À quoi pensent les pédagogues ? La pensée pédagogique au miroir

Revue Française de Pédagogie, n° 137, octobre-novembre-décembre 2001, 17-26 17
Durkheim au début du siècle déjà le soulignait
et y voyait un vieux préjugé français solide-
ment ancré : la pédagogie demeure l’objet d’une
forte dépréciation intellectuelle et culturelle (1).
Aux yeux des tenants de la « vraie » culture, elle
n’est jamais au mieux qu’un écho émoussé,
« scolarisé », de la culture et du savoir authen-
tiques. À ce vieux préjugé, les débats et les
désarrois que suscite l’interminable crise dans
laquelle est engagée l’école ont ajouté une accu-
sation : la pédagogie, les pédagogues, seraient
responsables de l’état de l’école, victime des pré-
tentions réformistes de pédagogues aggravant
par leurs solutions une décomposition dont ils
porteraient au premier chef la responsabilité.
Dans le paysage intellectuel français contempo-
rain, il faut bien constater qu’il appartient le plus
souvent au philosophe, gardien du savoir et gar-
dien de l’école (de l’idée d’école) conjointement
et par vocation, de conjuguer le préjugé et l’ac-
cusation. Bref, le philosophe ordinaire a plus
d’une raison à faire valoir pour justifier son refus
quand ce n’est pas son mépris de la pédagogie.
Du coup, un travail de philosophe consacré à la
pédagogie, mieux encore, à la pensée pédago-
gique, et qui accorde à la pédagogie le sérieux du
travail philosophique, la chose est assez rare en
Dans l’univers intellectuel et culturel français, la pédagogie continue de souffrir d’un préjugé défavorable.
Aux yeux de nombreux intellectuels, et plus particulièrement aux yeux des philosophes, elle demeure une
activité de second ordre. La réflexion engagée ici prend ce préjugé à contre-pied. Non seulement la pen-
sée pédagogique doit être considérée comme une pensée à part entière, mais ses principaux thèmes
touchent au cœur de la pensée du monde moderne. Ils développent une interrogation inhérente à la
question de l’éducation dans le monde moderne, ce monde issu des sciences et des techniques, des
développements de l’individualisme démocratique. Il y a, dans la pensée pédagogique, un principe cri-
tique, une conscience diffuse des limites et des contradictions de la modernité qu’il faut savoir entendre,
au nom même de la modernité, de son projet et de ses valeurs.
À quoi pensent
les pédagogues ?
La pensée pédagogique
au miroir du philosophe
Alain Kerlan
Mots-clés : pédagogie, philosophie de l’éducation, modernité, rationalisme, romantisme.
France et son existence seule suffirait pour
qu’on s’y arrête. L’ouvrage que publiait Denis
Kambouchner en septembre 2000, Une école
contre l’autre, était bien de cette eau-là (2).
Décidé par principe et par méthode à prendre au
sérieux ce que comporte de vraie pensée ce
genre bien mal commode à cerner qu’est la
« pédagogie », du moins cette pédagogie qui se
réfléchit et s’écrit depuis deux ou trois siècles,
l’auteur en vient, peut-être au-delà de ce qu’il
avait lui-même projeté, à déceler, de ce côté-là
de l’histoire des idées, un authentique courant de
pensée. Voilà donc la pédagogie philosophique-
ment reconnue et promue dans son appartenance
pleine et entière à l’histoire des idées et à la
dynamique culturelle, ce qui, dans le cas français,
constitue une relative nouveauté. Du côté des
philosophes qui ont choisi de prendre à bras-le-
corps le fait pédagogique, nous sommes un cer-
tain nombre à partager la conviction que la philo-
sophie elle-même, et au moins l’histoire des
idées, ont bien tort d’ignorer la pédagogie.
Comme l’avait fort bien vu Durkheim, dont je ne
crois pas qu’on ait à cet égard tiré tout le parti, la
culture pédagogique et son histoire éclairent sin-
gulièrement le sens et le mouvement général de la
culture, et même en offrent une formulation privi-
légiée et originale (3). La méconnaissance de la
pensée pédagogique est un oubli très domma-
geable de tout un pan de la culture occidentale.
Dès qu’on cesse de considérer la culture pédago-
gique comme une sorte de branche morte de la
vie intellectuelle, indifférente et impuissante à
l’égard de son cours et de son sens, sans la
moindre efficience propre, dès qu’on envisage
son appartenance aux couches profondes de la
culture, on découvre comment elle pourrait bien
être une voie royale dans l’étude de l’histoire des
idées et un apport de premier choix pour la pen-
sée philosophique de l’éducation. Ce point de
vue, à mes yeux, vaut programme en philosophie
de l’éducation.
L’ouvrage de Denis Kambouchner y contribue à
sa façon. Il a malencontreusement pris place
parmi les nombreux pamphlets qui viennent à
chaque rentrée, sous des titres outranciers et
dans la surenchère des effets médiatiques, nourrir
et flatter l’inquiétude, le désarroi des acteurs et
des victimes de ce qu’il est convenu d’appeler la
crise de l’école. C’est fort dommage, la contribu-
tion de l’auteur est d’une tout autre nature, mais
pouvait-il en être autrement ? En cédant à la
conjoncture, en choisissant de construire nom-
mément son entreprise contre un pédagogue,
Philippe Meirieu, désigné comme le porte-drapeau
du réformisme récusé, Denis Kambouchner en
prenait lui-même le risque. Le vrai dommage serait
que, passé l’événement, ne demeure rien d’une
démarche dont la portée dépasse l’événement, et
qu’elle se perde dans le silence qui succède iné-
luctablement aux confrontations sommaires dont
se nourrit la scène médiatique. Oublions donc la
conjoncture et l’événement, pour saisir et prolon-
ger l’opportunité qu’offre le livre d’une analyse
philosophique de ce que l’auteur lui-même appelle
la pensée pédagogique.
LA PÉDAGOGIE PENSE
Il y a donc quelque chose à dire en philosophe
sur la pédagogie, il est possible de s’aventurer en
philosophe sur le terrain de la pédagogie sans
démériter de la philosophie et de la corporation
des philosophes : bonne nouvelle, et qui réjouira
tous ceux, philosophes, engagés de ce côté-là,
souvent sous la bannière inéluctablement ambi-
guë des « sciences de l’éducation », et que
navrait le désintérêt de la philosophie contempo-
raine pour la question de l’éducation (4), pour ne
rien dire du discrédit dans lequel une certaine
philosophie tient définitivement la chose pédago-
gique.
Car tel est en effet l’intérêt véritable de l’ou-
vrage : contribuer à une manière d’archéologie de
la pensée pédagogique, de l’exigence pédago-
gique, de ce qui se pense dans les idées et les
préoccupations pédagogiques, en mettre à jour et
en discussion les principes et contenus. Qu’est-
ce que la pensée pédagogique, en quoi est-elle
une pensée, et comment la qualifier ? Bien
entendu, ni Philippe Meirieu ni Denis Kam-
bouchner ne prétendent qu’elle serait tout entière
contenue dans les ouvrages de Philippe Meirieu,
même si ce livre Une école contre l’autre, a pour
occasion ce qu’on pourrait appeler le « moment
Meirieu » ou « l’effet Meirieu » dans l’histoire
pédagogique récente ! Que l’auteur s’en tienne à
une lecture assurément trop partielle des écrits
de Philippe Meirieu (et occasionnellement de
quelques passages de Michel Develay) est à cet
égard secondaire. Derrière l’écrit de circonstance,
dont l’argumentaire a ses forces et ses faiblesses,
18 Revue Française de Pédagogie, n° 137, octobre-novembre-décembre 2001
c’est un travail d’un autre ordre et d’une autre
portée qui retient l’attention : une entreprise qui
voudrait saisir, selon l’expression même de l’au-
teur, « ce qui définit, depuis un siècle sinon deux,
l’idée caractéristique et le programme le plus
général de la pensée pédagogique » (5).
Le propos suppose qu’on accorde à la pédago-
gie le statut d’un authentique courant de pensée. Il
n’est pourtant aujourd’hui guère aisé de définir la
pédagogie. Nous sommes fort éloignés de l’assu-
rance que pouvait avoir un Henri Marion à la fin du
siècle dernier, quand il inaugurait en France l’en-
seignement de la pédagogie universitaire, promue
dans son statut de « science de l’éducation ». La
seule certitude en partage, « la seule certitude
autorisée en cette fin du XXesiècle », comme le
rappelle Daniel Hameline, « est que ce statut, évi-
dent cent ans plus tôt, ne va plus désormais de
soi » (6). Ne demeure à nos yeux que la pluralité
ouverte du discours sur l’éducation, ou plutôt des
discours divers qu’on range sous l’étiquette du
pédagogique. Qui voudrait saisir ce qui se joue là
devrait commencer par en prendre acte et prendre
en charge cette diversité même. Du « discours de
notables, qui sont des amateurs éclairés et libé-
raux », au « discours des scientifiques », la pensée
de l’éducation en passe par de multiples
registres : « discours des politiques, et de leurs
inspirateurs », qui ont aussi « leurs grands com-
mis » ; « discours des “grands éducateurs” », du
moins de ceux que retient le Panthéon pédago-
gique ; «discours des “hommes d’école” », et
aussi « discours des chefs d’entreprise et des éco-
nomistes » (7). Dans ce tableau éclaté, le discours
pédagogique proprement dit, celui du pédagogue
« homme d’école », en vient à prendre à son
compte et à imputer à la nature même de son objet
l’incertitude générale. Ainsi Philippe Meirieu
revendique-t-il fortement le caractère hybride du
discours pédagogique. « Discours médiocre »,
guère susceptible de rivaliser avec les disciplines
« nobles » ; par nature discours de l’indécidabilité,
parce que discours de la pratique pris dans la pra-
tique qu’il tente d’éclairer en jouant de la diversité
des procédures rhétoriques. Discours partagé
entre l’à-peu-près de la métaphore et le dogma-
tisme du slogan, mais accompagnement néces-
saire et identitaire des pratiques. L’important
serait alors d’en user humblement et lucidement,
sans en être dupe : ce qui ne va pas de soi, tant la
crédulité peut être grande dans l’opinion pédago-
gique toujours prête à entendre la « bonne nou-
velle » ! Sous l’humilité artisanale, une rhétorique
est à l’œuvre dont il faut apprendre à se
déprendre. C’est à quoi s’employait Olivier Reboul
en démontant le langage de l’éducation, ou encore
Daniel Hameline et Nanine Charbonnel dans leurs
travaux respectifs.
Denis Kambouchner avance pour sa part une
autre analyse et développe une double argumen-
tation. Premièrement, la fragilité, la « médiocrité »
du discours pédagogique, si elle est reconnue et
assumée, lui interdit alors toute vocation publique
ou institutionnelle ; la pédagogie n’est donc nulle-
ment qualifiée à fonder la doctrine institutionnelle
de l’école, comme elle le revendiquerait et comme
les tenants de la « réforme » aimeraient à l’y
employer. Deuxièmement, sous ce discours
« médiocre », se développe (se dissimule ?) un
vrai courant de pensée, qu’il faut reconduire à ses
principes et à ses fondements pour éclairer plei-
nement les enjeux (8).
Saisir la pédagogie comme courant de pensée
et en démêler les principes demande donc qu’on
commence par en refuser ou du moins dépasser
la réduction discursive comme la réduction prati-
cienne, « pragmatique », au sens ordinaire du
terme. Il sera donc opportun de distinguer, à fin
d’analyse spécifique, le discours pédagogique, ce
« dire » qui accompagne le « faire » et occupe
désormais une place considérable, et la pensée
pédagogique comme programme de pensée, cou-
rant de pensée. La pensée et la posture (9). À
cette condition on pourra lui restituer sa dimen-
sion historique et tenter d’en saisir le sens. Non,
la pédagogie n’est pas née de la volonté destruc-
trice de quelques nouveaux réformateurs achar-
nés contre l’école ! La pédagogie moderne – il n’y
a, d’une certaine façon, de pédagogie que
« moderne », en ce sens que la pédagogie
concerne de façon essentielle ce qu’on appelle la
modernité – se développe en effet dans des cir-
constances historiques bien précises. Denis
Kambouchner ne manque pas de le rappeler :
«les versions les plus typiques et les plus reten-
tissantes [du discours et de la pensée pédago-
giques] se sont formées et diffusées un peu par-
tout dans le monde occidental, peu avant ou
après la Première Guerre mondiale, dans un
contexte de grandes tensions politiques et cultu-
relles associées à la nouvelle réalité d’une scola-
risation de masse » (10). Il y a bien dans l’histoire
de l’éducation ce que Daniel Hameline a appelé
«un âge d’or de la pédagogie », à cheval sur la
À quoi pensent les pédagogues ? La pensée pédagogique au miroir du philosophe 19
seconde moitié du XIXesiècle et sur un bon pre-
mier tiers du XXe. Et il n’est pas dissociable du
processus qui voit l’école populaire prendre son
visage moderne, celui de l’âge démocratique.
«Sur le fond du “grand récit” propagateur du pro-
grès et de la démocratie » (11), comme le dit
encore Daniel Hameline, la pédagogie se situe bel
et bien au point de jonction de l’éducation et de
la démocratie. La pensée pédagogique a beau-
coup à voir avec la pensée démocratique ; ses
interrogations et ses exigences interrogent la
démocratie même, de l’intérieur même de la
démocratie. Ses incertitudes sont les incertitudes
même de la démocratie et de la modernité démo-
cratique. Denis Kambouchner le sait et le pense ;
je ne suis pas certain toutefois qu’il accepte d’en
tirer toutes les conséquences. Il est pourtant le
tout premier à le souligner et à marquer la direc-
tion. La pensée pédagogique est à l’œuvre depuis
un siècle ou deux, pour le moins. Et si, au-delà
de ses racines anglo-saxonnes avec Dewey et de
ses formes les plus typiques diffusées dans
le monde occidental un peu avant ou après
la Première Guerre mondiale, ses premiers élé-
ments datent de l’âge d’or des Lumières, passant
par J.-J. Rousseau et Pestalozzi, son exigence et
sa direction viennent avec insistance de bien plus
loin encore dans la pensée européenne, de la
Renaissance même, de la naissance des temps
modernes. Il faut alors aller jusqu’au bout de
cette esquisse généalogique : les thèmes de la
pensée pédagogique sont extensifs à la moder-
nité même, ils développent une interrogation inhé-
rente à la pensée du monde moderne, inhérente à
la question de l’éducation dans le monde
moderne, ce monde issu des sciences et des
techniques, des développements de l’individua-
lisme démocratique. Il s’agit donc d’un mouve-
ment profond qui traverse le siècle, et n’est sans
doute pas dissociable du mouvement des idées
de la modernité. Denis Kambouchner doit bien le
reconnaître : les thèmes du discours pédagogique
contemporain – et singulièrement ses thèmes cri-
tiques – ont l’âge même de la modernité, ce sont
«autant de thèmes qui ont occupé la pensée
européenne depuis la Renaissance », autant dire
qu’ils naissent avec la modernité, l’accompagnent
de l’intérieur ; il y a en effet, la formule est excel-
lente, « comme une fatalité moderne de ce dis-
cours » (12). Rien ne me semble plus important,
aujourd’hui, que de tenter de comprendre la
nature et les raisons de cette « fatalité », d’en sai-
sir le sens.
PÉDAGOGIE ET MODERNITÉ
Pour voir clair là-dedans, il vaut la peine d’en
revenir à la lecture de Durkheim. Je crois
d’ailleurs assez symptomatique qu’on y ait si
rarement recours du côté de ceux qu’on nomme
un peu abusivement les « néo-républicains ».
D’une certaine façon, le philosophe sociologue
est bien embarrassant. Son engagement en faveur
de l’école républicaine est entier et sans faille ; sa
vision de l’école est toute pénétrée des valeurs et
des principes d’une conception classique : cen-
tralité des savoirs, autorité magistrale, par
exemple ; sa critique des principes de ce qui sera
l’éducation nouvelle – qu’on songe par exemple
aux pages sur Tolstoï, ou Pestalozzi – fait preuve
d’une grande acuité. Il n’empêche : Durkheim
n’en pose pas moins l’exigence pédagogique
comme une exigence inhérente à la modernité ; il
est de ceux qui en auront le mieux dégagé la
nature et le sens, et en fin de compte la néces-
sité. La pédagogie « tend de plus en plus à deve-
nir une fonction continue de la vie sociale » (13),
avance Durkheim. Ses analyses là-dessus, malgré
l’apparence, demeurent trop méconnues. Il n’est
donc pas inutile de rappeler ce qui est pourtant
« bien connu ». L’analyse de Durkheim tourne
autour de quatre points :
En premier lieu, la pédagogie n’est pas de tous
les temps ni de toutes les sociétés. Ce n’est pas
seulement que « la pédagogie, au moins dans le
passé, est intermittente, tandis que l’éducation
est continue » (14) ; sa nécessité et sa nature
même sont d’ordre historique. Toutes les sociétés
n’ont pas développé une pensée pédagogique.
Ses œuvres vraiment importantes voient le jour
au seizième siècle, et ne prennent toute leur
vigueur qu’au dix-huitième siècle. Ajoutons-y le
tournant du vingtième siècle – l’époque même
de Durkheim, – et de nombreuses phases du
vingtième siècle. La pédagogie appartient donc à
une époque de l’histoire occidentale.
En second lieu, la pensée pédagogique se
développe toujours pendant les périodes critiques
de l’histoire des sociétés. Elle fleurit dans les
périodes « où il faut, de toute urgence, remettre
un système scolaire en harmonie avec les besoins
du temps » (15). La rébellion des pédagogues
contre l’ordre scolaire institué n’engage pas seu-
lement des idées et des principes ; il faut y
entendre l’écho des forces qui travaillent une
20 Revue Française de Pédagogie, n° 137, octobre-novembre-décembre 2001
société. Un principe de réalité anime la
conscience pédagogique.
En troisième lieu, la pensée pédagogique est
une spéculation normative, tournée vers l’avenir,
qui entend « déterminer ce qui doit être », « édic-
ter des préceptes de conduite » (16). Elle est
essentiellement mise en œuvre d’un principe cri-
tique systématique, d’un principe de rupture,
voire d’insurrection et de table rase : « les grands
pédagogues, Rabelais, Montaigne, Rousseau,
Pestalozzi, sont des esprits révolutionnaires, in-
surgés contre les usages de leurs contem-
porains » (17). La pensée pédagogique à cet
égard devrait être examinée comme une pensée
politique et sociale, une pensée sociale critique,
et appartient d’une certaine façon à l’histoire des
utopies dont se nourrit le mouvement des socié-
tés modernes. La pensée pédagogique s’inscrit
dans la distance à jamais ouverte entre ce qui est
et ce qui doit être (18). Je crois qu’il continue d’y
avoir dans la posture pédagogique quelque chose
de la psychologie de l’homme révolté et à jamais
irréconcilié, irréconciliable. Pourquoi l’éducation
est-elle de ces choses qui rencontrent, éveillent,
exacerbent au fond de chacun d’entre nous un
sentiment définitif d’insatisfaction ? J’y insiste,
car cette posture fait du pédagogue une cons-
cience déchirée et toujours un peu menacée d’in-
conséquence, dès lors que la pensée pédago-
gique, répondant à l’appel de l’époque, à ce que
Durkheim appelle « les besoins du temps », veut
s’inscrire dans un régime ordinaire, et aspire au
discours « à vocation publique et institutionnelle ».
En effet, en quatrième lieu, explique Durkheim,
arrive le moment – notre temps, nous y sommes
encore –, où le besoin de la réflexion pédago-
gique est devenu un besoin permanent dans la
société moderne (19). Elle est devenue, écrit
Durkheim, « un auxiliaire constamment indispen-
sable de l’éducation ». Entendons bien : cette
façon de penser et d’exercer l’éducation scolaire,
le souci proprement pédagogique, cette posture
habitée d’un principe critique, et qui était jusque-
là limitée à des moments de l’histoire des socié-
tés, moments d’effervescence, d’instabilité, voilà
qu’elle devra définitivement être reconnue. Autant
dire que le principe critique qui anime la pensée
pédagogique appartient désormais au régime nor-
mal de l’éducation scolaire. Autant dire qu’une
certaine forme d’instabilité est devenue le lot
normal des sociétés modernes. Définitivement. Il
est essentiel de bien comprendre pourquoi : le
sens même de ce que sont la pédagogie et la
pensée pédagogique en dépend, comme celui
d’un débat qui mobilise aujourd’hui beaucoup
d’énergie, mais pourrait bien avoir été mal for-
mulé.
L’argumentaire de Durkheim ne se contente pas
de mettre en avant la modification des conditions
de l’action pédagogique, dès lors qu’un « certain
degré de civilisation » ne peut plus se satisfaire
d’une « éducation empirique, machinale » ; il s’at-
tache à dégager ce qui, dans l’exigence pédago-
gique, traduit une exigence inhérente à la culture
moderne et à son évolution. Le raisonnement de
Durkheim combine deux thèmes qui sont bel et
bien au cœur des sociétés modernes : l’individua-
lisme démocratique, et le développement social,
ou si l’on préfère le « changement ». Si la péda-
gogie est devenue une nécessité permanente et
définitive, avance Durkheim, c’est en raison de la
valeur qu’y ont prise l’individu, le souci de la per-
sonne et de son accomplissement. « En effet, une
fois que la personnalité individuelle est devenue
un élément essentiel de la culture intellectuelle et
morale de l’humanité, l’éducateur doit tenir
compte du germe d’individualité qui est en
chaque enfant ». L’application invariable d’une
procédure unique, fût-elle éprouvée, n’y peut
satisfaire ; le maître « devra, au contraire, varier,
diversifier les méthodes suivant les tempéraments
et la tournure de chaque intelligence », et encore
«accommoder avec discernement les pratiques
éducatives à la variété des cas particuliers ». Oui,
tel est le propos de Durkheim, dont il faut bien
mesurer la portée : non seulement le souci de l’in-
dividu, et plus encore, l’individualisation et la dif-
férenciation tant prônées par les « pédagogues »
et les novateurs d’aujourd’hui, et tant décriés en
d’autres lieux, ne sont pas des lubies pédago-
giques, mais sont encore la pédagogie même,
dans son exigence même, selon sa nature et
selon son régime normal. Je ne dis pas qu’elles
vont de soi, ou qu’elles sont propres à guérir les
maux dont souffre l’école, ni qu’elles sont sans
difficultés ; je note simplement que la lucidité du
sociologue nous avertit par avance que leurs dif-
ficultés et leurs contradictions sont des difficultés
et des contradictions qu’on ne peut écarter sans
méconnaître une exigence inhérente à l’école
démocratique (20).
La seconde part de l’analyse paraît mettre en
avant un argument si souvent invoqué du côté
des réformateurs d’aujourd’hui, le « changement »,
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