aristotéliciens qui établissaient l'univocité de l'identité et le rejet de la contradiction.
Or ces trois piliers sont aujourd'hui en état de désintégration, non pas parce que le désordre a remplacé l'ordre
mais parce qu'on s'est rendu compte que là où l'ordre régnait en maître, dans le monde physique, il existait en
réalité un jeu dialogique. J'entends par là un jeu à la fois complémentaire et antagoniste, entre l'ordre et le
désordre. Ce constat était valable non seulement pour la physique mais aussi pour l'histoire de la Terre et
l'histoire de la Vie. Par exemple, vous savez que 96% des espèces vivantes ont disparu lors d'un cataclysme au
début de l'ère secondaire et quelques autres aussi à cause du météorite qui a provoqué l'extinction des
dinosaures à la fin du secondaire. L'évolution se situe donc dans un jeu heurté qui continue l'histoire humaine.
De même, en ce qui concerne la séparation des objets, on avait oublié que les objets étaient liés les uns aux
autres au sein d'une organisation. A partir de ce moment, il se crée un système, dont l'originalité première est de
créer des qualités appelées émergences. Elles apparaissent dans le cadre de cette organisation, mais elles
n'existent pas dans les parties conçues isolément. On a alors compris que la vie n'était pas faite d'une substance
spécifique mais constituée des mêmes substances physicochimiques que le reste de l'univers. La vie est issue de
molécules ou de macromolécules qui n'ont séparément aucune des propriétés de la vie, la reproduction,
l'autoreproduction ou le mouvement. Les propriétés vivantes n'existent donc pas un niveau isolé des molécules,
elles n'émergent que grâce à une autoorganisation complexe.
C'est pourquoi du reste un certain nombre de sciences sont devenues sytémiques, comme les sciences de la
Terre, l'écologie ou la cosmologie. Ces sciences ont permis d'articuler entre elles les connaissances des
disciplines différenciées. Par exemple l'écologue utilise les connaissances des botanistes, des zoologistes, des
microbiologistes et des géophysiciens.
Cependant, il n'a pas besoin de maîtriser toutes ces sciences. Sa connaissance propre consiste en l'étude des
réorganisations, des règlements et régulations des systèmes. On constate donc, aujourd'hui, qu'un certain
nombre de sciences se remembrent en mettant à jour le problème de la reliance. Plus largement, tout ce qui est
séparé dans notre univers est en même temps inséparable.
Par ailleurs, les travaux de Popper ont montré les limites de la valeur absolue de l'induction. De plus, la
déduction, ellemême, peut avoir des dérapages. Il suffit de se souvenir du fameux paradoxe du Crétois qui
prétend que tous les Crétois sont des menteurs, ou bien tous les théorèmes d'indécidabilité dont le plus célèbre
est celui de Gödel.
Ainsi, les trois piliers qui formaient le corps de certitudes sont ébranlés. Pour aggraver la situation, la physique
et la macrophysique étaient parvenues dans les années 20 à une sorte de paradoxe profond. Le même élément,
i.e. la particule, pouvait se comporter de façon contradictoire, selon l'expérience, tantôt comme une onde tantôt
comme un corpuscule. A travers ce paradoxe étonnant, nous retrouvons aussi le paradoxe de l'individu et de
l'espèce. Si vous voyez des individus, vous ne voyez pas l'espèce qui incarne la continuité. Mais si vous cessez
de voir des individus et que vous regardez un très vaste espace de temps, il n'y a plus d'individus, vous ne
voyez que des espèces. Ainsi, pour la société, certains sociologues pensent que l'individu n'existe pas. Ils n'en
voient pas car, selon eux, les individus ne sont que des marionnettes et des pantins de la société, seule réalité.
En revanche, pour d'autres sociologues, la société n'existe pas puisqu'ils ne voient, eux, que des individus.
On comprend par ces exemples que le défi de la complexité réside dans le double défi de la " reliance " et de
l'incertitude. Il faut relier ce qui était considéré comme séparé. En même temps, il faut apprendre à faire jouer les
certitudes avec l'incertitude. La connaissance est en effet une navigation dans un océan d'incertitudes parsemé
d'archipels de certitudes. Certes, notre logique nous est indispensable pour vérifier et contrôler, mais la pensée,
finalement, opère des transgressions à cette logique. La rationalité ne se réduit pas à la logique, elle l'utilise
comme un instrument. La science a donc reconnu officieusement ce défi de la complexité qui pénètre,
aujourd'hui, dans la connaissance scientifique, mais être encore reconnu officiellement.
Le défi de la complexité s'intensifie dans le monde contemporain puisque, justement, nous sommes dans une
époque dite de mondialisation, que j'appelle l'ère planétaire. Cela signifie que tous les problèmes fondamentaux
qui se posent dans un cadre français ou européen dépassent ce cadre car ils relèvent, à leur façon, des processus
mondiaux. Les problèmes mondiaux agissent sur des processus locaux qui rétroagissent à leur tour sur des
processus mondiaux. Répondre à ce défi en contextualisant à l'échelle mondiale, voire en globalisant, est devenu
absolument vital, même si cela paraît très difficile.
Il faut aussi pouvoir penser dans l'incertitude car nul ne peut prévoir ce que sera demain ou aprèsdemain. De
plus, nous avons perdu la promesse d'un progrès infailliblement prédit par les lois de l'histoire ou du
développement logique de la science et de la raison. Nous sommes donc dans une situation où nous prenons
conscience tragiquement des besoins de reliance et solidarité et de la nécessité de travailler dans l'incertitude.
Parallèlement, il se développe dans tous les domaines techniques et spécialisés des connaissances
compartimentées. Nous voyons également dans le monde des mentalités et des pratiques fragmentaires, repliées
sur ellesmêmes, sur la religion, sur l'ethnie ou sur la nation. On se focalise sur un seul fragmente de l'humanité
dont on fait pourtant partie. Alors, d'un côté, nous avons l'intelligence technocratique, aveugle, incapable de
reconnaître la souffrance et le bonheur humain, ce qui cause bien des gaspillages, des ruines et des malheurs et,