2. action et structure. la praxéologie de pierre

2. ACTION ET STRUCTURE. LA PRAXÉOLOGIE DE PIERRE
BOURDIEU
Hans-Peter Müller
in Hans-Peter Müller et Yves Sintomer , Pierre Bourdieu, théorie et pratique
La Découverte | Recherches
2006
pages 47 à 62
Article disponible en ligne à l'adresse:
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http://www.cairn.info/pierre-bourdieu-theorie-et-pratique---page-47.htm
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Pour citer cet article :
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Müller Hans-Peter, « 2. Action et structure. La praxéologie de Pierre Bourdieu », in Hans-Peter Müller et Yves Sintomer
La Découverte « Recherches », 2006 p. 47-62.
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Action et structure. La praxéologie de Pierre Bourdieu
1
Hans-Peter Müller
Non sans raison, Pierre Bourdieu est plutôt perçu comme un structura-
liste que comme un théoricien de l’action. Il paraît cependant utile de
s’arrêter sur son approche théorique de l’action, ne serait-ce que pour
déconstruire quelques reproches par trop simplistes qui lui ont été adres-
sés, tels que son prétendu marxisme et son structuralisme.
Qu’est-ce que l’action ? Que faut-il entendre par structure ? Comment
l’action et la structure sont-elles mises en relation ? Telles sont les ques-
tions fondamentales de toute théorie sociale. Même si ces problèmes
« génériques » concernent l’ensemble des sciences sociales, les réponses
apportées à ce faisceau de questions sont évidemment hétérogènes.
L’approche théorique de Pierre Bourdieu essaie de surmonter de manière
constructive l’abîme, fréquemment appelé schisme, des « deux sociolo-
gies ». La manière dont l’auteur y parvient et la direction qu’il donne à son
argumentation, avec son approche en termes de structuration, sont
aujourd’hui encore instructives sur le plan théorique. La pensée de Bour-
dieu est souvent qualifiée (parfois jusqu’à la caricature) de structuralisme
marxisant qui néglige quelque peu le « libre arbitre » des acteurs sociaux
dans l’action. Il paraît donc utile de partir de l’autre extrémité de son
modèle « structure-habitus-pratique » et de reconstituer sa théorie de
l’action.
C’est ce que je voudrais essayer de faire dans ce qui suit. Je mettrai en
évidence les étapes de l’approche praxéologique de Bourdieu et sa fécon-
dité pour la théorie de l’action, à partir de l’axe vertical de son analyse des
classes sociales d’une part, de l’axe horizontal de l’étude des champs de
l’autre. Je m’appuierai pour ce faire sur trois thèses : la première, historio-
graphique, affirme la continuité de sa pensée ; la seconde, méthodologique,
1. Traduit de l’allemand par Eva Lensing et Valentine Meunier.
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CADRE
THÉORIQUE
soutient qu’il a dépassé le schisme des deux sociologies ; la dernière,
théorique, est que son approche permet une interaction féconde de la
structure sociale et de la culture sur le plan horizontal comme sur le plan
vertical. Je souhaite montrer dans les pages qui suivent que l’approche de
Bourdieu embrasse d’une manière constructive tous les problèmes spéci-
fiques à la théorie de l’action et que son modèle de théorie, d’habitus et de
pratique s’avère fécond pour la sociologie et au-delà d’elle. Cependant,
ma thèse centrale est que Bourdieu n’a pas forgé de théorie de l’action au
sens classique du terme, car sa structuration praxéologique a toujours
insisté sur l’ancrage structurel de l’action [Janning, 1991 ; Raphael,
1991]. À l’inverse des approches de Max Weber, de la théorie économi-
que ou de la théorie du choix rationnel, ce n’est pas l’action monologique
d’un acteur individuel ou collectif qui figure au cœur de son analyse mais
l’action stratégique, guidée par l’habitus, de personnes et de groupes de
statuts différents ; cette action est pensée de manière relationnelle et struc-
turée, par rapport aux positions dans l’espace social et à la logique contex-
tuelle des champs sociaux [Bourdieu, 1985b ; Bohn, 1991]. L’action est
structurée par l’habitus, par la stratégie
et
par l’horizon objectif des possi-
bles qu’offrent les situations et les positions sociostructurelles, c’est-à-
dire par le capital et le pouvoir. Ce que l’analyse de Bourdieu semble per-
dre par rapport à une pure théorie de l’action, analytiquement opératoire
et codifiable, elle le gagne par son ouverture sur la théorie de la société et
les problématiques institutionnelles. Avec Anthony Giddens [Sigmund,
1999 ; Müller, 1993], Pierre Bourdieu offre une alternative prometteuse à
l’antagonisme inconciliable entre théorie de l’action et théorie des systèmes.
L’
APPROCHE
PRAXÉOLOGIQUE
Toute théorie de l’action qui prétend être une théorie de la société doit
résoudre trois problèmes fondamentaux : 1. Comment appréhender
l’action humaine ? Qu’est-ce qu’agir, individuellement et socialement ?
(problématique de l’action) 2. Comment saisir la manière dont l’action
humaine est structurée ? Que faut-il entendre par « structure » et quelles
sont les structures sociales existantes ? (problématique de la structure)
3. Comment conceptualiser le lien entre action et structure ? (problémati-
que du rapport structure/action). Au fil du temps, et principalement au
cours des cinquante années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale,
trois réponses majeures ont été apportées à ces trois questions
fondamentales : la théorie de l’action, la théorie des systèmes et la théorie
de la structuration. Il m’est impossible ne serait-ce que d’esquisser ces
mondes théoriques, aussi je me contenterai de situer l’approche praxéolo-
gique de Bourdieu dans le champ des théories de l’action et de la société.
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ET
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Comme nous le verrons, Bourdieu est un adepte de la troisième voie car il
défend la théorie de la structuration, à l’instar d’Anthony Giddens en
Angleterre. En général, les théories de l’action ont un concept assez res-
treint de société, surtout lorsqu’elles assimilent la société au monde vécu.
Les théories des systèmes se satisfont fréquemment d’un concept étriqué
de l’action, dans lequel le comportement humain ressemble aux mouve-
ments de marionnettes dont les fils sont tirés par les lois systémiques de la
vie de la société. Les théories de la structuration, en revanche, se placent
à la jonction de la pratique qui s’effectue à l’intérieur d’une société et de
l’action pragmatique, à l’articulation entre structure et action. À la suite
de la discussion autour des analyses micro/macro [Alexander
et al.
, 1987 ;
Smelser, 1997], ce point de départ est devenu central ces dernières années,
au point de recouper les définitions les plus récentes de la sociologie.
C’est ainsi que Schimank affirme que « l’objet de la sociologie est la
constitution réciproque de l’action sociale et des structures sociales »
[Schimank, 2000, p. 9].
Si le but de la théorie de la société de Bourdieu est de comprendre la
constitution et la reproduction de la vie sociale, et de dévoiler les méca-
nismes qui y sont à l’œuvre, il faut avant toute chose définir plus précisé-
ment l’objet sociologique — la société comme pratique et le sens pratique
de l’agir humain. Comment s’approcher de l’objet de la connaissance
sociologique ? Dans cette perspective, Bourdieu élabore une méthode de
connaissance praxéologique qui tente de rendre compte à la fois de la
structuration de la société et de la production pragmatique du monde
social. Il formule en effet l’hypothèse que « le progrès de la connaissance,
dans le cas de la science sociale, suppose un progrès dans la connaissance
des conditions de la connaissance » [Bourdieu, 1980a, p. 7]. Comment
mettre en œuvre ce progrès ? Bourdieu se saisit de l’ensemble des dilem-
mes épistémologiques et théoriques brûlants, tels que philosophie du sujet
versus
philosophie sans sujet, individualisme
versus
collectivisme, sub-
jectivisme
versus
objectivisme, théorie de l’action
versus
théorie des sys-
tèmes, pour les dépasser en en réalisant une synthèse sociologique. En
d’autres termes, il essaie d’apporter une réponse
sociologique
à des pro-
blèmes philosophiques. À l’époque où Bourdieu commence son travail, à
la fin des années 1950, le champ épistémologique est divisé en deux
camps inconciliables : d’un côté, la philosophie du sujet de Sartre, qui
développe une théorie existentialiste de l’action pour expliquer la vie
sociale et pour qui la société est produite par une multitude d’actes libres
et spontanés de la part des individus ; de l’autre, la philosophie sans sujet,
qu’on retrouve par exemple dans le structuralisme de Lévi-Strauss ou le
marxisme français de Godelier, Althusser et Poulantzas (l’anthropologie
structurale et le marxisme partagent l’idée d’une vie en société définie par
les structures mentales ou par les lois structurales du mode de production
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THÉORIQUE
capitaliste). Ces deux positions, qui constituent des pôles antithétiques
dans le champ épistémologique, symbolisent des visions unilatérales
inversées : le volontarisme de la philosophie du sujet l’empêche d’avoir
une compréhension adéquate de la structure de la société et de ses modes
de fonctionnement ; une notion adéquate d’action sociale fait défaut dans
la philosophie sans sujet, focalisée qu’elle est sur la domination des struc-
tures mentales et sociales.
Cependant, à la lecture des premières œuvres de Bourdieu [1958 ;
1972 ; 1980a, p. 7-41], qui portent sur l’Algérie et la Kabylie, on remar-
que immédiatement la sympathie à peine voilée que l’auteur éprouve pour
la pensée structuraliste. Notre thèse est qu’il s’appuie sur trois points
essentiels de la méthode structuraliste. Tout d’abord, cette méthode rompt
avec le mode de pensée substantialiste (fréquent en sciences sociales) qui
parle de la société, du capitalisme ou de la classe ouvrière comme si ces
unités abstraites pouvaient réellement agir. Au lieu de penser en termes de
substance, la méthode structuraliste oblige à penser en termes de relations,
ce qui « conduit à caractériser tout élément par les relations qui l’unissent
aux autres en un système et dont il tire son sens et sa fonction » [Bourdieu,
1980a, p. 11]. Il est alors possible de saisir les différentes structures
comme des paires dichotomiques, par exemple l’âge avec le couple jeune/
vieux ou le sexe avec le binôme masculin/féminin, et d’interroger les cor-
rélations qui existent entre ces structures. Enfin, il faut rechercher les lois
de la transformation qui traduisent des structures de premier ordre en
structures de deuxième (ou de énième) ordre. Si elle réussit, cette étape
permet de prouver qu’il existe des homologies entre différentes structures,
de déterminer les mécanismes qui agissent en leur sein et, enfin, d’expli-
quer comment une structure se transforme en une autre.
Que faut-il entendre concrètement par une pensée relationnelle et par
des notions comme celles d’empreintes structurales dichotomiques ou
d’homologies structurales ? Deux exemples tirés des études de Bourdieu
sur l’ethnographie de la Kabylie et sur la société française permettent
d’illustrer le mode de pensée structural et sa logique. Les sociétés archaï-
ques, comme celle des Kabyles, une tribu berbère d’Algérie, sont structu-
rées par l’âge, le sexe et la parenté. À partir du sexe, de l’opposition
homme/femme, il est possible de reconstituer l’ensemble de l’ordre social
et spatial de la société. Le résultat est le suivant : « L’espace habité — et
au premier chef la maison — est le lieu privilégié de l’objectivation des
schèmes générateurs et, par l’intermédiaire des divisions et des hiérar-
chies qu’il établit entre les choses, entre les personnes et entre les prati-
ques, ce système de classement fait chose inculque et renforce
continûment les principes du classement constitutif de l’arbitraire cultu-
rel. Ainsi, l’opposition entre le sacré droit et le sacré gauche, entre le
nif
et le
h’aram
, entre l’homme, investi de vertus protectrices et fécondantes,
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