, ce que Malabou appelle « la
création d’une identité post lésionnelle ». L’auteure la pense comme une forme
d’altérité à soi radicale qu’elle relie à des symptômes de dérèglements
émotionnels pouvant durablement grever l’existence quotidienne : « Je ne suis
plus le même qu’avant la torture » dit celui qu’on a torturé (Sironi, 1999, p. 11).
Si on se reporte à DSM-III5, c’est-à-dire la troisième révision de la
classification américaine des troubles mentaux faisant autorité dans le champ
psychiatrique, il est patent que le traumatisme n’est pas identifié à travers des
formes d’évènements mais par l’identification d’une série de symptômes : les
psychiatres qui ont établi la nosographie du PTSD (Post Traumatic Stress
Disorder) se sont appuyés sur des critères précis. Les symptômes sont de trois
ordres : 1/ souvenirs envahissants (rêves, cauchemars, flash back douloureux) ;
2/ un évitement des situations risquant d’évoquer la scène initiale, accompagnée
d’un émoussement affectif qui peut avoir d’importants effets sur la
socialisation. 3/ hypervigilance avec des réactions exagérées de sursaut. En
outre, ce tableau doit durer depuis plus de six mois pour rentrer dans la
catégorie nosographique. Ainsi l’usage psychiatrique de la catégorie de
traumatisme (qui correspond à celle, psychiatrique de PTSD) ne conduit pas à
une approche spécifique des violences dans leurs effets sur les subjectivités :
elles peuvent correspondre à des évènements traumatiques au même titre que
des catastrophes naturelles, aériennes, mais rien ne nous permet de statuer sur
l’idée que l’intentionnalité des violences (politiques, génocidaires, mafieuses
etc.) pourrait avoir des effets traumatiques spécifiques sur les modes de
subjectivation des victimes.
Pour autant, si toute violence produit des effets (si ténus et si invisibles
soient-ils), ils ne sont pas nécessairement à comprendre comme traumatiques.
La prise en compte de formes quotidiennes de violences peut même apparaître
comme antinomiques avec la définition neuro-cognitive du traumatisme comme
choc ou catastrophe. L’analyse qu’en propose les anthropologues Veena Das et
Arthur Kleinman tendrait à le montrer : dans leur introduction à Violence and
Subjectivity, les violences (guerre, tortures, mutilations, mais aussi violences
5
Le PTSD a été introduit dans la troisième révision de la classification américaine des
troubles mentaux (en 1980). Sa prise en compte est le résultat de longues années de
luttes au sein de l’association psychiatrique.
-4-
symboliques, verbales) sont présentées comme dotées d’un pouvoir constituant
sur les subjectivités – ce qui conduit ces chercheurs à refuser de penser leurs
effets comme nécessairement exceptionnels ou spectaculaires – effets qui ne
sont pas d’emblée pensés sur le mode de la lésion, ou du dommage. Au
contraire, saisir les effets constituants des violences, c’est rendre intelligibles les
traces qu’elles laissent dans « l’ordinaire » des vies. La question philosophique
formelle « quelles sont les violences qui sont traumatiques ? » apparaît donc
comme partiellement insoluble : c’est d’abord et avant tout une approche
clinique et/ou anthropologique qui peut en décider. Dans le continuum des
violences qui va des violences quotidiennes aux violences extrêmes, il semble
impossible de tracer une taxinomie a priori associant des formes de violences à
des symptômes traumatiques spécifiques.
L’hypothèse en jeu est que le sens traumatique des violences est
toujours situé et contextuel ; il se ressaisit dans la conjonction entre l’histoire
sociale et politique de l’individu et la catastrophe. C’est ce que nous
désignerons comme le deuxième usage de la catégorie de traumatisme, l’usage
psychothérapeutique, en nous appuyant sur les travaux de Françoise Sironi
(1999, 2007). À l’opposé des thérapies du « déchoquage » (Lebigot, 2005)
s’appuyant sur une psychologie comportementaliste, la démarche de Sironi se
situe dans la tradition de l’ethnopsychiatrie, en particulier des travaux de
Georges Devereux et de Tobie Nathan. Elle pense le traumatisme sur le modèle
de l’effraction psychique (qui dans les travaux de Sironi n’a pas la signification
d’une lésion cérébrale) : « La redondance, c’est-à-dire la correspondance exacte,
terme à terme, entre marquage physique et empreinte psychique fabrique
l’effraction psychique. Quand les tortionnaires énoncent des injonctions comme
« tu ne seras plus jamais un homme » pendant qu’ils appliquent un courant
électrique sur le pénis d’un homme, ils induisent une modification brutale et
parfois irréversible de la représentation de l’ordre des choses chez la personne
que l’on torture. Ce qui peut être une contrainte fantasmatique devient une
réalité. Par la redondance, la pensée et le fantasme sont court-circuités. Seule
l’intentionnalité de celui qui torture est agissante, faisant tragiquement voler en
éclats tout sentiment d’avoir une identité propre » (Sironi, 2007, p. 46).
Ainsi, dans la clinique de la torture, il faut être très attentif à la parole
des tortionnaires, car elle reste active à travers des symptômes traumatiques. Sur
la base de ses travaux sur la torture et de sa pratique clinique de psychothérapie
avec des victimes et des bourreaux de guerre, Sironi a théorisé une approche des
violences collectives comme traumatismes intentionnels (c’est-à-dire
délibérément induits par l’homme) qui nécessite d’introduire une dimension
géopolitique à la psychologie clinique. D’un point de vue thérapeutique, cela se
traduit par la multiplication des matrices de sens, car chaque situation clinique
est considérée à partir du point de vue de la construction des personnes, à partir
des expériences successives qu’elles traversent. C’est le rôle du contexte, de
l’événement extérieur, qui est pleinement pris en compte. Avec les victimes de
traumatismes intentionnels, le thérapeute va s’attacher à mettre en évidence un
vécu authentique de « présence intérieure d’éléments parasites », car ce vécu est
directement lié à la manière dont le patient a été pensé par le tortionnaire ou
l’agent traumatisant. En outre, la thérapie sera menée d’avantage sur un mode
intellectuel qu’émotionnel : « ceci est dû au fait que l’attaque du système
tortionnaire a lieu au point d’articulation entre l’histoire singulière et l’histoire
collective. La tentative de déshumanisation ou de déculturation qu’ont subie les
victimes de traumatismes intentionnels provoque un blocage ou une
obnubilation de la pensée, attestées physiquement lors des séances de
psychothérapie » (ibid). Donc récupérer cette faculté de penser passe par
l’expulsion de l’agresseur intériorisé6. Cette approche thérapeutique repose donc
6
Les éléments suivants sont mobilisés au cours de la psychothérapie, en les adaptant
bien entendu au contexte de l’histoire singulière du patient : 1/ attribution d’un sens aux
symptômes qui vise l’attribution la lutte contre la présence agissante de l’agresseur
-5-
sur l’idée que l’histoire collective est un objet actif dans les comportements
humains ; pour cela, elle milite pour l’inscription de la psychologie dans le
champ politique, culturel et historique contemporain, en vue de développer une
psychologie géopolitique clinique7. Ce deuxième usage du traumatisme produit
un régime de véridiction des violences (tout au moins extrêmes) géopolitique et
causal : en mettant au premier plan l’intentionnalité des auteurs de ces
violences, il montre que la vérité de ces violences, et donc la saisie de leurs
effets sur les subjectivités, ne peut se faire sans déconstruire les mécanismes
pratiques qui ont conduit à leur production. Mais on aurait tort de croire que cet
usage soit cantonné à la sphère thérapeutique sans avoir d’implications
politiques. Comme le montre Fassin et Rechtman (2007, 331-400) dans une
enquête menée auprès d’associations de prise en charge des victimes de tortures
et de violences politiques (comme l’association Primo Levi), les demandes de
certificats attestant des tortures ou mauvais traitements, et donc qui reposent sur
les pratiques thérapeutiques sus mentionnées, font l’objet d’une croissance
exponentielle. Les thérapeutes sont donc désormais pris à témoin de la vérité
des mauvais traitements subis, ce qui les transforme immanquablement en
auxiliaire des institutions chargées de réguler le droit d’asile.
Rendre compte de cette dimension politique de la catégorie de
traumatisme, nécessite en premier lieu de prendre acte du constat de sa diffusion
massive : l’intervention des psychiatres et des psychologues sur le théâtre des
guerres et des catastrophes, des violences extrêmes ou ordinaires est devenue
chose normale, alors qu’il y a un quart de siècle le traumatisme n’avait guère
droit de cité en dehors des cercles fermés de la psychiatrie. Mais comprendre la
diffusion de la catégorie de traumatisme, nécessite aussi de bien distinguer deux
ordres de faits : l’un relevant de l’histoire des sciences et de la médecine (ce que
Fassin et Rechtman étudient sous la triple forme de la victimologie
psychiatrique, de la psychiatrie humanitaire et de la psychotraumatologie de
l’exil8), l’autre s’inscrivant dans une anthropologie des sensibilités et des
valeurs. En ce sens, le traumatisme n’appartient pas qu’au langage
psychiatrique, mais aussi au sens commun, il constitue un nouveau langage de
l’événement. Les violences seront requalifiées comme ce qui laisse des traces
du passé dans le présent, comme ce qui relève d’une prise en charge immédiate
pour ne pas obérer le futur. Qu’est ce que cela nous dit de la reconfiguration de
l’économie morale contemporaine9 ? La révolution idéologique du traumatisme
intériorisé. 2/ identification de l’intentionnalité de l’agresseur par l’analyse de ses
méthodes, des ses paroles, de ses actes. 3/ instauration d’un « tribunal intime » pour
procéder à l’instruction du procès de l’agresseur (sur une chaise vide). 4/ important
travail sur les rêves qui attestent que le traumatisme est une effraction des limites. 5/
identification des morts qui viennent parasiter l’intelligence des vivants. Cf. le chapitre
4 de Psychopathologie des violences collectives, de Françoise Sironi (op. cit, p. 85-97).
7
Pourtant un tel projet aurait à affronter une difficulté liée à la reconnaissance de la
condition de victime : au premier chef, tous les individus traumatisés ne font pas l’objet
d’une prise en charge identique, et malgré la diffusion massive de la psychiatrie
humanitaire et de la catégorie de PTSD (Post Traumatic Stress Disorder), les inégalités
Nords/Suds jouent massivement dans les offres de traitements, dans leurs qualités et leur
efficacité Comment une psychologie géopolitique clinique peut-elle ne pas redoubler les
rapports de pouvoir de la géopolitique ?
8
Ces trois approches du traumatisme correspondent à trois grandes enquêtes présentées
dans l’ouvrage : l’une menée après l’explosion de l’usine AZF à Toulouse (en septembre
2001), la seconde portant sur le conflit israélo palestinien dans le contexte de la seconde
Intifada, et la troisième sur des demandeurs d’asile ou des victimes de torture.
« Politique de la réparation, politique du témoignage, politique de la preuve : dans les
trois cas, le traumatisme n’est pas seulement l’origine d’une souffrance que l’on soigne,
il est aussi une ressource grâce à laquelle on peut faire valoir un droit » (Fassin et
Rechtman, op. cit, p. 23).
9
Pour Fassin et Bourdelais (2005), « l’économie morale contemporaine » renvoie à une
redéfinition des frontières de l’intolérable autour de l’intégrité du corps qu’il faut
considérer sur un double plan physique et politique.
-6-
a fait passer le blessé, le torturé, du statut de suspect à celui de victime en
apparence pleinement légitime.
Ainsi, le traumatisme s’est imposé depuis cinquante ans comme une
forme d’appropriation originale des traces de l’histoire et comme un mode de
représentation dominant de rapport au passé : « la découverte de cette mémoire
douloureuse est un fait anthropologique majeur des sociétés contemporaines,
écrivent Fassin et Rechtman » (ibid, p. 29). Cela conduit à un usage culturel de
la notion de traumatisme, défini en ces termes par Ron Eyerman, dans son
ouvrage Cultural Trauma : « le traumatisme culturel se réfère à une perte
dramatique d’identité et de signification, un déchirement de la fabrique sociale
affectant un groupe qui avait atteint un certain niveau de cohésion » (cité par
Fassin et Rechtman, op. cit, p. 31). Or, les implications associées à ce nouvel
usage sont ambigües : d’une part, il permet de porter des revendications
politiques de reconnaissance. Dans ce nouveau langage de l’événement, les
victimes ne sont pas des sujets passifs : les habitants des territoires palestiniens
par exemple, utilisent le traumatisme pour défendre leur cause devant l’opinion
mondiale (ibid, 281-330). Il s’agit donc moins de susciter l’empathie que de
faire valoir des droits : « Si le traumatisme s’inscrit dans un éthos
compassionnel caractéristique de notre époque, écrivent Fassin et Rechtman, il
est aussi un instrument au service d’une demande de justice » (ibid, p. 409).
Mais d’autre part, il conduit à une forme d’universalisation du traumatisme qui
pourrait avoir pour corolaire sa banalisation : chaque société et chaque personne
feraient l’expérience traumatique de leur passé. Il opère comme un écran entre
l’événement et son contexte d’une part, le sujet et le sens qu’il donne à la
situation d’autre part. En réduisant, dans la terminologie clinique ou le langage
commun, le lien entre ce qui s’est passé et ce qui est vécu à un ensemble de
symptômes ou même de représentations prédéfinies (le fait d’avoir été
traumatisé), il élude la diversité et la complexité des expériences, la manière
dont elles s’inscrivent dans des déterminations multiples. Non seulement les
échelles de violence disparaissent, mais plus encore leur histoire singulière
s’efface. On peut ainsi y voir à l’œuvre un processus de « traumatisation » de
l’expérience, c’est-à-dire d’inscription du passé sous la forme d’une trace
douloureuse, dont il faut évaluer les conséquences politiques.
2. Une critique des concepts de traumatisme et de violence à partir de la
notion de « culture thérapeutique »
Nous proposons, dans cette partie, d’articuler notre critique à une
analyse de la « culture thérapeutique » qui caractérise la société contemporaine.
On voudrait montrer comment les notions de traumatisme et de violence
constituent un nouveau modèle dans la reconnaissance de la subjectivité
actuelle. On utilisera les instruments de la généalogie foucaldienne pour essayer
de comprendre comment ce nouveau modèle a transformé la gestion des corps
des individus en politique des émotions.
Si on suit la leçon foucaldienne, une critique des concepts de
traumatisme et de violence ne se présentera pas sous la forme d’une recherche
des structures formelles qui auraient une valeur universelle, mais plutôt comme
une généalogie des discours de savoir et des relations de pouvoir, aptes à
ramener la dimension de contingence dans l’expérience du sujet. Dans l’histoire
de la subjectivité, les formes et les modalités du rapport à soi (à savoir les
moyens par lesquels l’individu se constitue et se reconnaît comme sujet) ont été
multiples et différentes, nouées avec les pratiques discursives du savoir et les
relations de pouvoir. Or, l’usage généralisé et diffus de la catégories de
traumatisme et les conséquences ambiguës qui en découlent sur le plan de la
reconnaissance, ne sont autre que le symptôme emblématique d’une nouvelle
-7-
modalité dans le rapport à soi-même qui conçoit la subjectivité par définition
comme vulnérable. Les dix dernières années, en effet, on assiste à une toujours
plus grande influence de l’impératif thérapeutique, qui véhicule l’idée d’un sujet
passif, constamment en danger dans son estime de soi, incapable de gérer les
difficultés émotionnelles, et, pour ces raisons, exposé au traumatisme. On
entend souvent dire que l’impact de la société contemporaine sur les individus a
un effet plus traumatisant que dans le passé, vu le nombre toujours plus grand
de malaises comme la dépression, l’anxiété, le stress ou l’hyper-activité. En
réalité, il s’agit plutôt d’une nouvelle modalité de pensée diffuse, qui influence
la perception générale par rapports aux événements de la vie et qui n’a aucun
rapport avec la souffrance psychique réelle et la technique clinique. C’est ce que
le sociologue anglais Frank Furedi (2004) appelle la nouvelle « culture
thérapeutique ». On propose maintenant d’en esquisser les traits principaux, afin
de dégager la matrice de l’expérience actuelle du traumatisme et de la violence.
Qu’est-ce qu’une culture thérapeutique ?
Comme toute culture, la culture thérapeutique englobe un système de
croyances sur la signification de la vie et par conséquent offre un langage qui
rend possible la reconnaissance de l’individu au sein de la société. Toute
culture se donne en effet une définition de la nature humaine et, à travers le
croisement du « savoir » et du « pouvoir » qui la caractérise, définit les
potentialités et les limites des connaissances et des actions. Or dans la culture
actuelle, l’impératif thérapeutique est devenu toujours plus puissant et central,
véhiculant l’idée d’un sujet structurellement vulnérable, affecté par un déficit
émotionnel, qui le rend dépendant de l’expertise thérapeutique. On peut donc
dire qu’une culture devient « thérapeutique » quand, par thérapie, on n’entend
plus seulement une technique clinique mais un phénomène culturel et politique,
un instrument pour la gestion de la subjectivité. Ce qui distingue en effet la
situation actuelle des régimes thérapeutiques du passé, est le fait que le système
de thérapie n’est pas circonscrit à un domaine défini, avec un rôle et un
fonctionnement spécifique, mais il est devenu le paradigme pour l’ensemble des
significations et des symboles par lesquels nous faisons l’expérience du monde
et nous lui donnons du sens.
De l’enfance (avec un nombre toujours plus grand d’enfants
diagnostiqués comme dépressifs ou hyperactifs) à l’expérience des parents, des
relations de couple aux séparations, aux licenciements et aux deuils, la vie est
interprétée selon les critères de l’éthique thérapeutique. Aujourd’hui, on craint
de ne pas avoir les capacités de récupération nécessaires pour faire face aux
événements difficiles, de ne pas réussir à gérer la solitude, les déceptions et les
échecs. L’attention portée au « soi » que la culture thérapeutique met en place
s’appuie donc sur l’anxiété et l’appréhension, plutôt que sur une vision qui
cherche à réaliser le potentiel humain. Même les concepts moraux de « faute »
ou de « responsabilité » sont remis en question par le langage thérapeutique : on
pourrait dire que le paradigme souverain de la compréhension morale est
devenu substantiellement thérapeutique. Les catastrophes et les événements
exceptionnels sont d’abord expliqués en fonction de leur impact sur les esprits
et les émotions des gens.
On pourrait croire que cet intérêt élevé pour le soi et son bien-être
émotionnel est le signe d’une propension à la manifestation des émotions, d’une
tolérance à l’égard du ressenti des individus, capable de rendre les sujets
« compétents sur le plan émotionnel ». En réalité, le trait principal de la culture
thérapeutique n’est pas simplement l’ouverture aux émotions, mais l’ingérence
dans la sphère privée du sujet, car de son état émotionnel dépend ce qui se passe
dans la société. Il y a en somme un glissement du « déterminisme social » au
« déterminisme émotionnel » : l’attention univoque pour le soi et sa vie
intérieure a pour conséquence en effet qu’on néglige les fondements sociaux et
culturels de l’identité individuelle. De plus, selon la conception du
déterminisme émotionnel, l’individu vit dans un état de déficit émotionnel, ce
-8-
qui rend les émotions « négatives » (la rage, la violence, la tristesse, etc.), voire
pathologiques, et multiplie les expériences qui sont considérées néfastes pour la
survie émotionnelle. Par exemple, à travers leur dépolitisation, les émotions
comme la colère et la haine ont été reconfigurées dans le concept thérapeutique
de la rage, qui non seulement médicalise le sentiment de colère, mais encore
l’individualise : dans la forme individualisée de la rage, les manifestations de
colère sont privées de leur caractère social et sont représentées comme des
faiblesses individuelles.
Le principe sur lequel se fonde l’idée du déterminisme émotionnel est la
conviction que toute explication de malaise est à ramener à l’enfance et que les
premières expériences émotionnelles de l’enfant sont destinées à définir son
comportement comme adulte. Souvent les comportements violents et destructifs
sont interprétés comme les cicatrices d’un épisode douloureux. On a utilisé le
déterminisme émotionnel, par exemple, pour expliquer le conflit en
Afghanistan : les rituels quotidiens de violence, l’ignorance et l’isolement ont
créé une génération d’hommes violents et fondamentalistes, qui ne pourra que
se reproduire dans les générations suivantes, suivant le cycle de la violence
(Furedi, 2004, p. 29). L’idée que la violence engendre la violence s’est révélée
si séduisante qu’elle est devenue une sorte de mythe culturel, alors que
l’expérience nous montre que les hommes réagissent de manière très variée aux
épisodes violents (les facteurs en jeu sont en effet nombreux, économiques et
socio-culturels, géopolitiques etc.). L’idée qu’il y aurait un lien fort entre
traumatisme et violence a été élaborée de façon systématique dans la littérature
de la famille, à travers le modèle du cercle de l’abus. Quoique très contestée, la
conviction que les abus provoquent des traumatismes qui, à leur tour,
engendrent des abus, est devenue un truisme. Au cours des années 90, le
traumatisme est conçu comme un instrument d’interprétation apte à expliquer
toute forme d’événement douloureux. Or, cette attention excessive portée au
rôle de la victime, qui n’a pas de compétence et de responsabilité individuelle,
mais plutôt un besoin perpétuel d’intervention thérapeutique, a véhiculé l’idée
d’un soi diminué, fragile et vulnérable. La mise en cause constante des
émotions, conduit, de façon inévitable, à une formulation en termes
pathologiques des réactions à la douleur. Mais la transformation de la
souffrance en condition de dommage émotionnel se fonde sur la thèse que les
rencontres désagréables et les frustrations quotidiennes impliquent presque
toujours un trouble psychologique. Le soi est ainsi constamment « en danger ».
Il faudrait alors expliquer comment, dans la société contemporaine, les
individus ont été amenés à se reconnaître comme des sujets faibles. On devrait
dessiner, pour paraphraser Foucault, une « histoire de la vulnérabilité » comme
expérience, en entendant par le concept d’expérience « la corrélation, dans une
culture, entre domaines de savoir, types de normativité et formes de
subjectivité » (2001a, 1359). Cette histoire de la vulnérabilité commence dans la
deuxième moitié du vingtième siècle. On peut précisément faire coïncider
l’intérêt partagé pour la thérapeutique avec la fin de la deuxième guerre
mondiale et la création de l’Etat social. Mais, tandis que dans les années 60, le
domaine de la thérapie, quoique tendant à devenir toujours plus important,
n’était qu’un élément parmi d’autres capables d’influencer la culture
occidentale, à partir des années 80, le thérapeutique dévient le système de
significations dominant. Les facteurs souvent mentionnés pour expliquer ce
changement qui n’a pas de précédents dans la gestion de la subjectivité, sont la
fin des grandes idéologies politiques, la désagrégation des valeurs
traditionnelles et le déclin de la religion. Mais tous ces aspects, qui ont
contribué au climat d’incertitude et d’individualisation de la société
contemporaine, ne peuvent pas rendre compte de la métamorphose en
subjectivité passive, assujettie aux expertises thérapeutiques, telle qu’elle se
présente aujourd’hui.
-9-
Il s’agit plutôt du dernier chapitre dans l’histoire des « stratégies de
pouvoir » visant le gouvernement des sujets, là où par stratégies de pouvoir on
n’entend pas du tout une structure politique, un gouvernement particulier ou une
classe dominante, mais plutôt l’ensemble des rapports de pouvoir qui sont à la
base de toutes les relations humaines. Comme Foucault l’a montré dans les
différents domaines qu’il a étudiés (de l’histoire de la folie à l’histoire de la
sexualité) l’Occident a connu, à partir de l’âge classique, un changement
profond dans les mécanismes du pouvoir en relation avec la naissance des
nations. La dynamique de contrôle et de répression a laissé la place aux
stratégies de dressage et de gestion de la vie des individus, à la fois sur le plan
de la corporéité individuelle et du corps social. Le pouvoir, privé de l’acception
négative qu’on lui donne d’habitude, doit donc être considéré comme la
multiplicité des rapports de force immanents aux champs de leur application. Il
est le jeu qui, à travers les luttes et les investissements, valorise ou inverse
certains effets de pouvoir et pas d’autres. Le capitalisme, par exemple, n’aurait
pas pu se consolider sans l’insertion contrôlée des corps dans l’appareil de
production et sans l’adaptation des phénomènes de population (gestions de la
natalité, des flux d’immigration, de l’hygiène publique) aux processus
économiques. L’investissement du corps vivant, la valorisation et la gestion
distributive de ses forces ont été nécessaires pour le développement du
capitalisme jusqu’aux années 80.
Or mon hypothèse est qu’il y a eu dans ces vingt dernières années un
déplacement des stratégies de pouvoir visant le corps vivant, normalisé dans ses
postures physiques et ses comportements, en direction de la vie émotionnelle
des individus. Cela en concomitance avec la transformation du capitalisme, qui
de capitalisme des biens (il l’était encore dans les années 70) dévient
capitalisme de l’argent (la finance actuelle). Comme dans le marché, la
production de biens concrets est déphasée par rapport aux investissements
d’argent qui sont à eux-mêmes leur propre fin (on pense aux spéculations de la
finance). Les corps sont moins investis dans la production de la richesse, de la
même manière le sujet se trouve déphasé : l’investissement sur son corps est
détourné vers le monde des émotions, et la corporéité est transformée en culte
esthétique du corps. Puisqu’il y a moins besoin des corps pour produire, la
gestion de la subjectivité ne peut plus se faire par le dressage de la corporéité, ce
qui pourrait provoquer des conséquences incontrôlées sur le plan de la
résistance aux mécanismes de pouvoir (les corps deviennent des électrons
libres). Le « corps à corps » qui caractérise les rapports de force et qui permet
que, là où il y a du pouvoir, il y a aussi possibilité de résistance, n’a plus besoin
d’être. C’est pour ça qu’en changeant la répartition des forces productives,
toutes les techniques des stratégies de pouvoir aptes à promouvoir l’adéquation
de l’accumulation des hommes à celle du capital (elles étaient gérées par les
institutions comme la famille, l’école, la police, etc.) ont ainsi été modifiées en
direction d’une politique des émotions.
Mais la politique des émotions est par définition arbitraire et l’usage
excessif du langage des émotions empêche toute tentative de définition
objective des concepts de trauma et de violence : ce qui compte, c’est
l’affirmation de la subjectivité de la victime. On met ainsi en garde contre le
danger potentiel des relations personnelles : la vie familiale, autrefois idéalisée
comme un lieu de protection du monde extérieur, apparaît maintenant comme
un noyau de violence et d’abus. Quand on ne doit pas se garder de la violence
cachée dans les murs domestiques, le danger dévient le rapport de codépendance avec nos proches, qui nous rend vulnérables car exposés dans nos
sentiments. En décrivant les rapports normaux et quotidiens comme des
rapports potentiels entre victime et bourreau, on arrive à créer des sujets
méfiants par rapport aux relations informelles et dépendantes de la consultation
professionnelle. La sphère privée est en effet un domaine exclusif, dans lequel
la manifestation spontanée, qui se soustrait au contrôle extérieur, permet de
- 10 -
créer le réseau des relations informelles à la base de notre identité unique. Mais
justement parce que la spontanéité émotionnelle ne peut pas être facilement
intégrée et gérée, il y a une forte pression vers sa formalisation. Comme le dit le
sociologue Bellah « la thérapeutique grave le contrat social dans notre intimité »
(Bellah & al., 1996, 127).
Ce qui est investi et valorisé désormais est le monde intérieur de
l’individu, et la technique par excellence de cette stratégie de pouvoir est ce
qu’on peut appeler l’empathie « permissive ». Tandis que les formes normales
d’interventions institutionnelles n’arrivent pas à toucher la subjectivité
individuelle, l’intervention thérapeutique peut faire baisser la résistance de
l’individu et en influencer la vie intérieure. À la différence des autorités
auxquelles est confié le contrôle social (les fonctionnaires, les enseignants, etc.),
le thérapeute n’a pas la tâche de garder l’ordre moral : il ne juge pas, mais il
« empathise » avec la situation du sujet, en récompensant la normalisation avec
un diagnostic. À travers l’empathie calculée et la reconnaissance du malaise, la
thérapeutique permissive offre ainsi à l’individu aliéné la possibilité d’une
réintégration. Mais en reconnaissant l’autorité du thérapeute, le sujet accepte un
rapport de dépendance au diagnostic médical. Ainsi la culture thérapeutique
met-elle en place la reconnaissance du soi individuel. L’institutionnalisation de
la politique de la reconnaissance fait en sorte que l’individu ne peut satisfaire
son besoin de reconnaissance que par l’admission de sa propre vulnérabilité :
dans une époque d’incertitude existentielle, un diagnostic médical peut offrir au
moins l’avantage d’une définition. Comme le dit Frank Furedi, « la
reconnaissance accordée par un diagnostic ou une intervention de l’Etat, est,
pour ainsi dire, une forme d’adulation culturelle de la subjectivité passive »
(2004, 107).
On comprend donc que les idées de violence et de trauma sont
désormais devenues le résultat d’une élaboration culturelle, qui définit les
limites du concept d’endommagement émotif, et par conséquent, les critères du
niveau de malaise qu’un individu peut gérer. Mais l’image d’un soi passif et
vulnérable a comme implication de déséquilibrer la dialectique des relations de
pouvoir, car le pôle de l’individualité qui fait résistance au pouvoir se trouve
affaibli. S’il est vrai, comme l’exprime Foucault : « qu’il ne peut pas y avoir de
relations de pouvoir que dans la mesure où les sujets sont libres » (2001b,
1359), il faut repenser la violence et le traumatisme en direction d’une vision
moins statique et conservatrice du soi, car la culture thérapeutique ne promet
pas, en définitive, une guérison du trauma, mais elle maintient un état
permanent de convalescence.
3. « Désempathie » et « désaffiliation »: propositions pour une approche
psycho-sociale des traumatismes
La notion de « traumatisme » doit donc faire l’objet d’une critique pour
des raisons théoriques, cliniques et politiques. Afin de délimiter ses usages
légitimes pour appréhender le type de violence qu’elle nous semble pouvoir le
mieux rendre visible, nous proposons de l’interroger à partir de ses effets, et
plus précisément du type de capacité psycho-sociale que ces violences
attaquent. Deux hypothèses paraissent, à cet égard, éclairantes.
Tout d’abord, conformément à la double acception (savante et
commune) de ce concept, un « traumatisme » doit pouvoir nommer à la fois les
prolongements intrapsychiques d’un « choc extérieur » et le « drame social »
que ces prolongements suscitent ou révèlent. Nous proposons de penser ces
- 11 -
deux dimensions, conjointes dans les violences dites « traumatiques », à partir
des notions d’effets « directs » et d’effets « privatifs » de la violence10.
Les effets « directs » de ces violences sont bien connues : perte du
sentiment d’identité, sentiment de rupture affective, désorientation pratique et
désengagement émotionnel. Ce sont les symptômes les plus courants suite à des
PTSD, à des agressions intentionnelles et à tous les « accidents de la vie » qui
peuvent faire vaciller les repères subjectifs et sociaux des individus. Ce qui est
durablement blessé – diminué, neutralisé ou rompu – dans ces évènements, ce
sont donc les puissances psychiques de socialisation et de subjectivation d’un
individu, qui sont nécessaires au bien-être ou à la santé mentale. C’est
généralement en ce sens qu’on perçoit la souffrance générée par un
traumatisme, qu’il s’agisse d’ailleurs de violences intentionnelles ou d’accidents
violents, dont la clinique fut le lieu d’émergence du concept de trauma. Mais
ces effets sont également présents dans les souffrances « sociales », celles qui
ne sont pas produites par des évènements ou des individus isolés, mais qui sont
générées par des vecteurs sociaux : un licenciement, par exemple, ou une
humiliation professionnelle brutale, peuvent avoir de tels effets « directs » : ils
s’attaquent directement aux ressources psychiques centrales pour l’équilibre
psychique. Mais cette extension du domaine d’application des traumatismes aux
souffrances sociales nous permet de mettre au jour un autre type d’effet, qui est
également éclairant pour les violences plus communément associées à ce
concept : ce sont les effets psycho-sociaux « privatifs », ou indirects des
traumatismes. Ces effets résultent non pas directement d’attaques sur les
ressources subjectives, mais sur les conditions sociales nécessaires à leur
exercice effectif et à leur maintien. Que ces violences soient immédiatement
perçues comme sociales, économiques et politiques, ou pas, elles génèrent des
situations d’exclusion, d’isolement et de stigmatisation, qui ne sont pas des
défenses contre la violence, mais bien ses effets psycho-sociaux indirects. C’est
le cas de toutes les formes que peuvent prendre la répétition de la privation
d’objets sociaux, de la perte affective ou de la précarisation des liens qui relient
l’individu à un groupe (grande précarité, effets de licenciements collectifs,
isolement social, mais aussi torture, domination, humiliation et management par
l’individualisation, etc.).
Or cette deuxième hypothèse permet à notre sens de rendre visible le
principal bénéfice théorique de l’utilisation de la catégorie de traumatisme : une
violence « traumatisante » – ou une compréhension « traumatique » de la
violence – nous semble caractérisée par le fait que ces effets « directs » et
« privatifs » – on pourrait dire aussi « désempathisants » et « désaffiliants » – y
sont absolument solidaires, et fonctionnent « en boucle ». Dire qu’un événement
est traumatisant revient toujours à dire qu’il dépossède l’individu de la
possibilité réelle d’employer les ressources nécessaires pour faire face à la
violence (puis à la souffrance qu’elle produit), soit qu’il soit privé des appuis
sociaux nécessaires pour endurer l’épreuve à laquelle il est confronté (des effets
privatifs aux effets directs), soit qu’il soit privé des capacités psychiques de
recourir à ces appuis (des effets directs aux effets privatifs). La notion de
traumatisme nous permet donc d’expliquer ces « descentes aux enfers », ces
souffrances cumulatives, à la fois psychiques et sociales, que vivent à la fois
ceux qui souffrent d’état de stress post-traumatiques, ceux qui ont subi des
tortures répétées, et ceux qui vivent dans la grande précarité ou ont été
confrontés à des privations sociales soudaines, multiples et durables. Dans tous
ces cas, c’est précisément le lien entre ressources psychiques et ressources
sociales pour faire face à la violence puis à la souffrance, qui se trouve
brutalement affecté. C’est pourquoi, dans les violences traumatiques,
l’effraction psychique et l’effondrement social se renforcement mutuellement,
et ont lieu dans une même temporalité traumatique des évènements psychiques
10
Nous nous inspirons ici des analyses d’Emmanuel Renault (2008) au sujet des types de
facteurs sociaux des « souffrances sociales ».
- 12 -
et sociaux, qui « mine » l’individu « de l’intérieur » alors même que les facteurs
de ces souffrances sont toujours extérieures au sujet.
Ce qui nous conduit à notre deuxième hypothèse, qui voudrait qualifier
le type de mécanisme psycho-social qui est attaqué dans ces violences dites
« traumatiques ». Nous proposons de voir dans les différents processus
traumatiques des effets de « désempathie »11, c’est-à-dire de rupture des
capacités empathiques de l’individu entendues au sens large de ce qui permet à
l’individu à la fois de comprendre et de faire comprendre les effets et les causes
de sa souffrance, et donc de réagir et de se faire aider de manière adéquate.
Nous proposons ainsi de qualifier les effets à la fois des effractions psychiques
et des répétitions sociales de privations d’objets dans les termes d’une
« désaffiliation » psychique ou d’une « désempathie » sociale. Ces termes
désignent précisément la rupture du caractère relationnel et empathique du
fonctionnement psychique (le rapport à soi dépend de la compréhension de
l’autre). Si l’empathie est bien ce mécanisme psychique, véhiculé par des
processus corporels et exprimé dans des usages sociaux de l’intersubjectivité
(expression des émotions, coopération, aide ciblée, etc.), qui permet à un
individu de rendre compréhensible pour autrui et pour soi-même son expérience
affective, alors l’empathie est justement la ressource psycho-sociale essentielle
pour « faire face » à la violence, qui est précisément attaquée dans les violences
de type traumatiques.
On retrouve ainsi, dans le fonctionnement même auquel les violences
traumatiques s’attaquent et qui génèrent ce type de souffrance, la raison pour
laquelle, comme l’exprimait Freud « sa suppression ou son assimilation par les
voies normales devient une tâche impossible » : un traumatisme blesse en même
temps ce qui habituellement protège des violences et ce qui permet d’assimiler
normalement les souffrances qu’elles génèrent. De ce point de vue,
l’établissement de la centralité de la désempathie dans les diverses expériences
traumatiques permet d’éclairer en retour notre première hypothèse de la
solidarité des effets directs (rupture affective et sociale) et privatifs (pertes des
repères et des objets sociaux). L’empathie, ce rapport affectif et social à autrui
qui nous permet de nous comprendre et de coopérer, est le cœur de ce qui est
attaqué dans les traumatismes. C’est ce que la figure commune de « l’homme de
la rue » ou du « naufragé social » – dans sa dimension réelle tragique mais aussi
dans son emploi fantasmé dans l’économie politique de la peur 12 – illustre. Et
c’est sa double dimension d’identification et de liaison (ou de subjectivation et
de socialisation) qui explique que le traumatisme crée à la fois : 1) une
perturbation ou une neutralisation des vecteurs psychiques de l’empathie, c’està-dire que ce qui permet la reconnaissance et l’expression des intentions, affects
et émotions, est rendu inopérant ; 2) et une privation durable des possibilités
sociales de l’empathie : celui qui subit un traumatisme ne comprend pas le sens
social de ce qui lui arrive et ne peut le mettre en récit ou l’exprimer de manière
adéquate pour être compris ou se révolter contre sa situation.
Pour étayer ces deux hypothèses, nous pouvons revenir aux processus
mis au jour par « la psychopathologie des violences collectives » proposée par
Sironi (2004, 2007), et notamment aux causes et aux effets psychiques de la
11
Terme que propose Françoise Sironi (2004) et qui renvoie à son expérience de
psychologue auprès de bourreaux et victimes de guerre, qu’elle analyse également dans
Bourreaux et victimes. La « désempathie », qui nomme une rupture radicale du lien
empathique à autrui, doit être soigneusement distinguée de ce qu’on peut appeler « la
dyspathie », qui désigne notre capacité à atténuer, contrôler ou neutraliser
provisoirement l’empathie que nous pourrions éprouver pour un individu (Attigui et
Cukier, 2011).
12
C’est pourquoi une critique de la notion de traumatisme comme celle que nous avons
voulu esquisser dans cette contribution doit délimiter le champ d’application et les effets
précis des violences traumatiques et en dénoncer l’extension abusive à des fins de
contrôle politique des représentations et des émotions sociales.
- 13 -
torture. Dans son article, « Les mécanismes de la destruction de l’autre », elle
propose ainsi de les qualifier directement de mécanismes de « désempathie ».
D’une part, en effet, les techniques de violence physiques (infliger des douleurs,
des privations, des brouillages des repères sensoriels) et psychologiques (effroi,
choix impossibles, imposition d’un ordre binaire et situations de perversion
logique, transgression de tabous culturels et déshumanisation) ont pour objectif
principal non pas l’aveu mais l’effraction psychologique – comme cela a été
déjà souligné dans la première partie : la victime doit à la fois ne plus être « en
mesure de penser l’intentionnalité qui sous-tend l’acte du tortionnaire » et être
psychologiquement désaffilié de sa communauté d’origine 13. Mais, d’autre part,
ces notions de traumatisme et de rupture de l’empathie sont employées pour
rendre compte de la « fabrication des bourreaux », qui passe certes par des
techniques d’endoctrinement idéologique, mais aussi par ce qu’elle appelle
« une initiation traumatique » (Sironi & Branche, 2002/4) – créatrice d’effets de
désaffiliation psychiquement semblables à ceux qui seront ensuite infligés aux
victimes – et une « désempathie » que la psychologie clinique doit pouvoir
prendre en charge : « l’objectif central du travail avec des anciens combattants
ou des agresseurs, c’est de casser « la désempathie » (Sironi, 2004, 246).
Or, notre hypothèse de la centralité des processus de désempathie dans
les diverses formes de souffrances que l’on nomme « traumatiques » s’appuie
précisément sur l’idée14 que l’analyse de la structure des mécanismes de rupture
de l’empathie dans ce type de violences extrêmes est également valable pour
certaines formes de souffrances sociales ainsi que des formes aigües de
violences « quotidiennes », qui sont également véhiculées par des mécanismes
précis de désaffiliation, de déshumanisation et d’incompréhension affective
radicale.
Nous voudrions ainsi, pour finir, proposer quelques pistes de réflexion à
cet égard. Tout d’abord, ces effets de désaffiliation traumatiques et de
désempathie semblent pouvoir rendre visible d’autres types de souffrance
psychiques que celles générées par les violences extrêmes et les situations
exceptionnelles comme la guerre, la torture et les catastrophes naturelles, qui
sont devenues les lieux sociaux « privilégiés » de la symptomatologie
traumatique. Dans son article « Du traumatisme social au traumatisme
psychique », le psychanalyste et psychiatre Bernard Doray (2005) – responsable
du CEDRATE (Centre de recherches sur le traumatisme et l’exclusion) –
montre ainsi comment les traumatismes dits « sociaux », de même que les
13
« L’objectif majeur des systèmes tortionnaires et, en leur sein, la fonction du bourreau,
est de produire de la déculturation en désaffiliant la personne de ses groupes
d’appartenance. Déculturation, car à travers une personne singulière que l’on torture,
c’est en fait son groupe d’appartenance que l’on veut atteindre : appartenance
professionnelle, religieuse, ethnique, politique, sexuelle. On attaque la part collective de
l’individu, celle qui le rattache à un groupe désigné comme cible par l’agresseur, en
désintriquant l’articulation entre le singulier et le collectif. Quand le processus a atteint
sont objectif, l’individu que l’on a torturé devient toujours un sujet isolé, un sujet qui se
met à part au sein des groupes d’appartenance. A travers les techniques de déculturation
employées sur quelques personnes, qui sont ensuite intentionnellement relâchées, on
fabrique des peurs collectives et l’on répand la terreur sur une population tout entière »
(Sironi, 2004, p. 227). La torture semble donc paradigmatique du lien que nous
évoquions entre agression et drame social, dans la mesure où elle emploie des
techniques de violence corporelles et psychologiques afin de créer ce qu’on appelle
aujourd’hui communément un « traumatisme collectif », qui se diffuse dans une
communauté, à des fins politiques.
14
Présente de manière implicite chez Sironi (2007), puisque la « psychopathologies des
violences collectives » et la « psychologie géopolitique clinique » qui doit la porter,
peuvent, selon l’auteur analyser aussi bien les prises d’otages, les attentas, la répression
militaire et la torture, que le bizutage, les tournantes et même certaines formes de
techniques managériales qui touchent à ce que Sironi nomme « les émotions
politiques » de l’individu. Sironi (2007) ne fait pas de lien explicite, cependant, avec les
situations de « désaffiliation » sociale analysée par Castel (1995).
- 14 -
traumatismes dits « psychiques » ont en commun de ruiner le « pacte éthique »
qui nous relie à autrui.15. Il la définit comme « l’interpénétration essentielle
entre le sujet et ce qui constitue pour lui l’humanité figurable » (Doray, 2005,
83) : c’est elle qui constitue les conditions empathiques de l’accès à la
coopération sociale dans un univers symbolique humain partagé. Or, le propre
des violences traumatiques est précisément, selon l’auteur, qu’elles figurent une
attaque des conditions du pacte éthique : « Leur atteinte précipite le sujet dans
l’étrangeté d’un monde hors du secours du monde humain. Je postule alors que
tous les malheurs traumatiques ont, de ce fait, un fonds éthique commun qui
tient à la solution de continuité qu’ils créent dans le heurt entre le sujet et cette
expérience. Et j’ajouterai que ce fonds commun à tous les traumatismes
psychiques implique une blessure de dignité parce que le traumatisme, c’est la
vacance temporaire de ce qui, dans l’expérience normale du sujet, les relie
continûment à son humanité » (Idem)16.
Or, précisément, pour l’auteur et de nombreux tenants de la clinique
psycho-sociale (Colin & Furtos, 2005), ce processus est aussi bien à l’œuvre
dans les catastrophes sociales collectives (comme les licenciements) que dans
les accidents routinisés qui peuvent survenir dans notre vie quotidienne
(notamment au travail). C’est le cas, notamment, de ce conducteur de train qui,
suite à une série de confrontations à des situations potentiellement traumatiques
(suicides, accident de voyageurs) fait une erreur grave de conduite, et au soutien
duquel l’auteur montre que les dispositifs d’écoutes individuels proposés à titre
préventif aux salariés qui vivent des évènements potentiellement traumatogènes
sont insuffisants17. Ou encore des chômeurs et précaires bénéficiaires de
l’APEIS (Association Pour l’Emploi, l’information et la solidarité des chômeurs
et des travailleurs précaires), dont la pratique et l’expérience montrent que le
sentiment de néantisation sociale vécue auxquels ils sont confrontés est
précisément relié à un clivage du moi singulier et du moi collectif, c’est-à-dire à
une rupture de la possibilité symbolique d’inscrire leur expérience dans le cadre
de l’histoire de leur communauté d’appartenance (familiale, sociale ou
professionnelle), de manière similaire à celle des combattants victimes de
torture.
D’une manière générale, il semble que ces notions de « désaffiliation »
et de « désempathie » sont particulièrement éclairantes, d’un point de vue
clinique et social, pour comprendre les effets psychiques de la précarité. À la
différence des situations de détresse ou de désaide ponctuelle ou même de
pauvreté, ces effets se définissent précisément par une perte de confiance dans
la possibilité d’autrui ou de la société en général à coopérer pour satisfaire les
besoins psychiques et sociaux fondamentaux, et donc, comme l’exprime
Bernard Doray, à « la pensée omniprésente de la perte possible ou avérée des
objets sociaux » et au « désinvestissement des actes sociaux de la vie ordinaire »
(2005, 86). Des analyses plus détaillées des mécanismes psycho-sociaux à
l’œuvre dans ces situations de violence ordinaire – mais aussi dans le
management par le stress, le harcèlement moral et le mobbing (Wennubst,
15
L’auteur y présente ce « pacte éthique » comme la conséquence de « l’épreuve de la
satisfaction » (étudiée par Freud au chapitre 7 du « Projet de psychologie scientifique »,
1996), qui nomme chez Freud l’expérience originaire de la nécessité vitale pour le bébé
d’une « compréhension mutuelle » avec la personne à proximité (Nebenmensch) et dont
il n’hésite pas à affirmer qu’elle constitue « la source première de tous les motifs
moraux ». Pour une analyse de ce texte et de cette affirmation de Freud au prisme du
concept d’empathie (Cukier, 2011).
16
Concernant cette « dignité » atteinte dans les expériences traumatiques, cf. Doray
(2006).
17
L’auteur montre que ces dispositifs tendent à « privatiser le symptôme », alors qu’il
faut, conformément à la méthode prônée par l’auteur, « resymboliser activement » à la
fois l’expérience traumatisante et ses effets, et les « déprivatiser » en le reliant en
l’occurence aux situations du métier et à l’expérience des autres conducteurs de train
(Doray, 2005).
- 15 -
1999 ; Hirigoyen, 2000), les stigmatisations et humiliations racistes ou les
« nouvelles
aliénations »18
psychologiques,
processus
sociaux
d’individualisation et formes de domination symboliques, notamment au travail
– pourraient appuyer ce constat d’une centralité de la désempathie dans
l’expérience des traumatismes sociaux. Cette entreprise pourrait ainsi se donner
pour tâche de vérifier empiriquement et de donner une légitimité théorique à
une définition commune à tous les « traumatismes psycho-sociaux » proposée
par Bernard Doray : « le noyau fondamental du traumatisme psychique est à
rechercher dans l’expérience de vacance subjective et de désarrimage
symbolique que vit la personne pendant l’expérience traumatique » (idem) –
quel que soit, donc, le domaine social de cette expérience.
Conclusion
Ce nouveau champ d’application de la catégorie de traumatisme pour la
philosophie sociale, qui s’appuie notamment sur les travaux dans les domaines
de la psychopathologie sociale et collective, semble donc légitime, à condition
de critiquer à la fois l’individualisation des traumatismes (et notamment leur
acception purement neuro-cognitive) et l’utilisation politique de cette catégorie
à des fins de gouvernement des population et de management des subjectivités
(à travers ce que nous avons appelé une « culture de la thérapie »). Si la
philosophie sociale peut contribuer à comprendre et rendre visible des nouvelles
formes de souffrances « sociales » et de violences « ordinaires », c’est à
condition de proposer une critique sérieuse de la catégorie de traumatisme, qui
ne doit plus nommer seulement l’impossibilité de supporter ou de se
réapproprier individuellement un choc exceptionnel, mais la souffrance
quotidienne générée par la difficulté de restaurer les capacités empathiques
rompues par des attaques matérielles, psychologiques ou sociales et de
« réaffilier » les affects individuels et les expériences isolées à une histoire
sociale et à une pratique collective.
Entreprendre systématiquement cette critique, et en mesurer la portée
philosophique, clinique et politique – afin d’en proposer une compréhension
pleinement attentive à la construction politique des subjectivités –, nous
conduirait bien au-delà d’un seul article. Nous espérons avoir montré du moins
son importance, mais aussi la prudence qu’elle requiert, afin de rendre compte
des usages pluriels de cette catégorie de traumatisme, mais aussi d’essayer d’en
délimiter un usage légitime, qu’il faudra distinguer radicalement de son emploi
dans la culture thérapeutique et le management politique des subjectivités.
Bibliographie
ATTIGUI, P. & CUKIER, A. (2011). Les Paradoxes de l’empathie. Nanterre :
Presses Universitaires de Nanterre.
BELLAH, R., MADSEN, R., SULLIVAN, W. (1996), Habits of the heart:
individualism and commitment in american life. Berkeley : U.C.P.
CASTEL, R. (1995). Les Métamorphoses de la question sociale. Paris : Fayard.
18
Cf. le numéro d’Actuel Marx consacré aux « Nouvelles aliénations », n ° 39, 2006 / 1.
- 16 -
COLIN, V. & FURTOS, J. (2005). « La clinique psychosociale au regard de la
souffrance psychique contemporaine » in Répondre à la souffrance sociale,
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