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La tragédie a souvent été considérée comme le plus grand genre dramatique, le plus
noble, par opposition à la comédie. Ce jugement un peu facile et injuste peut
s'expliquer par une impression que la tragédie donne toujours au spectateur (et au
lecteur), celle d'un éloignement. Il s'agit d'un des traits fondamentaux de la
tragédie: elle élabore en effet un monde textuel (" s'incarnant " par la suite dans une
mise en scène) qui crée une distance par rapport à la réalité quotidienne, prosaïque.
Cet effet de distance s'obtient de plusieurs façons: par le choix du sujet, emprunté
soit à l'Histoire, soit à la légende (mythologie gréco-romaine ou chrétienne); par le
choix des personnages (lié évidemment à celui du sujet), qui sont toujours illustres,
nobles (rois, princes, héros, etc.); par le choix de grands thèmes: le pouvoir
(problème de sa légitimité), la justice, l'honneur, l'amour-passion, etc.; par le
recours à un langage châtié, à un style élevé (noblesse de l'alexandrin, beauté des
images, etc.). Le fait que la tragédie se joue à distance a pour conséquence
d'agrandir, d'amplifier, de sacraliser même ce qui y est représenté.
L'action que représente la tragédie est toujours pathétique et tragique (le tragique
n'est pas inséparable de la tragédie: cf. 6): elle est propre à émouvoir le spectateur,
à susciter chez lui la pitié ou la terreur (c'est la " catharsis " d'Aristote, concept que
du reste l'on n'a jamais réussi à définir clairement). Mais cette action a ceci de
particulier qu'elle est toujours liée à la présence d'une transcendance, d'une
puissance qui domine le personnage tragique et sur laquelle celui-ci n'a pas de
contrôle. Cette transcendance peut être figurée par une divinité (v.Eschyle et
Sophocle), par une passion (v.Euripide, Shakespeare et Racine) ou par des valeurs
imposées par un ordre social (v.Corneille). Elle provoque la perte, la déchéance du
héros; elle le condamne à une existence fermée, sans d'autre issue que la mort. S'il
veut combattre, c'est en pure perte: il n'a pas de prise sur les événements, il ne peut
agir sur eux; ce sont plutôt eux qui agissent sur lui, révélant par le fait même son
impuissance et sa misère (dans les tragédies grecques, les personnages sont punis
pour avoir commis une faute, à cause de leur " hybris ", leur orgueil, leur démesure;
dans les tragédies anglaises et françaises, la faute semble plutôt originelle, les
personnages sont condamnés de naissance). La tragédie met donc à nu la vanité, la
misère irrémédiable de l'homme, tout en cherchant à sacraliser cette misère selon
une esthétique de la distance.
Dans la tragédie, il n'est pas permis d'espérer, les jeux sont faits, tout est sous le
signe de la fatalité. C'est là une des caractéristiques qui la distingue du drame
(historique ou romantique). Dans l'univers du drame, le héros a la possibilité de
modifier le cours de son existence, il y a une ouverture, un espoir; son combat n'est
pas inutile; il n'agit pas sous l'emprise d'une instance supérieure, mais selon sa
volonté, son désir. L'Antigone de Sophocle n'agit pas pour elle, mais pour faire
respecter les lois archaïques des dieux; par comparaison, Hernani, héros
romantique, lutte pour lui-même, non pour être fidèle à des principes, des valeurs
qui lui ont été imposés de l'extérieur.