CAHIERS D'ÉPISTÉMOLOGIE Publication du Groupe de Recherche en Épistémologie Comparée Directeur: Robert Nadeau Département de philosophie, Université du Québec à Montréal La solidarité chez Walras, entre droit naturel de l’État et marché républicain Vincent Bourdeau 327e numéro Cahier nº 2005-04 http://www.philo.uqam.ca Cette publication, la trois cent vingt-septième de la série, a été rendue possible grâce à la contribution financière du FQRSC (Fonds québécois de recherche sur la société et la culture). Aucune partie de cette publication ne peut être conservée dans un système de recherche documentaire, traduite ou reproduite sous quelque forme que ce soit - imprimé, procédé photomécanique, microfilm, microfiche ou tout autre moyen - sans la permission écrite de l’éditeur. Tous droits réservés pour tous pays./ All rights reserved. No part of this publication covered by the copyrights hereon may be reproduced or used in any form or by any means - graphic, electronic or mechanical - without the prior written permission of the publisher. Dépôt légal – 1er trimestre 2005 Bibliothèque Nationale du Québec Bibliothèque Nationale du Canada ISSN 0228-7080 ISBN: 2-89449-127-1 © 2005 Vincent Bourdeau LA SOLIDARITE CHEZ WALRAS, ENTRE DROIT NATUREL DE L’ETAT ET MARCHE REPUBLICAIN VINCENT BOURDEAU [[email protected]] Étude préparée pour le séminaire de recherche du GREC du vendredi 4 mars 2005 (Département de philosophie, Université du Québec à Montréal). Introduction Le programme des historiens du républicanisme, comme celui des philosophes politiques contemporains soucieux de reconstruire l’argumentaire républicain, s’est focalisé sur le rejet de l’irréductibilité des concepts de liberté et d’égalité1. Pour la tradition républicaine, en effet, l’articulation d’une liberté commune à une liberté individuelle est largement thématisée sans qu’elle n’apparaisse comme une contradiction2. Cette articulation a pris historiquement plusieurs formes. Dans les discours politiques de Machiavel à la renaissance, mais aussi encore dans les pamphlets diffusés par les partisans de la Country Party Ideology à la fin du XVIIe siècle, l’attachement du citoyen à la cité trouve son origine dans le rapport propriétaire qu’il entretient à l’égard de cette dernière : patriotisme et propriété privée du sol définissent la figure du citoyen qui apparaît dès lors comme un citoyen-propriétaire capable de prendre les armes pour défendre la cité, c’est-à-dire aussi ses terres. L’idéal républicain classique est donc d’une certaine manière élitiste, attaché aux seuls cas des propriétaires-citoyens . Face à l’émergence des sociétés commerciales, à partir de la fin du XVIIe siècle et tout au long du XVIIIe siècle, et aux revendications démocratiques, lors de la Révolution française de 1789 notamment, le républicanisme s’est trouvé confronté à la nécessité de refondre les arguments qui lui avaient permis jusqu’alors de mobiliser une frange non négligeable des élites (propriétaires fonciers) mais aussi tout un ensemble de travailleurs indépendants. Au tournant du XIXe siècle, la figure du travailleur doit être incluse dans l’univers du citoyen3. Les historiens de la pensée économique ont rarement, sinon jamais, rapproché les écrits walrasiens de cette tradition républicaine. Pourtant bien des traits de l’économie politique de Léon Walras sont redevables des questions soulevées par le courant républicain, en particulier après le renouvellement de l’argumentaire républicain au 1 Les critiques portent en particulier sur le texte d’Isaïah Berlin, Éloge de la liberté, Paris, Calmann-Lévy, 1988 (traduction de Two Concepts of Liberty, 1958). 2 Cf. J. Pocock, Le moment machiavélien, P.U.F., 1985 (1975) ; Q. Skinner, Les fondements de la pensée politique moderne, Albin Michel, 2001 (1979) ; – , La liberté avant le libéralisme, Seuil, 2001 (1998) ; Ph. Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, Gallimard, 2004 (1997) ; J.-F. Spitz, La liberté politique. Essai de généalogie conceptuelle, P.U.F., 1995. 3 Sur le rapport entre l’économie politique et le républicanisme, et la nécessité de penser après 1789 les conditions « industrielles » de la bonne république, voir : R. Whatmore, Republicanism and the French Revolution. An Intellectual History of J.-B. Say’s Political Economy, O.U.P., 2000 ; sur la question de l’ « inclusion » (ou de l’égalitarisme républicain tel qu’il se pose dans des formulations modernes) voir Ph. Pettit, Républicanisme, op. cit., en particulier, p. 148 : « Le présupposé inclusiviste posant que chacun doit être pris en compte et que personne ne doit avoir plus de poids que les autres […] incarne d’ores et déjà une sorte d’engagement égalitaire : il signifie que la cité se doit de traiter les individus comme des êtres égaux ». 5 lendemain de la Révolution de 1848. Léon Walras reprend ainsi à son compte, et à sa manière, au moins deux exigences : 1- D’abord, première exigence, il entend maintenir le lien des citoyens à la cité par la terre mais en le désindividualisant, via la figure de l’État. Ce biais institutionnel est le moyen trouvé par Léon Walras (et auparavant par son père, Auguste Walras) pour que la propriété commune du sol soit assurée d’une façon permanente et égale pour tous. La propriété commune des ressources se confond désormais dans le vocabulaire de Léon Walras avec l’égalité des conditions ou, plus simplement, avec ce qu’il appelle une solidarité morale. 2- Il cherche ensuite, deuxième exigence, à maintenir le souci d’une promotion de l’autonomie individuelle en ancrant cette dernière du côté des activités définies comme proprement individuelles, liées aux « facultés personnelles » ou aux « talents » (travail). La pleine réalisation de ces activités individuelles dépend de la réalité de l’égalité des conditions (de 1- en définitive) : en somme la capacité qu’a un individu à se développer en tant qu’individu dépend de la capacité d’une société à définir ce dernier aussi comme un citoyen. Dans ce papier, on montre comment ces exigences ont été articulées dans une critique du droit naturel de l’individu hobbesien par Auguste Walras, puis, comment elles ont été reprises, sur cette base, par Léon Walras dans sa Théorie générale de la société (1867-8) et dans sa Théorie de la propriété (1896). Prolongeant cette perspective, on se demande pour conclure si l’option républicaine telle qu’elle apparaît dans l’économie politique de Léon Walras ne permet pas de compliquer les débats contemporains qui tentent d’articuler propriété de soi et liberté d’un côté, et propriété commune des ressources et égalité de l’autre. 1. Droit naturel et économie politique chez Auguste Walras Dans cette section, on souligne le fait que la critique du droit naturel de l’individu hobbesien, chez A. Walras, est une manière de promouvoir un droit naturel de la communauté ou de l’État. Cette critique s’appuie sur une théorie de la valeur associée à la rareté qui légitime la co-propriété des ressources naturelles (la terre). Pourquoi s’intéresser à A. Walras ? D’abord parce qu’il a exercé une influence déterminante sur la pensée de Léon Walras. Ensuite parce qu’il est un bon point d’entrée pour illustrer le contexte « républicain » plus général dans lequel s’inscrivit l’économie politique de Léon Walras. 1.1 Droit naturel collectif Auguste Walras reproche à Hobbes d’avoir donné pour équivalentes deux propositions. La première proposition de Hobbes selon laquelle « la nature a donné à chacun de nous égal droit sur toutes choses », équivaudrait, selon l’auteur du Léviathan, à une seconde proposition, plus ancienne, qui veut que « la nature a donné toutes choses à 6 tous » (Natura dedit omnia omnibus). L’identité des deux propositions est présentée dans le De Cive. Or, pour A. Walras, l’idée que la nature a donné tout à tous et celle qui veut que la nature ait donné tout à chacun ne sauraient être confondues. Auguste Walras s’appuie sur la définition de Burlamaqui, le philosophe du droit naturel genevois, disciple de Pufendorf qui a inspiré les constituants de la révolution américaine, pour contester l’approche de Hobbes. Selon Burlamaqui, « le droit naturel qu’ils <les hommes> ont de se servir des choses que la terre leur présente leur appartient à tous également »4. Ainsi, d’une formule essentiellement collective, « la nature a donné tout à tous », Hobbes tente indûment de tirer une justification d’un droit naturel individuel. C’est là l’erreur de Hobbes. Pour Walras « Natura dedit omnia omnibus » pose comme un impératif que nul ne soit exclu des bienfaits que produit la nature. L’axiome en question ne parle donc pas du droit individuel que Hobbes cherche pourtant à justifier à travers lui lorsqu’il en fait l’origine du droit individuel5. Il y a là, aux yeux d’A. Walras, un paradoxe lourd de conséquence. Pour Auguste Walras la formule « la nature a donné tout à tous », exclut l’idée même de « chacun », elle exclut pour le dire autrement l’idée d’individu. Nul ne doit être exclu des bienfaits de la nature, voilà la seule interprétation qu’autorise l’expression latine « Natura dedit omnia omnibus ». Cet axiome ne permet pas de fonder un droit individuel. Si la théorie hobbesienne a « pour but de fixer le droit naturel de chaque individu », l’équivalence des deux maximes sur quoi repose la démonstration est fallacieuse6. La propriété n’est pensée qu’en termes de propriété privée, de droit individuel sur les choses naturelles, alors même qu’une autre lecture permet de formuler une réponse à la contradiction des deux axiomes dans les termes d’un droit naturel collectif sur la nature. L’économie politique s’avère nécessaire pour fonder ce droit naturel collectif puisque sa justification, selon A. Walras, découle en effet d’une définition de la richesse. 1.2 Richesse et propriété Le lien entre le droit naturel et l’économie politique a été quelques années plus tôt mis en lumière dans l’ouvrage De la nature de la richesse et de l’origine de la valeur (1831). Pour A. Walras, la question de la propriété ne doit pas être considérée comme marginale par les économistes : il leur revient d’en éclairer les enjeux ou au moins de ne pas en fausser les débats. A. Walras soutient qu’une fois que la richesse est définie correctement à partir du concept de rareté, les limites de la propriété (individuelle) s’éclairent d’elles-mêmes. C’est donc la définition de la richesse qui sert d’auxiliaire à la théorie morale du droit naturel. Il faut donc d’abord établir une « théorie de la richesse » et 4 Auguste Walras, « Réfutation de la doctrine de Hobbes sur le droit naturel de l’individu », in Richesse, liberté et société, Œuvres économiques complètes d’Auguste et Léon Walras, vol. I, Économica, 1990. 5 Cf. Hobbes, Elements of Law, I, XIV, 10 : « That right of all men to all things, is in effect no better than if no men had right to any thing », p. 33, cité par A. Walras, in Ibid. Selon Hobbes de ce droit de chacun à tout naît l’état de guerre de tous contre tous qui appelle le pacte social et, en définitive, la garantie de propriétés individuelles désormais absolutisées. 6 A. Walras, « Réfutation de la doctrine de Hobbes », in op. cit., p. 286. 7 « déduire ensuite la théorie de la propriété »7. Au fond, si les économistes ont trop négligé la question de la propriété (A. Walras pense ici en particulier à J.-B. Say) cela tient souvent à leur mauvaise conception de la richesse, ou au caractère erroné de leurs théories de la valeur. Le chapitre III de l’ouvrage d’A. Walras se démarque ainsi de la définition de la richesse comme utilité qu’il repère dans le Traité d’économie politique de J.-B. Say. Pour A. Walras, ce qui fonde la valeur ce n’est pas l’utilité seule mais l’utilité associée à la rareté. Ainsi la seule source de la richesse réside dans « la limitation de certaines choses utiles », dans « la rareté de certains biens »8 : « Quels sont donc les biens qui tombent dans la sphère de l’économie politique ? Ce sont les biens limités qui, comme chose coercibles, sont en même temps l’objet de la propriété ou du domaine personnel »9. La rareté invite donc à considérer la question de la légitimité des propriétés. Elle va permettre d’éclairer : (1) Le droit naturel, et la distinction entre possession et propriété (toute chose utile et rare peut être possédée, en tant que richesse elle exige même de l’être, mais elle n’est pas pour autant destinée à être propriété – i.e. possédée à titre individuel). (2) L’économie politique, dont le but consiste désormais à prendre en compte la richesse sociale dans son ensemble, c’est-à-dire la richesse naturelle (non produite) et la richesse produite, et non seulement cette dernière comme l’économie politique a tendance à le faire. Pour A. Walras la propriété est un phénomène plus restreint que la possession. Elle se définit comme une « possession exclusive et légitime, en même tems : la possession exclusive, en tant qu’elle est conforme au droit, ou à la loi, prend le nom de propriété »10. La propriété est donc la manifestation légitime d’une possession exclusive. Mais la possession doit-elle être exclusive pour tous les biens ? C’est une réflexion sur le concept de possession qui doit permettre de comprendre l’articulation du droit naturel et de l’économie politique : « …la possession est un phénomène moral, et c’est par là que la science de la richesse s’enchaîne à celle de la propriété : c’est par là que le droit naturel et l’économie politique se touchent, sans se confondre »11. A. Walras reproche à J.-B. Say d’avoir écarté un peu trop rapidement le problème de la justification de la propriété, ou, dit dans ses propres termes, la question de la possession. La possession renvoie simplement à la qualité « rare » et « utile » d’un bien . Toute richesse est possédée ou destinée à l’être (c’est sa nature d’objet utile et limité en quantité) mais toute richesse n’est pas propriété. Le droit naturel, s’appuyant sur cette théorie de la richesse, peut discriminer le mode d’appropriation (propriété ou communauté). Lorsque J.-B. Say suggère que « l’économie politique […] ne considère la propriété que comme le plus puissant des encouragmens à la multiplication des richesse »12, il ne voit pas que cette justification de 7 A. Walras, De la nature de la richesse et de l’origine de la valeur, Paris, Furne, 1831, p. xvi. 8 Ibid., p. 56. 9 Ibid., p. 49. 10 Ibid., p. 51. 11 Ibid., p. 56. 12 J.-B. Say, Traité d’économie politique, 5ème édition, Tome Ier, p. 164, cité in Ibid., p. 57. 8 la propriété par « l’utilité » sociale est fallacieuse au regard du droit naturel. L’un des rôles de l’économie politique est d’éclairer la théorie de la propriété par une théorie de la richesse. Peut-être J.-B. Say ne l’a-t-il pas vu car sa théorie de la richesse était elle-même erronée ? C’est ce que suggère A. Walras. Pour A. Walras, en effet, l’absence de distinction entre possession et propriété chez Say, de même que le rejet hors du champ de l’économie politique de la question des fondements moraux et juridiques de la propriété, proviennent d’une mauvaise conception de la richesse, appuyée sur une définition erronée de la valeur. On trouve chez Say une distinction entre les richesses naturelles et les richesses sociales. Les richesses naturelles ne sont ni produites, ni distribuées, ni consommées. En ce sens elles sont des « dons gratuits » que la nature fait à l’homme, tandis que les richesses sociales sont, elles, des richesses « produites ». A. Walras rejette cette idée car, suggère-t-il, on peut tout à fait concevoir l’existence d’une richesse sociale non produite. Si celle-ci mérite le nom de richesse, ce n’est pas seulement parce qu’elle est utile, mais aussi, surtout, parce qu’elle est rare. C’est l’utilité associée à la rareté (et non au travail) qui fonde la richesse : ainsi la richesse sociale comprend-elle à la fois les richesses produites et les richesses non produites (naturelles). Dans cette optique il y a des richesses (des utilités rares) que rien ne peut justifier à titre de propriété (individuelle) et dont la question de la possession reste à déterminer. A. Walras n’hésite pas à s’engager sur ce terrain. Il affirme ainsi que « le travail est le patrimoine de l’individu, comme la terre cultivable, ou la force végétative du sol, est le patrimoine de l’espèce humaine »13. Voilà ce que permet de souligner une théorie de la valeur qui repose sur la rareté et non sur l’utilité ou le travail14. L’erreur de Say, selon A. Walras, c’est d’être parti d’une intuition juste, rechercher l’origine de la valeur, et la rechercher en particulier dans l’utilité, mais de l’avoir abandonnée dans l’organisation de la science qui place d’emblée l’économiste sur le terrain de la production. Ainsi dans les écrits de Say, au moins dans la lecture qu’en propose A. Walras, si l’utilité est la cause de la valeur, cette utilité n’est une richesse qu’en tant qu’elle est produite. Proudhon ne voyait pas, de son côté, la puissance critique d’une économie politique de la rareté (ou d’une « science de la pauvreté » comme le dit une fois A. Walras15), et il notait en marge de son exemplaire de l’ouvrage d’A. Walras, à la page 128 : « Voilà 128 pages que ce livre dure, et il n’a pas été encore une fois question du travail ! »16. 13 Ibid., p. 76-7. 14 « Les fonds de terre et les capacités industrielles sont des valeurs primitives, des richesses sociales et naturelles qui ne sont pas le fruit de la production, et qui n'en sont pas moins l'objet de l'économie politique », Ibid., p. 77. Les chapitres XI et XII sont respectivement consacrés à la critique des théories qui fondent la valeur sur l’utilité ou sur le travail, A. Walras note avec fermeté : « le travail ne vaut que par sa rareté.. », Ibid., p. 167. 15 « …en nous laissant guider par le sens que l’on attache vulgairement à l’idée de rareté, nous pourrions être tentés de dire que l’économie politique n’est pas tant la science de la richesse que la science de la pauvreté », Ibid, p. 81. 16 Voir : Archives Proudhon, Bibliothèque Municipale de Besançon : Auguste Walras, De la nature de la richesse et de l’origine de la valeur, Paris, Furne, 1831, note au crayon dans la marge, p. 128. 9 Ce pouvoir critique d’une économie dont la théorie de la valeur est fondée sur la rareté apparaît de façon explicite dans les textes plus tardifs d’Auguste Walras, écrits pendant la période de la Révolution de 1848, et qui ne seront pas publiés de son vivant. Dans ces textes A. Walras souligne plus encore qu’il ne le faisait lorsqu’il s’attaquait à J.-B. Say (en reprochant à ce dernier de faire tenir sa théorie de la valeur utilité à l’intérieur d’une théorie de la production) les dangers qu’il y aurait à associer toute la richesse au travail (des individus). Dans La Vérité sociale par un travailleur en 1848, A. Walras revient longuement sur la question de la propriété foncière et sur la définition du droit naturel. Le titre de l’ouvrage fait bien une concession au temps en substituant la figure du travailleur à celle de l’auteur. Mais la vérité dont il est question ne concerne pas tant le travail en lui-même que ce que le travailleur aurait à gagner s’il était en possession de cette vérité sociale : une définition de la richesse liée à la rareté. Ainsi A. Walras souligne-t-il que pas un économiste « ne s’est demandé s’il n’y avait pas des choses qui dussent être naturellement l’objet de la communauté, et d’autres qui fussent condamnées par leur nature à être l’objet de la propriété »17. La sacralisation du travail fait courir le risque d’une sacralisation de la propriété individuelle, à moins de s’en remettre à la stratégie de Proudhon qui tente de montrer que le travail est essentiellement une activité collective, stratégie qui rend toutefois périlleuse toute possibilité de construire un juste calcul de la rémunération de chacun des participants à cette entreprise collective, et qui efface pour le coup la figure de l’autonomie individuelle liée à la possession de soi (les facultés personnelles ou travail proprement dit chez A. Walras). A. Walras soutient de son côté, comme il l’avait fait moins explicitement dans son texte sur Hobbes, que « la terre est la propriété commune de l’humanité ; le travail et tout ce qui en dérive sont la propriété privée de l’individu »18. La propriété commune permet ainsi d’établir une forme d’égalité matérielle nécessaire au fonctionnement de la République car « la propriété foncière individuelle dépouille d’avance et prive de leurs droits tous ceux dont les pères n’ont jamais été propriétaires fonciers ou ont cessé de l’être »19. À l’inverse, la propriété commune assure un revenu à l’État qui garantit dans le même temps la préservation du revenu du travail – c’est cela la vérité sociale par un travailleur. On assiste bien, grâce au concept de rareté, à une défense paradoxale du travailleur et de son revenu : « Voilà donc ce que le Droit naturel nous apprend, au sujet de la Propriété foncière. Dans chaque pays, la terre est la propriété commune de tous les citoyens ; le loyer de la terre ou le fermage constitue le revenu public »20. Mais pour qu’une telle organisation de la justice soit possible, il faut déconnecter la valeur du travail, sans quoi il devient compliqué, selon A. Walras, de contester l’idée que c’ est le travail accompli sur la terre qui lui donne sa valeur et qui en légitime l’appropriation individuelle : « Le travail, dit-on, lui <à la terre> a donné toute sa valeur. Cela est 17 Auguste Walras, « La vérité sociale par un travailleur », La vérité sociale in Auguste et Léon Walras. Œuvres économiques complètes, vol. II, Economica, 1997 (1848), p. 45. 18 Ibid., p. 45. 19 Ibid., p. 47. 20 Ibid., p. 49. 10 faux, complètement faux. La valeur ne vient pas du travail. La valeur vient de l’utilité et de la rareté »21. L’explication de la valeur par la rareté permet de penser rigoureusement selon A. Walras les leçons du droit naturel et les impératifs d’une bonne république : elle vient justifier la « communauté de la terre » qui empêche, d’un côté, la constitution de grandes fortunes, et, de l’autre, l’appauvrissement des travailleurs dont le revenu est désormais protégé. Par un raisonnement original, A. Walras retrouve l’état de « médiocrité » que Rousseau défendait dans l’article « Économie politique » de l’Encyclopédie en 1757. L’économie politique comme science de la pauvreté ou économie de la rareté est un point de passage théorique obligé si l’on veut pouvoir envisager l’existence d’une République qui fasse toute sa place et au bien commun et à l’autonomie individuelle, ou pour être plus précis qui fasse de ce bien commun la condition de possibilité de l’autonomie. Ces conclusions sont reprises et précisées par Léon Walras dans au moins deux textes : la « Théorie générale de la société » (1867-68) et la « Théorie de la propriété » (1896). Ces deux textes dessinent un univers républicain particulier : l’État se voit accorder le rôle de garant de l’égalité des conditions, et le marché (fortement conditionné par cette fonction citoyenne de l’État) celui d’opérateur (légitime) des inégalités de position. Une définition particulière de la solidarité, distincte de la fraternité révolutionnaire, soutient l’ensemble. 2. Propriété et rareté : la solidarité au secours de l’égalitarisme républicain chez Léon Walras22 Dans cette section, on montrera que la définition de la solidarité chez Léon Walras sert de fondement à une théorie « objective » de la justice sociale. Cette dernière ne dépend pas du bon vouloir des individus (contrairement à la charité, à la philanthropie, ou plus généralement aux attitudes fraternitaires), mais d’une réalité sociale qui transcende le statut des individus. La qualité de citoyen présente en chaque individu est synonyme d’une solidarité morale que la propriété commune des ressources matérialise. L’État walrasien apparaît ainsi comme une réunion de citoyens plus que d’individus et comme l’agent qui met en œuvre la solidarité. Si L. Walras n’élabore pas à proprement parler une théorie du gouvernement, il n’en désigne pas moins un type d’action spécifique, collective, qui ne saurait se confondre avec le mode contractualiste (i.e. interindividuel) par lequel l’État est traditionnellement pensé. 2.1 Définition de la solidarité et redéfinition de l’individu en citoyen Dans un texte de 1867-8, Théorie générale de la société, Léon Walras reprend et met au clair les thèses élaborées par son père23. Il s’agit de proposer une définition de la liberté comprise comme liberté commune et liberté individuelle, 21 Ibid., p. 48. 22 Pour une présentation rapide de la vie et de l’œuvre de Léon Walras (1834-1910), voir : P. Dockès, J.-P. Potier, Léon Walras. Vie et œuvre économique, Économica, 2001. 23 Pour une présentation de la philosophie sociale de Léon Walras, on peut se référer à : P. Dockès, La société n’est pas un pique-nique. Léon Walras et l’économie sociale, Économica, 1996 ; A. Jolink, The Evolutionist Economics of Léon Walras, Routledge, 1996. L’ouvrage le plus remarquable restant : A. 11 double définition qui renvoie à une théorie de la justice comprenant elle-même deux volets. Cette dernière renferme en effet à la fois un aspect égalitaire (la justice commutative qui passe par la propriété commune des terres) et un aspect « équitable » (la justice distributive qui se manifeste par la propriété individuelle des facultés personnelles), ce dernier aspect est, comme l’écrit parfois L. Walras, l’aspect inégalitaire de sa théorie de la justice24. La république de Walras implique donc une nouvelle répartition des tâches : aux citoyens réunis en État, il revient de décider de l’usage des ressources naturelles qui forment le revenu public; aux individus, il revient d’affirmer leur « personnalité » par leur qualité de travailleur. Le citoyen-travailleur est ainsi le cœur de la pensée républicaine retravaillée au lendemain de 1848, il recouvre d’un côté l’égalité des conditions, de l’autre l’inégalité des positions. Le concept de « solidarité » permet d’articuler ces deux aspects d’une théorie de la justice : la solidarité désigne à la fois une solidarité économique et une solidarité morale, la première renvoie à la division du travail, la seconde aux liens moraux objectifs qui font qu’une société est plus qu’un simple agrégat d’individus, l’étude de celle-ci est renvoyée à la dernière leçon, la sixième, après que Walras a précisé l’enjeu d’une citoyenneté moderne qui se concilie la figure du travailleur25. La fin de la Cinquième leçon, « De la concordance de l’intérêt et de la justice », révèle en effet l’enjeu de la théorie de la société que propose L. Walras : à savoir une redéfinition de la citoyenneté26. Il s’agit de revenir sur l’idée qui établissait, dans l’antiquité, que « les fonctions de citoyen et celles de travailleur étaient absolument incompatibles »27 : « Les Grecs ne se livraient qu’à la politique et à la guerre ; les Romains y joignaient l’agriculture, mais tout autre travail était par eux réputé servile »28. Pour Walras, cette assertion ne demeure vraie que dans la mesure où le travailleur se voit accorder un statut qui n’a rien à envier à l’esclave de l’antiquité, ou au serf du Moyen-Âge, bref tant que la propriété de soi du travailleur est mise en péril :tant que le travailleur demeure un prolétaire29. Une république moderne doit hisser le travailleur au rang de citoyen. La fin de la Sixième leçon souligne Rebeyrol, La pensée économique de Walras, Économica, 1999, voir en particulier pour notre sujet, p. 2336. 24 Cf. Léon Walras, « Théorie générale de la société », Études d’économie sociale, in Auguste et L. Walras.Œuvres économiques complètes, vol. IX, Économica, 1990 (1896), p. 139-40 : L. Walras évoque ainsi la « sphère de l’inégalité » qu’une théorie de la justice doit prendre en considération. 25 A ce sujet voir la « parabole du prolétaire », in Ibid., p. 64-5. Voir aussi : J. Hayward , « Solidarity : the Social History of an Idea in 19th Century France », International Review of Social History, 4, 1959, p. 261-84. 26 Sur le contexte plus général d’une redéfinition de la citoyenneté chez les Républicains du Second Empire, voir : S. Hazareesingh, From Subject to Citizen, the Second Empire and the Emergence of Modern French Democracy, Princeton University Press, 1998. 27 L.Walras, « Théorie générale de la société », op. cit., p. 125. 28 Ibid., p. 125. 29 « J’appelle prolétaire l’homme qui vit exclusivement de son travail et à qui l’impôt enlève la seule portion de son salaire qu’il pourrait épargner en vue de devenir propriétaire ou capitaliste en même temps 12 cet objectif d’une république moderne, lorsque Walras écrit : « je dis qu’il n’y a pas de riches ou de pauvres dans l’Etat, mais des citoyens ayant tous les mêmes droits et les mêmes devoirs en ce qui touche aux conditions sociales générales [i.e. l’égalité] ». Cette affirmation est suivie d’un long commentaire sur ce qu’est une république : « À Athènes, à Sparte, à Rome, le mot de cité, de république, ou de « chose publique » avait un sens et une portée qu’il n’aura jamais pour nous : il exprimait précisément cette absorption de l’homme dans le citoyen, de l’individu dans l’État. Au lieu que, pour notre sens commun d’aujourd’hui, l’individu est tout, et que l’État simple collection d’individus n’est rien, c’était tout le contraire pour le sens commun des anciens : l’État y était tout, et l’individu, simple fragment de l’État, n’y était rien »30. Pour Walras, il ne s’agit pas de passer d’un sens commun à l’autre, mais d’élaborer une approche qui permette de produire une doctrine sociale adaptée à la situation actuelle. Le principe de la solidarité va permettre de répondre à cette exigence. Walras substitue la solidarité à la fraternité. Le principe de la solidarité n’a pas un caractère purement économique (la division du travail) mais présente aussi un aspect moral. Ce dernier est pris en compte à l’échelle de la société en général dont le fonctionnement n’est pas réductible à l’individualisme économique : « Certes, écrit Walras, si l’Etat n’est qu’une pure et simple collection de personnes morales, toutes inégales, j’admets qu’on l’assimile à une compagnie d’actionnaires, tous porteurs d’un nombre d’actions plus ou moins considérable, et qu’on prétende répartir à la fois le bénéfice et les charges des services d’Etat en proportion des positions personnelles particulières, comme les dividendes ou les pertes d’une entreprise industrielle ou commerciale au prorata des parts de capital. Mais si, tout au contraire, l’Etat est une collectivité de personnes morales considérées comme étant toutes égales, je demande qu’on le compare plutôt à une communauté de membres ayant tous les mêmes droits et les mêmes devoirs »31. À la suite de ce passage Walras affirme : « voilà je crois, la tradition de la Révolution et l’idéal de la démocratie »32. La solidarité n’est donc pas chez Walras une série de rapports d’individu à individu, mais une manière de montrer qu’une communauté, en quelque sorte transcendante, comprend cette série. La solidarité, c’est l’esprit d’une république : héritière des liens passés construits par une communauté, mais aussi garante de la pérennité de cette communauté, elle dépasse le simple sort des individus présents, et la terre devient ainsi immédiatement son objet vis-à-vis qui la matérialise. En ce sens, et pour faire simple, on peut dire de la communauté qu’elle est une entité autonome et qu’à ce titre, elle jouit d’un droit naturel. La théorie de la propriété s’enrichit de cette perspective, elle s’associe une théorie de l’ État qui permet de faire l’économie d’une réflexion de type « contrat social » dans l’usage des ressources naturelles : l’État, chez Walras, est l’incarnation de la solidarité ; si son droit naturel est respecté, la question de la solidarité est évacuée des rapports interindividuels (l’échange) au sens où elle est déjà réalisée. Elle est du côté de l’État et de son régime d’action spécifique – essentiellement collective et en amont des échanges interindividuels. La logique d’une redistribution des richesses est renversée au profit d’une que travailleur ». Le travailleur au contraire est celui qui jouit entièrement du « droit de propriété absolu sur <son> travail », Ibid., p. 126. 30 Ibid., p.146. 31 Ibid., p. 142. 32 Ibid., p. 143. 13 répartition de ces dernières préalable aux inégalités individuelles (légitimes dès lors) que l’échange n’a pas pour enjeu de réduire. On peut résumer la position de L. Walras en reprenant les formules synthétiques qu’il donne à la fin de sa Théorie générale : « Il faut, écrit Walras, appeler individu l’homme considéré abstraction faite de la société à laquelle il appartient, ou chaque personne morale envisagée comme accomplissant une destinée indépendante de toutes les autres. Et il faut appeler conditions générales de la société abstraction faite des hommes dont elle est formée, autrement dit, le milieu social de l’activité individuelle. Mais il est aisé de reconnaître que ces deux premiers termes en appellent deux autres. En effet, il faut appeler État l’agent naturel et nécessaire de l’institution des conditions sociales générales. Ainsi défini, l’État représentera l’ensemble de toutes les personnes morales envisagées comme accomplissant les destinées solidaires les unes des autres. Enfin il faut appeler positions personnelles particulières le résultat naturel et nécessaire de l’activité de l’individu s’exerçant dans le milieu des conditions sociales générales »33. Reste à comprendre ce que recouvre l’expression « agent naturel et nécessaire de l’institution des conditions sociales générales » qui désigne l’État. 2.2. Droit naturel de l’État et action collective : la double activité humaine L’État, pour Walras, « n’est pas la collection pure et simple d’individus », son action n’est donc pas le résultat d’un compromis interindividuel34. Si L. Walras ne définit jamais de manière exhaustive quel devrait être le fonctionnement de l’État (il n’a jamais concrétisé le projet de rédiger une théorie du gouvernement), il n’en reste pas moins qu’il définit l’action de l’État comme « autoritaire », distincte en cela de la liberté individuelle. Mais l’autorité dont il est question est bien particulière, car elle n’est pas celle d’un individu sur un autre, mais plutôt celle d’un « corps d’État » ou d’une réunion de citoyens, c’est-à-dire en définitive celle qu’exerce sur lui-même tout individu en tant qu’il est aussi un citoyen35. Agir « en commun ou collectivement » : voilà ce que L. Walras appelle agir « autoritairement »36. La société constituée en État , à la différence d’une armée, nomme « elle-même ses chefs » et ordonne « ses propres mouvements »37. 33 Ibid., p. 134. 34 Ibid., p. 137. 35 Ibid., p. 135. 36 L. Walras, « Méthode de conciliation ou de synthèse (1868) », in Études d’économie sociale, op. cit., p. 169. 37 L. Walras, « Théorie générale de la société (1896) », in Études d’économie sociale, op. cit., p. 136. 14 La comparaison toutefois avec l’institution militaire n’est pas inutile. Elle ne tient pas tant à l’organisation interne du fonctionnement militaire et étatique, comme on vient de le noter, qu’au fait que l’une comme l’autre (l’armée comme l’État) apparaissent comme des entités composées d’individus, mais qui s’élèvent au-dessus de ces derniers : «…quand l’État fait des lois et les applique, quand il perce des routes et creuse des canaux, quand il ouvre des bibliothèques et des musées, il agit dans l’intérêt de tous les membres d’une société desquels les uns sont vivants, mais desquels un plus grand nombre d’autres ne sont point encore de ce monde, et, par suite, en vertu d’un droit qu’il tient non poins du tout des individus dont il se compose, mais de sa nature même » 38. Le droit naturel de l’État a donc pour objet de définir le rapport que l’État entretient avec ce bien spécifique qu’est la terre. Le citoyen (État dans l’individu) qui contraint l’individu est tributaire d’une autre temporalité que celle de l’individu, d’un autre horizon que celui que fixe ce dernier. C’est l’horizon de la cité, comme cadre favorable à toutes les actions individuelles (présentes et futures) proprement dites, que vise le citoyen. L. Walras insiste donc sur une définition de l’État comme institution qui ne peut se réduire à la somme des individus qui la composent. Ce qu’il pourrait reconnaître à la rigueur, comme on vient de le voir, c’est que l’État soit la somme des citoyens, ce qui est déjà différent dans la mesure où les citoyens sont animés non par un intérêt individuel mais par un intérêt social ou collectif ; l’action de l’État n’est donc pas une entrave à l’action proprement individuelle, qui consiste, au moyen du travail, à rechercher, obtenir et conserver « des positions personnelles particulières », mais plutôt une condition de la réalisation de cette dernière, en ce sens qu’il met en place des « conditions sociales générales » indispensables à l’accomplissement de l’individu39. Autorité de l’État et liberté individuelle sont les deux faces de la personne morale. Elles expriment, en effet, à la fois le caractère citoyen et individuel de cette dernière. La métaphore de la course vient illustrer cette proposition walrasienne qui veut que, dans une course, tout individu cherche à briguer la meilleure place à l’arrivée, mais que soit posée comme règle du jeu que les individus (citoyens) soient tous placés sur la même ligne de départ. La propriété commune du sol dont la rente constitue le revenu de l’État manifeste l’égal poids accordé à chaque individu par la cité. L’action spécifique de l’État (« agent naturel et nécessaire de l’institution des conditions sociales générales », comme l’écrivait L. Walras) consiste donc à traduire en ressources sociales les ressources naturelles afin de favoriser l’action libre des individus. L’État, « collectivité de personnes morales considérées comme étant toutes égales », répétons-le, n’est pas un obstacle à la liberté, mais une composante même de cette dernière40 : « c’est ainsi que l’homme déploie en société une activité complexe résultant de deux activités simples dont l’une est une activité individuelle et l’autre une activité collective »41. Dans l’univers walrasien que nous venons de décrire que peut vouloir dire le marché dont on fait généralement le cœur de sa théorie économique ? Sans doute est-il le lieu de l’activité proprement individuelle. Mais, alors, ne faut-il pas admettre que son fonctionnement est conditionné par la propriété commune des ressources ? Pour que l’échange 38 Ibid., p. 137, je souligne. 39 Ibid., p. 135. 40 Ibid., p. 142. 41 Ibid., p. 145. 15 ne soit pas entravé (ou, autrement dit, pour qu’il soit libre) ne faut-il pas dans le monde de Walras poser comme préalable l’égalité des conditions (ou la propriété commune des ressources naturelles) ? N’est-ce pas à cette condition que le marché devient, pour Walras, un opérateur légitime d’inégalités ? Nous abordons ces questions à partir du texte de L. Walras intitulé Théorie de la propriété, paru dans la Revue socialiste en 1896 dirigée alors par son ami G. Renard. 2.3 La propriété commune ou l’institution du marché républicain ? Propriété commune et propriété individuelle sont les deux versants de la théorie de la justice walrasienne. Elles sont chacune garantie par une institution spécifique chargée d’exercer, pour l’une (l’État) la justice commutative, pour l’autre (le marché) la justice distributive. Dans la Théorie générale de la société, L. Walras fournit déjà quelques éléments de réponse aux questions soulevées à la fin du paragraphe précédent. Il suggère ainsi, que la justice commutative « est celle qui préside aux échanges »42. Les échanges étant compris comme le lieu où se produit la justice distributive, il y a donc une antériorité de la justice commutative sur la justice distributive, ou, pour le dire en termes d’institutions, de l’État sur le marché. L’univers de la concurrence des marchés auquel les écrits walrasiens sont souvent associés, prend ainsi un tour bien particulier : l’État y joue un rôle de premier plan et est indispensable à la compréhension même du fonctionnement du marché, dans le cadre d’une théorie de la justice43. En 1896, le fait de maintenir une théorie du droit naturel aux côtés de la théorie de la richesse, droit naturel éclairé par la définition de la richesse comme utilité rare, garde toute son actualité, car, y compris du côté des socialistes idéalistes à la Jaurès, attachés aux formes républicaines de promotion du socialisme et au langage des droits et de la raison, la théorie de la valeur travail reste un dogme44. Si la théorie de Walras n’a qu’un faible écho auprès des socialistes (même républicains) du temps, il n’en demeure pas moins qu’elle propose une conciliation originale de l’égalité et de la liberté. L’individu est propriétaire de la terre non pas au même titre qu’il est propriétaire de lui-même, mais au titre de citoyen. Le moyen d’exercer ses droits de propriété sur la terre passent par sa participation au fonctionnement de l’État : son statut de propriétaire des ressources le dépasse comme individu. C’est dans l’institution de l’État que se manifeste la co-propriété du sol ainsi que le deuxième moment de la (double) activité humaine, le moment collectif. 42 Ibid., p. 139, je souligne. 43 Walras notait dans la « Théorie générale de la société » : « l’autre espèce naturelle de la richesse sociale – la terre et sa rente – est attribuée de droit naturel à la jouissance collective ou commune par l’impôt ; et dès lors les hommes en société contribuent forcément pour une part égale aux charges des services de l’État, de même qu’ils participent forcément pour une part égale au bénéfice de ces mêmes services d’État », in Ibid., p. 143. Il est en effet légitime de lire les Éléments d’économie politique pure en faisant abstraction de l’identité du propriétaire des terres ; l’échange reproduit les inégalités, et si celle-ci ne sont pas égalisées au préalable, il ne revient pas à l’échange de le faire. 44 Voir : Christophe Rogue, « La question de la valeur chez Jaurès. Walras et le socialisme français, histoire d’une incompréhension », Cahiers trimestriels Jean Jaurès, n°158, 2000, p. 5-19. 16 Dans la Théorie de la propriété deux points paraissent particulièrement importants pour notre propos : - D’abord L. Walras tente de déterminer les conditions d’un échange juste (troc jevonien vs. troc gossenien), on verra que ces dernières invitent à penser la justice commutative comme un préalable à l’échange et non comme une étape de ce dernier. - Ensuite, L. Walras tente de donner une définition du monopole comme « monopole moral » (selon l’expression qu’il utilisait en 1875 dans son article « L’État et les chemins de fer »). Le monopole devient un attribut de l’État, seul capable d’imposer une égalisation du prix de vente au prix de revient, qui n’est pas naturellement produite en situation de monopole – ou au moins de proposer un usage légitime du bénéfice de monopole quand un prix de vente supérieur au prix de revient est néanmoins maintenu (monopole économique) ; les monopoles d’État contrairement aux monopoles de particuliers constituent une intervention légitime de la propriété commune sur le marché45. Troc jevonien contre troc gossenien ? L. Walras veut pouvoir établir que la « libre concurrence ne favorise pas les acheteurs au détriment des vendeurs, ou réciproquement », en d’autres termes il veut montrer que l’échange n’est pas un opérateur de justice, pas plus cependant qu’un opérateur d’injustice : l’échange permet à chacun, de façon neutre, d’obtenir ce qui lui revient46. Le troc jevonien, qui consiste en « une opération par laquelle les deux troqueurs portent la satisfaction de leurs besoins au maximum compatible avec la condition que l’un offre sa marchandise autant que l’autre en demande et demande de la marchandise de l’autre autant que celui-ci en offre, soit à un maximum relatif qui laisse subsister le droit de propriété de chaque troqueur sur sa marchandise », est un troc individualiste47. L’inégalité des dotations initiales des échangeurs subsiste après l’échange : le marché garantit l’inégalité des positions (individuelles). Le troc jevonien « s’opère sur le terrain de la justice, aucun des deux individus ne devant rien à l’autre une fois l’opération faite »48. Il n’en va pas de même dans le cas du troc gossenien. En effet, dans le troc gossenien, « les deux marchandises sont réparties entre les deux troqueurs de telle sorte que l’intensité du dernier besoin satisfait de chaque marchandise soit la même pour l’un et l’autre » 49. Dans le troc 45 On trouve dans « L’État et les chemins de fer », un article de 1875, une définition des monopoles d’État : « à côté des monopoles d’État relatifs aux services et produits d’intérêt public qui sont fondés sur le droit et qu’on peut appeler monopoles moraux, il y a place pour des monopoles d’État relatifs à des services et produits d’intérêt privé qui seraient fondés sur l’intérêt, qu’on pourrait appeler monopoles économiques et qui, tout en n’étant pas, comme les premiers, en dehors de l’industrie, seraient au moins, comme eux, en dehors de la liberté de l’industrie », p. 188, in Études d’économie politique appliquée, Œuvres économiques complètes. Auguste et Léon Walras, vol. X, Économica, 1992 (1898). 46 L. Walras, « Théorie de la propriété », Études d’économie sociale, op. cit., p. 179. 47 Ibid., p. 180. 48 Ibid., p. 180. 49 Ibid., p. 181. 17 gossenien les distributions de départ ne sont pas respectées dans l’échange mais égalisées par l’échange : si bien que ce dernier, selon Walras, mérite à peine son nom, mais plutôt celui de « mise en commun des deux marchandises »50. Cette mise en commun, dans le cas des propriétés individuelles, peut s’accomplir sans entrave à la justice sur une base uniquement volontaire. Dès lors qu’elle est imposée, toujours dans le cas des propriétés individuelles, elle est une entrave à la justice qui veut que l’on décide de l’usage de ses propriétés. L. Walras illustre ce phénomène par la fable du pique-nique : lorsqu’il était pensionnaire au Collège de Caen dans sa jeunesse, une coutume voulait que les colis de nourriture reçus par les collégiens fussent partagés entre tous les élèves. Cette coutume assurait, par ce partage, une égale satisfaction des besoins : « Mais enfin, conclut Walras, la société n’est pas un pique-nique ; et des concessions acceptables comme une politesse, quand elles sont volontaires, devraient être repoussées comme une humiliation si elles étaient imposées par la loi »51. Humiliation, il faut le noter, qui est du côté de ceux qui reçoivent ce qui ne leur est pas initialement destiné. Mais toute la richesse sociale n’est pas propriété individuelle, comme on l’a vu, et le troc gossenien, qui n’en est pas un, peut se trouver satisfait – dans son caractère fondamental de « mise en commun » – par le fait de la communauté des ressources naturelles : « Et d’ailleurs, souligne Walras, il y a dans la richesse sociale de quoi pourvoir à la jouissance jevonienne par la propriété et à la jouissance gossenienne par la communauté »52. L’égalisation n’a pas besoin de se faire par l’échange dans la mesure où du « commun » est déjà institué. Si la société n’est pas un pique-nique, c’est parce qu’elle n’a pas besoin de l’être grâce aux monopoles exercés par l’État sur les ressources naturelles. Il ne s’agit donc pas tant de critiquer le troc gossenien par le troc jevonien que de suggérer que le premier n’est pas réellement un troc mais une mise en commun qui doit s’opérer, pour certains biens, avant tout échange (c’est ce que L. Walras appelle la réforme économique). Cette mise en commun est la condition implicite de la légitimité de l’échange (jevonien) : elle vient en effet justifier le fait que l’échange (jevonien) reproduit l’inégalité des dotations individuelles initiales. Égalité (mise en commun des ressources) et équité (positions individuelles différenciées à proportion des « facultés personnelles » mises en œuvre) sont les « deux formes » de la théorie de la justice walrasienne53. D’un point de vue économique, ce sont le monopole et la concurrence qui désignent ces deux aspects. Monopole et concurrence : théorie de la propriété de la terre et des facultés personnelles Ce que Walras étudie dans la deuxième partie de sa Théorie de la propriété (p. 192-206), c’est le statut particulier d’un monopole légitime. Après avoir fait la critique du marxisme qui étend le monopole d’État à tous les capitaux, Walras propose sa propre solution54. Pour L. Walras, seules les ressources naturelles peuvent être des monopoles 50 Ibid., p. 182. 51 Ibid., p. 184. 52 Ibid., p. 184. 53 Ibid., p. 192. 54 L. Walras suggère que le marxisme « nie la valeur de la rente ; en conséquence il prétend livrer gratuitement à la consommation des services fonciers qui sont utiles et limités en quantité », p. 199. Il est ainsi impossible à l’instance qui centralise la production (l’offre des produits) d’ajuster celle-ci à la consommation (demande de produits) : L. Walras prend l’exemple du Château-Laffitte qui, ramené à son 18 collectifs légitimes : ainsi dans le cas d’une terre comme celle qui produit le vin de Médoc, il est cohérent et avec la théorie de la valeur, et avec la théorie du droit naturel proposées par L. Walras que, d’une part, dans le prix du vin soit compris le prix du service producteur qu’est la terre (richesse sociale non produite mais non gratuite pour autant) et, d’autre part, que le prix de ce service revienne à l’État : « Les terres du Médoc, écrit Walras, ayant été données à tous, les hauts fermages payés pour leur service appartiendront à l’État, qui , grâce à eux, pourvoira à des services publics gratuits pour tous »55. L. Walras dessine ainsi les contours d’une « société nouvelle », où sont supprimées la propriété foncière (privée) et les monopoles détenus par des particuliers : «…j’abandonnerai à l’État la production exclusive des services publics, et j’appellerais son intervention pour exercer ou pour constituer les monopoles naturels et nécessaires sur le pied de l’exploitation dans l’intérêt public, c’est-à-dire de la vente des produits au prix de revient et non au prix de bénéfice maximum ; mais je réclamerais pour l’initiative individuelle toutes les entreprises où la libre concurrence indéfinie ne rencontre pas d’obstacles »56. On comprend alors le sens économique du Théorème II de la Théorie de la propriété, « Les TERRES sont, de droit naturel, la propriété de l’ETAT », lequel est commenté ainsi par L. Walras : « En d’autres termes, les terres appartiennent à toutes les personnes en commun, parce que toutes les personnes raisonnables et libres ont le même droit et le même devoir de poursuivre elles-mêmes leur fin et d’accomplir elles-mêmes leur destinée, et sont au même titre responsables de cette poursuite et de cet accomplissement. Ici s’applique le principe de l’égalité des conditions qui veut que nous puissions tous profiter également des ressources que la nature nous offre pour exercer nos efforts »57. Les monopoles de l’État sont la garantie de la libre concurrence des individus. 3. Conclusion : quelques difficultés de l’économie politique républicaine de Léon Walras Pour conclure, on peut se demander en quoi l’option républicaine walrasienne permet de compliquer notre entendement de philosophes politiques contemporains. La manière la moins maladroite de procéder, me semble-t-il, consiste à présenter pour elle-même une position qui pourrait sembler l’homologue de celle de L. Walras, et à en dégager les traits malgré tout distinctifs par la suite. C’est ce que l’on fera en reproduisant le débat sur la propriété de prix en travail, ne vaut guère plus qu’un vin ordinaire ; il doit donc être demandé beaucoup plus qu’il n’est possible d’en offrir. Il est impossible dans ce cas d’équilibrer l’offre et la demande, puisque le prix ne varie pas en fonction (précisément) de cette offre et demande qui manifeste la rareté (relative) d’un bien (c’est-à-dire sa valeur dans la théorie walrasienne). Dans la théorie marxiste telle que la lit Walras, le prix est fixé par la quantité de travail incorporé. 55 Ibid., p. 204. 56 Ibid., p. 206. Ici L. Walras simplifie sa propre conception du monopole, car dans « L’État et les chemins de fer », comme on le notait précédemment (cf. note 45), il distinguait monopole économique et monopole moral. Par ailleurs, bien sûr, L. Walras ne remet pas en question l’idée qu’il peut y avoir des monopoles légitimes par des particuliers de produits de leur facultés personnelles (par exemple une découverte scientifique peut être légitimement exploitée par un seul). 57 L. Walras, « Théorie de la propriété », Études d’économie sociale, op. cit., p.189, je souligne. 19 soi et la propriété commune des ressources naturelles tel qu’il a eu lieu dans les années 1990 entre G. A. Cohen et R. Nozick. On suggérera ensuite quelques pistes de réflexion, plus ou moins articulées entre elles, qui pourraient être un prolongement de la discussion contemporaine à partir des questions que posent les écrits de L. Walras. Dans un article intitulé « Are freedom and equality compatible ? », G. A. Cohen propose une critique interne de la définition de la liberté comme propriété de soi que défend vigoureusement R. Nozick dans Anarchie, État et utopie58. Prenant à revers les analyses de ce dernier, G. A. Cohen montre comment, victimes d’une illusion, nous recherchons derrière la définition purement formelle de la liberté comprise comme propriété de soi (self-ownership) une définition substantielle de la liberté comme autonomie. La stratégie de discrédit de cette définition formelle de la liberté prend chez G. A. Cohen un tour assez subtil. Il entend montrer qu’il n’y a pas d’opposition entre la définition de la liberté formelle implicite dans la théorie de l’individualisme possessif et une définition substantielle de l’égalité (qu’il appelle « socialiste » à la fin de son texte) qui se traduirait par une propriété commune des ressources externes ou naturelles. Ainsi on peut défendre à la fois une définition de la liberté liée aux droits subjectifs de l’individu et une certaine forme d’égalitarisme se manifestant par un collectivisme. Il n’y a pas là d’incompatibilité selon G. A. Cohen. Ce qui pourrait laisser penser qu’il y a contradiction entre la thèse de la propriété de soi et la thèse de la commune propriété du monde repose sur une vision restreinte d’un monde où entre l’état de nature – assimilé à « an unstructured common ownership » dit G. A. Cohen – et la propriété privée (ou appropriation individuelle) des choses il n’y aurait pas d’alternative(s)59. Le cœur de la critique se place donc au niveau de ce passage, insuffisamment interrogé par Nozick selon G. A. Cohen, d’une non-propriété originelle des ressources naturelles à une propriété privée de ces mêmes ressources : « Nozick thinks not only that people own themselves, but also that they can become, with equally strong moral right, sovereign owners of the potentially indefinitely unequal amounts of worldly resources that they can gather to themselves as a result of proper exercices of their own and/ or others’ self-owned personal powers »60. La réponse classiquement donnée à Nozick par les égalitaristes consiste à dire que (1) l’égalité des conditions est essentielle, et (2) si la propriété de soi conduit à la constitution d’inégalités alors (3) il faut accepter l’idée d’une non-propriété de soi, et soutenir que des entailles peuvent être accomplies dans les sphères des propriétés individuelles afin de susciter une solidarité entre individus qui n’est pas spontanée (« to ensure that they help them »)61. Une solution que G. A. Cohen refuse. 58 G. A. Cohen, « Are freedom and equality compatible ? », in J. Elster & Karl Ove Moene eds., Alternatives to capitalism, Maisons des sciences de l’homme, C.U.P., 1989, p. 113-26 ; R. Nozick, Anarchie, État et utopie, P.U.F., 1988 (1974). 59 G. A. Cohen, art. cit., p. 120. 60 Ibid., p. 114-5. 61 Ibid., p. 115. 20 Nozick sait que sa thèse contredit l’égalitarisme des conditions, la critique qui le lui reproche est donc vouée à ne pas être entendue. Il faut au contraire partir de l’idée que la thèse de la propriété de soi est sérieuse : « each person is […] the morally rightful owner of himself »62. D’ailleurs, souligne G. A. Cohen, même des égalitaristes convaincus auraient du mal à ne pas adhérer à certains des aspects de la thèse de la propriété de soi (l’exemple du monde égalitariste de borgnes, dans lequel tous ceux qui ont deux yeux valides se voient contraints d’en donner un à ceux qui ne voient pas sert à emporter la conviction des égalitaristes les plus récalcitrants à la thèse de la propriété de soi). Aussi : « They might try to see whether, or to what extent, they can achieve the equality of condition they prize by adopting an egalitarian approach to worldly resources while accepting, or at any rate not rejecting, the thesis of selfownership »63. Ce à quoi G. A. Cohen va s’attacher, en deux moments de l’article où sont décrits d’abord (1) le monde fictif de Graber et Johnny-Come-Lately, puis ensuite (2) le monde fictif d’Able et Infirm. (1)D’après Nozick ce qui fonde la légitimité de la propriété privée, c’est le fait que lorsqu’un individu s’approprie une part des ressources naturelles (en friche jusque là), il le fait d’une manière telle que la situation de celui qui reste en dehors du processus d’appropriation ne soit pas détériorée. Si A et B appartiennent à un univers de ressources non appropriées, l’appropriation d’une ressource par A ne contredit pas la liberté de B si la situation de ce dernier n’est pas détériorée par l’appropriation de cette ressource par A64. Le monde de Graber et Johnny imaginé par G. A. Cohen, complique ce scénario nozickien de l’habilitation65. Ce scénario ne prend en effet en compte que deux situations : l’une passé, l’état de nature, l’autre présente, l’appropriation individuelle (légitime). Un certain nombre de cas sont purement et simplement écartés, en particulier celui dans lequel la comparaison ne se joue plus entre une « unstructured common ownership » et une propriété privée des ressources, mais entre une « unstructured common ownership » et une « structured common ownership » de ces mêmes ressources. Le monde de Graber et Johnny, au départ décrit de façon à reproduire le schéma de Nozick, permet de présenter dans un second temps les cas non divulgués par ce schéma66 : 62 Ibid., p. 113. 63 Ibid., p. 117. 64 Ou bien comme le résume G. A. Cohen : « Hence, I appropriate something legitimately if and only if no one has any reason to prefer its remaining in general use, or whoever does have some reason to prefer that it remain gets something in the new situation that He did not have before and that it is worth at least as much to him as what I have cause him to lose », Ibid., p. 118. 65 Pour la théorie de l’habilitation, voir : R. Nozick, Anarchie, État et utopie, op. cit., p. 188 et suivantes. Pour une discussion de cette thèse (outre celle proposée par G. A. Cohen dans l’article qui nous sert de point de départ), voir aussi : A. Sen, Repenser l’inégalité, Seuil, 2000 (1992), p. 42-3. 66 Le premier cas est celui, typiquement nozickien, dans lequel Graber quitte l’état de nature (1) se saisit des ressources naturelles, les exploite à son compte, et laisse cependant Johnny dans une situation (2) qui n’est pas différente de celle qui était la sienne auparavant. Dans (1), Graber et Johnny travaillaient 6h/ j à produire le lait dont ils avaient chacun besoin pour se nourrir. Dans (2), Graber ne travaille plus qu’une heure par jour, Johnny travaillant toujours 6 h/ j. 21 - Cas 1/ Johnny aurait pu faire comme Graber, mais il ne l’a pas fait pensant que c’était injuste de s’approprier des ressources naturelles qui n’appartenaient à personne en particulier. On peut se demander si ce frein moral n’est pas une objection à l’appropriation par Graber des ressources. - Cas 2/ Johnny aurait fait mieux que Graber s’il avait lui même accompli l’appropriation, malgré tout, les conditions de Nozick sont satisfaites et justifient l’appropriation des ressources par Graber. - Cas 3/ « a form of socialism ». Pas d’appropriation ni par l’un ni par l’autre, mais une co-propriété des ressources. La question soulevée par ces cas non évoqués par Nozick est la suivante : « Why should we not regard the land, before Grabber’s appropriation, as collectively owned rather than, as Nozick takes for granted, owned by no one ? »67. La dernière section de l’article (« Two concepts of liberty ») va creuser cette situation (le cas 3/) à partir de la construction d’un deuxième monde fictif, celui d’Able et Infirm. (2)Dans ce monde, les ressources naturelles sont conjointement appropriées, et aucun des deux acteurs ne peut intervenir sur elles sans l’accord préalable de l’autre co-propriétaire. Les deux acteurs sont rationnels et intéressés. Able jouit de facultés productives, tandis qu’Infirm est incapable de produire par lui-même quoi que ce soit. Cinq cas sont envisagés68. Les cas 4 et 5 de l’avis même de G. A. Cohen sont les plus significatifs : Cas 4/ Able produit suffisamment pour nourrir deux individus, mais il produit par ailleurs un surplus : une négociation intervient à propos du surplus. Comment va-t-on le partager ? Le « price of failure to agree » (« the trheat point ») est une production nulle, ce qui implique que les deux meurent. Il y a un intérêt commun donc à trouver un accord. Cas 5/ Non seulement Able produit assez pour deux et un surplus, mais la taille du surplus est ellemême variable et peut être l’objet d’une négociation : la négociation porte sur la taille du surplus et sur son partage. Dans cette situation de négociation entre deux agents rationnels et intéressés qui possèdent en commun les ressources naturelles, le talent (d’Able en l’occurrence) n’entre pas en considération dans l’attribution du revenu (ici dans l’attribution d’une part du surplus, et en particulier dans l’attribution d’une part à Able). Bien qu’Infirm ne contrôle 67 68 G. A. Cohen, art. cit., p. 121. Pour information, j’indique ici les 3 premiers cas : Cas 1/ Able ne produit pas assez ni pour lui ni pour Infirm. Les deux meurent. Cas 2/ Able produit assez pour 1 individu mais pas assez pour 2. Infirm lui laisse l’accès à la terre, car seule l’envie ou la jalousie (or il est simplement rationnel et intéressé) pourrait l’inciter à lui refuser cet accès. Able vit, Infirm meurt. Cas 3/ Able produit juste pour 2. Infirm le laisse produire si Able lui donne la 1/2 de la production. Les deux vivent. 22 qu’une variable de la négociation (l’accès à la terre) et qu’Able en contrôle deux (l’accès à la terre et la faculté de production) chacune de ces variables prise isolément est une condition nécessaire et suffisante pour bloquer ou permettre la production. Dans cette situation, « selfownership is not eliminated but it is made useless »69. La liberté définie par la propriété de soi, dans le cas d’un monde dont les ressources naturelles sont conjointement possédées, est « purement formelle ». En effet, si la propriété de soi est bien respectée, l’usage limité qu’on peut en faire est loin de rencontrer la définition d’une liberté plus substantielle comprise comme contrôle de sa destinée ou autonomie. Mais en va-t-il différemment dans l’univers capitaliste ? G. A. Cohen ne le pense pas. La liberté formelle sous contrainte de l’interférence arbitraire d’autrui est identique dans le cas du prolétaire qui doit vendre sa force de travail au capitaliste. Le prolétaire aussi est soumis pour l’usage de ses facultés personnelles au bon vouloir de l’acheteur (en l’occurrence le capitaliste) même si ce dernier ne peut l’obliger à travailler, comme pourrait le faire par exemple un maître vis-à-vis de son esclave : « If Able and the proletarian lack substantive selfownership, that is because neither can do anything without the agreement of Infirm and the capitalist, respectively »70. Ainsi, G. A. Cohen a pu démontrer (1) que la propriété commune et égale des ressources (une forme de socialisme) est compatible avec la liberté définie par la propriété de soi ; (2) que la question de savoir si cette conclusion demeure vraie lorsque la définition de la liberté est plus substantielle reste à creuser ; (3) mais qu’il est probable qu’une liberté plus substantielle (définie comme autonomie et non comme propriété de soi) nécessiterait des restrictions de la propriété de soi. Il y a à cela une certaine ironie car « it is autonomy that attracts us to selfownership through a disastrous misidentification »71. On peut se demander, à la lumière de ce que l’on a vu à propos de l’univers moral walrasien, si dans un monde où l’opposition tranchée entre socialisme et libéralisme n’aurait pas encore fait sentir tous ses effets, les dilemmes dont rend compte G. A. Cohen auraient encore eu leur raison d’être. À la différence du monde décrit par G. A. Cohen où prend place une copropriété des ressources, à la différence du monde d’Able et Infirm, on n’a pas chez Walras affaire à un univers de « négociation », où chaque individu se voit accorder un droit de veto sur l’usage qu’il est possible ou non de faire des ressources naturelles. Le rapport égalitaire de l’individu aux propriétés communes ne se vit pas sur un mode individuel. L’articulation d’une liberté commune à une liberté individuelle est largement thématisée sans qu’elle n’apparaisse comme une contradiction. La question posée par l’article de G. A. Cohen (« Are freedom and equality compatible ? ») pourrait sonner, pour des républicains, comme une étrangeté : puisqu’il s’agit bien plutôt pour eux de montrer comment la liberté s’enracine dans l’égalité, ce qui était bien le cas chez L. Walras lorsqu’il soutenait que la justice commutative précédait la 69 Ibid., p. 124. 70 Ibid., p. 125. 71 Ibid., p. 125. 23 justice distributive, et que les conditions sociales générales étaient un « préalable » à l’échange. La construction walrasienne n’est ainsi pas sans évoquer ce que Ph. Pettit appelle les « institutions incitatrices » qui permettent par exemple d’envisager l’autonomie non pas comme immédiatement identique à un univers atomisé d’individus propriétaires d’eux-mêmes, mais plutôt associée à un univers où des institutions (républicaines, i.e. non arbitraires) sont nécessaires à l’obtention d’une liberté comme autonomie : si ces institutions interfèrent avec la liberté individuelle, elles le font de manière à garantir l’autonomie des individus, soit leur liberté comme non-domination72. Dans cette perspective trois questions méritent d’être évoquées pour conclure : (1) Par rapport à ce que peut décrire G. A. Cohen dans « Are freedom and equality compatible ? », la conception walrasienne de la propriété commune des ressources s’accompagne de l’introduction d’un agent spécifique, l’État (ce qui n’est pas envisagé dans les mondes moraux d’Able et Infirm). On peut d’ailleurs se demander pourquoi ce n’est pas le cas chez G. A. Cohen. La réponse la plus immédiate est bien sûr que l’espace de discussion se trouve être l’ouvrage de Nozick, Anarchie, État et utopie, or dans ce dernier ouvrage la thèse de la propriété de soi passe par une conception de l’État minimal. G. A. Cohen, pour sa critique, accepte les postulats, mais aussi pour une part les conclusions, de Nozick (l’État est une entrave à la liberté individuelle). On a essayé de montrer que la définition de l’État et de son action, chez Walras, faisait intervenir un régime spécifique d’action (collective) au point que l’individu ne paraît pas être entravé dans ce qui est sa sphère d’action individuelle lorsqu’agit l’État. L’action collective est comme le revers nécessaire de l’action individuelle (la « double activité humaine » donc parle L. Walras) et porte sur un type d’objet (la terre) dont la temporalité ne renvoie pas à celle de l’individu mais est néanmoins accessible au citoyen. Elle ne désigne pas tant le mécanisme sacrificiel d’une part de la sphère d’actions individuelles qu’il faudrait accepter pour assurer la réalité d’une partie de ces dernières (option contractualiste), mais renvoie plutôt à un jeu à somme positive où les actions collectives viennent élargir la sphère des actions individuelles elle-même. Les institutions étatiques appartiennent à l’univers de ce que Ph. Pettit appelle les institutions incitatrices. Reste que la traduction des ressources naturelles en ressources sociales favorisant l’action des individus ne va pas toute seule. Comment en vient-on à fonder des institutions incitatrices ? Qu’est-ce qui peut bien légitimer ces dernières sinon une vision normative de ce qu’est la réalisation de soi ? Une option minimale (et très peu républicaine) reste alors toujours possible : du côté d’un revenu citoyen ou d’existence, laissant entièrement ouverte les réalisations individuelles. Mais le risque de perdre l’idéal d’autonomie 72 Sur les institutions incitatrices et l’idée de la non-domination comme un « bien communautaire », voir : Ph. Pettit, Républicanisme, op. cit., en particulier p. 165-6. Mais cette question reste néanmoins elle-même sujette à débat à l’intérieur du « camp républicain », Pettit critiquant la position des républicains anglais repérée par Q. Skinner selon laquelle le républicanisme se serait donné comme adversaires aussi bien la domination que l’interférence ; Pettit plaide au contraire pour une insertion des interférences nonarbitraires, via le jeu des institutions républicaines, dans les conditions de la liberté comme nondomination : sur la différence entre Ph. Pettit et Q. Skinner, voir : Ph. Pettit, « Keeping Republican Freedom Simple : On a difference with Quentin Skinner », Political Theory, vol 30, Number 3 / June 2002, p. 339-56. 24 individuelle en couplant ce dernier au seul revenu d’existence est grand : un revenu n’est jamais la garantie d’une réalisation de l’autonomie. Comme le remarquait A. Sen dans Repenser l’inégalité, il n’est pas sûr qu’un revenu puisse être assimilé à une capabilité73. Dans ce cas, l’idée de G. A. Cohen selon laquelle une définition substantielle de la liberté nécessite une aménagement de la propriété de soi (dans le sens d’une atteinte à cette dernière) aurait peut-être une validité. Le débat engagé par A. Sen et Ph. Pettit sur la compatibilité ou non des définitions de la liberté-capabilité et de la liberté comme non-domination reste largement ouvert. (2) Une deuxième question se pose. Comment concevoir la double activité humaine dans une anthropologie réaliste de l’action humaine ? Le caractère très fortement normatif de la théorie de la personne morale comprise à la fois comme citoyenne et individu pose toute une série de questions sur les mécanismes qui produisent cet humain schizophrène. Ici, les débats sur les identités plurielles du sujet, ou sur le « moi multiple » peuvent venir soutenir un cadre d’interprétation individualiste des écrits walrasiens. (3) Enfin la question de l’égalité républicaine (qui se définit par une forme de méritocratie ainsi qu’on l’a vu dans les écrits de L. Walras, dans la métaphore de la course par exemple) pose elle aussi un certain nombre de difficultés. Comment en effet considérer les inégalités de talents comme naturelles alors même qu’il est commun d’accepter l’échelle des talents comme une construction sociale (si l’on songe à la différence de revenu entre un génie du football et un génie de la natation synchronisée par exemple, le système d’équité walrasien pose autant de problèmes qu’il n’en résout ) ? Que veut dire l’équité walrasienne (i.e. les inégalités de positions dues au seul jeu non entravé des facultés personnelles) dans un univers qui ne classe pas les domaines d’excellence ? Autant de questions qui demanderaient à être creusées et qui dessinent les contours des problèmes que rencontrent les économies politiques républicaines. 73 A. Sen , Repenser l’inégalité, op. cit., voir en particulier p. 62-4 : « Les ressources dont dispose une personne, ou les biens premiers qu’elle détient, sont parfois des indicateurs très imparfaits de la liberté dont elle jouit réellement de faire ceci ou d’être cela […] les caractéristiques personnelles et sociales – parfois très éloignées – d’individus différents peuvent entraîner des variations considérables entre leurs conversions respectives de ressources et de biens premiers en accomplissements. Exactement pour la même raison, les différences d’individu à individu dans ces caractéristiques personnelles et sociales peuvent rendre tout aussi variable la conversion des ressources et biens premiers en libertés d’accomplir », p. 64. Par ailleurs A. Sen suggère que une définition républicaine de la liberté (comme non domination) ne porte que sur la robustesse de la liberté et non sur le contenu ou l’existence de la liberté que, dans ce cas, la liberté définie par la capabilité est suffisante à désigner, voir : A. Sen, « Reply to my critics », in Symposium on Amartya Sen’s Philosophy, Economics and Philosophy, 17 (2001) 51-66, p. 56. 25 NUMÉROS RÉCENTS Paul Dumouchel: Règles négatives et évolution (No 2002-01); Jean Robillard: La transsubjectivité et la rationalité cognitive dans la méthode de la sociologie cognitive de Raymond Boudon (No 2002-02); Michel Rosier: Négocier en apprenant: une idée d’A. Smith (No 2002-03); Michel Séguin: Le coopératisme : réalisation de l’éthique libérale en économie ? (No 2002-04); Christian Schmidt: The Epistemic Foundations of Social Organizations: A Game-Theoretic Approach (No 2002-05); Marcello Messori: Credit and Money in Schumpeter’s Theory (No 2002-06); Bruce J. Caldwell: Popper and Hayek: Who Influenced Whom? (No 2003-01). Daniel Vanderveken: Formal Ontology, Propositional Identity and Truth – With an Application of the Theory of Types to the Logic of Modal and Temporal Propositions (No 2003-02); Daniel Vanderveken: Attempt and Action Generation – Towards the Foundations of the Logic of Action (No 2003-03); Robert Nadeau: Cultural Evolution True and False: A Debunking of Hayek’s Critics (No 2003-04); D. Wade Hands: Did Milton Friedman’s Methodology License the Formalist Revolution? (No 2003-05); Michel Rosier: Le questionnement moral : Smith contre Hume (No 2003-06); Michel Rosier: De l’erreur de la rectification par Bortkiewicz d’une prétendue erreur de Marx (No 2003-07) ; Philippe Nemo : La Forme de l’Occident (No 2003-08); Robert Nadeau: Hayek’s and Myrdal’s Stance on Economic Planning (No. 2003-09); Guillaume Rochefort-Maranda: Logique inductive et probabilités : une analyse de la controverse Popper-Carnap (No. 2003-10); Guillaume Rochefort-Maranda: Probabilité et support inductif. Sur le théorème de Popper-Miller (1983) (No. 2003-11); F.P.O’Gorman: Rationality, Conventions and Complexity Theory: Methodological Challenges for Post-Keynesian Economics (No. 2003-12); Frédérick Guillaume Dufour: Débats sur la transition du féodalisme au capitalisme en Europe. Examen de contributions néo-wébériennes et néo-marxistes (No. 2003-13); Jean Robillard: Théorie du sujet collectif et attribution des propriétés sémantiques individuelles (No. 2003-14); Philippe Mongin: L’analytique et le synthétique en économie (No. 2003-15) ; Philippe Mongin: Value Judgments and Value Neutrality in Economics. A Perspective from Today (No. 2003-16) ; Maurice Lagueux : Explanation in Social Sciences. Hempel, Dray, Salmon and van Fraassen Revisited (2003-17) ; Learry Gagné : Les fondements rationnels et émotifs des normes sociales (2003-18) ; Pierre Milot : La transformation des universités dans le contexte d’application de l’économie du savoir (2003-19); Marc Chevrier: Les conflits de savoirs en démocratie constitutionnelle: le cas du constructivisme judiciaire canadien (2003-20); Guillaume Rochefort-Maranda: Confirmation et corroboration: accords et désaccords (2003-21); Robert Nadeau: Has Hayek Refuted Market Socialism? (2004-01); Mathieu Marion: Investigating Rougier (2004-02); Frédérick Guillaume Dufour: Historical Sociology and the Analysis of Social-Property Relations (2004-03); Christian Arnsperger: Reopening the road from Frankfurt to Vienna: Why “Hayekian Critical Theory” is not an oxymoron (2004-04); Christian Arnsperger: Critical instrumental rationality between spontaneity and reflexivity: Spelling Out Hayekian Critical Theory (2004-05); Christian Arnsperger: The two meanings of “critical mass”: Probing the new frontiers of economics in search of social emancipation (2004-06); Frédérick Guillaume Dufour: Beyond Modernity : Social Relations and the Emergence of Capitalism and Nationalism (No 2004-07); Alban Bouvier: Le problème de l’unification des théories en sociologie. Un exemple : choix rationnel et logiques de l’honneur (No 2004-08); Olivier Servais: Dispositions et détermination de l’action dans la théorie de la régulation (No 2004-09); Learry Gagné: Social norms outside rationality (No 2004-10); Mathieu Marion: Sraffa and Wittgenstein: Physicalism and Constructivism (No 2004-11); Robert Nadeau: L’explication rationnelle en histoire. Dray, Collingwood et Hempel (No 2005-01); Maurice Lagueux:Peut-on séparer science et idéologie en économique ? (No 2005-02); Chinatsu Kobayashi & Mathieu Marion: La philosophie de l’histoire de Collingwood : rationalité, objectivité et anti-réalisme (No 2005-03); Vincent Bourdeau: La solidarité chez Walras, entre droit naturel de l’État et marché républicain (No 2005-04). http://www.philo.uqam.ca