C’est un fait que la passion éclate parfois brusquement, en un « coup de foudre ». Nos tendances
rencontrent brutalement un point de fixation : ce peut être une opinion politique ou religieuse offerte par le
milieu, un métier, une responsabilité. Ce peut être aussi le jeune homme ou la jeune fille qui « colle » avec
l’affectivité de base du sujet.
Mais le coup de foudre n’est, le plus souvent, que la prise de conscience subite d’une passion déjà
formée inconsciemment, déjà fixée sur un objet par un travail de l’imagination. Ainsi, le fils de Thésée fait
jaillir brutalement à la conscience de Phèdre son amour passionné :
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue,
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue,
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler,
Je sentis tout mon corps et transir et brûler.
Ce travail de l’imagination a été fort bien décrit par Stendhal, sous le nom de « cristallisation »
(maîtrisez et orthographez très correctement ce mot !). Une branche d’arbre effeuillée, dit-il, jetée dans les
profondeurs des salines de Salzbourg, est retirée deux ou trois mois après, toute recouverte de cristaux,
étincelante comme un bijou : on ne saurait reconnaître le rameau primitif.
C’est une image exacte de ce qui se passe dans l’état de passion. Une femme médiocre paraîtra
divine à celui qui en est passionnément amoureux, parce que tous ses rêves, tous ses souvenirs viennent se
« cristalliser » sur l’objet de sa passion.
C’est sans doute pour cela que les amours des autres nous sont généralement incompréhensibles.
L’objet de la passion apparaît les plus souvent dérisoire pour celui qui en juge de l’extérieur, objectivement.
C’est le passionné qui l’enrichit de tout ce qu’il projette sur lui. On a dit que l’amour était comme les
auberges espagnoles, qu’on « n’y trouve que ce qu’on y apporte ».
Molière, dans Le Misanthrope (Acte II), avait déjà raillé cette illusion des amants :
Et l’on voit les amants vanter toujours leur choix ;
Jamais leur passion n’y voit rien de blâmable,
Et dans l’objet aimé tout leur devient aimable :
Ils comptent les défauts comme des perfections,
Et savent y donner de favorables noms.
La pâle est aux jasmins en blancheur comparable ;
La noire à faire peur, une brune adorable ;
La maigre a de la taille et de la liberté ;
La grasse est dans son port pleine de majesté.
Mais, note Stendhal, ce n’est pas seulement dans l’amour qu’on retrouve la « cristallisation », c’est
dans toutes les passions. L’ambitieux échafaude des rêves de gloire et de puissance, le jaloux travestit en
mal les gestes les plus innocents.
L’exemple d’Othello (à défaut de l’opéra, voyez le film que Zéfirelli a réalisé sur cette œuvre de
Shakespeare ... et n’hésitez pas à utiliser cette référence) montre à merveille la construction imaginative
qui s’édifie dans l’esprit du jaloux : Othello aime Desdémone ; il est sauvage et naturellement porté à
l’inquiétude jalouse. Iago jette dans sa pensée un ferment de jalousie, un soupçon qui a quelque apparence
d’être fondé vis-à-vis de Cassion. L’inquiétude latente d’Othello s’en empare.
Autour de ce centre va se former rapidement et sûrement tout un système. Les moindres faits
deviennent des preuves : un mot que prononce innocemment Desdémone, un geste qu’elle fait sans y
prendre garde, une phrase dite à voix basse, un sourire imprévu dur ses lèvres, tout est prétexte pour le
malaise grandissant du Maure.