Leçon 1: Le cadre juridique et intellectuel de la présence juive

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Leçon 1: Le cadre juridique et intellectuel de la
présence juive
Séquence 6: Au plan théologique : le Verus Israel
Le christianisme formule une deuxième notion non moins fondamentale que celle de "peuple
témoin" pour penser la présence juive en termes religieux à l'époque médiévale, cette notion on
doit la désigner des mots latins, latins et hébraïques si vous préférez de Verus Israel qui sont
tout simplement le "Vrai Israël". Titre énigmatique qui est aussi celui d'un livre classique
partiellement remis en cause mais toujours extrêmement précieux écrit par Marcel Simon il y a
plusieurs dizaines d'années en 1948.
Ce thème du Verus Israel qui occupe beaucoup de place dans l'attitude chrétienne à l'égard du
judaïsme est tout à fait fondamental pour nous ici. L'idée a été reçue et acceptée par le
christianisme occidental, en tout cas jusqu'au milieu du 20ème siècle. Depuis quelques dizaines
d'années, un profond travail de réévaluation de ce thème a été accompli dans l'Eglise chrétienne,
ce n'est pas l'objet de notre leçon. En revanche il convient de signaler que pendant presque 2000
ans ça a été l'approche fondamentale du judaïsme par les Chrétiens.
Que dit ce thème? Que signifie Verus Israel? Qu'est-ce que c'est que ce "Vrai Israël"? L'idée est
simple, Il faut simplement l'énoncer précisément. L'idée c'est que la promulgation d'une loi
nouvelle par Jésus, donc ce moment de l' « Incarnation » où ce n'était pas simplement Dieu qui
s'incarnait en un homme, Jésus, mais Dieu en outre s'exprimait et proclamait un nouveau
moment de l'Histoire, une nouvelle Alliance avec le peuple chrétien. Donc cette promulgation
d'une Loi nouvelle rend caduque, obsolète l'ancienne Loi. Il y a donc l'idée très nettement
formulée dès le IIème siècle par quelqu'un comme Justin de Naplouse qui vit au IIème siècle
(martyr chrétien qui, semble-t-il, fut le premier à parler de Verus Israel) d'un transfert de
l'élection.
Attention il ne s'agit pas de dire quand on est un Chrétien du Moyen Âge ou même de l'Antiquité
tardive que les Juifs d'avant Jésus étaient dans l'erreur, étaient aveugles, avaient tort. Bien au
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contraire, Moïse et tous les Prophètes jusqu'au Ier siècle de l'ère commune sont dans le vrai, ils
sont détenteurs d'une Alliance, le Peuple Elu c'est bien Israël. Mais à partir de la vie de Jésus,
cette alliance est transférée d'Israël ancien vers le vrai Israël, Verus Israel, à savoir le peuple
chrétien.
L' « Incarnation » est donc une dégradation. Laissons ici de côté la question complexe et
passionnante de savoir si c'était vraiment le sens du message délivré par Jésus. Il est probable
que ce soit plutôt des gens comme Paul qui construisent une institution et qui donc
soient favorables à cette idée d'une forme d'abandon de l'élection ancienne et de la
Loi ancienne. Le peuple des Patriarches, des Prophètes, de Jésus, qui était donc dans le vrai se
voit dépossédé de cette Alliance initiale en faveur d'un nouveau peuple, le peuple chrétien. Les
Hébreux anciens étaient bien élus et ils sont représentés avec des auréoles dans les manuscrits
médiévaux chrétiens. Ce n'est pas le cas des Juifs d'après l' « Incarnation » qui s'obstinent à
refuser la vérité.
Les deux images ci-dessous, l'une fort célèbre et l'autre fort peu, illustrent cette idée :
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On voit sur la gauche la Synagogue à la lance brisée. C'est là une incarnation très physique,
métaphorique : une lance brisée en signe de défaite, de cette nouvelle élection, de ce "Vrai
Israël" que seraient les Chrétiens après l'Incarnation. Sur ce psautier du Nord de la France,
Synagogue, le visage penché vers le bas, l'air défait, arbore donc une
lance, emblème guerrier, brisée, symbole de la défaite de Synagogue qui est elle-même une
allégorie du judaïsme.
A droite, image fort célèbre, la fameuse représentation sur le portail méridional de la cathédrale
de Strasbourg de la Synagogue aveugle en latin "Sinagoga caeca", la synagogue aveugle
"caeca" frappée de cécité. Cet aveuglement est exprimé sous la forme d'un bandeau. Bien
souvent sur les manuscrits, sur les sculptures, sur des petits ivoires conservées au Louvre comme
sur ce portail strasbourgeois, un bandeau exprime cet aveuglement. La loi juive aurait donc perdu
sa validité.
Paul affirme qu'il est désormais nécessaire de convertir les Gentils à cette nouvelle religion, la
religion chrétienne, et de remplacer la loi juive. Que Jésus ait dit qu'il n'était pas venu je cite
"pour abolir mais pour accomplir" semble ici relativement secondaire. Désormais tout l'Ancien
Testament, toute la Bible juive est lue par les chrétiens comme une préfiguration du
christianisme que l'Église en somme accomplirait. Il ne s'agit pas je le répète de rejeter l'Ancien
Testament. Qui parmi les chrétiens rejetterait l'Ancien Testament serait un hérétique. C'est le cas
d'une personnalité qui vit toujours au IIème siècle, Marcion, dont les sectateurs, les disciples sont
les Marcionites.
Que font ces braves gens? Ils considèrent qu'il faut amputer les Ecritures chrétiennes de l'Ancien
Testament, rejeter comme on dit parfois, la racine juive du christianisme. On aurait trop vite fait
de croire que le christianisme médiéval, si hostile aux Juifs parfois, est marcionite. Non, avec
insistance les auteurs chrétiens, y compris les plus hostiles aux Juifs, comme Martin Luther par
exemple au XVIème siècle, rappellent qu'il ne s'agit pas de rejeter cette partie-là, il faut en faire
une lecture spirituelle. Rejeter ce texte comme trop littéral, comme le fait Marcion, c'est
paradoxalement pêcher soi-même en produisant une lecture judaïsante de l'Ancien Testament.
Pour les chrétiens médiévaux, l'Ancien Testament est une écriture sacrée dont il faut faire une
lecture spirituelle, métaphorique, comme annonciatrice de Jésus, mais c'est une étape importante,
une pierre importante dans l'ensemble des Ecritures Saintes. Evidemment, cette partie
première de l'Alliance est complétée par la deuxième partie à savoir le Nouveau Testament. Ça
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n'est donc pas du Marcionisme, une hérésie rejetant la Bible juive, mais une manière chrétienne
d'en faire une lecture non littérale, non charnelle.
De cette doctrine reste le rejet des aspects du judaïsme les plus étrangers au christianisme. Il y a
quand même là non seulement l'obsolescence de l'Alliance avec Israël mais aussi l'obsolescence
des prescriptions énoncées dans la Bible: les sacrifices, le respect du shabbat, la circoncision
véritable à laquelle on préfère la circoncision du cœur, un certain nombre de jeûnes, de
prescriptions alimentaires sont abandonnées massivement par les chrétiens. Quelques-uns, qui
sont considérés comme des sectes au début de l'époque moderne, reviendront à une observance
de certaines lois de l'Ancien Testament. Mais, massivement, cela n'est pas le cas du christianisme
et notamment pas du catholicisme. La rupture radicale et l'avènement de ce thème du
"Vrai Israël" formulé au IIème siècle s'inscrit donc aux IIIème et 4ème siècles. Elle est
effectuée surtout par les Pères de l'Eglise, notamment quelqu'un comme Jean Chrysostome qui
meurt en 407 et qui est un de ceux qui ont le plus penser cet abandon de l'Alliance première.
A côté du "peuple témoin" le "Verus Israël" est donc une notion fondamentale beaucoup plus
évidemment critique que celle de "peuple témoin" même si, on l'a vu, "le peuple témoin" aussi
est une notion ambivalente. La notion de "Verus Israël" est une notion qui dévalorise, qui
considère comme obsolète l''Alliance première et qui, de ce fait, considère comme aveuglés
ces Juifs qui continuent de refuser d'accepter la vérité du Nouveau Testament, de la nouvelle
Alliance.
Une image (ci-dessous) assez peu connue résume, me semble-t-il de manière intéressante, et elle
fait un peu écho à une autre image représentant les Juifs en bas de la société sur ce Codex
viennois que j'ai commenté, une image présente la spécificité de la position juive au sein de
l'Occident médiéval. Sur un manuscrit conservé à la bibliothèque municipale de Beaune,
qui date du milieu du XVème siècle, on voit représentées côte-à-côte dans un décor architectural
la prière chrétienne, la prière juive et la prière païenne. Quoi de mieux que cette image pour
résumer cette position singulière du judaïsme. Qui n'est certes pas le christianisme mais qui n'est
pas non plus le paganisme. Autant l'Islam -ce que les sciences médiévales appellent les
mahométans- n'a pas fait l'objet d'une bonne compréhension dans beaucoup de cas (on les croit
païens par exemple, ce qui est un lourd contresens sur l'Islam) autant le judaïsme, si mal
accepté, si mal compris qu'il soit, est représenté sur cette image comme spécifique.
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Prière chrétienne, prière juive, prière païenne. Beaune, BM, ms. 21, f. 149,
dans Guillelmus Durantis major, Rational des divins offices, milieu XVe siècle
Au cœur de l'image, on voit des Juifs en adoration devant un rouleau de la Torah. Et finalement,
quoique cette image soit chrétienne, on peut considérer qu'elle représente assez fidèlement ce
qu'est la foi juive: adoration de la Loi -on dirait ici que c'est Levinas qui est à l'esprit de l'auteur
de la miniature-, adoration de la Loi et non pas d'une représentation d'une idole, comme c'est le
cas sur la droite de l'image. Et non pas non plus la Trinité comme c'est le cas à gauche de
l'image. On n'oublie presque jamais la spécificité du Judaïsme au Moyen Âge qui n'est pas un
paganisme, qui n'est pas non plus dénué de rapport avec la divinité, en raison de cette première
époque où l'Alliance avec Israël était effective, mais qui est marqué par cet aveuglement, cette
obsolescence.
Les Juifs sont inférieurs, sont rejetés, sont parfois persécutés mais le plus souvent, disons-le, sans
l'aval des pouvoirs. Mais les Juifs sont bien identifiés comme entretenant avec les chrétiens une
relation riche, complexe et comme devant être tolérés avec toutes les limites de ce mot de
tolérance. On tolère ce qu'on réprouve mais on tolère toutefois cette présence juive dans
l'Occident médiéval.
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