MÉMOIRE

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MÉMOIRE
Article écrit par Serge BRION, Jean-Claude DUPONT, Alain LIEURY
Prise de vue
La mémoire est la propriété de conserver et de restituer des informations. Cette propriété n'est pas exclusivement
propre à l'homme. Celui-ci la partage avec les organismes vivants et certaines machines, de sorte qu'il est nécessaire de
préciser de quel type de mémoire on parle. L'hérédité elle-même, en tant que conservation et transmission des informations
nécessaires à la vie, peut être considérée comme une mémoire. La mémoire humaine est complexe dans la mesure où elle
est le produit d'une triple évolution sur trois échelles de temps : phylogénétique (car l'espèce humaine est issue d'une longue
évolution au cours des temps géologiques), historique (selon le temps générationnel) et génétique (relative au temps
individuel). L'organisme humain dispose de plusieurs niveaux de mémoire plus ou moins complexes. Au niveau biologique,
les cellules et les tissus sont capables de mémoire, d'une mémoire élémentaire, certes, mais réelle, en ce qu'elle comporte
des phénomènes aussi variés que l'immunisation ou l'accoutumance aux drogues. Le deuxième niveau correspond à la
mémoire du système nerveux, qui est essentiellement de type associatif et qui permet des acquisitions dont la complexité
correspond à celle des structures nerveuses intéressées, en même temps qu'elle dépend des conditionnements et des
apprentissages sensorimoteurs ; c'est à ce niveau que se rattachent la plupart de nos habitudes consistant, par exemple, à
marcher, manger, à conduire un véhicule. Le troisième niveau est celui de la mémoire représentative (correspondant au
sens courant du mot « mémoire ») ; il est extrêmement complexe, car il nécessite des opérations mentales qui permettent
de se représenter les objets ou événements en leur absence et dont les principaux modes sont le langage et l'image
mentale visuelle. Néanmoins, le langage n'est pas un mode inné de représentation, et c'est la raison pour laquelle la
mémoire de l'homme actuel est aussi le résultat d'une évolution historique. De l'histoire de l'homme est né le langage, ainsi
que son intelligence et des « produits » culturels qui permettent notamment la faculté d'évaluer le temps ; sans celle-ci, notre
mémoire serait incomplète ; les systèmes chronologiques, le calendrier, le découpage horaire, par exemple, rendent
possible la référence au passé dans nos souvenirs. Enfin, la mémoire adulte est le résultat d'une évolution génétique, qui a
suivi, à partir de l'enfance, les étapes de la maturation, de l'acquisition du langage et du développement des structures
logiques.
L'étude de la mémoire, qui n'est parvenue à son âge scientifique qu'avec l'école behavioriste et, surtout, depuis la
révolution informatique, semble remonter à l'Antiquité. Selon une tablette datant d'environ 264 avant J.-C., Simonide de
Céos, poète grec du VIe siècle avant J.-C., aurait découvert la méthode des lieux, qui consiste à transformer en images
mentales ce qu'on doit apprendre et à situer ces images par rapport à un itinéraire connu (telle rue, par exemple ; tel ou tel
emplacement à l'intérieur d'une maison, etc.). Cette conception d'une mémoire envisagée comme réserve d'images sera très
répandue et s'imposera pratiquement jusqu'à Descartes. Quelques auteurs cependant n'y souscriront pas ; c'est notamment
le cas d'Aristote, pour qui la mémoire se caractérise par une sorte de recherche apparentée au syllogisme (préfiguration de
l'opération logique) et par une référence au passé. À partir de Descartes et des philosophes anglais du XVIIIe siècle, le
langage reprend ses droits et les images ne sont plus considérées comme le mode de représentation dominant de la
mémoire ; Hume et James Mill notamment voient en celle-ci un réseau associatif de souvenirs. La période scientifique
commence avec le psychologue allemand Hermann Ebbinghaus (1850-1909), qui publie en 1885 la première étude
expérimentale de la mémoire et qui établit la première courbe de l'oubli. Après lui, Alfred Binet étudie la mémoire des textes,
Bartlett la déformation des souvenirs, Pierre Janet l'évolution de la mémoire, Théodule Ribot l'estimation temporelle des
souvenirs... Mais la méthode expérimentale demeure alors fondée plutôt sur des observations que sur des données
quantifiées. La rigueur scientifique en la matière est venue principalement de John Watson et de ses successeurs, qui,
guidés par les principes du behaviorisme, ne prennent en considération que les faits observables, c'est-à-dire les
stimulations que reçoit l'organisme et les réponses qu'il fournit. Pendant cette période et jusqu'aux années 1950, l'étude de
la mémoire, tout en gagnant en rigueur, y perdra néanmoins du point de vue de la richesse et de la pertinence des théories,
le mécanisme de base retenu étant alors l'association, ainsi que le conditionnement, et toute hypothèse sur des
mécanismes mentaux, tels que les images et les opérations logiques, se trouvant ainsi bannie. L'essor de l'informatique,
issu de l'effort de guerre, entraîna, à partir de 1950 environ, une révolution technique et théorique qui amena à concevoir la
mémoire humaine non plus comme un « filet » dont les mailles sont les souvenirs, mais comme un ordinateur.
C'est essentiellement cette conception qui sous-tend les grandes théories actuelles, en se modulant en fonction des
principales voies d'approche du problème. L'approche psychologique regroupe toutes les méthodes d'étude qui supposent
l'intégrité des mécanismes ; elle cherche à identifier les principales structures et les principaux codes de la mémoire, les
mécanismes d'enregistrement, de stockage et de récupération de l'information... L'approche neurophysiologique ou
pathologique s'intéresse aux structures nerveuses qui jouent un rôle dans la mémoire ; elle s'occupe par exemple d'évaluer,
d'après leur activité électrique ou chimique, l'importance de ces dernières et, par là, de déterminer leur rôle spécifique. Chez
l'animal, des lésions provoquées ou des stimulations émises au moyen d'électrodes implantées de façon permanente
permettent d'entrevoir le rôle de telle ou telle structure. À cette méthode d'investigation correspondent, chez l'homme, les
lésions naturelles ou certaines stimulations électriques effectuées pendant une opération sur le cerveau. Les progrès
considérables de la biochimie de la mémoire ont, pour leur part, ouvert un champ d'étude très important. Toutes ces voies
d'approche – psychologique, neurophysiologique, biochimique – convergent parfois, mais leurs résultats ne permettent pas
d'élaborer une théorie générale.
I-L'approche psychologique
L'analogie entre l'homme et l'ordinateur a été fructueuse dans plusieurs directions, notamment dans l'étude des codes,
des structures, des mécanismes de stockage et de récupération. Néanmoins, sa valeur reste limitée car la mémoire
humaine a ses caractéristiques propres, qui se manifestent dans ses aspects affectifs et sociaux.
Les structures et les codes de la mémoire
Mémoire à court terme et mémoire à long terme
Plusieurs résultats expérimentaux indiquent que la mémoire n'est pas homogène mais qu'elle regroupe deux grandes
catégories de mécanismes. La première est caractérisée par une capacité limitée et par un oubli très rapide ; pour cette
dernière raison, on parle à ce sujet de mémoire à court terme. La seconde catégorie de mécanismes est caractérisée par
une grande capacité et par un oubli progressif, qui peut s'étendre sur des années ; c'est la mémoire à long terme. Étant
donné la relative stabilité des informations dans le cas de cette mémoire à long terme, le problème essentiel est, comme on
le verra, celui de l'organisation de ces informations.
Un des phénomènes les plus étranges de la mémoire à court terme est sa capacité limitée (en rappel immédiat). Si l'on
présente à un sujet une séquence d'éléments à mémoriser et qu'on lui demande un rappel immédiat, on observe qu'un
nombre moyen d'environ sept éléments pourront être rappelés. Le plus curieux est que le nombre des éléments rappelés est
à peu près constant, que ces derniers soient des chiffres, des mots, des phrases significatives, ou toutes autres unités
familières à la mémoire. L'analogie entre celle-ci et l'ordinateur suggère l'hypothèse que la mémoire à court terme fonctionne
ici comme une mémoire fichier qui stocke non pas des quantités d'informations mais des « étiquettes » de programmes,
chaque programme concernant des unités familières à la mémoire – chiffres, mots ou phrases.
Mais ces éléments ne sont conservés que pendant quelques secondes ; au bout de ce délai, l'oubli est important,
comme la technique Brown-Peterson le montre de façon spectaculaire. On présente une séquence de trois consonnes (par
exemple, H, B, X) à la vitesse d'une consonne toutes les demi-secondes, puis le sujet doit compter à rebours de trois en
trois à partir d'un nombre donné et pendant un délai imposé qui dure de 0 à 20 secondes. Le rappel moyen des séquences
diminue alors très rapidement pour devenir nul au bout des 20 secondes. De nombreuses autres techniques indiquent des
vitesses d'oubli comparables. Dans la vie quotidienne, ce type d'oubli passe inaperçu, mais il est pourtant très fréquent :
c'est le numéro de téléphone que l'on oublie juste après l'avoir lu sur l'annuaire, parce qu'on est interpellé par quelqu'un ;
c'est l'incapacité de se rappeler de ce que vient de dire à la télévision un journaliste qui parle trop rapidement, etc. Pendant
un certain temps, les chercheurs crurent que la mémoire à court terme était une structure simple, mais ils découvrirent, dans
les années 1960, qu'elle recouvrait des mécanismes caractérisés par des codes variés.
Les codes de la mémoire humaine
Le développement au xxe siècle des techniques d'enregistrement puis la révolution numérique nous ont familiarisés
avec le fait que des informations peuvent être conservées sur des supports très variés : par exemple, une chanson peut être
transformée en signaux électriques puis mécaniques, pour être gravée sur un disque ou encore, sous forme d'un nuage de
particules métalliques, sur une bande magnétique. Il est donc aisé d'imaginer que la mémoire contient des informations sous
la forme de codes spécifiques. Ces codes sont, en fait, nombreux et peuvent être classés en trois catégories : les codes
sensoriels, les codes moteurs et les codes symboliques. En principe, la mémoire utiliserait autant de codes sensoriels qu'il y
a de modalités sensorielles. On peut, en effet, mettre en évidence l'existence d'une mémoire pour des informations qui
seraient, par exemple, tactiles, visuelles, auditives ou olfactives ; mais tous ces codes n'ont pas la même importance. Les
codes visuels et auditifs sont considérés comme étant les plus importants, car ils constituent les premiers modes d'existence
du langage dans la mémoire. L'existence d'un stockage sensoriel visuel de très courte durée a été démontrée au cours
d'expériences sur la vision tachystoscopique, c'est-à-dire à l'aide d'un appareil qui permet des présentations très brèves, de
l'ordre de quelques millièmes de secondes. Sperling (1960) a montré, avec cette technique, que des sujets ne se rappelaient
qu'environ 4 ou 5 lettres d'une planche contenant jusqu'à 12 lettres ; comme ses sujets prétendaient voir plus de lettres
pendant un instant très court, il eut l'idée d'effectuer un sondage au hasard en ne faisant rappeler qu'une rangée de 4 lettres
parmi trois rangées, selon un signal déterminé. Les sujets se rappellent alors environ 3 lettres sur 4, soit, si l'on généralise à
la totalité de la planche, environ 9 lettres sur 12. Mais ce supplément de stockage est très fragile dans le temps et il disparaît
si le signal d'échantillonnage est seulement différé d'une demi-seconde au plus. Le fait que ce supplément de stockage soit
aussi très sensible à des interférences visuelles (flash lumineux, figures visuelles) montre qu'un tel stockage est sensoriel et
visuel ; pour le différencier de l'image mentale visuelle, plus résistante dans le temps, certains spécialistes parlent de code
iconique. Le code auditif porte sur des temps un peu plus longs (de 2 à 3 secondes). C'est ainsi que des séquences de
lettres présentées auditivement sont mieux retenues en rappel immédiat que des séquences identiques présentées
visuellement. D'autres codes sensoriels sont plus délicats à étudier ; c'est notamment le cas du code olfactif. Des
comparaisons entre la discrimination de certaines odeurs et celle de certaines figures visuelles abstraites montrent que les
odeurs sont difficiles à discriminer et qu'elles sont aussi moins bien retenues que des figures visuelles pourtant complexes.
Les codes moteurs ont été peu étudiés, mis à part le code vocal dont l'observation est possible par l'articulation à voix haute
ou par l'articulation à voix basse (subvocalisation) ; la vocalisation est spécialement importante (par exemple, par rapport au
code graphique), car elle intervient automatiquement pour recoder implicitement toute information linguistique présentée
visuellement. Cette activité de subvocalisation est d'autant plus importante que l'information présentée – par exemple, la
lecture d'un texte – est difficile à comprendre ; aussi suppose-t-on que le recodage du code visuel en code auditif-vocal est
utile pour préserver l'ordre des mots dans les phrases, ordre qui n'est qu'imparfaitement conservé avec le code visuel, du
fait peut-être que la lecture se fait par saccades et non de façon continue. Tous ces codes sont transitoires et l'information
ainsi véhiculée semble finalement être codée sous la forme de l'un des deux codes symboliques que sont le code
linguistique et le code imagé, que l'on retrouvera plus loin car ils correspondent aux principaux modes de représentation à
long terme de l'information.
Le stockage et l'organisation des informations
Les mécanismes de stockage
D'après les recherches récentes, la mémoire à court terme ne paraît pas spécialement liée à des codes déterminés
mais plutôt à un état d'activation temporaire de n'importe quel type de code. Pour qu'une séquence d'informations puisse
dépasser cet état d'activation à court terme pour engendrer un état stable de stockage à long terme (la mémoire à long
terme), deux catégories de mécanismes doivent entrer en jeu : des mécanismes physiologiques, qui dépendent du temps de
présentation ou du nombre de répétitions, et des mécanismes psychologiques d'organisation des informations.
Quelles que soient les activités mentales qui accompagnent la mémorisation, le nombre de répétitions et le temps de
présentation de ce qui est à apprendre améliorent la rétention à long terme ; c'est ce qu'on appelle l'apprentissage par cœur.
D'autres variables paraissent jouer un rôle facilitateur, telles la motivation et la tonalité affective : ainsi, les souvenirs qui
peuvent être rappelés au bout de plusieurs années portent sur des événements qui sont soit très agréables, soit très
désagréables.
Les mécanismes d'organisation sont moins automatiques et dépendent d'activités mentales variées. Comme l'a montré
George Miller (1956), en s'appuyant sur l'expérience de Sidney Smith, ils consistent à grouper des « morceaux »
d'informations de façon à diminuer la charge de la mémoire à court terme. Smith apprend, dans une première phase, la
correspondance entre le code binaire et le code décimal (01=1, 10=2, 11=3, 100=4, 101=5, 110=6, 111=7, 1000=8, etc.).
Lorsqu'on lui lit une séquence de chiffres binaires (par exemple, 10110001010111...), il est capable d'en rappeler douze
(performance supérieure à la capacité moyenne de 7). Dans une seconde phase, il effectue mentalement des groupements
de 2 chiffres binaires quand on lui lit une nouvelle séquence ; et il code mentalement chaque groupe par le symbole décimal
qui lui correspond : par exemple, 10 devient 2, 11 devient 3, etc. Étant donné que la capacité de mémorisation du sujet est
constante (12), il est capable de retenir 12 symboles décimaux, ce qui permet, au rappel, de décoder ces 12 symboles
décimaux en 24 chiffres binaires. Puis, dans d'autres phases, il forme des groupes de 3 ou 4 chiffres binaires et les code, de
façon économique, en un symbole décimal, ce qui lui permet de tripler sa capacité ; la limite est atteinte pour des groupes
de 4, car un groupe ne peut plus alors être codé par un seul symbole décimal. Pour Miller, ce codage d'intégration est le
prototype de ce qui se passe dans la mémorisation, avec des variantes dues à la nature de l'information : par exemple, le
langage offre une hiérarchie de codes d'intégration et des symboles regroupant des informations plus nombreuses ; les sons
sont groupés en lettres, les lettres en syllabes puis en mots, les mots en phrases. Les images et les idées correspondent
aussi à des symboles d'ordre supérieur qui permettent le groupement de nombreux mots.
L'organisation des informations dans la mémoire
La variété des mécanismes de stockage a pour conséquence une grande diversité en ce qui concerne l'organisation
stable des informations dans la mémoire. Les associations verbales paraissent constituer un premier mode élémentaire
d'organisation pour l'information linguistique. Certains mots évoquent de façon relativement stable d'autres mots : par
exemple, « abeille » évoque plus fréquemment « miel » et « ruche » que d'autres mots. Au début des recherches sur cette
question, on pensait que les associations reflétaient le rôle de l'apprentissage par cœur, les mots appris ensemble (tels que
« abeille » et « miel ») restant associés dans la mémoire. Cette hypothèse est sans doute en partie vraie, mais elle est
incomplète, car les associations des adultes ne sont pas les mêmes que celles des enfants. Ainsi, les adultes font souvent
des associations par opposition (chaud-froid, homme-femme), tandis que les enfants font des associations par contiguïté
(homme-travail, etc.), de sorte qu'il faut voir, dans la formation des associations verbales, le résultat d'opérations logiques,
catégorielles ou d'opposition. Le rôle important de la catégorisation a été retrouvé au cours de nombreuses recherches : il
est, par exemple, très facile de mémoriser des listes de mots qui peuvent être groupés dans des catégories naturelles
(animaux, plantes, etc.). La catégorisation apparaît comme un cas particulier fort important d'un processus général,
l'abstraction. Lorsque les mots permettent une catégorisation, cette dernière est souvent hiérarchique : par exemple, les
noms de chiens se regroupent dans la catégorie des chiens, mais celle-ci peut elle-même être associée avec d'autres
catégories (« chats », « oiseaux ») dans celle des animaux ; et l'on peut ainsi constituer des arbres hiérarchiques plus ou
moins compliqués reflétant une abstraction plus poussée. L'abstraction exerce encore son rôle, même quand les catégories
naturelles n'apparaissent pas. Ainsi, a-t-on pu montrer que, dans la rétention à long terme de textes, l'information retenue
devient de plus en plus abstraite à mesure que le temps s'écoule, de sorte qu'on en vient à ne plus se souvenir, au bout de
plusieurs mois, que des thèmes généraux.
Le langage constitue donc l'un des deux grands modes de représentation de l'information dans la mémoire, englobant à
lui seul un grand nombre de codes spécialisés (graphique, phonétique, sémantique...). Le second de ces modes est l'image
visuelle. Si le premier mode de représentation aboutit à une sorte de mémoire conceptuelle, le second aboutit à une
mémoire analogique de type visuel-spatial, dont on a un bon exemple dans l'expérience qui consiste à demander à
quelqu'un ce qu'est un escalier hélicoïdal : la plupart du temps, le sujet répond par un geste qui reproduit dans l'espace la
forme en question. Il est aussi très vraisemblable que l'on recourt à des représentations imagées ou analogiques pour
répondre à certaines questions telles que « combien de fenêtres avez-vous dans votre maison ? » ou bien « est-ce qu'un
canari est bleu ? ». De nombreuses recherches ont établi que la présentation de dessins est plus efficace pour la
mémorisation que la présentation des mêmes objets sous forme de mots, et que le recodage mental des mots en images
mentales facilite la mémorisation. Des expériences minutieuses ont montré que cette efficacité était due, en fait, à un double
codage : lorsqu'un dessin est présenté, il est automatiquement dénommé, de sorte que l'information est enregistrée sous la
forme de deux codes, le code imagé et le code verbal. Ces deux codes apparaissent finalement comme très
complémentaires l'un de l'autre, le code imagé étant pertinent pour l'information spatiale globale, mais déficient pour le code
de l'ordre séquentiel, alors que le code verbal est approprié pour le codage de l'ordre des informations, pour l'analytique.
L'alliance des codes imagé et verbal est donc d'une très puissante efficacité, ce qui explique le succès des moyens de
communication qui sont fondés sur la complémentarité des deux codes et qu'on qualifie d'audio-visuels (improprement,
d'ailleurs, puisque dans les bandes dessinées, le langage est présenté graphiquement, c'est-à-dire visuellement, et non
auditivement).
Le langage et l'image sont plus ou moins dépendants des structures et fonctions opératoires telles que la classification,
la sériation, la double classification, la réversibilité, etc. J. Piaget et B. Inhelder (1968) ont montré que des configurations
spatiales sont correctement rappelées après de longs délais à condition qu'elles correspondent à des structures logiques. À
l'inverse, si ces configurations sont en contradiction avec une structure logique sous-jacente, se produisent à long terme des
déformations des souvenirs que l'on appelle des schématisations. Par exemple, si l'on présente à des enfants des jetons
noirs ou blancs et grands ou petits disposés spatialement pour former deux cercles en intersection, la figure perceptive
dominante est celle d'une ellipse au milieu de deux cercles incomplets, soit trois figures ; comme la structure sous-jacente
est une double classification, une représentation spatiale correcte nécessite quatre parties (par exemple, un tableau avec
quatre cases) ; aussi les enfants reproduisent-ils souvent comme souvenir un petit cercle à l'intérieur d'un grand cercle,
chaque cercle étant coupé en deux, ce qui correspond à un compromis entre le souvenir de cercles comme formes
perceptives et le souvenir des quatre parties de la structure logique sous-jacente.
Les processus de récupération et l'oubli
Les processus de récupération
En prenant l'ordinateur pour modèle de la mémoire, on a fait l'hypothèse que, pour retrouver des informations, il faut
disposer de l'« adresse » de l'emplacement où est stockée une information spécifique. Certains chercheurs, dont Endel
Tulving (Tulving et Pearlstone, 1966), ont alors émis l'idée que certains indices jouent, pour la mémoire, ce rôle d'adresse en
mémoire et facilitent le rappel. Effectivement, quand des noms de catégories sont donnés, lors de l'expérience de rappel des
sujets, ceux-ci parviennent à un rappel meilleur que des sujets contrôles, qui ne bénéficient pas de cette aide. On a montré,
par ailleurs, que pouvaient servir d'indices de récupération d'autres mots, ainsi que des parties de mots telles l'initiale, la
première syllabe ou la rime. Telle photographie de l'album de famille ou certains lieux de notre enfance jouent également le
rôle d'indices de récupération pour des souvenirs.
Le mécanisme de rappel avec indices apparaît comme général au point que le rappel libre lui-même peut être interprété
comme un rappel de cette sorte, les indices étant, en l'occurrence, les informations contenues dans la mémoire à court
terme au moment du rappel. La conséquence théorique de cette hypothèse est que l'on peut imaginer l'existence d'une
organisation entre les indices contenus dans la mémoire à court terme, organisation qui aboutirait à diminuer la surcharge
de celle-ci. On a pu constituer une telle organisation en construisant des listes dont les mots sont regroupés en catégories,
puis en super-catégories d'ordre plus élevé. Certains procédés mnémotechniques, qu'on appelle des plans de récupération,
correspondent à des organisations de ce type : par exemple, la phrase : « Cambronne, s'il eût été dévot, n'eût pas carbonisé
son père » est un plan de récupération qui unit, au moyen d'une phrase les premières syllabes des mots désignant des
périodes géologiques de l'ère primaire (Paléozoïque) : cambrien, silurien, dévonien, carbonifère, permien.
La reconnaissance d'une information spécifique parmi d'autres se présente aussi comme un cas particulier, très
efficace, de rappel avec indices, les indices étant alors fournis par une copie très semblable à l'information originale : par
exemple, quand on mélange des mots d'une liste avec des mots pièges. La modification du contexte de récupération de
l'information cible par rapport à son contexte d'enregistrement diminue la reconnaissance, ce qui montre que cette dernière
est un rappel qui dépend aussi de la richesse des indices : par exemple, la reconnaissance d'un visage sur une
photographie diminue environ de moitié si le chapeau est changé dans l'épreuve de reconnaissance (Brutsche et
Tiberghien, 1981).
Les mécanismes de l'oubli
Si l'on met à part l'oubli de la mémoire à court terme, vraisemblablement dû au caractère transitoire de l'activité
bio-électrique des circuits de neurones, et l'oubli consécutif à des lésions neurologiques, l'oubli semble, en général,
provoqué par des interférences. De nombreuses expériences ont permis d'établir qu'il dépend principalement de la quantité
d'informations apprises avant une liste test (interférence proactive) ou après (interférence rétroactive) : plus on apprend et
plus on oublie (Underwood, 1957).
Pour une part, l'interférence est due elle-même à la mise en échec des processus de récupération ; ainsi, dans
certaines expériences où l'on provoque des interférences, l'oubli peut être compensé si l'on fournit des indices adéquats (par
exemple, des noms de catégories pour rappeler des mots appartenant à ces catégories) : dans la vie courante, les notes
prises sur un agenda ou les photographies d'un album ont ce rôle de permettre de récupérer des informations oubliées. En
revanche, les indices de récupération ne seront plus efficaces lorsque l'interférence tient à l'excès d'informations classées à
un même indice ; par exemple, une personne qui passe toutes ses vacances dans le même lieu éprouvera des difficultés
croissantes à se souvenir d'événements spécifiques intervenus en telle ou telle année. Dans cette situation, c'est en fait à
nouveau le mécanisme d'abstraction qui entre en jeu : de plusieurs situations qui se ressemblent, des éléments communs
(catégories, thèmes, etc.) se dégagent qui, eux, résisteront mieux à l'oubli que les informations épisodiques (selon
l'expression de Tulving, 1972) liées à un contexte spatio-temporel unique. La prise en considération de l'abstraction résout le
paradoxe posé par l'action des interférences. Il est vrai en effet, d'une part, que plus on apprend et plus on oublie, mais il
faut dire aussi, d'autre part, que plus on apprend et plus nos connaissances augmentent. Le paradoxe est résolu si l'on
considère que l'interférence porte sur des informations spécifiques peu répétées, alors que l'abstraction préserve de l'oubli
des thèmes généraux du savoir ou toute information répétée dans des contextes variés. Ce mécanisme est très général et
s'applique, par exemple, autant aux mots du vocabulaire qu'aux connaissances élaborées ; ainsi, un jeune enfant reliera
facilement un mot (par exemple, « avion ») au contexte dans lequel ce mot vient d'être acquis, tandis que l'adulte ne pourra
plus discriminer les milliers ou millions de contextes dans lesquels ce même mot lui sera apparu. Il en est de même pour des
connaissances élaborées telles que les mathématiques, dont il ne restera après de longues années que les structures le
plus souvent répétées explicitement ou implicitement : ainsi en est-il de la culture, ce qui reste lorsqu'on a tout oublié.
Les aspects affectifs et sociaux de la mémoire
L'analogie entre l'homme et l'ordinateur a ses limites, d'une part, parce que les activités humaines sont sans cesse
évaluées en fonction de l'agrément ou du désagrément, c'est-à-dire d'après leur valeur affective, d'autre part, parce que
l'homme est un être social et que ses connaissances et ses souvenirs ont très fréquemment une dimension sociale.
L'analyse des souvenirs révèle que la plupart d'entre eux (80 p. 100) portent sur des événements privés (profession, vie
sentimentale, voyages, vacances, vie familiale) qui d'une façon générale sont jugés comme étant agréables. Les autres
souvenirs (20 p. 100) portent sur des événements publics – guerres, révolutions, faits politiques (essentiellement décès
d'hommes d'État célèbres) – qui sont jugés en moyenne comme étant désagréables (Lieury et coll., 1978, ...). L'évocation de
ces souvenirs est comparable au rappel d'informations apprises dans des conditions de laboratoire ; dans des
questionnaires sur des événements publics (Warrington et Sanders, 1971), les bonnes réponses sont d'environ 70 p. 100
pour des événements datant d'un an et diminuent progressivement à 20 p. 100 pour des événements qui datent de
quarante ans. Comme en laboratoire, la reconnaissance donne de meilleurs résultats : la bonne reconnaissance de la
réponse, parmi trois choix, à la question (par exemple : « Qui était Premier ministre en telle année ? ») est en moyenne de
85 p. 100 pour les événements datant d'un an et diminue à 50 p. 100 pour les événements datant de quarante ans. Des
résultats comparables ont été observés pour des souvenirs privés, en l'occurrence la mémorisation de noms de camarades
de collège (Bahrick et Wittlinger, 1975).
Nos souvenirs seraient très incomplets si nous ne pouvions les situer dans le temps. Deux grandes stratégies semblent
être utilisées à ce propos (Lieury et coll. 1979 ; Lieury et coll., 1980). La plus générale paraît être l'utilisation de repères
chronologiques, qui jouent alors le rôle d'indices de récupération pour des informations datées : par exemple, on se refère à
la naissance d'un enfant, à un examen ou à un voyage mémorable pour retrouver la date d'un séjour de vacances, ou celle
de la mort d'un homme politique. Cette stratégie n'étant pas toujours possible, la datation à l'aide de repères est remplacée
par une estimation temporelle globale selon un mécanisme analogue à celui qui opère dans la perception du temps (Fraisse,
1967) : la date est alors donnée en fonction d'une estimation de l'éloignement temporel de l'événement. On constate, en
moyenne, une sous-estimation de cet éloignement pour les événements anciens (qu'on a tendance à rapprocher du présent)
et une surestimation temporelle pour les événements récents. Ce phénomène pourrait être lié au fait que plus l'événement
est lointain, moins le nombre de souvenirs est grand et plus le temps paraît court : le temps serait fonction du nombre de
souvenirs stockés dans la mémoire.
Alain LIEURY
II- Plasticité de l'organisation cérébrale et mémoire
Le terme plasticité désigne, d'une part, les procédés relatifs à l'art de donner une forme (chirurgie, arts plastiques), et,
d'autre part, la propriété qu'ont certains corps de changer de forme sous l'action d'une force extérieure, et de conserver
durablement cette déformation. Appliquée au vivant, la notion devient soit la propriété active de créer des formes organiques
nouvelles, soit la propriété passive possédée par l'individu de modifier ses formes organiques sous l'effet de
l'environnement.
La plasticité n'est donc pas initialement considérée comme une caractéristique du seul système nerveux, mais concerne
plutôt les modifications possibles du vivant dans son ensemble. À la fin du XIXe siècle, toutefois, l'idée s'impose pour
évoquer plus particulièrement une propriété du tissu nerveux (neuroplasticité), rendant possible de nombreux phénomènes
neurophysiologiques, psychologiques ou comportementaux. L'acquisition des réflexes, la formation des souvenirs, des
habitudes semblaient l'exiger, tout comme la prégnance de certaines métaphores traditionnelles touchant la mémoire
(empreinte). Pendant des années, la plasticité fut considérée comme une qualité du système nerveux sous-tendant les
modifications à long terme, sans que l'on pût définir cette qualité autrement que de manière analogique ou métaphorique.
Une mise en rapport empirique effective de l'évolution comportementale et cognitive au cours de la vie avec des
modifications de structures cérébrales paraissait s'imposer. Mais, du moins chez l'homme, on devait en rester (sans grand
succès) depuis les travaux de l'Allemand Franz Josef Gall (1757-1828) à l'observation comparée de cerveaux aux différents
âges de l'existence, du fœtus au vieillard. Les observations, qui se multipliaient après celles du Français Paul Broca
(1824-1880), sur l'apprentissage et la perte des fonctions, en particulier celle du langage, ainsi que sur les compensations
de fonctions perdues, allaient en faveur de la notion de plasticité. Après les travaux du biologiste anglais Augustus Waller
(1850), ces observations pouvaient être rapprochées des données de la neurophysiologie expérimentale touchant la
régénération des nerfs ; le terme plasticité va alors progressivement se répandre en neurologie, mais surtout être appliqué
au système nerveux périphérique. Les recherches du biologiste espagnol Santiago Ramón y Cajal (1852-1934) accélèrent la
transposition au niveau central. Le physiologiste allemand Albrecht Bethe tente de le réserver à des modifications de
fonctions dues à des lésions cérébrales, correspondant à des mécanismes de compensation de fonctions perdues. Le
Soviétique Ivan Petrovitch Pavlov (1849-1936) et les physiologistes de son école en font au contraire une notion plus
générale, parfaitement intégrée dans leur réflexologie. Le neurophysiologiste polonais Jerzy Konorski (1903-1974) désigne
l'excitabilité (impliquant la réactivité) et la plasticité (capacité à changer la réactivité résultant d'activations successives)
comme les deux principes qui sous-tendent les opérations du système nerveux central.
Reconnaître la plasticité cérébrale est donc devenu une exigence commune de la psychophysiologie, de la
neuro-embryologie et de la neurologie naissantes. Par la suite, le terme plasticité connaîtra une extension croissante, en
faisant indistinctement référence aux données concernant l'apprentissage, le développement, ou la clinique, et en désignant
toutes les modifications de structure et de fonctionnement dépendant de l'expérience ou de l'environnement.
Plasticité et spécificité cérébrales
Les travaux physiologiques du Canadien Wilder Graves Penfield (1891-1976) représentent un nouvel élan pour la
localisation corticale des fonctions. Penfield propose des dessins de « cartes » sensorimotrices grâce à la stimulation
électrique systématique sur cerveaux à découvert à l'état de veille chez les épileptiques (1937). Pour les « localisateurs »
comme Penfield, l'établissement systématique de telles cartes n'était qu'une question de temps et leur labilité éventuelle ne
restait qu'un épiphénomène.
En revanche, la plasticité est mise en exergue par ceux qui critiquent la spécificité des territoires neuraux, comme le
neuro-anatomiste Karl Lashley (1890-1958). Se fondant sur des expériences de lésions cérébrales chez le rat, Lashley
opère une sévère critique de toute théorie du système nerveux en tant qu'addition de centres discrets dont chacun aurait
une fonction unique, de telle sorte que la destruction d'un ensemble de cellules provoquerait la perte d'une fonction et la
conservation de toutes les autres. Il développe le principe de l'équipotentialité, c'est-à-dire de la capacité de toute zone
fonctionnelle de prendre en charge un comportement spécifique. Ainsi, la faculté d'apprentissage d'un rat dans un labyrinthe
ne dépend pas du lieu de l'ablation, mais de la quantité de tissu cortical détruit. Selon cette théorie, toute aire corticale
intacte peut exécuter les fonctions des autres parties du cortex, bien qu'il puisse en résulter habituellement une certaine
perte d'efficacité.
Mais l'équivalence fonctionnelle tendra à être discréditée, et l'attention portée à la plasticité cérébrale détournée, au fur
et à mesure de l'accumulation de données concernant la mise en évidence d'étroites spécialisations corticales au niveau
sensoriel.
L'étude de l'organisation fonctionnelle de l'appareil visuel était déjà fort avancée dans le milieu des années 1950 au
niveau rétinien, avec les travaux de Stephen Kuffler, de Ragnar Arthur Granit, et de Gunnar Svaetichin. Cependant, c'est le
cortex cérébral qui verra les découvertes les plus spectaculaires, lorsque fut montrée l'étroite spécificité du cortex visuel et
de son organisation par David H. Hubel et Torsten N. Wiesel (Prix Nobel de physiologie ou médecine 1981, avec Roger
W. Sperry). Hubel et Wiesel avaient entrepris, grâce à des microélectrodes, de passer le cortex visuel au peigne fin,
neurone par neurone, pour en déterminer les propriétés fonctionnelles. Ce cortex se révéla constitué de colonnes de
neurones fonctionnellement identiques, sensibles à une orientation préférentielle du stimulus. Dans toutes les couches, les
neurones sont en effet préférentiellement activés par un œil ou par l'autre, et la réponse varie de la dominance complète
d'un œil à une égalité des influences entre les deux yeux. Les résultats obtenus sur l'organisation et l'architecture
fonctionnelles du cortex cérébral du singe et du chat ont été depuis lors étendus à la plupart des autres espèces animales, y
compris à l'homme.
Le cortex sensoriel somesthésique fut le lieu initial de la découverte des colonnes neuronales par l'Américain Vernon
Mountcastle (1957). Ces neurones réagissaient de façon sélective en relation avec la région corporelle stimulée ou en
fonction du type de stimulus. Le cortex auditif a lui aussi été exploré, toujours entre 1950 et 1960. La sélectivité neuronale
aux fréquences sonores a ainsi été étudiée par différents groupes. Chaque neurone du cortex acoustique réagit de façon
sélective à des sons de fréquences différentes, avec une décharge maximale pour une « fréquence préférentielle ». Cette
sélectivité s'affirme en allant des récepteurs jusqu'au cortex acoustique, via les structures sous-corticales.
Toutefois, les travaux de Penfield ont eu un prolongement inattendu. Les cartes respectent l'ordonnancement du monde
perceptif et préservent à l'intérieur des systèmes sensoriels la topographie existant à la périphérie, au niveau de l'organe
récepteur. Ainsi, des cartes dites rétinotopiques, cartographies bidimensionnelles de l'espace existant au niveau de la rétine,
se retrouvent aux différents étages du système : aux niveaux sous-cortical et du cortex visuel. C'est à partir des années
1970 que l'on assiste à l'établissement systématique de ces cartes fonctionnelles. Ces cartes rétinotopiques, tonotopiques et
somatotopiques sont activées par des stimuli ou par l'action d'autres cartes. Il existe des cartes pour la fréquence du son et
d'autres pour reconnaître d'où il vient, des cartes pour la surface du corps, qui sont activées par le toucher... donc plus d'une
carte pour chaque modalité sensorielle. On assiste là à un morcellement extrême des fonctions, avec, par exemple, la
découverte dans l'aire temporale moyenne de cellules hautement spécialisées pour traiter les informations relatives aux
déplacements visuels. Le summum de la complexité est atteint pour le cortex visuel du primate, qui aujourd'hui compte plus
de trente cartes de l'information visuelle.
Ainsi, l'information sensorielle pénètre dans un réseau organisé de neurones dont les fonctions sont déterminées par
une logique stricte, qui ne se laisse pas prendre dans un enchevêtrement ou dans un amas fortuit de cellules nerveuses,
mais qui révèle au contraire une extrême spécialisation fonctionnelle.
La simple survie semble alors nécessiter que ces structures spécialisées restent stables chez l'adulte. Il existe d'ailleurs
des limites évidentes de la récupération après lésions, manifestes à l'observation clinique et après neurochirurgie. Les
limites de l'apprentissage furent quant à elle démontrées par d'innombrables expériences chez l'animal et chez l'enfant.
Ainsi, la mise en évidence expérimentale de la spécialisation fonctionnelle du cortex semblait militer contre la plasticité.
La fixité des connexions, jointe au fait que le neurone hautement différencié avait apparemment perdu toute capacité de se
diviser, devait assurer la stabilité des territoires neuraux. Les données sur la récupération ou l'apprentissage limitaient de
toute façon l'importance du phénomène.
Preuves neurologiques de la plasticité cérébrale
Il faudra bien cependant concéder au minimum des îlots de plasticité dans un cerveau rigide... Car, à côté de l'étroite
spécialisation nerveuse, certaines preuves indiscutables de la plasticité vont être produites à partir des années 1960.
Modifications des connexions par neurochirurgie
Pour les neuro-embryologistes, l'approche de la plasticité consistait à tester la capacité de restauration ou de
réorganisation du système nerveux à la suite de modifications de connexions provoquées chez l'animal adulte ou au cours
du développement. L'Américain Roger W. Sperry (1913-1994) montre ainsi que lorsque, chez la grenouille adulte, un œil est
retourné de 1800 dans son orbite, les fibres provenant de la rétine se reconnectent à leur place initiale sur le tectum, principal
centre optique de l'animal. Il en résulte d'abord une inversion du champ visuel. Cette inversion résulte du maintien des
connexions rétinotectales qui inverse la carte rétinotopique sur le tectum. Mais le rétablissement ultérieur de la vision
binoculaire suppose la plasticité et la modification des connexions inter-tectales, c'est-à-dire entre les tectums des deux
côtés du cerveau. Par ailleurs, le schéma des connexions rétino-tectales change plusieurs mois après l'ablation
neurochirurgicale d'une partie de la rétine ou du tectum : la plasticité est responsable de la restauration de la topographie
des projections sur les surfaces restantes. De telles données expérimentales démontrent bien la plasticité de certains
étages du système visuel.
Modifications des colonnes corticales après privations sensorielles au cours du
développement
La plasticité du système visuel chez les vertébrés supérieurs, pour lesquels les expériences neurochirurgicales étaient
impossibles, est explorée par Hubel et Wiesel dès le début des années 1960. Il s'agit de modifier l'expérience sensorielle de
l'animal au cours de son développement et d'en étudier les conséquences sur l'organisation fonctionnelle du cortex. Il existe
des périodes critiques du développement pendant lesquelles une réorganisation des systèmes sensoriels est possible sous
l'action des messages sensoriels. Ainsi, le système visuel du chat ne se développe pas et même s'atrophie si l'animal n'est
pas exposé à certains modèles lumineux après la naissance. Cependant, cela n'impliquait pas la plasticité des systèmes
sensoriels chez l'adulte, en dehors de la période critique.
Modifications des cartes sensorielles chez l'animal adulte
Dès les années 1970, on avait montré chez l'animal adulte que les protocoles de conditionnement pouvaient modifier de
manière sélective la réponse sensorielle d'un neurone isolé. Jean-Marc Edeline montrera par la suite que la fréquence
caractéristique d'un neurone, celle où la réponse est la plus forte, peut être modifiée par l'apprentissage, et que le champ
récepteur des neurones, la gamme des fréquences tonales qui provoquent leur réponse, est sélectivement modifié.
Toutefois, il fallait démontrer que les cartes sensorielles corticales elles-mêmes étaient susceptibles de se modifier chez
l'adulte. Dans les années 1990, de très nombreux laboratoires ont mis en évidence de telles modifications, et cela pour
toutes les modalités sensorielles. Les conditions opératoires vont de lésions ponctuelles de l'épithélium sensoriel
(désafférentation) à des manipulations électrophysiologiques du niveau de dépolarisation d'un neurone lors de la
présentation d'un stimulus, plus rarement jusqu'à de réels entraînements comportementaux.
Charles Gilbert et Torsten Wiesel provoquent des lésions ponctuelles au niveau de la rétine et procèdent à l'examen de
ces cartes corticales rétinotopiques. Les neurones visuels ont des champs récepteurs qui changent de taille lorsqu'ils sont
adjacents à des neurones dont les champs récepteurs dépendent de plages rétiniennes lésées. Après quelques mois, la
zone corticale devenue silencieuse du fait de la lésion rétinienne commence à répondre lorsque l'on stimule les régions
rétiniennes adjacentes à la lésion. Le remplissage au niveau du cortex atténue ainsi peu à peu les effets de la lésion.
Le domaine somesthésique semble avoir aujourd'hui supplanté le système visuel. Autour des années 1990, les
expériences de Michael Merzenich (université de Californie, San Francisco) et de Jon Kaas (université Vanderbilt, Nashville)
mettent en évidence les modifications des cartes somatotopiques lorsque l'on intervient sur les récepteurs périphériques ou
les nerfs, ce que l'on peut faire en sectionnant les nerfs, en altérant les relations entre les régions adjacentes des membres
(en cousant ensemble les doigts d'une main de singe par exemple) ou en augmentant le recours au système somesthésique
par une utilisation accrue de la main. La plasticité corticale concerne aussi le système auditif et les cartes tonotopiques.
Gregg Recanzone (université de Californie, Davis) et Michael Merzenich ont entraîné le singe adulte à discriminer certaines
fréquences (apprentissage). Ils ont constaté une modification de la représentation corticale des fréquences auditives avec
agrandissement des zones corticales représentant approximativement la fréquence à laquelle l'animal avait été entraîné.
L'étendue est corrélée à la performance comportementale en fin d'entraînement.
Réorganisation du cortex chez l'homme
Les études de la plasticité sensorielle chez l'homme adulte sont venues confirmer les résultats expérimentaux obtenus
chez l'animal. Les observations s'effectuent soit à la suite de traumas, soit en relation avec les illusions perceptives, ou en
rapport avec les recherches des mécanismes cognitifs (mémoire). Vilayanur Ramachandran (université de Californie, San
Diego) montre qu'un stimulus sur le visage produit des sensations relatives à la main manquante chez l'amputé (sensation
du membre fantôme). Il y a même possibilité de tracer une carte de la main sur le visage, ainsi d'ailleurs que sur le bras. Ces
curieux phénomènes de réorganisations perceptives ne sont explicables que par la plasticité du cortex somesthésique, les
fibres sensorielles partant du visage envahissant le territoire de la main au niveau du cortex qui était devenu vacant à la
suite de l'amputation pratiquée sur le membre.
Apprentissage et imagerie cérébrale
La plasticité ne se révèle pas seulement sensorielle, elle concerne aussi les aptitudes motrices, et cognitives : langage,
lecture, compétence musicale, mathématique, etc. Surtout, dans les années 2000, les techniques de neuro-imagerie ont
révolutionné l'étude de la plasticité cérébrale dans le domaine de l'apprentissage.
On peut considérer, à titre d'exemple, le cas du stockage de l'information en mémoire à court terme qui correspond à la
capacité de maintenir présent à l'esprit un stimulus quelques secondes après sa disparition du champ perceptif. On
distingue une mémoire à court terme visuelle de l'objet, qui conserve les caractéristiques physiques du stimulus, et une
mémoire à court terme spatiale, qui conserve sa position dans l'espace. Or les techniques de neuro-imagerie chez l'homme
montrent que ces différents composants de stockage de la mémoire à court terme visuelle correspondent à l'activation de
neurones différents du cortex. Autrement dit, le stockage en mémoire à court terme n'est pas un système unitaire, et les
réseaux neuraux sont modulés en fonction du type d'information.
On conçoit que la mesure systématique des activités cérébrales pendant que l'enfant ou l'adolescent réalise des tâches
particulières plus ou moins complexes à différents stades du développement ouvre la voie à l'établissement de
cartographies cérébrales des stades du développement cognitif.
Les mécanismes de la plasticité
Depuis Cajal, les histologistes avaient proposé que la plasticité cérébrale pouvait être liée à un changement des
connexions neuronales. Mais c'est l'apport du neuropsychologue canadien Donald Hebb (1904-1985) qui peut être
considéré comme le véritable point de départ théorique du mécanisme de la plasticité. Hebb propose que les modèles de
comportement, comme la perception visuelle, se construisent progressivement au cours de longues périodes, par la
connexion d'ensembles particuliers de cellules ou « assemblées cellulaires » (1949). Selon cette théorie, l'apprentissage
correspond à une modification des réseaux neuronaux activés par les stimuli : modification de la taille des réseaux, et
meilleure cohérence temporelle des activations des neurones à l'intérieur du réseau. Il résulte d'une augmentation de
cohérence de fonctionnement liée à une augmentation de la force de couplage entre neurones, assurant la création
d'assemblées de neurones plus efficaces.
Les bases physiologiques de ce couplage ont été précisées par le Prix Nobel (2000) Eric Kandel. Ses recherches sur
l'habituation furent le point de départ de l'élucidation des mécanismes de la plasticité au niveau moléculaire et des modalités
particulières de la neurotransmission, liées à la mémoire et à l'apprentissage. Kandel a pu reconstituer la topographie des
voies neuronales intervenant dans ces processus d'habituation et de sensibilisation chez un mollusque marin, l'aplysie. Ces
modifications du comportement dépendent d'altérations plastiques dans les synapses du circuit nerveux contrôlant le réflexe
de rétraction de la branchie de cet animal. Kandel a montré, sur ce modèle, l'intervention directe des médiateurs, et
reconstitué les modifications métaboliques consécutives dans la synapse.
Depuis Kandel, la recherche des bases moléculaires de la plasticité se poursuit sans relâche. La plasticité à long terme
suppose des modifications synaptiques et des synthèses protéiques. La compréhension des mécanismes de la plasticité au
niveau moléculaire doit s'effectuer dans une perspective structurale aux niveaux présynaptiques et postsynaptiques, et dans
une perspective temporelle, c'est-à-dire, d'une part, selon la vitesse à laquelle les règles de codage sont changées, et,
d'autre part, selon la pérennité du changement. Une stratégie particulière utilisant la drosophile est l'altération du génome
par un mutagène suivie du test de l'aptitude de l'animal à l'apprentissage, en vue d'impliquer certains gènes dans des
aspects particuliers de l'apprentissage.
La ou les plasticités ?
On peut différencier parmi les événements neuraux plastiques ceux qui relèvent de la plasticité développementale, de la
plasticité adaptative et de la plasticité réparatrice. La plasticité touche tous les registres, sensoriels, moteurs et cognitifs.
La plasticité développementale concerne l'ontogenèse. Elle désigne, sous l'action conjuguée des facteurs génétiques et
épigénétiques, les événements de la neurogenèse et de la synaptogenèse : différenciation neurale et mise en place des
réseaux nerveux, au cours du développement embryonnaire puis de la croissance chez l'enfant. Elle correspond en
particulier aux processus de maturation, supposant une interaction avec le milieu : par exemple lors du développement des
fonctions sensori-motrices. Le facteur génétique est ici essentiel même si cela n'implique pas que la mise en place de tous
les réseaux soit sous le seul contrôle de l'information génétique.
La plasticité adaptative concerne les modifications qui sont induites par l'expérience, événements intervenants après
que le développement et la croissance ont eu lieu. Il s'agit de comprendre les mécanismes nerveux à l'échelle moléculaire et
systémique responsables des transformations durables du comportement. Elle correspond à des phénomènes
d'apprentissage et de mémoire, par exemple aux modifications des cartes corticales suite à l'apprentissage.
Cependant, dans la pratique, les distinctions entre plasticité développementale et plasticité adaptative (ou entre
maturation et apprentissage) ne sont pas aussi nettes. Les compétences cognitives relèvent d'une causalité complexe où
facteurs génétiques et influences environnementales interfèrent. Un modèle de plasticité à la fois développementale et
adaptative est représenté par la théorie de la stabilisation sélective (darwinisme neuronal de Jean-Pierre Changeux, Antoine
Danchin, Gérald Edelman). Ce modèle met en jeu deux mécanismes principaux : un générateur de diversité qui produit
l'activation spontanée et transitoire d'assemblées de neurones ; un mécanisme de sélection qui stabilise certaines
configurations en accord avec les structures de l'environnement.
Quant à la mystérieuse et avérée plasticité réparatrice, Jordan Grafman (Bethesda) propose quelques explications,
toutes hypothétiques. L'adaptation après lésion pourrait être la prise en charge du déficit par la région homologue de l'autre
hémisphère cérébral, ou bien résulter d'une activation de zones adjacentes à la lésion, ou d'une reconversion fonctionnelle
de la région lésée, ou encore de stratégies fonctionnelles alternatives impliquant des substrats neuronaux différents. Au
niveau cellulaire, cela pourrait correspondre à des phénomènes de démasquage, de vicariance ou de synaptogenèse. Les
deux premiers de ces mécanismes auraient pour fonction de compenser la limite de temps qu'imposerait un remodelage
complet des structures. Le démasquage suppose que des fonctions secondaires préexistent (de façon redondante) à la
lésion et sont révélées après disparition de la fonction primaire, ce qui permet de comprendre les réarrangements du cortex
sensoriel et la modification des cartes. Au niveau des cartes sensorielles, il y aurait normalement un recouvrement partiel
des champs récepteurs de neurones et un chevauchement des connexions, qui ne s'accompagneraient pas d'effets
perceptifs. Si les afférences principales disparaissent, les afférences secondaires de la carte pourraient alors devenir
fonctionnelles, se démasquant, et entraînant des changements sur la forme des cartes corticales. Une alternative au
démasquage est la vicariance, alternance de structures accomplissant la même fonction, relais pris par des structures
adjacentes ou plus éloignées. Enfin, la synaptogenèse suppose la croissance active de nouvelles connexions et, à plus long
terme, la réorganisation physique des circuits neuroniques corticaux.
Aujourd'hui, un des défis les plus importants est de rendre compatible l'étroite spécialisation du cortex cérébral avec sa
plasticité avérée, dans le cadre dynamique d'un modèle physiologique général et d'un modèle de développement, autrement
dit de comprendre le fonctionnement des réseaux chez l'adulte et leur mise en place chez l'enfant. Un même phénomène de
plasticité toucherait à la fois le développement prénatal, postnatal et l'adulte à des degrés différents. La plasticité permet de
concevoir comment le cerveau est le produit de nos gènes, mais aussi du monde dans lequel nous vivons tout au long de la
vie.
C'est dans cette optique que l'on peut analyser fructueusement les dérèglements de la fonction mnémonique (voir
ci-après).
Jean-Claude DUPONT
III-Les troubles de la mémoire
On étudiera ici les troubles cliniques atteignant la mémoire définie comme l'ensemble des moyens permettant le rappel
du passé ; mais les mécanismes de ces troubles peuvent être très divers et faire appel, selon les cas, à un manque de
fixation initiale (amnésie antérograde), à un mauvais stockage des souvenirs ou au fonctionnement défectueux du
processus du rappel (amnésie rétrograde). Dans les cas – seuls envisagés ici – où les troubles de la mémoire représentent
l'essentiel de la scène clinique, le plus grand nombre est de nature déficitaire et constitue les amnésies. Leur classement se
fait souvent en amnésies générales (comprenant l'amnésie antérograde de fixation, les amnésies rétrogrades, dont
certaines sont hystériques, et l'amnésie antérograde du syndrome de Korsakoff) et en amnésies partielles (amnésies
lacunaires de type confusionnel et amnésies électives de nature hystérique).
L'inconvénient d'une telle division est de rapprocher des faits disparates, de classer sous deux rubriques différentes les
amnésies hystériques et de créer artificiellement une amnésie antérograde pure qui n'est autre que l'amnésie lacunaire de
type confusionnel.
Il paraît donc plus simple et plus logique de distinguer : les amnésies organiques, comprenant l'amnésie lacunaire de
fixation vraie, l'amnésie antéro-rétrograde (ou amnésie des faits récents, ou syndrome de Korsakoff) et l'amnésie globale
des états démentiels, et les amnésies non organiques, comprenant les divers aspects des amnésies lacunaires électives
d'origine hystérique.
À l'opposé des amnésies, il existe des hypermnésies pures, qui correspondent à deux ordres de faits très rares et très
différents : les visions panoramiques de l'existence et les capacités mnésiques prodigieuses.
Enfin, il faut faire une place à part aux paramnésies ou illusions de mémoire ; elles peuvent dominer la scène clinique,
mais elles rentrent presque toujours dans le cadre du syndrome de Korsakoff ou dans celui des épilepsies temporales.
Amnésies
Les amnésies organiques
Elles comportent trois catégories de faits, pouvant s'observer isolément ou en association.
L'amnésie lacunaire totale ou de fixation vraie
L'amnésie lacunaire totale comporte une perte complète de l'évocation de tous les souvenirs pour une période limitée
de temps. Elle est la conséquence directe d'un manque de fixation du souvenir et s'observe comme séquelle d'un état
confusionnel, quelle que soit son étiologie ; elle constitue le meilleur critère du diagnostic rétrospectif d'une confusion
mentale.
La lacune mnésique est totale et antérograde, par rapport au début du trouble. Elle peut être aussi légèrement
rétrograde, si le début de l'accès confusionnel est très brutal.
L'amnésie lacunaire est un symptôme majeur de deux affections particulières :
– l'épilepsie, dont elle est un critère d'organicité et où elle traduit l'absence totale d'impression de souvenirs durant le
trouble comitial ;
– les commotions cérébrales avec perte de connaissance initiale, qui sont suivies d'une période confusionnelle, au sortir
de laquelle on constate une amnésie lacunaire comportant un déficit antérograde et un déficit rétrograde ; ce dernier est
directement proportionnel à la longueur du déficit antérograde, dont il représente une faible fraction ; mais il a généralement
l'inconvénient médico-légal d'englober les circonstances de l'accident.
À côté des amnésies lacunaires totales, il existe des dysmnésies de fixation, où le trouble parcellaire comporte
simplement l'oubli irrégulier d'actes faits dans la journée ou d'actes à faire. Ces faits s'observent : dans les syndromes
subjectifs post-traumatiques ; dans divers syndromes frontaux (paralysie générale, maladie de Pick, tumeurs), où la
mémoire à long terme est peu touchée, mais où la fixation immédiate est défectueuse ; enfin chez des malades recevant
des traitements prolongés de thymo-analeptiques.
L'amnésie antéro-rétrograde ou amnésie des faits récents
Décrite par Korsakoff en 1889, et longtemps considérée comme une maladie particulière à étiologie purement
nutritionnelle, on envisage maintenant l'amnésie antéro-rétrograde comme un syndrome comportant un tableau clinique
univoque, mais présentant des étiologies variées, nutritionnelles ou non.
La sémiologie psychiatrique du syndrome de Korsakoff se caractérise par une tétrade associant amnésie des faits
récents, désorientation temporo-spatiale, fabulation et fausses reconnaissances :
– L'amnésie des faits récents est antéro-rétrograde avec un « oubli à mesure » des faits écoulés depuis le début de
l'affection et une incapacité d'évoquer les souvenirs de faits écoulés dans un temps variant de quelques années à dix ou
quinze ans avant l'éclosion du trouble. Cependant, la parfaite préservation de la mémoire des faits anciens, notamment des
souvenirs d'enfance, le respect des connaissances didactiques et des facultés de raisonnement permettent souvent au
malade de faire illusion vis-à-vis de personnes étrangères.
– La désorientation temporo-spatiale reporte les malades plusieurs années en arrière ; elle leur fait commettre des
erreurs grossières concernant les dates, leur âge, celui de leurs proches et les lieux où ils se trouvent.
– La fabulation, pratiquement constante, apparaît comme un phénomène de libération favorisé par le déficit mnésique.
Elle consiste le plus souvent en réponses confabulantes induites, mais elle peut réaliser aussi une fabulation de
remémoration délirante avec reviviscences de réminiscences vraies ou fausses ; très rarement, elle prend un type imaginatif
d'allure paraphrénique à thèmes fantastiques ou de grandeur ; tel ce malade de Masquin qui, après un traumatisme, se
croyait mort et enterré au Panthéon.
– Les fausses reconnaissances s'associent à la fabulation et ont le double aspect de la reconnaissance de personnes
inconnues du malade et de la méconnaissance systématique de ses proches. Les fausses reconnaissances ne sont
d'ailleurs qu'un aspect simplifié d'un phénomène plus général : la paramnésie de réduplication, qui fait vivre au malade tous
les événements dédoublés, à la fois comme situation présente et comme souvenir. Le reste du tableau clinique comporte :
une euphorie classique, mais inconstante, et une anosognosie (défaut de la conscience de son mal) très fréquente. Enfin, il
faut souligner la conservation de la fixation immédiate, l'absence de confusion mentale (en dehors des phases aiguës où
l'association peut être fortuite) et l'absence de détérioration démentielle, dans les formes habituelles de la maladie.
L'évolution du syndrome de Korsakoff est souvent défavorable, et elle se fera alors sans rémission. Cependant, certains
cas régressent ; il en est ainsi de la majorité des formes post-traumatiques. La réorganisation mnésique de ces formes
régressives a l'intérêt de montrer que nombre de souvenirs qui paraissaient perdus avaient, en réalité, été enregistrés.
Les étiologies du syndrome de Korsakoff sont multiples et la diversité des lésions cérébrales responsables a permis
d'imaginer les conditions physiopathologiques nécessaires au déclenchement des troubles.
Les étiologies nutritionnelles, alcooliques ou non, sont, en effet, liées à une avitaminose B1 et elles dépendent d'une
altération bilatérale des corps mamillaires. Les étiologies tumorales relèvent de processus expansifs médians et profonds.
Les tableaux vasculaires sont liés à des ramollissements bilatéraux, interrompant le circuit limbique. Les formes
chirurgicales s'observent pour des exérèses bitemporales internes, des coagulations thalamiques internes, des destructions
du fornix et des ablations cingulaires bilatérales et étendues.
Au contraire, on a peu de renseignements sur les formes post-traumatiques, qui sont le plus souvent régressives, ni sur
les formes postencéphalitiques ou méningées, ni sur l'ictus amnésique, qui apparaît comme un épisode korsakoffien
transitoire, généralement sans lendemain.
De cet ensemble de faits, une seule notion certaine se dégage : celle de l'existence d'un circuit limbique,
hippocampo-mamillo-thalamo-cingulaire, dont l'interruption, à condition d'être bilatérale, engendre un syndrome de
Korsakoff.
Les amnésies globales
Les amnésies globales s'observent dans les démences avancées. Elles touchent l'ensemble des souvenirs et elles se
complètent souvent d'une atteinte de la mémoire immédiate, par trouble de l'attention.
Cependant, un certain nombre de processus démentiels – démence sénile et maladie d'Alzheimer – revêtent pendant
longtemps un aspect korsakoffien dénommé presbyophrénie, explicable par la prédominance ammonique des lésions.
Les amnésies non organiques
Les amnésies non organiques sont de nature hystérique et leur caractère commun est de réaliser une amnésie
lacunaire élective pour un certain matériel (oubli électif de la mort d'un proche ou d'un événement marquant de la vie) ou
pour une certaine période de temps (tranche de vie passée variant de quelques mois à quelques années).
Une forme particulière en est l'amnésie post-traumatique rétrograde pure, sans atteinte antérograde, qui est toujours
d'origine hystérique.
Enfin, signalons les phénomènes de double personnalité (ou personnalités alternantes), chacune ayant sa mémoire
propre. Très étudiés autrefois chez les médiums, ils relèvent d'un comportement hystérique, où le trouble mnésique
n'apparaît qu'à titre corollaire.
Hypermnésies
Les visions panoramiques
Les visions panoramiques de l'existence consistent en un défilé incoercible de souvenirs anciens, survenant à
l'occasion d'un péril de mort imminente (mourants ; noyés ou pendus ayant échappé à la mort au dernier moment ; sujets
faisant une chute d'un lieu élevé). La vision est rarement complète ; elle se limite généralement à un choix de scènes
d'enfance revécues sur un mode hallucinatoire. Le mécanisme du trouble est totalement inconnu. Le phénomène a été
signalé également au cours de piqûres accidentelles du bulbe rachidien.
Les capacités mnésiques prodigieuses
Les capacités mnésiques prodigieuses comportent des performances de calcul mental compliqué ou des énumérations
de dates.
Elles s'observent d'abord chez des sujets normaux, très intelligents, qui présentent une facilité naturelle doublée d'un
intérêt particulier pour le calcul. Les exemples les plus célèbres en sont Jacques Inaudi, étudié par Alfred Binet, et le Dr
Rückle.
Elles s'observent, par ailleurs, dans le groupe dit des débiles calculateurs, sujets apparemment débiles profonds mais
capables de donner, avec exactitude, le jour de la semaine correspondant à une date quelconque qu'on vient de leur
proposer. Ces dates ont habituellement trait à une période passée, plus ou moins ancienne et couvrant une dizaine ou une
quinzaine d'années. Ces malades semblent utiliser un mélange d'apprentissage et de moyens mnémotechniques simples.
On admet, actuellement, que ces sujets ne sont pas réellement débiles, mais qu'il s'agit de pseudo-débiles
psychotiques, ayant une tendance arithmomaniaque, développée secondairement sur un mode psychotique.
Il existe enfin d'autres mémorisations inhabituelles, telles que les dons d'apprentissage de poèmes ou d'écriture
musicale chez les gens normaux et leur corollaire psychotique (apprentissage de l'annuaire téléphonique).
Paramnésies
Les paramnésies, ou illusions de la mémoire, s'observent à l'état pathologique dans trois cas.
D'abord, dans le syndrome de Korsakoff, où elles sont à la base de la fabulation, des illusions de lieux (notamment les
« télescopages » de lieux très éloignés les uns des autres) et des paramnésies de réduplication (impression de déjà vécu).
Elles surviennent aussi dans certains onirismes avec reviviscences ecmnésiques de scènes d'enfance.
Enfin, dans l'épilepsie temporale, elles réalisent les illusions de déjà vu ou déjà entendu, et elles sous-tendent les états
de rêve ; dans ces derniers, il est généralement impossible de savoir si le vécu hallucinatoire est basé sur un souvenir réel
ou s'il est le fruit d'une paramnésie de réduplication.
Les sujets normaux présentent parfois des illusions de mémoire à type de déjà vu ou à type de mémoire de rêve à
rêve ; ici encore, un faible pourcentage de ces mémoires de rêve à rêve est authentique, alors que la majorité de ces
impressions relève probablement d'une illusion de mémoire.
Serge BRION
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