décryptages par Sonia Arfaoui Greffe et VIH Pendant de nombreuses années, les personnes séropositives ont été exclues des programmes de greffe. La donne a changé avec l’avènement des traitements antirétroviraux. Tour d’horizon de la situation actuelle. Retour en arrière. Lors de la conférence de consensus sur les indications de la transplantation hépatique de 1993, l’infection au VIH est considérée comme une contre-indication. En cause : d’une part, le pronostic vital généralement défavorable de cette infection ; d’autre part, la peur – à l’époque fondée – de faire progresser le VIH du fait de l’administration inévitable d’un traitement immunosuppresseur antirejet. L’arrivée des trithérapies en 1996 permet de reconsidérer ce point de vue : grâce à la remontée du taux de CD4 et à la baisse de la charge virale, l’espérance de vie des malades est fortement allongée. Dès lors, les personnes séropositives deviennent des candidates potentielles aux greffes. CONTACTS Pr Brigitte Autran laboratoire d’immunologie cellulaire et tissulaire hôpital de la Pitié-Salpêtrière Cervi 47-83, bd de l’Hôpital 75651 Paris Cedex 13 [email protected] BIBLIOGRAPHIE Gabarre J., N. Azar, B. Autran, C. Katlama, V. Leblond, « High-dose therapy and autologous hematopoietic stem cell transplantation for HIV-associated lymphoma», The Lancet, 2000, 355 (9209) : 1071-72. 1 Ces cellules de la moelle osseuse sont à la base de la fabrication des cellules circulant dans le sang (globules rouges, plaquettes et globules blancs qui comprennent les lymphocytes et les macrophages). Transversal n° 35 mars-avril décryptages Dr Jean-Charles Duclos-Vallée centre hépatobiliaire Inserm U785 hôpital Paul-Brousse 12-14, avenue Paul-Vaillant-Couturier 94804 Villejuif Cedex jean-charles. [email protected] Greffes de moelle et de cellules. Les premières transplantations concernent essentiellement les greffes de moelle osseuse et de cellules souches hématopoïétiques 1 dans le traitement des lymphomes (multiplication maligne des lymphocytes), une complication fréquente de l’infection au VIH. Ce sont des pathologies graves, parfois mortelles à brève échéance. Et les traitements disponibles, pourtant très lourds, sont assez peu efficaces. Avec le recul, ces greffes, développées depuis le milieu des années 1980, se sont avérées être la meilleure option. « Face à la très grande difficulté à traiter les lymphomes des personnes séropositives, les hématologistes ont donc proposé de réaliser des greffes autologues de moelle ou de cellules souches hématopoïétiques chez des patients sous trithérapie dès la fin des années 1990 », précise le Pr Brigitte Autran, immunologiste au Centre d’études et de recherches en virologie et immunologie (Cervi) de l’hôpital de la PitiéSalpêtrière (Paris). La particularité de ces greffes est que donneur et receveur sont un seul individu : ce sont les propres cellules de la moelle du patient qui lui sont réinjectées. Ces dernières sont par conséquent infectées par le VIH. Les premières greffes réalisées par les hématologistes de la Pitié-Salpêtrière ont montré que ce type de transplantation n’aggravait pas l’infection au VIH. « Cette situation autologue, assez peu agressive sur le plan immunologique puisque provenant du patient lui-même, explique probablement qu’il n’y ait pas de réactivation majeure du virus, ajoute l’immunologiste. Cependant, le bénéfice thérapeutique reste limité par la fréquence importante de la rechute de ces lymphomes extrêmement agressifs. » Pendant longtemps, la greffe de moelle allogénique (de donneur différent et sain) a pourtant été évitée même si elle permet d’obtenir de très bons résultats chez des patients séronégatifs. Elle est en effet associée à une réaction de rejet très particulière appelée GVH ou « maladie du 29 décryptages par Sonia Arfaoui Transversal n° 35 mars-avril décryptages Transplantation hépatique. Récemment initiées chez les patients porteurs du VIH, ces greffes, toujours allogéniques, impliquent les organes liés aux maladies les plus graves et habituelles chez les personnes séropositives. C’est le cas des hépatites virales ou médicamenteuses, fréquentes chez ces dernières du fait notamment de la coïnfection par un autre virus, celui de l’hépatite B (VHB) ou de l’hépatite C (VHC), et qui concerne 20 % à 40 % d’entre elles. Une surconsommation d’alcool ou de drogues peut parfois aggraver la situation. Négligées pendant longtemps, les maladies du foie sont donc devenues une préoccupation centrale dans la prise en charge des personnes séropositives. L’enjeu est de taille, car les hépatites évoluent plus souvent et plus vite chez un patient coïnfecté, même sous trithérapie, vers une hépatite chronique ou un cancer du foie. En outre, les hépatites C sont beaucoup plus graves que les hépatites B. Dans les cas d’hépatopathies les plus problématiques, une greffe de foie peut alors, sous certaines conditions, être proposée aux personnes séropositives. Les critères de cette transplantation chez les patients coïnfectés ont été évalués dans le cadre de l’essai ANRS Thevic, mis en place au Centre hépatobiliaire (CHB) de l’hôpital Paul-Brousse (Villejuif). 30 Essai ANRS Thevic. La première greffe a eu lieu en 1999. Les candidats étaient en grande majorité des malades porteurs du VIH et du VHC et non répondeurs aux traitements anti-VHC. Les autres étaient coïnfectés au VIH et au VHB ou atteints d’une pathologie hépatique sévère mais non virale. Pour la première catégorie, en grande partie atteinte de 2 La cirrhose est la conséquence d’une inflammation prolongée du foie. On parle de cirrhose décompensée quand surviennent des manifestations d’insuffisance hépatique sévère, d’hypertension dans la veine porte ou d’ascite (accumulation de liquide dans l’abdomen). © Stockxpertcom greffon contre l’hôte », causée par les cellules immunocompétentes de la moelle du donneur que le receveur immunodéprimé n’est pas en mesure de rejeter. Cette maladie, qui survient lors d’une greffe sur deux, fait encourir un certain risque au patient, en particulier si celui-ci est séropositif. Malgré tout et compte tenu des limites rencontrées avec les greffes autologues, quelques greffes allogéniques de moelle ont été réalisées chez des patients porteurs du VIH. Un traitement immunosuppresseur est alors nécessaire pour prévenir la GVH, ce qui fait aussi courir le risque d’aggraver l’immunodépression due au VIH… Dans leur ensemble, les premiers résultats ont toutefois montré la faisabilité des greffes chez ces patients et ouvert la voie à de nouvelles, celles d’organes solides. cirrhose décompensée 2 – la première cause de transplantation hépatique en Europe –, la greffe est souvent l’ultime solution. « Elle se pratique sous certaines conditions : elle n’est proposée qu’à des patients traités pour leur infection au VIH, dont la charge virale est contrôlée, précise le Dr Jean-Charles Duclos-Vallée, hépatologue au CHB de PaulBrousse. Par ailleurs, ils ne doivent pas avoir eu d’infection opportuniste majeure depuis qu’ils sont sous antirétroviraux [ARV]. Leur taux de CD4 doit être supérieur à 150, mais ce n’est pas un critère discriminant. Tout dépend de l’histoire médicale du patient. » Il ne doit y avoir aucune contreindication générale. Ce qui suppose un dépistage préalable approfondi des tumeurs éventuelles. Enfin, après la greffe, il doit rester au patient candidat un large éventail de solutions thérapeutiques antirétrovirales en vue de pouvoir traiter une réactivation du VIH. Dans le cadre de cet essai, les transplantations ont généralement été réalisées selon le schéma classique du donneur dit cadavérique (lire encadré p. 31). « Nous avons aussi pu intégrer quelques patients dans un programme “domino”, un procédé qui permet d’augmenter le pool de donneurs, détaille l’hépatologue. D’autres sont entrés dans un programme de “donneur familial”, donc vivant, mais cela reste exceptionnel et complexe à mettre en œuvre. » Traitements postgreffe. Après une greffe d’organe et quel que soit le profil du patient, un certain nombre de précautions s’imposent. La première est la nécessité de suivre un traitement immunosuppresseur. Ce dernier empêche et contrôle la réaction du système immunitaire, qui consiste naturellement à attaquer, voire détruire, tout élé- Greffe du foie : trois possibilités – Le donneur décédé ou « donneur cadavérique » (don le plus courant) : uniquement après une mort cérébrale et dans des conditions permettant que l’organe du défunt reste alimenté en sang oxygéné (maintien artificiel des activités respiratoire et cardiaque). Le prélèvement doit être effectué dans les heures suivant le décès. – Le donneur vivant : la loi de bioéthique, modifiée en avril 2003, a élargi le champ des donneurs potentiels : « Peuvent faire don d’un organe les membres de la famille, les conjoints, les pacsés et désormais toute personne attestant d’au moins deux ans de vie commune avec le receveur. » L’organe doit toutefois répondre à des critères de taille. Et le donneur doit présenter une compatibilité sanguine avec le receveur et ne pas être infecté par différents virus. Ce don n’est pas sans contrainte ni risque pour le donneur. – La transplantation dite « domino » est spécifique aux greffes de foie et permet de pallier le manque d’organes : dans ce cas, le donneur est vivant et souffre de neuropathie amyloïde héréditaire, ce qui signifie que son foie fabrique une amylose anormale s’accumulant progressivement dans ses nerfs. Au bout d’une vingtaine d’année, la maladie se déclare et le malade doit recevoir le foie d’un donneur sain décédé. Le sien est fonctionnel (la maladie est génétique, donc non transmissible par voie de greffe) et peut à son tour être transplanté chez un receveur. La survie des patients ayant reçu un greffon domino est comparable à celle des autres patients transplantés. sont métabolisées par les mêmes enzymes que les immunosuppresseurs, d’où les précautions à prendre pour éviter le surdosage toxique ou le sous-dosage qui favorisera le rejet de greffe. Il s’agit donc de trouver la bonne combinaison entre les deux thérapeutiques pour que le patient séropositif maintienne, malgré tout, une immunité efficace. Grâce à cette adaptation au cas par cas, il n’y a pas plus de rejets aigus chez ces patients coïnfectés que chez les patients monoïnfectés. S’ils ont lieu, ce sont essentiellement des rejets modérés, qui peuvent être contrôlés par une augmentation des immunosuppresseurs. Quels bénéfices pour les coïnfectés ? Au final, ces premiers résultats ont montré que la transplantation hépatique chez les coïnfectés n’aggrave pas l’infection au VIH. Elle ne désorganise ni n’altère l’équilibre que le traitement antirétroviral apporte au patient quant à sa charge virale et à son taux de CD4. Elle n’engendre pas davantage d’infections opportunistes non plus. « En revanche, en terme de survie à deux ans, les résultats sont un peu moins bons que pour les patients monoïnfectés », tempère JeanCharles Duclos-Vallée. Et ce pour deux raisons. La première est liée à l’infection virale de l’hépatite C elle-même. Lors d’une greffe de foie, la maladie pour laquelle l’opération est indiquée étant une maladie infectieuse, le virus est toujours présent et réinfecte le nouveau foie. La récidive virale est donc quasi systématique, voire si sévère pour certains malades qu’il faut réintroduire assez précocement un traitement anti-VHC après l’opération. Ce dernier est Transversal n° 35 mars-avril décryptages ment perçu comme étranger : dans ce cas, le greffon. Prescrire ce traitement postgreffe à une personne immunodéprimée est par conséquent très difficile. Dans le cadre de l’essai Thevic, il est débuté au lendemain de l’intervention. C’est généralement une combinaison de corticoïdes et de tacrolimus ou de ciclosporine, qui ont pour effet de détruire un nombre important de lymphocytes du receveur, puis de bloquer les processus d’activation et de prolifération des lymphocytes T. Il faut y ajouter un traitement prophylactique contre les infections opportunistes. Le risque de rejet de greffe est majeur pendant les premières semaines. « Par la suite, si le greffon est bien toléré, il est possible de décroître progressivement les doses de manière à maintenir en permanence un niveau d’immunosuppression permettant de contrôler la réaction de rejet de greffe susceptible de survenir à tout moment et ainsi d’assurer au patient une vie quasi normale », complète Brigitte Autran. Les possibles interactions médicamenteuses entre les immunosuppresseurs et les ARV rendent l’introduction de ce deuxième traitement délicate. « Ces interactions, notamment importantes avec les inhibiteurs de protéase, sont désormais maîtrisées, explique Jean-Charles DuclosVallée. Cela impose d’être vigilant et rigoureux sur les dosages d’immunosuppresseurs, en particulier lorsque l’on réintroduit les ARV deux semaines après la greffe pour permettre au nouveau foie de rétablir ses fonctions. » La difficulté avec les antiprotéases est qu’elles 31 par Sonia Arfaoui Transversal n° 35 mars-avril décryptages lourd, contraignant, et ses modalités difficiles à définir en l’absence de tout standard. « Le second souci postgreffe est la toxicité mitochondriale liée à certains ARV, poursuit le chercheur. Le problème se pose nettement moins depuis trois ans : depuis que l’on évite, avant et après la greffe, d’administrer des analogues nucléosidiques dont les molécules peuvent être toxiques sur le greffon. » L’essai Thevic a également permis de mettre en lumière la nécessité absolue d’un suivi psychologique spécifique des patients coïnfectés. Ceux suivis par l’équipe de PaulBrousse sont régulièrement vus à la fois par un hépatologue transplanteur et un infectiologue, habitué à la gestion prégreffe et postgreffe des ARV. Cette configuration conditionne le succès de la greffe et doit être généralisée. « Les coïnfectés candidats à une greffe sont des malades multisymptomatiques qui ont énormément besoin de soutien, notamment du fait de la récidive de l’infection virale au VHC, des examens récurrents auxquels ils doivent procéder et de la difficulté des traitements, rappelle JeanCharles Duclos-Vallée. De fait, la demande de prise en charge est beaucoup plus importante avec eux qu’avec la moyenne des autres patients. » Les réels bénéfices à moyen et long termes de la greffe du foie pour la maladie hépatique sont toujours en cours d’évaluation. « Prouver que l’on peut donner un traitement immunosuppresseur à un séropositif est en soi un point extrêmement positif. Cela montre le bénéfice majeur obtenu avec les ARV qui permettent donc d’aller plus loin dans la stratégie thérapeutique, expose le Pr Brigitte Autran. Nous évaluons par ailleurs l’hypothèse selon laquelle le traitement immunosuppresseur pourrait être bénéfique au contrôle de la charge virale. Ce virus infecte et se réplique dans les lymphocytes CD4, en particulier ceux qui sont activés. En ajoutant des immunosuppresseurs, d’une certaine manière, nous empêchons le lymphocyte CD4 de s’activer et donc la réplication virale. » 32 Gestion de la coïnfection. Depuis 1999, 60 greffes de foie ont été réalisées au CHB de l’hôpital Paul-Brousse dans le cadre d’une coïnfection au VIH et à une maladie hépatique. Il a d’ailleurs longtemps été l’unique centre français à réaliser ces transplantations chez les personnes séropositives au VIH. Aujourd’hui, elles sont aussi pratiquées au CHU de Rennes. Compte tenu des résultats satisfaisants obtenus avec ce procédé et de la demande de greffe croissante chez les séropositifs, d’autres centres envisagent de se lancer, notamment à Lille, Montpellier et Paris. « Il faut cependant privilégier des centres leader. Ces opérations restent difficiles, lourdes et ne sont pas dénuées de risques pour l’équipe médicale, résume JeanCharles Duclos-Vallée. J’espère surtout que, grâce à une prise en charge précoce de la coïnfection et à un traite- © Stockxpertcom décryptages ment antiviral contre le VHC bien conduit, le besoin de greffe va aller decrescendo. » Car, comme tout autre transplanté potentiel, les séropositifs sont confrontés à la pénurie de greffons ; les délais pour bénéficier d’un organe se comptent généralement en mois (entre six et dix-huit). La prévention, le dépistage et le traitement des hépatites virales sont donc aujourd’hui impératifs chez les malades infectés par le VIH. Le patient doit être informé de l’éventualité et des modalités d’une transplantation hépatique dès le stade de la cirrhose compensée. Cette anticipation est encore plus importante chez les personnes coïnfectées au VIH et au VHC dans la mesure où la maladie hépatique conditionne leur pronostic vital et progresse plus vite dans ce contexte. Car plus tard arrive la greffe, plus la maladie est évoluée et moins bon est l’état général de santé… Ce sont des conditions importantes pour les chances de survie postopératoires. Pour ce qui est des greffes d’autres organes, elles ne sont encore que peu développées chez les patients séropositifs et ne devraient pas connaître la même croissance que celle du foie. Et ce pour la simple raison que le VIH expose moins à des maladies graves d’autres organes que le foie. Quelques rares greffes de rein ont eu lieu et celles du cœur sont encore plus exceptionnelles. En France, une seule a été pratiquée en 2003 et à peine une dizaine aux ÉtatsUnis. L’enjeu actuel porte donc véritablement sur la gestion des maladies hépatiques développées par les personnes séropositives au VIH.