Quelques problématiques : • • • • Les hommes ne désirent-ils rien d’autre que ce dont ils ont besoin ? Pensez-vous qu’il vaille mieux changer ses désirs que l’ordre du monde ? Le désir est-il seulement créateur d’illusions ? Pourquoi l’homme désire-t-il être reconnu par autrui ? L'homme apparaît dans le passage du besoin au désir. En se posant comme Sujet, l'homme se pose comme celui qui ne se résigne jamais à la satisfaction des besoins. Il semble bien que le désir soit incompatible avec le bonheur. Celui qui amasse ne peut s'empêcher d'être inquiet car il sent bien qu'il n'a rien de ce qu'il désire et que seul l'infini pourrait combler son désir. Si le désir a une telle puissance, c'est que celui qui désire voit l'objet à travers un plaisir qu'il éprouve déjà, rien qu'à le poursuivre. Et l'on comprend que si un objet absent peut déjà donner la réalité d'un plaisir, celui qui désire se dise : qu'est-ce que cela sera quand je l'aurai ! Celui qui désire s'oriente vers ce qu'il n'a pas, vers ce qu'il n'est pas : ce qui l'amène à inventer de la culture ; ce qui provoque au changement, à l'évolution grâce aux expériences nouvelles que la raison métamorphose en culture. Cette culture, enseignée et transmise, sera un tremplin, dans le meilleur des cas. C'est un moteur qui amène à produire, une puissance orientée vers l'invention, le travail, la transformation du donné : en cultivant, on se cultive ; en choisissant on se choisit. C'est le paradoxe du désir. C'est l'épreuve d'une pauvreté fondamentale que rien ne peut désaltérer mais c'est aussi une grande richesse d'inventions, de moyens pour arriver à une fin, ce que Platon appelle les expédients. Réfléchir sur le désir, c'est réfléchir sur l'homme : le bonheur sera toujours un horizon du désir. I - Définition Un désir est une « tendance vers », ie une force orientée vers un objet précis. Autrement dit, un désir est une tendance dont on a conscience et qui implique la représentation de son objet. (Spinoza) Nous ne désirerions jamais rien s’il n’y avait pas en nous des tendances, mais la tendance ne deviendrait pas désir si nous n’étions pas conscients. A - Le désir est de nature contradictoire Il est la recherche d'un objet que l'on imagine, ou que l'on sait être source de satisfaction. Il est donc accompagné de souffrance, d'un sentiment de manque ou de privation. Et, pourtant, il semble refuser la satisfaction, puisque, à peine assouvi, il s'empresse de renaître. B - Le désir est aveugle Platon oppose la cuisine à la médecine. Il veut ainsi donner à comprendre la différence entre le désir (auquel répond la satisfaction subjective, le plaisir) et la raison (qui veille à la satisfaction objective, qui discerne ce qui est désirable) : le désir est aveugle ! 1 Précisons l'opposition entre le désir et la raison. Nous éprouvons des désirs pour des objets incapables de nous satisfaire. Cela tient à ce que, au fond, le désir est indifférent à l'objet vers lequel il nous porte. Aussi est-il moins recherche (positive) de quelque chose qu'expérience (négative) du manque. D'où son symbole mythique : le tonneau des Danaïdes. Ignorant ce dont il manque, il est insatiable. C - La tempérance L'intempérance (laisser libre cours à tous ses désirs) et la privation (les refuser tous) sont également critiquables : l'intempérance (ex. Calliclès ) est vouée à l'échec : il est en effet impossible de satisfaire le désir ; le renoncement - l’ascétisme - (ex. jansénisme et bouddhisme) est refus de vivre et, ainsi, d'être heureux. Le désir a sa logique, qui justifie psychologiquement la tempérance : pour exister il a besoin d'interdits. En effet, qui dit désir, dit insatisfaction. Aussi plus le désir est contrecarré, plus il est intense, et donc plus vive pourra en être la satisfaction ! C’est ainsi que pour se faire désirer, il faut savoir se refuser. Si l'homme est un être de désir, c'est parce qu’il est un être inachevé, à qui il manque toujours quelque chose, sans qu'il sache au juste quoi ; il lui revient, pour une grande part, d'assumer son propre inachèvement. II - Le désir et le besoin A – Le rapprochement des concepts Le désir ne jouerait-il que sur les moyens de satisfaire le besoin ? Le désir semble être une prise de conscience du besoin, une manifestation de la conscience d'un sujet qui exerce sa liberté en faisant varier les moyens de satisfaire les besoins (boire, manger, dormir, se reproduire étant un besoin de l'espèce) ; mais, si le désir n'était que la conscience d'un besoin, les hommes ne désireraient rien d'autre que ce dont ils ont besoin ! Or ne l'homme ne vit pas que de pain. Le désir comme besoin de désirer, comme essence de l'homme ? Le désir apparaît être la nécessité pour l'homme de courir après une satisfaction qui s'éloigne toujours, comme si le désir devait mourir de la proximité de l'objet car il ne se nourrit que d'insatisfaction... Mais le besoin de désirer, n'est-ce pas tout autre chose que le besoin de manger par exemple ? Le désir arracherait le plaisir, satisfaction du besoin, à sa finitude, à la satisfaction, en l'érigeant en réalité absolue, comme si du fini pouvait jaillir l'infini. Le désir serait toujours déçu, toujours tourné vers l'autrement. B – L’éloignement des concepts LE DESIR LE BESOIN -Racines La conscience L'existence Le corps Le manque (par ex: la soif) -Orientation L'imaginaire L'objet réel -Satisfaction Impossible Possible -Objet Fuyant Indépendant comme autre désir Dévalué si donné Donné Naturel Suffisant -Autrui Rival ou modèle Menace (rareté) -Conséquences Production Reproduction 2 Création Soumission C – La détermination des rapports entre le besoin et le désir Le besoin, chaque fois que le milieu peut le satisfaire, sombre dans l'inconscience, disparaît de la conscience : ce n'est qu'une relation de l'être vivant à son milieu. Mais, quand l'objet du besoin vient à manquer, le manque éprouvé se fait désir et, apparaît un sujet insatisfait qui s'élève au dessus de sa situation concrète dans un milieu donné, au delà de la nécessité. " Le désir n'est pas d'abord ni surtout une relation au monde. Le monde ne paraît ici que comme fond pour des relations explicites avec l'Autre. Ordinairement c'est à l'occasion de la présence de l'Autre que le monde se découvre comme monde du désir. " (Sartre, L'Etre et le Néant.) Ce n'est pas que le besoin disparaisse, mais il a désormais un compagnon de route : le désir. Et, comme ce qui est donné ne peut évidemment pas rivaliser avec ce qui est imaginé (c'est toujours bien mieux chez les autres...) le sujet va nier le milieu, le transformer, le modifier dans l'espoir de le conformer à son attente. Et l'homme par le désir devient nœud de relations, producteur, au point que son monde est monde du désir. III - Autrui et le désir A – La métamorphose du besoin Nous savons tous que si nous ne mangeons pas, nous allons mourir de faim, mais on peut, pour se nourrir, se contenter de faire cuire des pommes de terre ou rechercher foie gras ou caviar. Dans la vie quotidienne, le désir dépasse l'ordre du simple besoin. Cela peut donner une première définition du désir : il est ce qui se sépare du besoin. Ceci ne signifie pas qu'il soit complètement étranger au besoin. Des besoins, il en est de trois sortes : • • • besoins naturels rattachés à la survie de l'individu (manger, boire, dormir), besoins naturels rattachés à la survie de l'espèce (sexualité), besoins artificiels produits par le système social dans lequel nous vivons (moyens de transport par exemple). Or, le désir investit cet ordre du besoin pour le métamorphoser. Comment s'opère cette métamorphose? Par la rencontre avec les autres. La conscience de soi ne peut apparaître dans la solitude. L’autre m'apprend, par son regard, à prendre du recul par rapport à ce que j'éprouve, à juger ce que je fais. Cette remarque vaut pour le désir ; c'est le regard de l'autre qui m'apprend, d'une certaine manière, ce qui est à désirer. Deux exemples peuvent éclairer cette remarque. Lorsque les parents veulent récompenser un enfant ou simplement lui faire plaisir, ils lui disent : " Je vais te donner quelque chose de bon ". Ce quelque chose varie suivant les cultures et les époques. Le " bon " est tellement variable que l'on peut se demander si le "bon" n'est pas la valeur affective et sociale que l'on attache à n'importe quel objet. Qu'aimons-nous, par exemple, dans le chocolat ? Le goût lui-même ou le fait que cet aliment est lié aux goûters de l'enfance, aux fêtes de Noël, etc. Au fond, lorsqu'une réalité comestible est revêtue d’un sens : fête, luxe, communion entre amis, elle devient désirable. L’autre exemple recoupe le premier. Le XVII e siècle présente des femmes opulentes à la chair rosée ou blanche ; notre époque tend à privilégier la minceur et le bronzage, ce qui signifie assez 3 simplement que le désir sexuel peut connaître des variations en fonction des " canons " de beauté qu'une époque détermine. B - Le désir de reconnaissance La présence de l'autre, des autres, dans le désir peut trouver une explication. Ce qui est proprement humain, c'est la conscience de soi. Or, cette conscience de soi, qui ne peut s’éveiller que par la relation à autrui, se caractérise, du fait même de son origine, par un désir prioritaire qui est celui d’être reconnu par l'autre. Dans l'exemple ci-dessus du chocolat, ce que l'enfant désire, ce n'est peut-être pas tant la friandise ellemême, que le fait d'être reconnu et aimé par ses parents. Si la friandise est désirée, c'est parce qu'elle est signe de cette reconnaissance et de cet amour. Au fond, ce que nous désirons, ce sont les signes en provenance des autres qui soient susceptibles de nous rassurer sur nous-mêmes. Ces signes font d'ailleurs plus que nous rassurer, ils nous constituent dans notre réalité. On pourrait même aller jusqu'à dire, avec quelque exagération, que nous ne désirons pas les choses, mais ce qu'elles signifient pour nous. Nous voici très loin du besoin. (voir cidessous avec l’analyse de Hegel) C – Le désir à l’origine de la civilisation Dans le désir, toute l'humanité est en jeu, aussi bien les rapports des hommes entre eux que les rapports de l'homme avec lui-même. C'est le désir aussi qui fait naître les conflits. Paradoxalement, sans désir, il ne peut y avoir civilisation ; la suppression de tout ce qui est au-delà des besoins serait retour à une forme d'animalité. Mais toute civilisation contient une lutte constante entre les hommes pour obtenir les moyens de valoir aux yeux des autres : dans notre société, par exemple, le pouvoir de l'argent. Faire disparaître le désir reviendrait à détruire l'humanité. Sans désir, nous serions pierres parmi les pierres. Tout le problème humain tient à l'orientation et à la régulation des désirs et c'est dans cette perspective que se pose la question de la passion. On définit la passion aujourd'hui comme le désir dominant… (Cf. Démarches de Charles Bourgeois). IV – Le désir et la passion A - « le désir d’éternité » La passion naît à partir d’une tendance innée, autrement dit à partir d’une prédisposition naturelle ; et la passion se forme d’autant plus facilement qu’elle répond à une prédisposition naturelle plus forte. Par exemple, il existe chez tout homme un instinct de possession, de propriété qui pourra donner naissance, en se développant, soit à l’avidité, soit à l’avarice. De toutes ces tendances, nous ne sommes en rien responsables. Plongés dans l’existence sans l’avoir voulu, nous sommes ainsi faits. Ces tendances peuvent être nouées plus ou moins en complexes dans notre inconscient : si Balzac a aimé les femmes âgées, c’est sans doute, comme l’a montré Freud, pour compenser son besoin d’amour maternel dont il a été frustré durant sa prime enfance. Le « désir d’éternité », le « refus du temps » dont parle Alquié à propos des passions, c’est la fixation du passionné à des circonstances de son passé dont il est d’autant plus esclave qu’il n’en a pas une conscience claire. La théorie psychanalytique a montré le caractère inconscient du processus passionnel. L’objet de la passion résulte d’un transfert, ou d’une compensation, ou d’une sublimation. Les vraies causes de la passion sont en nous-mêmes et non réellement dans les objets qui paraissent les solliciter. B – L’imagination et la passion 4 C’est un fait que la passion éclate parfois brusquement, en un « coup de foudre ». Nos tendances rencontrent brutalement un point de fixation : ce peut être une opinion politique ou religieuse offerte par le milieu, un métier, une responsabilité. Ce peut être aussi le jeune homme ou la jeune fille qui « colle » avec l’affectivité de base du sujet. Mais le coup de foudre n’est, le plus souvent, que la prise de conscience subite d’une passion déjà formée inconsciemment, déjà fixée sur un objet par un travail de l’imagination. Ainsi, le fils de Thésée fait jaillir brutalement à la conscience de Phèdre son amour passionné : Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue, Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue, Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler, Je sentis tout mon corps et transir et brûler. Ce travail de l’imagination a été fort bien décrit par Stendhal, sous le nom de « cristallisation » (maîtrisez et orthographez très correctement ce mot !). Une branche d’arbre effeuillée, dit-il, jetée dans les profondeurs des salines de Salzbourg, est retirée deux ou trois mois après, toute recouverte de cristaux, étincelante comme un bijou : on ne saurait reconnaître le rameau primitif. C’est une image exacte de ce qui se passe dans l’état de passion. Une femme médiocre paraîtra divine à celui qui en est passionnément amoureux, parce que tous ses rêves, tous ses souvenirs viennent se « cristalliser » sur l’objet de sa passion. C’est sans doute pour cela que les amours des autres nous sont généralement incompréhensibles. L’objet de la passion apparaît les plus souvent dérisoire pour celui qui en juge de l’extérieur, objectivement. C’est le passionné qui l’enrichit de tout ce qu’il projette sur lui. On a dit que l’amour était comme les auberges espagnoles, qu’on « n’y trouve que ce qu’on y apporte ». Molière, dans Le Misanthrope (Acte II), avait déjà raillé cette illusion des amants : Et l’on voit les amants vanter toujours leur choix ; Jamais leur passion n’y voit rien de blâmable, Et dans l’objet aimé tout leur devient aimable : Ils comptent les défauts comme des perfections, Et savent y donner de favorables noms. La pâle est aux jasmins en blancheur comparable ; La noire à faire peur, une brune adorable ; La maigre a de la taille et de la liberté ; La grasse est dans son port pleine de majesté. Mais, note Stendhal, ce n’est pas seulement dans l’amour qu’on retrouve la « cristallisation », c’est dans toutes les passions. L’ambitieux échafaude des rêves de gloire et de puissance, le jaloux travestit en mal les gestes les plus innocents. L’exemple d’Othello (à défaut de l’opéra, voyez le film que Zéfirelli a réalisé sur cette œuvre de Shakespeare ... et n’hésitez pas à utiliser cette référence) montre à merveille la construction imaginative qui s’édifie dans l’esprit du jaloux : Othello aime Desdémone ; il est sauvage et naturellement porté à l’inquiétude jalouse. Iago jette dans sa pensée un ferment de jalousie, un soupçon qui a quelque apparence d’être fondé vis-à-vis de Cassion. L’inquiétude latente d’Othello s’en empare. Autour de ce centre va se former rapidement et sûrement tout un système. Les moindres faits deviennent des preuves : un mot que prononce innocemment Desdémone, un geste qu’elle fait sans y prendre garde, une phrase dite à voix basse, un sourire imprévu dur ses lèvres, tout est prétexte pour le malaise grandissant du Maure. 5 Et c’est le crime absurde : Othello, parvenu au paroxysme de la jalousie amoureuse, étrangle dans son lit Desdémone... parce qu’il l’aime trop. Ainsi, l’imagination est à la source des passions : elle embellit, idéalise l’objet de la passion. Au fond de la passion, il y a un travail créateur, la création d’un fantôme interposé entre la réalité et nous. On peut dire que la passion commence le jour où le premier ébranlement a été donné à l’imagination et où l’individu commence à être hanté par la forme, l’apparition, le fantôme de l’autre. Le passionné voit l’objet de sa passion autrement que ne le voient les autres. Ce qu’on aime ou ce qu’on hait passionnément ce n’est pas l’être ou l’objet réel, mais une image idéale créée sans relâche et avec une sorte d’acharnement, par notre imagination. «La passion est inconscience, méconnaissance de son objet, aversion pour la valeur, obstacle enfin au véritable amour.» (Alquié : Le désir d’éternité) Et la passion meurt quand le sujet n’a plus la force de nourrir l’image, de lui infuser l’existence. L’homme, par sa volonté, peut tenter de réagir contre la force de la tendance qui l’entraîne ; il peut refuser d’assumer la passion. Mais la volonté peut aussi devenir complice : si elle consent tacitement (en laissant la passion s’établir passivement en nous), ou si elle refoule les considérations qui arrêteraient la passion (elle contribue ainsi positivement à la produire). V - De la connaissance à la maîtrise du désir A - L’homme est un être de désir Spinoza Le désir est, chez Spinoza, l’effort conscient de l’homme de persévérer dans son être. La philosophie spinoziste ne poursuit pas la mort de désir, même sous la forme déguisée de sa rationalisation. Spinoza recherche une connaissance vraie de la nature humaine. Or, le désir, de part en part, traverse l’expérience humaine, et la constitue comme telle : l’homme est un être de désir, mieux, « le Désir est l’essence même de l’homme.» (Ethique, III) Le désir est le principal moteur de l’homme. Mais la plupart des hommes sont ignorants des mécanismes qui les gouvernent parce qu’ils sont soumis à la nature. Ils vivent donc passivement, impuissants face à des forces et à des passions dont ils ne connaissent pas la cause. Pour agir librement, il importe donc de suivre sa raison plutôt que ses passions. La raison nous permet de comprendre les mécanismes du monde ; non pour les maîtriser, ainsi que le voulait Descartes, mais pour accorder nos désirs à l’ordre des choses et ainsi atteindre le bonheur. Il est évident que la vie humaine est soumise à certaines contraintes (tout homme est soumis à la loi de la chute des corps). Ces contraintes déterminent le cadre de notre liberté. Pour Spinoza, agir librement, c’est connaître la nécessité qui nous régit, penser en accord avec la nature des choses, et non selon notre imagination. Pour Spinoza, le bonheur suprême consiste à connaître Dieu, c’est-à-dire aussi les lois de la nature, éternelles et immuables. Une fois qu’il y est parvenu en se débarrassant des illusions de la passion, de l’imagination, le philosophe accède à la béatitude, connaissance vraie de l’ordre des choses. «Dans la seule mesure où les hommes vivent sous la conduite de la raison, ils s’accordent toujours nécessairement par nature.» (Spinoza) 6 L’originalité du spinozisme est d’être une philosophie du désir et aussi une philosophie de la raison. La libération, chez Spinoza, résulte d’une connaissance et non d’un refoulement du désir, essence de l’homme. La philosophie est donc indispensable pour s’élever au faîte de la Raison et inverser le rapport de forces à son profit : se servant des affections, l’homme n’est plus asservi par elles. Hegel C’est, chez Hegel, les vicissitudes de la conscience de soi, par lesquelles l’homme s’élève audessus du désir animal jusqu’au risque de sa vie, car seule la reconnaissance de son désir par un autre être humain en fait un désir proprement humain. Il est humain de désirer ce que désirent les autres parce qu’ils le désirent. Ainsi, un objet biologiquement inutile comme les honneurs, le pouvoir, peut être désiré parce qu’il est l’objet d’autres désirs. L’histoire humaine est ainsi histoire de l’orgueil, et non histoire des besoins. Contrairement à Platon, Hegel pense que le désir n’a pas à être réprimé ou maîtrisé par la raison, car la dialectique du désir (le désir renaît de sa propre satisfaction) conduit à son propre dépassement. En effet, à voir renaître le désir, et à ne pouvoir le satisfaire définitivement, le sujet réalise que ce n’est pas dans la consommation de l’objet que consiste son véritable but, mais bien plutôt dans la reconnaissance de soi par une autre conscience de soi. Ainsi, la visée ultime du désir est la reconnaissance de soi à travers le désir de l’autre. Le désir ne prend son sens que dans la reconnaissance de l’autre par moi-même et de moi-même par l’autre. Avec le désir, je suis dans un monde humain. Le désir m’ouvre sur une réalité qui n’est plus matérielle mais spirituelle. Au sens fort du terme, le désir est, pour Hegel, constitutif du sujet. Le désir est ce qui permet à l’homme de se poser comme homme. C’est donc en faisant pleinement l’expérience du désir que le désir est dépassé. Le désir est une figure nécessaire et, en même temps, une figure destinée à éprouver son propre dépassement. Le fait premier n’est pas la solitude du « cogito » cartésien, mais le conflit des consciences. De même que dans la logique dialectique, la thèse implique immédiatement l’antithèse, de même la conscience de soi ne se pose qu’en s’opposant aux autres consciences. En effet, lorsque je dis « je », je désire être reconnu par les autres comme une personne autonome, comme une conscience. Lorsque le guerrier vainqueur laisse la vie sauve à son adversaire, il en fait son esclave qui le reconnaîtra pour maître. B - La maîtrise de soi Platon A Calliclès qui soutient (dans le Gorgias) que les désirs ne doivent pas être combattus si l’on veut être tel qu’on doit être, et que la vie de l’homme aux désirs insatiables est la meilleure, Socrate réplique que les impulsions du désir sont contradictoires et que l’homme de désir est semblable à un tonneau percé, où l’on verse indéfiniment de l’eau avec un crible également percé. Il faut donc préférer, à une existence inassouvie et sans frein, une vie bien réglée, satisfaite toujours de ce qu’elle a et n’en demandant pas davantage. Epicure Epicure lui-même, qui pose cependant que le plaisir du ventre est la racine de tout bien, considère que le secret du bonheur est que, s’il faut satisfaire les désirs naturels et nécessaires, comme ceux du boire et du manger, il ne faut satisfaire que très modérément les désirs naturels mais non nécessaires, comme ceux du bien boire et du bien manger, mais qu’il est faut à tout prix s’abstenir de satisfaire les désirs ni 7 naturels ni nécessaires, comme la recherche de la gloire ou de la richesse, qui sont l’effet d’opinions creuses et dont la privation fait vraiment souffrir, alors que la nature sait pourvoir aux premiers. Le sage, qui, par la puissance de son esprit, sait refouler les désirs dont l’objet est vain et la pratique indéfiniment frustrante, s’élève à la liberté, en connaissant le plaisir. L’équilibre du corps et la sérénité de l’âme procurent au sage le plaisir, « commencement et fin de la vie heureuse » et « souverain bien ». Les stoïciens Epictète et Marc Aurèle vont encore plus loin. «Ce n’est pas par la satisfaction des désirs que s’obtient la liberté, dit Epictète, mais par la destruction du désir.» Car c’est l’imagination qui nous trompe, de telle sorte que quand les biens désirés sont présents, nous nous en dégoûtons pour ne plus penser qu’à ceux que nous n’avons pas, et ainsi sans fin. On voit bien que l’idée fondamentale de la philosophie grecque, c’est que nous sommes toujours menacés d’être gouvernés par le désir et que la sagesse ou le bonheur, c’est de s’en rendre maîtres. Descartes Dans Les Passions de l’âme, Descartes fait consister le désir en un souhait, qui regarde toujours vers l’avenir, d’acquérir un bien ou d’éviter un mal, de conserver ce bien ou de ne pas subir ce mal. Mettant à part le domaine de la foi, Descartes, dans sa morale par provision (Discours de la Méthode), reprend la doctrine stoïcienne : «Tâcher plutôt à se vaincre que la fortune, et changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde». La clé de la sagesse, pour Descartes, c’est d’arriver à croire « qu’il n’y a rien qui soit en notre pouvoir que nos pensées ». Par conséquent, «faisant de nécessité vertu», ne désirons que les choses que notre entendement nous représente comme possibles, ie à notre portée. C’est le même écho de la pensée stoïcienne qui se fait entendre dans la philosophie occidentale et que l’on retrouve chez Rousseau, chez Kant, chez Alain. L’homme laissé à lui-même est gouverné par le désir, et la sagesse est maîtrise de soi, qui ne donne au désir que ce qu’elle veut lui donner. VI - Le désir inconscient A – La désir structure le sujet La problématique moderne du désir, telle que l’introduit la psychanalyse, pense le désir comme désir inconscient et comme déterminant la conscience. Pour la psychanalyse, les relations entre les êtres humains « s’établissent vraiment en deçà du champ de la conscience ». Pour Lacan, le désir est «un rapport d’être à manque» (Séminaire II) : «Ce manque est manque d’être à proprement parler. Ce n’est pas manque de ceci ou de cela, mais manque d’être par quoi l’être existe.» La conscience de soi n’est donc jamais que la prise de conscience du manque. Lacan approfondit l’analyse freudienne en montrant que « l’inconscient est structuré comme un langage ». C’est le désir en tant qu’il est toujours en rapport avec l’interdit qui constitue le sujet et qui parle en lui. Le désir n’a ici plus rien à voir avec la volonté, il n’en est pas l’expression, et elle ne peut rien sur lui. Le « sujet » n’est pas sujet de son désir : celui-ci le structure. B – Le désir inconscient, moteur de la personnalité psychique La dichotomie de l’âme et du corps s’en trouve définitivement annulée. Ce remaniement est fondamental : pour Freud, l’âme pas plus que le corps ne commande le désir. 8 Ce sont les relations entre les représentants psychiques de la pulsion, leur organisation en un système, le rapport de celui-ci avec le « Moi », qui vont dessiner l’économie psychique de l’individu, engager sa «santé» ou sa névrose : Cette organisation très complexe s’articule sur le désir inconscient, moteur de la vie psychique. Les philosophies qui ont accordé un privilège exorbitant à la conscience et à son discours rationnel ne lui ont-elles pas attribué une efficience sur le désir que l’analyse de l’inconscient dément ? Confondant, comme Spinoza l’a montré, la conscience du désir et la connaissance de ses causes, elles font obstacle à la découverte de cette autre rationalité et à la connaissance de la nature humaine qui n’existe que structurée par la culture et son langage. Occupées à traquer le désir pour le discipliner selon des modalités diverses, elles s’interdisent en fait de la connaître et d’en reconnaître la parole. VII - La plasticité des désirs Transfert Le transfert est un déplacement au niveau de l’objet. C’est le phénomène par lequel un état affectif refoulé se manifeste de nouveau en s’attachant à un objet ou à une personne tout différents de ceux qui l’ont provoqué. Déguisement La tendance réprimée se satisfait sous la forme d’une tendance en apparence différente, mais qui n’est en réalité qu’un travestissement : c’est ainsi que l’ambition refoulée peut se manifester sous forme de générosité et de bienfaisance. Sublimation C’est la transformation de la tendance dans le sens d’une spiritualisation, d’une purification. Projection Un sentiment de culpabilité, par exemple, peut se tourner par projection, en une attitude d’accusation d’autrui (comme dans le délire de persécution ou paranoïa), ou lorsque le sadisme se convertit en masochisme. Régression La frustration provoque parfois des régressions : tel enfant, par exemple, à la naissance d’un petit frère, se sent frustré d’affection ; peut-être manifestera-t-il des conduites de régression (mauvais résultats scolaires, énurésie nocturne...), que d’autres interprètent d’ailleurs comme des conduites d’agression à l’égard des parents frustrants. Pas plus qu’on ne peut créer de toutes pièces une tendance, on ne peut en supprimer une. Frustrée ou refoulée, la tendance n’a pas disparu ; elle a pris un nouveau visage, elle s’exprime alors au-dessous du seuil de la conscience dans le langage des symptômes névrotiques. VIII - Le désir et l’illusion A - Le désir se condamne à ne viser que des illusions Le désir, c'est d'abord, selon Freud, le désir infantile d'être protégé et aimé. Ainsi crée-t-il l'illusion religieuse d'un Père aimant et protecteur. Pour Epicure, c'est la peur de la mort et le désir d'immortalité désir vain par excellence - qui précipite l'homme dans la quête insensée de biens illusoires. 9 «Tout désir est une illusion, mais les choses sont ainsi disposées qu’on ne voit l’inanité du désir qu’après qu’il est assouvi.» (Ernest Renan, Dialogues et fragments philosophiques) La psychanalyse ne voit dans le désir qu'une simple machine à produire des fantasmes. Pour Freud, le désir poursuit moins l'objet qu'il croit désirer que le fantasme inconscient dont celui-ci est le support. Il traduit un conflit inconscient entre le Principe de plaisir et le Principe de réalité. Le désir est la recherche d'un objet que l'on imagine être capable de combler le manque que je ressens. «Qui ne croit pas manquer d’un bien ne Ie désire pas », nous fait remarquer Platon dans Le Banquet. Mais, à peine assouvi, le désir s'empresse de renaître. Il n'est jamais repu parce qu'il n'a pas d'objet qui lui soit par avance assigné. B – Le désir est cependant producteur de valeur Chaque désir obéit à une aspiration fondamentale, quoique vague, des hommes : le désir d'être heureux. C'est pourquoi le désir est toujours le principe moteur de toute existence humaine. A l'encontre d'une conception négative du désir comme manque, Spinoza, disions-nous ci-dessus, voit dans le désir une puissance positive d'affirmation de soi. «Nous ne désirons aucune chose parce que nous la jugeons bonne ; mais, au contraire, nous jugeons qu'une chose est bonne parce que (...) nous la désirons» (Ethique). Le désir est à l'origine de toute valorisation. «Le désir est l’essence même de l’homme, c’est-à-dire l'effort par lequel l'homme s'efforce de persévérer dans son être. »(Spinoza, ibidem) Désirer, c’est désirer le désir. Ce qui est proprement humain, c'est la conscience de soi. Or, la conscience de soi se caractérise par le désir d'être reconnu par l'autre (ainsi que nous l’avons dit et redit cidessus !). Le désir est donc créateur d'un monde humain et, si quelque chose est désiré, c'est parce que c'est un signe de reconnaissance ou d'amour. Nous ne désirons pas les choses, mais ce qu'elles signifient pour nous. Aristote a très bien montré que rien ne se fait dans le domaine de l'homme sans l'appoint du désir, car le principe de toute recherche, c'est le désir qu'aucun objet particulier ne saurait satisfaire. Le désir est la source de toute appréciation et de toute recherche. C'est une puissance d'affirmation qui est l'essence même de l'homme. Le désir est créateur, à la fois, de l'homme et de ses œuvres. C – Nous venons du désir Il convient peut-être de rappeler que nous venons tous du désir. A l'origine, je suis le désir d'enfant de mes parents, un désir d'immortalité, de pérennité ou de descendance sans doute, mais aussi un être réel de chair et de sang, et non une illusion. De même, il faut dire que, sans le désir, il n'y aurait pas de civilisation, pas de culture et que c'est le regard de l'autre qui m'apprend ce qui est à désirer. Enfin, il faut réaffirmer que le désir ne peut se satisfaire d'objets simplement vivants et sensibles. Ce n'est que lorsque le désir se porte sur un autre désir qu'il devient désir humain. En effet, seul un désir humain - celui de l'autre – peut conférer à mon existence un sens et une valeur. Le désir n'est donc pas seulement créateur d'illusions, il est aussi source de toute réalité. En dernier lieu, réfléchissez à cette pensée singulière de G. Deleuze et F. Guattari dans L’antiŒdipe ; la bipolarité du désir y est affirmée : affirmatif, celui-ci bouscule les pouvoirs établis, invente ; domestiqué, il se coule dans le pouvoir dominant, la répression. Il n’y a pas un «bon» désir et son contraire. Le désir est partout, inscrit dans les intensités libres et oppressives. Le désir est pour eux, non la relation à un manque, mais une force immanente, sans manque, qui relève d’un agencement où elle est incluse. Instable, le désir expérimente sans référence, sans totalisation. Il 10 effectue des redistributions incessantes. L’anti-Œdipe se veut une critique contre la psychanalyse, accusée d’avoir écrasé le désir dans sa représentation familiale. Le désir est partout. Il est ce par quoi - et ce à travers quoi - un monde advient à l’artiste, à l’amoureux, au politique. Aimer, faire fonctionner l’économie ou produire une œuvre d’art, ce n’est pas obéir à un modèle ou réaliser un sens de l’histoire, c’est concrétiser des potentialités. 11