PROPOS INTRODUCTIFS SUR LE DROIT PRIVE FRANCAIS DE LA RESPONSABILITE MEDICALE Patrice JOURDAIN Professeur à l’Université de Paris I (Panthéon Sorbonne) L’origine de l’état actuel de notre droit de la responsabilité du médecin se situe dans le fameux arrêt Mercier de la première Chambre civile de la Cour de cassation en date du 20 mai 1936 (Civ. 1re, 20 mars 1936, DP 1936, 1, 88, concl. Matter, rapport Josserand, note E. P. ; S. 1937, 1, 321, note A. Besson ; Gaz. Pal. 1936, 2, 41, note A. Breton). Il n’est pas inutile de rappeler les termes essentiels du merveilleux attendu de principe contenu dans cet arrêt : « Il se forme entre le médecin et son client un véritable contrat comportant, pour le praticien, l’engagement, sinon, bien évidemment de guérir le malade..., du moins de lui donner des soins, non pas quelconques..., mais consciencieux, attentifs, et réserves faites de circonstances particulières, conformes aux données acquises de la science ; la violation, même involontaire, de cette obligation contractuelle, est sanctionnée par une responsabilité de même nature, également contractuelle ». Deux enseignements fondamentaux se dégagent de cet arrêt d’où découlent deux principes. Le premier enseignement est l’existence d’un contrat tacite entre le médecin et le malade ; il conduit à poser le principe de la nature contractuelle de la responsabilité du médecin (I). Le second enseignement est l’existence d’une obligation de soins et le principe, qui confine au « dogme », est celui de l’obligation de moyens du médecin (II). 345 I - PRINCIPE DE LA NATURE CONTRACTUELLE DE LA RESPONSABILITÉ DU MÉDECIN A – Analyse critique du principe Premier enseignement de l’arrêt Mercier, jamais remis en cause par la jurisprudence, l’existence d’un contrat entre le médecin et son patient conduit naturellement à retenir une responsabilité contractuelle du médecin en cas de dommage causé au patient. Ces solutions, aujourd’hui bien acquises, n’ont pourtant pas toujours été retenues. 1- À l’origine, la responsabilité du médecin était de nature délictuelle. Le principe en fut pour la première fois posé par un arrêt de la Chambre des requêtes de la Cour de cassation le 18 juin 1835, qui admettait que le médecin réponde de ses fautes sur le fondement de l’article 1382 du Code civil. L’explication du caractère délictuel de la responsabilité résidait dans la volonté de mettre la preuve d’une faute du médecin à la charge de la victime. À cette époque, en effet, la distinction des obligations de résultat et de moyens n’était pas encore dégagée et c’est en principe au débiteur, présumé responsable d’une inexécution contractuelle, qu’il incombait de prouver la cause étrangère. La solution délictuelle présentait un inconvénient majeur lié à la solidarité des prescriptions civile et pénale qui, en matière de délit n’est que de trois ans. Elle aboutissait en effet à priver le patient victime d’une faute médicale constitutive du délit d’homicide ou de blessures involontaires de la prescription civile plus longue. L’arrêt Mercier avait pour principal objet d’écarter cette solidarité des prescriptions pour permettre à la victime d’agir au civil au-delà du délai de trois ans de la prescription pénale. Considération aujourd’hui frappée de caducité puisque la loi du 23 décembre 1980 a supprimé la solidarité des prescriptions civile et pénale, sauf lorsque l’action civile est intentée devant les juridictions répressives (art. 10, al 1er, C. pr. pén.). 2- S’il est désormais bien acquis en jurisprudence, le caractère contractuel de la responsabilité du médecin est parfois discuté. Plusieurs 346 arguments sont invoqués. On a fait valoir qu’il n’a été consacré que pour un motif d’opportunité — la solidarité des prescriptions — qui a aujourd’hui disparu. Puis on a soutenu que l’acte médical est un acte professionnel et que l’obligation de soins est un devoir professionnel ; il en résulterait une responsabilité légale et professionnelle bien plutôt que contractuelle. Enfin, on a prétendu qu’il n’y a pas de véritable accord de volontés entre médecin et patient : le médecin a l’obligation légale de soigner et le patient n’a pas de véritable liberté du choix dans la mesure où il est généralement incompétent pour choisir son médecin. Parfois, on admet qu’un contrat médical existe mais à contenu réduit. Il régirait l’obligation de soigner du médecin et celle du patient de payer des honoraires. Mais l’obligation de donner des soins consciencieux, attentifs, etc., qu'a dégagé la jurisprudence, serait professionnelle ; d’où le caractère délictuel de la responsabilité en cas de mauvais soins (M. Nast, La nature juridique de la responsabilité des médecins et des chirurgiens à raison de leurs fautes médicales, JCP 1941, I, 203). Aucun de ces arguments n’est décisif et l’on admet aujourd’hui qu’un véritable accord de volontés existe entre le médecin et son patient, même s’il est vrai que le contrat n’a guère d’incidence sur le contenu des obligations du médecin, qui sont essentiellement des obligations de source légale et professionnelle. 3- La conséquence principale du caractère contractuel de la responsabilité du médecin est l’exclusion de la responsabilité de plein droit du gardien du fait des choses inanimées de l’article 1384, al. 1er, du Code civil, qu’exprime la règle dite du « non-cumul des responsabilité délictuelle et contractuelle ». Cette exclusion est d’ailleurs justifiée car l’application de ce texte serait souvent inopportune en raison du refus de la jurisprudence de distinguer entre le fait de l’homme et le fait de la chose. L’application de l’article 1384, alinéa 1er, en matière médicale risquerait de conduire à une absorption du fait de l’homme par le fait de la chose qui bouleverserait les données de la responsabilité médicale. Absorption qui 347 serait bien artificielle tant il est vrai que derrière le fait du bistouri il y a le fait du chirurgien et que l’utilisation d’une chose n’est en réalité bien souvent que la réalisation de l’acte médical. B - Exceptions : responsabilité délictuelle Il existe cependant certains cas où la responsabilité du médecin peut être mise en oeuvre sur le terrain de la responsabilité délictuelle. 1- La première résulte de l’absence de tout contrat entre le médecin et le patient. Cette hypothèse se rencontre lorsque qu’aucun consentement aux actes médicaux n’a pu être donné et s’observe dans des situations d’urgence et/ou d’inconscience, ou encore lorsque le contrat médical vient à être annulé. On pourrait ajouter à cela le cas de soins donnés bénévolement, mais il y aura souvent contrat gratuit. 2- Parfois un contrat a bien été conclu entre le médecin et le patient, mais il n’existe aucun lien contractuel avec la victime : c’est le cas des victimes par ricochet pour lesquelles sont mises en oeuvre les règles délictuelles. La conséquence choquante est alors d’appliquer la responsabilité contractuelle à la victime directe — et d’exiger d’elle la preuve d’une faute du médecin —, alors que l’on pourra le cas échéant faire bénéficier les victimes par ricochet de la responsabilité de plein droit du gardien d’une chose. On ne réservera que les quelques hypothèses d’application de stipulation pour autrui tacite au profit de tierces victimes contamination sanguine ; stipulation pour autrui qui conduit à la mise en oeuvre d’une responsabilité contractuelle. 3- Il convient de signaler, pour mémoire, les cas d’exercice d’action civile devant les juridictions répressives où la victime se voit non seulement autorisée mais même tenue d’invoquer les règles délictuelles. 4- Une autre exception au caractère contractuel de la responsabilité du médecin réside dans l’existence de dommages extracontractuels, c’est-à-dire de dommages étrangers à l’exécution d’un acte 348 médical. La jurisprudence est cependant hésitante sur ce point et les solutions retenues sont parfois arbitraires. Cela tient à la difficile distinction entre le dommage subi « à l’occasion » de l’acte médical et le dommage qui lui est étranger. Il en est ainsi, par exemple, des chutes de patients de tables d’opération ou d’examen où la responsabilité est tantôt délictuelle des glissades sur un tapis où elle est délictuelle ou encore de la chute d’un lit d’une clinique où elle est au contraire contractuelle. Mais ces exceptions ne portent encore au principe de la responsabilité contractuelle qu’une atteinte de portée limitée. Et le « dogme » de l’obligation de moyens conserve lui aussi toute sa force. II. - DOGME DE L’OBLIGATION DE MOYENS A - Domaine 1- L’obligation de moyens du médecin s’applique à son obligation de soins. En vertu de la jurisprudence Mercier, jamais désavouée, les soins doivent être à la fois « consciencieux et attentifs » et « conformes aux données acquises de la science ». A la vérité ce n’est d’ailleurs pas tellement l’obligation de donner des soins qui est de moyens — elle s’assimile à une obligation de résultat —, que celle que le procureur général Matter nommait, dans ses conclusions sur l’affaire Mercier, l’obligation de « science et de conscience » . Ce que la jurisprudence impose au médecin, en dehors de la délivrance matérielle de soins, c’est d’abord une obligation de compétence scientifique et d’efficacité technique. C’est l’obligation de « science », qui n’est qu’une obligation de moyens. La solution est justifiée par l’irréductible aléa qui caractérise la prestation médicale et qui tient autant aux imperfections et incertitudes de la science et qu’aux mystères du corps humain, aux réactions souvent imprévisibles. Compte tenu de cet aléa dans l’exécution des soins, le médecin ne peut promettre un résultat ni les patients l’exiger. Ensuite, l’obligation de « conscience » impose divers devoirs 349 d’humanisme médical, au rang desquels l’obligation de requérir le consentement éclairé du patient (qui inclut elle-même une obligation d’information), l’obligation de donner des soins personnels, l’obligation de surveillance et de suivi post-opératoire, l’obligation de secret, etc. On a coutume de dire que ces devoirs d’humanisme sont de moyens. Toutefois, il convient de remarquer que certains d’entre eux sont en réalité de véritables obligations de résultat comme par exemple l’obligation de recueillir le consentement du patient, celle de communiquer des informations ou encore celle obligation de garder le secret. Enfin, l’obligation de science et de conscience médicale se prolonge en des devoirs d’attention, de prudence, de vigilance et d’adresse, c’est à dire en des obligations qui ne sont pas différentes des devoirs de prudence et de diligence que sanctionnent les articles 1382 et 1383 du Code civil. Ce qui explique que l’on ait parfois considéré qu’elles étaient extra-contractuelles (Nast, art. préc.) et que d’ailleurs le juge pénal, statuant sur le fondement de ces textes, juge de la même façon que son homologue civil statuant sur le fondement de la responsabilité contractuelle. D’ailleurs, dans la mesure où l’obligation de moyens impose à la victime la preuve d’une faute dans l’exécution de l’obligation, c’est-àdire la preuve que le médecin n’a pas eu l’attitude qu’aurait eu à sa place le bonus medicus, il apparaît clairement que la faute médicale n’est pas très différente de la faute quasi délictuelle des articles 1382 et 1383 du Code civil. Toutefois le principe de l’obligation de moyens n’est pas sans limite. Certaines ont été aperçues au sein même de l’obligation de soins à travers les devoirs d’humanisme qui l’accompagnent. Mais il en est d’autres, ce qui impose de préciser l’exacte portée du principe. B - Portée (et limites) L’obligation de moyens se trouve parfois renforcée, notamment par l’existence de présomption de faute, parfois au contraire écartée au 350 profit de l’apparition marginale d’obligations de résultat. 1) Renforcement de l’obligation de moyens Dans certains domaines, le droit positif crée des présomptions de faute au profit de la victime. Tel le cas de la présomption légale issue de la loi du 20 décembre 1988 (dite « loi Huriet ») en matière de recherche médicale à finalité thérapeutique directe. D’autres fois, la jurisprudence a recours à la technique de la faute virtuelle lorsque la constatation du dommage « révèle » la faute, et en particulier lorsque le dommage ne peut être expliqué autrement que par une faute du médecin. Les applications concernent les actes de soins courants ou les analyses et expériences simples s’appuyant sur des techniques éprouvées (comme des analyses de sang), des « oublis » d’instruments ou de compresses dans le corps du patient, des brûlures et radiodermites à la suite d’une radiothérapie ou encore des lésions d’organes de cause inconnue présumées dues au mauvais usage d’un instrument. La faute est alors induite du résultat dommageable. Plus généralement, les maladresses sont de plein droit constitutives de fautes des chirurgiens. La faute est alors incluse dans le geste dommageable : il y a obligation (de résultat) d’exactitude du geste technique. Dans tous ces cas, la jurisprudence se rapproche sensiblement de l’obligation de résultat. 2) Apparition marginale d’obligations de résultat La loi du 20 décembre 1988 sur les recherches biomédicales retient une responsabilité de plein droit à la charge du promoteur de la recherche lorsque celle-ci est dépourvue de finalité thérapeutique directe. Quant à la jurisprudence, elle admet ouvertement des obligations de résultat à la charge des fournisseurs de produits. La solution est constante pour les prothèses dentaires et il devrait en aller de même pour les autres prothèses, mais la jurisprudence est alors plus hésitante, notamment pour les prothèses mammaires où elle ne retient qu’une obligation de moyens. De même, pour les médicaments, la jurisprudence admet aujourd’hui 351 l’existence d’une obligation de sécurité de résultat à la charge des laboratoires pharmaceutiques. Ce mouvement jurisprudentiel a été confirmé par la loi du 19 mai 1998 (art. 1386-1 et s., C. civ.) qui crée une responsabilité de plein droit à la charge des fabricants et fournisseurs de produits défectueux. Elle trouvera de nombreuses occasions d’application en matière médicale à chaque fois qu’un appareil, une prothèse ou un médicament est fourni ou patient. Par ailleurs, la jurisprudence admet aujourd’hui une obligation de sécurité de résultat pour les dommages causés par des matériels ou dispositifs médicaux utilisés par le médecin pour l’exécution des prestations médicales, ainsi que pour les infection nosocomiales. Je n’insiste pas sur des questions qui seront développées dans le cadre d’une communication spéciale. Cependant, il faut souligner que la Cour de cassation s’est toujours refusée à imposer au médecin une obligation de sécurité de résultat de portée générale, malgré un mouvement en ce sens des juridictions du fond. Il n’existe donc pas de principe jurisprudentiel d’indemnisation des accidents médicaux en droit privé français. Depuis, une loi du 4 mars 2002 dont les grandes lignes seront exposées plus tard, est venue combler cette lacune en instituant un système d’indemnisation collective des victimes sans renier pour autant le principe de responsabilité médicale pour faute, que le législateur a même solennellement réaffirmé à l’occasion. Tels sont les principes qui gouvernent le droit privé français de la responsabilité médicale. Il en est d’autres, qui relèvent du droit public, dont l’exposé va suivre. 352