société. Un principe de réalité anime la
conscience pédagogique.
En troisième lieu, la pensée pédagogique est
une spéculation normative, tournée vers l’avenir,
qui entend « déterminer ce qui doit être », « édic-
ter des préceptes de conduite » (16). Elle est
essentiellement mise en œuvre d’un principe cri-
tique systématique, d’un principe de rupture,
voire d’insurrection et de table rase : « les grands
pédagogues, Rabelais, Montaigne, Rousseau,
Pestalozzi, sont des esprits révolutionnaires, in-
surgés contre les usages de leurs contem-
porains » (17). La pensée pédagogique à cet
égard devrait être examinée comme une pensée
politique et sociale, une pensée sociale critique,
et appartient d’une certaine façon à l’histoire des
utopies dont se nourrit le mouvement des socié-
tés modernes. La pensée pédagogique s’inscrit
dans la distance à jamais ouverte entre ce qui est
et ce qui doit être (18). Je crois qu’il continue d’y
avoir dans la posture pédagogique quelque chose
de la psychologie de l’homme révolté et à jamais
irréconcilié, irréconciliable. Pourquoi l’éducation
est-elle de ces choses qui rencontrent, éveillent,
exacerbent au fond de chacun d’entre nous un
sentiment définitif d’insatisfaction ? J’y insiste,
car cette posture fait du pédagogue une cons-
cience déchirée et toujours un peu menacée d’in-
conséquence, dès lors que la pensée pédago-
gique, répondant à l’appel de l’époque, à ce que
Durkheim appelle « les besoins du temps », veut
s’inscrire dans un régime ordinaire, et aspire au
discours « à vocation publique et institutionnelle ».
En effet, en quatrième lieu, explique Durkheim,
arrive le moment – notre temps, nous y sommes
encore –, où le besoin de la réflexion pédago-
gique est devenu un besoin permanent dans la
société moderne (19). Elle est devenue, écrit
Durkheim, « un auxiliaire constamment indispen-
sable de l’éducation ». Entendons bien : cette
façon de penser et d’exercer l’éducation scolaire,
le souci proprement pédagogique, cette posture
habitée d’un principe critique, et qui était jusque-
là limitée à des moments de l’histoire des socié-
tés, moments d’effervescence, d’instabilité, voilà
qu’elle devra définitivement être reconnue. Autant
dire que le principe critique qui anime la pensée
pédagogique appartient désormais au régime nor-
mal de l’éducation scolaire. Autant dire qu’une
certaine forme d’instabilité est devenue le lot
normal des sociétés modernes. Définitivement. Il
est essentiel de bien comprendre pourquoi : le
sens même de ce que sont la pédagogie et la
pensée pédagogique en dépend, comme celui
d’un débat qui mobilise aujourd’hui beaucoup
d’énergie, mais pourrait bien avoir été mal for-
mulé.
L’argumentaire de Durkheim ne se contente pas
de mettre en avant la modification des conditions
de l’action pédagogique, dès lors qu’un « certain
degré de civilisation » ne peut plus se satisfaire
d’une « éducation empirique, machinale » ; il s’at-
tache à dégager ce qui, dans l’exigence pédago-
gique, traduit une exigence inhérente à la culture
moderne et à son évolution. Le raisonnement de
Durkheim combine deux thèmes qui sont bel et
bien au cœur des sociétés modernes : l’individua-
lisme démocratique, et le développement social,
ou si l’on préfère le « changement ». Si la péda-
gogie est devenue une nécessité permanente et
définitive, avance Durkheim, c’est en raison de la
valeur qu’y ont prise l’individu, le souci de la per-
sonne et de son accomplissement. « En effet, une
fois que la personnalité individuelle est devenue
un élément essentiel de la culture intellectuelle et
morale de l’humanité, l’éducateur doit tenir
compte du germe d’individualité qui est en
chaque enfant ». L’application invariable d’une
procédure unique, fût-elle éprouvée, n’y peut
satisfaire ; le maître « devra, au contraire, varier,
diversifier les méthodes suivant les tempéraments
et la tournure de chaque intelligence », et encore
«accommoder avec discernement les pratiques
éducatives à la variété des cas particuliers ». Oui,
tel est le propos de Durkheim, dont il faut bien
mesurer la portée : non seulement le souci de l’in-
dividu, et plus encore, l’individualisation et la dif-
férenciation tant prônées par les « pédagogues »
et les novateurs d’aujourd’hui, et tant décriés en
d’autres lieux, ne sont pas des lubies pédago-
giques, mais sont encore la pédagogie même,
dans son exigence même, selon sa nature et
selon son régime normal. Je ne dis pas qu’elles
vont de soi, ou qu’elles sont propres à guérir les
maux dont souffre l’école, ni qu’elles sont sans
difficultés ; je note simplement que la lucidité du
sociologue nous avertit par avance que leurs dif-
ficultés et leurs contradictions sont des difficultés
et des contradictions qu’on ne peut écarter sans
méconnaître une exigence inhérente à l’école
démocratique (20).
La seconde part de l’analyse paraît mettre en
avant un argument si souvent invoqué du côté
des réformateurs d’aujourd’hui, le « changement »,
À quoi pensent les pédagogues ? La pensée pédagogique au miroir du philosophe 21