Bourdieu et la rencontre d`un itinéraire de recherche en - Hal-UPMC

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Bourdieu et la rencontre d’un itinéraire de recherche en
sociologie en Australie
Richard Teese, Martine Derivry-Plard
To cite this version:
Richard Teese, Martine Derivry-Plard. Bourdieu et la rencontre d’un itinéraire de recherche en
sociologie en Australie. Version actualisée de l’article publié dans Revista Linhas, Brésil. 2014.
<hal-01093044>
HAL Id: hal-01093044
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Submitted on 10 Dec 2014
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Bourdieu et la rencontre d’un itinéraire de recherche en sociologie en Australie
Richard Teese, Martine Derivry-Plard
Résumé : Cet itinéraire de recherche en sociologie de l’éducation présente l’apport essentiel des
concepts de Bourdieu à l’étude du système universitaire australien et de son accès inégal en fonction
de l’origine sociale qu’accentue l’origine scolaire. En effet, la structure du système éducatif australien
s’organise selon une opposition forte entre les établissements privés des zones géographiques
privilégiées et les établissements publics des zones géographiques désavantagées avec une position
intermédiaire qu’occupent les établissements catholiques. À ce cadre structurel s’ajoute le contrôle du
curriculum par les universités et les réformes successives de ce dernier en ont complexifié l’entrée et
ses règles du jeu par l’augmentation du nombre des filières et par un basculement progressif des
filières sélectives traditionnelles que sont les Humanités classiques vers les filières sélectives
d’aujourd’hui que sont les mathématiques, la physique, la chimie et également l’économie. Dans un
contexte et selon une histoire fort différents, on peut toutefois affirmer qu’il a existé et existe encore
des Héritiers australiens.
Mots clés : système éducatif australien, curriculum, inégalités sociales, culturelles et scolaires
Abstract :
La sociologie est un sport de combat, disait Pierre Bourdieu et elle nécessite comme la boxe
qu’il appréciait, de remettre sur le ring toute la force des concepts qu’il forgeait peu à peu à la
lumière des faits et à l’épreuve du temps, de les rejouer pour s’assurer de leur force et de leur
pertinence. Après l’ouvrage dirigé par Philippe Coulangeon et Julien Duval « Trente ans
après la Distinction » (2013), les sociologues-traducteurs et médiateurs de la sociologie de
Bourdieu au Brésil nous invitent à ce déplacement réflexif dans le temps et dans l’espace
avec la parution de l’édition brésilienne des Héritiers, quarante ans après sa publication en
1964 en France. Si la sociologie de l’éducation doit beaucoup à la sociologie de Pierre
Bourdieu, elle correspond également à des moments historiques forts de « démocratisation »
de l’enseignement notamment dans les pays qui ont amorcé les premiers les révolutions
industrielles et post-industrielles. Bourdieu et Passeron avaient alors, en croisant études
statistiques et entretiens individuels auprès des étudiants, démontré l’importance du capital
culturel dans la reproduction des inégalités d’accès et de réussites scolaires, et remis en cause
l’idéologie de la méritocratie de l’école républicaine et plus encore l’idéologie du « don »
toutes deux dominantes à l’époque.
1
La situation brésilienne est bien différente de la situation australienne mais toutes deux offrent
un ring spatio-temporel pour confronter les outils conceptuels de Bourdieu à leurs réalités
éducatives et sociales respectives. Si Ione Valle est une figure de la sociologie de l’éducation
au Brésil, Richard Teese l’est tout autant pour l’Australie. C’est le parcours de recherche de
ce dernier qui est présenté ici, comme médiation et appropriation de la sociologie de
Bourdieu, de sa boite à outils théoriques à l’épreuve des faits de la réalité australienne et des
questions éducatives qu’elle posait et pose encore. Au moment de la parution des Héritiers, la
sociologie de l’éducation en Grande-Bretagne (Forquin 1997) s’intéressait également aux
jeux et enjeux culturels de l’éducation notamment par le questionnement qu’elle portait sur le
curriculum. L’intégration de ces deux dimensions de la sociologie de l’éducation, celle du
curriculum (comme ordre symbolique et légitime des connaissances) et celle du système
scolaire (comme ordre institutionnel qui impose le curriculum à travers des écoles, collèges, et
lycées de qualités et de situations très variables) utilise les outils fabriqués par Bourdieu et les
adapte au contexte australien (Teese 2002, 2013). Comment le système éducatif australien
participe-t-il au système social australien, à la reproduction de hiérarchies sociales, au pouvoir
social conféré et légitimé par l’école ? Comment les différentes réformes recomposent les
hiérarchies selon l’attribution de financement public à tous les établissements ce qui accentue
et sécurise les établissements privés dans leur fonction de reproduction des élites ? Mais aussi
comment de façon plus subtile au moyen du curriculum, l’histoire des ajustements et des
réformes concernant les programmes nationaux, les contenus et les évaluations ont certes
permis un accroissement général des connaissances au sein de nouvelles générations depuis
les années 40, mais ont également, accusé les différences scolaires en termes de recrutement
sociogéographique et ethnique des établissements, et de résultats pour l’entrée à l’université.
Comment l’ensemble du cadre institutionnel australien, les rapports culturels à l’école et au
sein de chacune d’entre elles se sont-ils actualisés en termes de translation sur l’inégal accès
aux marchés de l’emploi et ont ainsi perpétué les inégalités sociales?
C’est ainsi qu’en 1981 : un jeune statisticien présente les résultats de sa recherche
concernant la sélection à l’entrée de l’université de Melbourne. Fondée en 1853, cette
université jouit du plus grand prestige dans l’état de Victoria et compte le plus faible taux
d’étudiants d’origine sociale défavorisée. Elle préserve la tradition des « public schools »,
importée de l’Angleterre en Australie. Si étroite est la relation entre ces établissements privés
et l’université de Melbourne qu’un autre arrangement semble à peine concevable. C’est dans
l’ordre des choses. Aussi une proportion relativement faible d’étudiants issus du système
2
public, qui en scolarise pourtant beaucoup plus que le privé, est-elle admise à l’université de
Melbourne. Mais, lorsqu’ils le sont, ils réussissent mieux que leurs homologues du secteur
privé.
C’est ce que ce jeune statisticien, formé en Amérique, démontre devant un public
d’universitaires plus âgés, circonspects et peu enclins à la bienveillance. Leur identification à
l’ordre établi est pleine et entière : ils ne veulent donc pas voir que les méthodes de sélection
favorisent ceux qui sont déjà favorisés. Pour être sélectionnés, les étudiants sont classés selon
leur chance de réussite à l’université (Matriculation), jugée en fonction des notes obtenues
aux examens de fin de scolarité du secondaire (Higher School Certificate équivalent au
baccalauréat). Mais l’analyse par régressions démontre que l’indicateur du succès, à savoir les
résultats de l’examen, n’est pas fiable : quel que soit leur niveau de réussite à ces examens de
fin de scolarité du secondaire, les étudiants des lycées publics obtiennent de meilleures notes
que ceux des lycées privés à la fin de la première année d’université. Bien sûr ! Les étudiants
du privé peuvent se permettre de moins bien réussir alors que ceux du public se doivent, au
contraire, de mieux réussir. Ces résultats sont dénoncés pour leur « bizarrerie » : en réalité, si
les « nouveaux venus » des lycées publics réussissent mieux à l’université, c’est que les
étudiants du secteur privé font plus souvent la fête !1
L’observateur de cet échange peu ordinaire est un jeune sociologue tout autant fasciné
par les résultats de la recherche que par la réaction de mépris qu’ils suscitent. Ayant lu
« l’école conservatrice » de Bourdieu, il perçoit très bien que la meilleure réussite des
étudiants des lycées publics à l’université pouvait s’interpréter en termes de « sur-sélection »
de ces derniers. Tout comme le nombre réduit d’enfants d’origine ouvrière accédant à
l’enseignement supérieur en France dans les années 60, le nombre limité d’étudiants
provenant du secondaire public et accédant à l’université de Melbourne est le résultat d’un tri
parmi les meilleurs de leur classe2. Cependant, ce qui se révèle plus important que la
familiarité du modèle de présentation, c’est le processus explicatif qui le sous-tend : ce qui
fait toute la différence, c’est le comment du modèle interprétatif.
C’est ce qu’a réussi
Bourdieu en exposant une des relations fondamentales dirigeant la sélection sociale au sein du
système d’éducation. En montrant cela, il a transformé radicalement la problématique du
questionnement. C’est par l’interaction entre les demandes culturelles implicites de la réussite
à l’école et l’éducation culturelle reçue à la maison par les meilleurs étudiants que l’avantage
social se reproduit. C’est ce qui enthousiasme le sociologue. Les résultats des régressions
3
multiples le ramène vers une perspective théorique au sein de laquelle culture universitaire et
pouvoir institutionnel occupent une même place centrale3.
Le statisticien de son côté ne veut pas s’éloigner trop loin de ses données. Comment
expliquer que les étudiants les plus socialement favorisés réussissent mieux que les étudiants
d’origine populaire ou moyenne aux examens de fin de scolarité du secondaire (baccalauréat),
mais que dans le même temps, ils réussissent moins bien dès qu’ils sont à l’université ? Il
regarde les facteurs de réussite les plus immédiats ; les lycées privés forment leurs élèves aux
techniques de l’examen, ils les préparent aux procédures de ces derniers, la routine et la
répétition dominent tout le processus d’instruction, et
il n’y a aucun apprentissage
approfondi, aucune formation à la réflexion personnelle, aucune pédagogie de la découverte et
de l’autonomie. Les élèves du secteur privé, nourris à la petite cuillère, accèdent plus souvent
aux meilleures universités, mais ils sont mal préparés au régime pédagogique moins strict
qu’ils vont y trouver. Les lycéens du public n’ont pas reçu le même enseignement. Moins
nombreux à survivre et d’origine plus modeste, ils sont par conséquent bien plus motivés et
bien plus indépendants ; gérant mieux l’environnement universitaire, ils obtiennent de
meilleures notes.
Aussi séduisante soit-elle, cette explication repose sur les différentes cultures
pédagogiques de l’École et plus particulièrement sur les examens comme enjeux de
manipulation stratégique. S’il s’agissait simplement d’une question de maîtrise des techniques
d’examens, les inégalités sociales de réussite pourraient être volontiers réduites alors qu’elles
sont en fait, beaucoup plus profondément enracinées et constantes. Cette explication faisait la
part belle aux examens en induisant que le curriculum – à partir duquel se construisent les
examens– n’est pas un niveau d’analyse pertinent. Selon cette hypothèse, il n’y a aucun
intérêt à se demander quelles matières sont choisies – matières « dures » ou « molles » - ni,
par conséquent, quelle relation avec la culture familiale – proche ou éloignée – est impliquée.
Cela, le sociologue ne peut l’accepter. Il veut la représentation plus large des imbrications
sociales de la connaissance, ce qu’un chercheur français a si habilement élaboré, et qui
maintenant l’incite à faire de même4.
La construction d’une théorie des inégalités structurelles du système d’éducation australien
4
Il est aisé de résumer le défi que représentaient les écrits de Bourdieu sur l’École à
mesure que ces derniers furent de plus en plus largement diffusés dans le monde anglophone.
Comment peut-on expliquer le maintien d’inégalités sociales en ce qui concerne l’éducation
compte-tenu de dizaines d’années de croissance et d’investissement ? L’argumentation de
Bourdieu, développée dans le cadre des institutions académiques et de la culture françaises,
peut-elle être appliquée avec profit, à d’autres contextes nationaux ? Ou bien n’était-ce pas
plutôt, qu’une telle tentative critique peut mener à des perspectives fructueuses au sein de ces
contextes étrangers ?
Au tournant des années 80, un grand nombre de travaux avaient été menés en
Australie pour mesurer les inégalités scolaires, mais la construction théorique pour expliquer
les modèles sociaux restait fort peu explorée. La plupart de ces études sur la mesure et la
modélisation avaient été conduites par des psychologues et elles mettaient en avant le rôle des
différences individuelles. L’échange (rapporté plus haut) entre le jeune statisticien et ses
collègues conservateurs est à ce titre caractéristique de cette période de la recherche
australienne en éducation. Le débat intellectuel devenait passionné : les facteurs déterminants
de réussite étaient-ils davantage d’ordre culturel ou d’ordre économique ? Mais ce débat
portait au fond sur les différences individuelles et non sur le fonctionnement des institutions5.
Dès ses premiers travaux, il se trouve que Bourdieu avait souligné l’interdépendance
de ces deux aspects. Les différences culturelles entre les individus ne deviennent pertinentes
que dans le cadre des demandes faites par les institutions6. Ces demandes sont le fait des
enseignants, par les tâches qu’ils élaborent et par les jugements qu’ils portent sur
l’apprentissage des étudiants, elles sont aussi le fait des examinateurs et des décideurs en
matières de programme. Bourdieu offrait une analyse culturelle de l’entendement professoral
à partir duquel il exposait la hiérarchie des catégories comme produits d’implicites sociaux7.
Cette analyse marquait une étape décisive car elle montrait que l’inégalité scolaire dépendait
autant de la façon dont fonctionnaient les institutions que des différences culturelles entre
individus. En effet, à partir de ces travaux, il devint clair que des différences majeures comme
l’aisance et le style langagiers, les comportements ou les aptitudes académiques faisaient
partie d’un système culturel associant les enseignants et les étudiants, les écoles et les
familles. Ainsi, l’aspect institutionnel et formel de la relation entre l’École et les élèves, ne
pouvait plus apparaître comme neutre et hors de portée de la recherche, pas plus que ne le
pouvait l’aspect de la culture informelle de la famille.
5
C’est précisément cette approche critique de la dualité « individu-institution » qui
allait avoir l’impact le plus important sur la recherche australienne en éducation. Alors que
l’influence des examens sur le curriculum était un thème rebattu en Australie, la recherche a
commencé à s’intéresser aux examens comme « arbitraires culturels ». L’interrogation se
situait à partir de la perspective des demandes culturelles favorisées par les examens dans un
contexte croissant de diversification des populations étudiantes8. Les humanités ou les
matières comme l’anglais ou l’histoire offraient un terrain fertile pour ce type de
questionnement du fait que les jurys des examens d’entrée à l’université dans ces disciplines
publiaient des rapports détaillés sur leurs attentes et s’exprimaient ouvertement sur la qualité
des productions étudiantes9.
Toutefois, l’impact social des demandes culturelles et cognitives des matières scolaires
est dépendant de leur position relative au sein du curriculum. L’importance de la structure du
curriculum apparaît clairement à partir des études empiriques conduites par Bourdieu et ses
partenaires sur la connaissance verbale des étudiants, connaissance relative et fonction des
différentes filières d’origine de ces derniers au niveau du baccalauréat10. La Reproduction
(1970) paraît en anglais en 1977 et montre que les meilleurs résultats sont enregistrés par les
étudiants ayant choisi les deux langues classiques que sont le latin et le grec, soulignant le
rôle majeur joué par les filières du curriculum dans le second degré11. Les filières classiques
du curriculum fournissent un moyen reconnu à partir duquel vont pouvoir s’affirmer les
avantages sociaux et culturels, notamment dans un contexte où l’objectif officiel est celui
d’une École égalitaire pour tous. L’orientation et le système des filières dans le contexte
français de l’époque fonctionnaient en renforçant les avantages, par les filtres opérés sur la
population scolaire, et par le regroupement des ressources culturelles dans les filières
prestigieuses. Ce n’était pas seulement à travers le capital culturel et son expression chez les
individus que s’effectuait la sélection sociale à l’École, mais à travers la structure
hiérarchique du système éducatif, par la capacité ainsi obtenue pour canaliser les ressources et
les faire fonctionner collectivement. Bourdieu a permis de voir que la différenciation
structurelle était essentielle pour comprendre la thèse d’un avantage culturel, du fait que les
familles sont contraintes d’exploiter ces structures collectivement afin d’en tirer un profit
individuel.
6
En Australie, il n’existait aucun équivalent patent à la hiérarchie des filières du
baccalauréat en France. Le défi posé aux chercheurs australiens était de répertorier la carte
non officielle des hiérarchies entre les matières, hiérarchies que l’on savait opérationnelles au
sein de systèmes d’enseignement formellement non sélectifs, et de clarifier les principes
mêmes sur lesquels reposaient ces hiérarchies. La cartographie de la hiérarchie des matières
dans les différents systèmes curriculaires des états et des territoires australiens mit à jour une
relation forte et constante : plus le niveau social moyen des étudiants inscrits dans une
discipline est élevé et plus le niveau moyen de réussite est également élevé dans cette
discipline. Le curriculum académique représentait une traduction de la structure sociale12.
Mais quels étaient les principes de cette traduction ? Groupées en haut de la hiérarchie, se
tenaient les langues anciennes et les langues modernes classiques, les mathématiques et la
physique, ainsi que les humanités les plus traditionnelles comme les histoires européennes. Le
fait que ces disciplines attiraient les étudiants non seulement les plus favorisés socialement
mais aussi les plus brillants semblait suggérer une même tendance exprimée par le caractère
similaire des demandes culturelles des élites des matières scientifiques et des humanités. Elles
facilitaient l’accès aux mêmes distinctions universitaire, alors que les disciplines plus récentes
associées à la massification scolaire fonctionnaient comme filières de relégation pour les
étudiants de niveau plus faible. Au contenu théorique centré sur les concepts, les principes et
l’abstraction, les matières du haut de la hiérarchie académique, qu’elles relèvent des sciences
ou des humanités, faisaient appel à un certain idéal culturel, personnifié par l’étudiant ayant
des aptitudes langagières très développées, disposant d’une capacité à manipuler les idées et
l’abstraction, manifestant de l’aisance, de la confiance en soi, et une maturité apparente, en
un mot, l’étudiant comme réplique « précoce » de l’enseignant lui-même.
Avec l’évolution vers plus d’ouverture au sein du système d’enseignement
institutionnel pour le second degré en France, les processus de sélection sociale devenaient
plus expressément d’ordre éducatif – plus dépendants de distinctions scolaires que de facteurs
directement économiques ou sociaux13. Il en résulta que l’idée culturelle du « bon élève »
avec tout son ensemble de demandes implicites sur les attitudes, les capacités et les
comportements, devint prépondérante. Mais il s’agissait toujours du même principe, les
demandes cognitives et culturelles du curriculum ne prenaient toute leur force qu’au sein
même de la hiérarchie des filières et cette dernière endossait d’autant plus d’importance que le
nombre d’élèves scolarisés augmentait et se diversifiait. Le pouvoir social devait s’exercer de
7
plus en plus au sein même du curriculum, au moyen des écoles les plus à même de l’exploiter,
du fait que les stratégies économiques traditionnelles de la reproduction sociale
s’affaiblissaient avec le changement des activités industrielles. Les travaux de Bourdieu sur
les « stratégies de conversion » ont montré que les processus de différenciation au sein du
curriculum du second degré étaient structurellement liés à ceux de l’enseignement supérieur14.
Le changement social semblait accentuer la tendance des distinctions universitaires, en
intensifiant les concurrences, et en alimentant la recherche de profits relatifs, fondés sur le
prestige et la situation des établissements sur le marché15. Le conflit social qui s’exprimait
dans le second degré se référait
essentiellement à la hiérarchie institutionnelle de
l’enseignement supérieur et à ses dualités fondamentales (cycles longs et courts, la médecine
et le droit s’opposant aux sciences et aux arts) ainsi qu’à des oppositions encore plus subtiles
et mouvantes comme par exemple, celles qui s’inscrivent au sein des grandes écoles ellesmêmes16. Les tensions entre les différentes « positions » au sein du système général ont
exercé une influence notable sur les comportements stratégiques des familles, des écoles et
des enseignants au niveau de l’éducation secondaire ; par exemple, entre les classes
préparatoires aux grandes écoles caractérisées par la richesse de leurs ressources et par un
style d’enseignement intensif et les facultés caractérisées par leur pauvreté, leur accès ouvert
et un enseignement basé sur la culture de la recherche.
Les chercheurs en Australie étaient confrontés à des divisions tout aussi complexes du
système de l’enseignement supérieur avec, toutefois, une hiérarchie de prestige encore plus
contrastée. En haut de cette hiérarchie, se trouvaient les plus vieilles universités ou les
universités construites en « pierres de granite » du 19ème siècle. Ces institutions n’étaient pas
uniquement le point de référence obligé des stratégies familiales au niveau secondaire, avec
notamment l’utilisation d’écoles privées réservées à une élite, mais elles agissaient également
de façon ouvertement politique, en défendant leur position en haut de la pyramide mais aussi
en imposant leurs critères au sein des programmes des écoles secondaires. En effet, en
Australie, contrairement à ce qui se passe en France, les différents ministères de l’éducation
des états ne disposent que d’un contrôle restreint et formel sur les programmes, qui sont, par
tradition, de la responsabilité des universités. Bien que leurs pouvoirs statutaires se soient
affaiblis avec le temps, les universités n’ont aucunement perdu de leur autorité, fondée sur
leur monopole en matière d’enseignement supérieur. Des vice-présidents d’université
n’hésitent pas à mettre en question la politique du gouvernement sur des problèmes de
programmes ou d’examens au niveau secondaire. Ces interventions sont largement
8
répercutées dans les médias et les vice-présidents ayant appris à les exploiter s’assurent de
leur impact, en intervenant à des moments stratégiques d’un cycle politique17. Ces dernières
ont également tendance à masquer le fondement réel du pouvoir universitaire en centrant
l’attention, et en la réduisant dans le même temps, à des rapports entre des ministres de
gouvernement et des présidents d’université. La recherche menée par Bourdieu sur
l’enseignement supérieur s’opposait à cette tendance réductrice, en montrant comment le
pouvoir institutionnel était généré par des différences structurelles ou par le classement
hiérarchique du champ. La façon dont les universités se distinguaient les unes des autres, par
exemple, en termes d’entrées universitaires selon les normes académiques ou (indirectement)
selon les origines sociales des étudiants, ou bien selon les positionnements sur le marché en
fonction des cursus offerts, renfermait des incidences bien plus conséquentes que la
couverture médiatique ou les interviews télévisées de vice-présidents. Pour résumer, les
universités « en pierres de granite » ne devaient pas tant leur influence à leur histoire et à
l’autorité symbolique qui en découlait, mais bien plutôt à leur capacité à s’auto-classer et à
leur autonomie.
Si le fait d’occuper les positions les plus élevées de l’enseignement supérieur
permettait aux universités les plus prestigieuses d’exercer un pouvoir curriculaire sur les
écoles, qu’elle justifiaient par leur autorité intellectuelle, n’y avait-il pas un risque à ce que les
universitaires qui enseignent à ces niveaux, dictant les conditions selon lesquelles les élèves
sont sélectionnés, n’interprètent ces résultats sur l’inégalité comme la simple expression de la
distribution sociale des aptitudes ? Dans cette perspective, il ne s’agissait uniquement que de
capacités individuelles différentes. Dans la même logique, si un groupe d’étudiants, celui des
écoles privées, s’avérait dominer les examens de fin de scolarité du secondaire, ne pouvait-on
pas simplement l’attribuer à l’efficacité avec laquelle ces écoles bien dotées cultivaient la
richesse des talents qui leur étaient confiés ? Mais surtout, ce qui devait rester caché à
l’interrogation, car sujet au plus grand aveuglement, était la transmission intellectuelle en ellemême, l’architecture de la connaissance contenue dans les programmes conférant l’illusion de
penser que la transmission ou la codification formelle des savoirs était pure ou socialement
neutre, illusion qui était dans le même temps essentielle à l’exercice de l’autorité. Ainsi, pour
revenir au débat entre le jeune statisticien et ses collègues conservateurs, la recherche qui
mettait en question l’intégrité même des examens, si ce n’est celle du curriculum, ne pouvait
être reçue que comme présentant des résultats « bizarres » et comme l’expression d’une
franche trahison.
9
*
Comme le montre ce bref aperçu, la construction d’une théorie de l’inégalité
structurelle de l’éducation en Australie a suivi un itinéraire marqué à chaque étape importante
par un dialogue avec Bourdieu18 ; une question amenant une autre question, un niveau
d’analyse ouvrant vers un autre niveau d’analyse. Il ne s’agissait pas d’une simple
assimilation d’idées, ni d’un emprunt à des notions « à la mode », ce qui n’aurait pas permis
de faire face au défi posé par les histoires, les cultures scolaires et les institutions différentes
entre la France et l’Australie. D’ailleurs, l’ensemble des écrits de Bourdieu ne permet
aucunement ce genre d’exploitation et de vulgarisation ultime. Il est en revanche nécessaire
pour un sociologue de traduire un texte de Bourdieu, avec comme but d’en extraire la valeur
maximum pour les chercheurs, de réaliser comment la loi de la construction intellectuelle
s’impose tout autant au lecteur qu’à celui qui écrit19.
Cet itinéraire a nécessité tout un processus d’études empiriques et historiques et a
requis un vaste ensemble de matériels et d’instruments de recherche comme l’élaboration de
questionnaires, la mise en œuvre d’études macro-sociales, la collecte de statistiques
historiques, l’analyse de données institutionnelles. Au cours de ce trajet plein d’embûches,
l’aide d’autres chercheurs s’avère indispensable, leurs perspectives acquises lors de
cheminements encore plus longs et plus ardus se révélant inestimables.
Mais est-ce seulement la richesse théorique du travail d’un chercheur qui attire de plus
jeunes chercheurs et des étudiants, ou n’est-ce pas aussi, et peut-être même beaucoup plus, le
désir du changement qui s’inscrit dans chaque concept, dans chaque argument développé par
un chercheur de cette envergure, et par le changement potentiel que ces concepts et arguments
suscitent ? Si l’on compare l’aridité de la sociologie formelle contemporaine des années 1950
et 1960 (la théorie des systèmes de Parsons, le fonctionnalisme structural) avec la vitalité et
l’ampleur de la sociologie critique de Bourdieu qui émergeait à l’époque, on comprend que le
processus de clarification apparaît avec le désir du changement et que l’ennui n’est autre
qu’une des marques incontestables de la mystification20.
L’attrait du travail de Bourdieu réside dans ce désir partagé que la science sociale
devrait fonctionner, non pas dans le zèle à élaborer un ordre social pré-construit, mais comme
moyen de générer la distance théorique pour rendre les relations sociales transparentes, justes
et équitables21. Si ce projet se laisse bien trop facilement porter à l’illusion, illusion de
10
l’autonomie du philosophe ou plus généralement de l’intellectuel, il est d’autant plus
important de saluer la compagnie d’un chercheur qui ne cessait de douter sans jamais perdre
ni de son courage, ni de son énergie dans le sport de combat que sont la sociologie et la
sociologie de l’éducation plus particulièrement dans la mesure où les systèmes éducatifs sont
des lieux puissants et dynamiques de reproduction des inégalités sociales et culturelles. Ainsi,
n’existe-t-il pas un parallèle frappant entre la pauvreté expérimentée par bien des travailleurs
auxquels on interdit des opportunités d’emploi alors qu’ils sont maintenus dans la population
active et l’échec expérimenté par bien des étudiants auxquels on interdit la réussite mais qui
sont maintenus à l’École ? Le système économique ne devrait-il pas créer de véritables
chances de gagner sa vie et le système éducatif ne devrait-il pas créer de véritables chances
d’apprendre.22 Les résultats nationaux et les comparaisons internationales confirment
finalement les analyses de Bourdieu et ce lien Durkheimien entre école et société à savoir que
plus un système scolaire est performant, plus le niveau global de connaissances de la
population augmente, et plus il est juste et « démocratique » et que seul un système éducatif
juste et « démocratique » est socialement performant23. Pour cela, l’évaluation d’une politique
éducative ne peut se réduire à observer le curseur des classements internationaux de
performance24 mais doit pouvoir tester sa capacité à offrir des opportunités et des résultats à
l’ensemble de ses élèves et de ses étudiants, chaque niveau éducatif étant doté de moyens et
de responsabilités pour pouvoir aux besoins des catégories les plus démunies
économiquement, socialement et culturellement. Si le niveau moyen des connaissances des
populations a augmenté depuis la 2ème Guerre Mondiale, si l’on observe donc une dynamique
positive, les inégalités sociales et culturelles au sein des systèmes éducatifs perdurent, la
structure inégalitaire et compétitive du système soumise à des pressions et ajustements reste
fondamentalement inchangée. En effet, les réformes en termes de programmes, de curriculum,
de formation des enseignants doivent être pensées et soutenues par des réformes structurelles,
permettant notamment la diversification de l’enseignement supérieur, des programmes, des
certifications, du curriculum, et du financement de provisions éducatives pour les populations
les plus dépendantes d’enseignements efficaces.25
Cette réflexion se nourrit toujours des outils conceptuels proposés par Bourdieu (capital
économique, social, culturel, et symbolique, mais aussi de la relative autonomie du champ
éducatif), outils soumis à l’épreuve des faits et des contextes particuliers, ce que cet itinéraire
de recherche en Australie a illustré. Elle s’enrichit désormais de comparaisons internationales,
dont une lecture sociologique donne également raison aux apports théoriques de Bourdieu
11
pour toujours penser l’impensé et clarifier les implicites culturels qui resurgissent et
surgissent différemment dans le temps et dans l’espace social et éducatif.
Vale Bourdieu !
Notes de bas de pages
1
Pour une publication de cette analyse de régression, voir Dunn (1982).
2
Pour une analyse contemporaine des admissions à l’université selon le type d’école, voir
Anderson et Vervoorn (1983 : 76).
3
Bourdieu (1966). La traduction anglaise de cet article publiée en 1974 (Bourdieu 1974)
omet sans un mot de mise en garde, une partie majeure de l’article original, La transmission
du capital culturel, pp. 326-330.
4
En ce qui concerne l’hypothèse du « sur-entraînement » aux examens (posé brièvement),
voir Dunn (1982 : 195) et aussi West (1985).
5
Pour des études contemporaines, voir Toomey (1976), Connell, Ashenden et al. (1982) ;
Teese (1982) ; Keeves (1987).
6
Bourdieu et Passeron (1964).
7
Bourdieu et de Saint Martin (1975).
8
Lamb (1989 ; 1990 ; 1996 ; 1997).
9
Ozolins (1981) ; Teese (2000).
10
Bourdieu, Passeron et de Saint Martin (1965).
11
« …c’est principalement par l’intermédiaire des orientations initiales (établissement et
section en sixième) que l’origine sociale prédétermine le destin scolaire » (Bourdieu et
Passeron, 1970 : 101).
12
Teese (2000 : 197-203).
13
Bourdieu (1979 : 172ff).
14
Bourdieu (1978) ; (1979 : 145ff).
15
Bourdieu (1989 : 305ff).
16
Bourdieu (1984 : 61ff).
17
Concernant les vues les plus clairement exprimées par l’opposition à la politique
gouvernementale sur les programmes, voir Penington (1991).
18
Voir les ouvrages de Teese (2002, 2013).
12
19
L’auteur du présent article était également le traducteur en anglais de Bourdieu, Passeron et
de Saint Martin (1994). Sur la sociologie, voir Bourdieu (1980 : 14-15).
20
Sur les intellectuels, voir Bourdieu (1980 : 19-36).
21
Bourdieu (1980 : 19-26) ; sur les illusions des intellectuels universitaires, Bourdieu (1997 :
63ff).
22
Teese (2013 : 1).
23
Dubet et al (2010) et Berkemeyer et al (2012).
24
Mons (2008).
25
Teese (2013 : 55).
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Notes de traduction :
-
Les termes en italiques sont repris tels quels de l’article original.
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