L’ACTE D’ENTENDRE Par Jean-Pierre Richard Les amateurs de musique n’ont longtemps entendu que des oeuvres contemporaines. Photographié en 1893 au piano chez les Chausson, Debussy déchiffre ce qu’il découvre, peutêtre Moussorgski. Ceux qui l’écoutent dans ce salon des bords de la Marne auront-ils bientôt l’occasion de réentendre l’oeuvre, cet univers, qu’ici et ce jour-là Debussy évoque et invoque pour lui, pour eux? C’est justement l’écoute, la saisie sensible et intellectuelle des cristaux de relations sonores, le « jugement de l’oreille » qui sont au coeur du livre de Bernard Sève et de son projet:parler de l’expérience musicale en philosophe, accorder la pensée à cette expérience. Pour lui comme pour Jankélévitch la musique n’est pas lettre morte.Elle est faite pour être pratiquée par le jeu ou par l’écoute. Elle est de l’ordre de l’événement acoustique, de l’évidence sensible donnée et dérobée. Une musique entendue ne sera jamais pour nous comme un tableau. Elle ne sera jamais tout à fait présente. D’où peut-être, pour une part, chez les classiques, la fonction des reprises et même, à l’âge du récital cette fois, celle des bis: ils ne sont ni simple convention sociale, ni pure répétition ou redite. La deuxième écoute confirme ce qu’elle voudrait conjurer, l’irréversibilité temporelle. Mais il est naturel d’essayer au moins de retenir ce que l’on ne sait pas encore ou mal reproduire par des techniques d’enregistrement. Quant à celui qui écoute musicalement, il peut croire qu’il joue à sa façon par son attention, sa mémoire, son attente. Augustin n’expliquait-il pas les paradoxes de la conscience du temps par l’exemple de la récitation d’un chant? Or le chant peut être intérieur. Il nous arrive de participer à la prestation du virtuose « avec tant de force et de précision que nous croyons l’aider à ne pas tomber. » Sans cette tension, serions-nous des auditeurs? Mais dès que nous écoutons ainsi, nous voilà pris. Ce qui nous affecte nous change: « altération » Il est difficile d’échapper à l’emprise d’une musique. Elle est un charme, au sens troublant du terme. Que nous veut-elle? Qui est-elle? Bernard Sève commente alors Proust et Nietzsche par Bergson et Leibniz. Il montre que la première perception d’une oeuvre, si elle est active, se repère déjà en elle et, sans le savoir, s’y reconnaît. Bien que l’oeuvre soit une totalité organique, analogue à un corps, il arrive que la perception naï ve n’en capte d’abord qu’une partie pour identifier le tout. Parfois même s’opère la fétichisation d’une partie comme dans l’expérience que font Swann et Odette, de la petite phrase de la sonate de Vinteuil, sésame pour une oeuvre d’avant-garde. Elle les déroute et les captive, survient ici et là, et disparaît. Elle crée l’attente de son retour. Jusqu’à la fin du XIX° siècle, l’oreille ignore la consommation mélomaniaque. Certes depuis le XVIII° siècle, il existe des concerts. Mais l’accès aux oeuvres passe surtout par la pratique entre amis ou en famille, de la musique de chambre et des transcriptions pianistiques de symphonies ou opéras. Quant au « paroissien de Leipzig qui entendait une cantate de J.S.Bach » il « savait qu’il ne la réentendrait sans doute jamais. » Elle aura en une fois exercé son emprise liturgique, modifié son âme à proportion de sa réceptivité en général et de celle du moment en particulier. Nous sommes au contraire et ad libitum, dit drôlement Bernard Sève (c’est plus musical que le fameux »en boucle ») entourés de musique.Ce confort sublime, ce tapis profond, cette « musique d’ameublement » prophétisée par Erik Satie, est-ce l’âme d’un monde sans âme, la consolation assurée, l’opium des cadres? La discothèque a en tous cas plus profondément transformé le statut de l’oeuvre musicale que le musée imaginaire dont parlait Malraux n’a affecté celui des oeuvres plastiques. Insinuante, obsédante, indiscrète puisque comme dit Kant il est naturel qu’ « elle se propage à un voisinage plus étendu que l’auditoire auquel on la destine », la musique est- elle pour autant mieux reconnue et étudiée aujourd’hui? Ce n’est pas sûr. Le registre de la philosophie musicale en particulier est souvent décevant par son excès ou son défaut de technicité. Trop musicologique ou trop subjectif, le discours ne trouve pas facilement la juste distance dans son rapport aux oeuvres et à l’expérience. Le livre de Bernard Sève comme la « Musique et l’Ineffable « de Vladimir Jankélévitch auquel il rend hommage, pourrait combler une lacune. Plus encyclopédique que celui de Jankélévitch -- le démon philosophique n’est-il pas de maîtriser toute expérience pour s’en défendre?-- le livre de Bernard Sève déploie un vaste champ d’enquête qui n’exclut pas la musique d’aujourd’hui et Beethoven est sa référence majeure. Un aphorisme de Lichtenberg dit: » Une sensation que je veux exprimer par des mots est comme une musique que je veux décrire: mes moyens d’expression ne correspondent pas à la chose... » Les musiques élues par Jankélévitch étant , à la limite, des musiques de l’immédiat, voire de la sensation pure, poussent à l’extrême la difficulté. L’état musical est plus indescriptible encore que l’état psychique extra-musical ou même que l’état poétique qui lui correspondent. Jankélévitch s’enchante et nous enchante de cette complication. Mallarmé croyait, dit-on, avoir assez « mis en musique » son « Après-midi d’un faune », mais il écrira son admiration à Debussy pour le poème symphonique qu’il en tira, capable « d’aller plus loin, vraiment, dans la nostalgie et dans la lumière, avec finesse, avec malaise, avec richesse » (Lettre du 23 décembre 1894) Sève est moins spontanément ineffabiliste que Jankélévitch, les musiques qui l’inspirent étant plus manifestement architecturales pour la perception même. Le paradoxe d’un être musical rebelle au concept n’en devient que plus spéculatif. Toute musique n’a pas vocation à produire le vague des passions, mais toute belle forme auditive paraîtra forcément plus insaisissable à l’entendement que la belle forme plastique. Certes la perception plastique est temporelle aussi, mais la consistance de son objet n’est pas dépendante d’un effort psychologique, d’une » distension » de l’âme.Il sera toujours plus difficile de considérer comme un objet, et comme un objet de pensée, ce qui tourne autour de nous, et nous entraîne dans un mouvement par contagion. L’émotion musicale dont parle Bergson est le modèle même d’une émotion créatrice. La musique n’introduit pas en nous des sentiments, remarquet-il, « elle nous introduit plutôt en eux comme des passants qu’on pousserait dans une danse. « N’imaginons pas alors nécessairement une chorégraphie récupérée par le visible. Une danse psychique, un mouvement des affects, déréglés ou réglés, peuvent transir le sujet, l’occuper et l’altérer plus intimement que ne le font des émotions esthétiques représentatives.Un mouvement habite et hante la conscience altérée. « Art louche et vague, « dit Bernard Sève, rappelant l’ambiguité du démonique dans l’emprise de la musique sur nous. Entre intellect et musique existe un très ancien contentieux comme si l’esprit ne pouvait servir deux maîtres.L’intellect tient jalousement à sa propre maîtrise. Il ne s’abandonne pas, ou ne se ressaisit pas sans ressentiment. Jankélévitch nommait déjà « rancune contre la musique » ce reniement d’une emprise chez ceux qui y étaient le plus exposés et se reprochent cette réceptivité même. Ainsi s’expliqueraient la phobie globale de Tolstoï, la phobie sélective de Nietzsche ou les efforts de l’ancien poète tragique Platon pour moraliser la musique en l’enrôlant au service des affects civiques. Le ressentiment philosophique est double: contre un objet ironiquement fuyant, contre une ivresse aussi. La thèse la plus forte et la plus prometteuse de Bernard Sève est alors sans doute son anti- pythagorisme.Le pythagorisme en philosophie de la musique1 serait la réduction de la musique à l’ordre mathématique qui la sous-tend. Il trouve son expression la plus accomplie dans l’image leibnizienne d’un esprit qui calcule à son insu alors qu’il croit éprouver ingénument, par l’oreille, un ordre, une convenance, une proportion. Le pythagorisme faitdu sensible un intelligible confus et aligne l’auditif sur le visuel. » La Musique nous charme, dit Leibniz, quoique sa beauté ne consiste que dans les convenances des nombres et dans le compte dont nous ne nous apercevons pas, et que l’âme ne laisse pas de faire des battements ou des vibrations des corps sonnants qui se rencontrent par certains intervalles. Les plaisirs que la vue trouve dans les proportions sont de la même nature... » ( Principes de la Nature et de la Grâce,§ 17). Mais que gagne-t-on à rappeler que la musique est sous-tendue par le nombre sinon une revanche , plus rêvée que réelle, de l’intellect sur l’émotion et du modèle plastique sur le modèle musical ? Le pythagorisme, philosophie spontanée des penseurs étrangers à l’acte d’entendre, peut avoir une fonction d’obstacle, épistémologique et esthétique. Certes, Bernard Sève le rappelle, « l’atome de musique est une relation et non une chose ». Il mène loin lui-même l’analyse des oeuvres et du fait musical: il ne méconnaît nullement la science musicale. Il semble se méfier en revanche d’un mathématisme faible et cavalier, idéologique au fond. Kant nous apprend à ne pas tenir le sensible pour de l’intelligible confus. Pourquoi, sinon par préjugé, l’oubllier si vite lorsqu’il s’agit du sensible musical? Ce que la musique apprend au philosophe, c’est peut-être à l’occasion la fécondité de telle ou telle de ses inventions propres. Faut-il se tourner vers la pensée de Schopenhauer, si longtemps vivante et agissante dans le monde des poètes et des compositeurs? Ce serait risquer de remplacer un dogmatisme par un autre. La voie empruntée par Bernard Sève est moins attendue et plus exigeante. D’Aristote il retient le concept d’altération que la composition même du livre va progressivement élargir, étager et différencier. Entendre est l’acte commun du musical et du musicien . Le sens musical de la notion de forme, Bernard Sève le cherche, à l’écart de toute « philosophie » appliquée et explicite de la musique, dans le travail même de la conceptualité kantienne sur le « jeu » et le « son pur »: « C’est là où l’on serait tenté de voir le moins de forme que Kant en voit le plus: dans les fantaisies , les improvisations, les structures qui ne sont pas conceptuellement réglées et où l’imagination joue sans scrupule. » Comme dans son précédent ouvrage: La question philosophique de l’existence de Dieu, Bernard Sève aide généreusement son lecteur par des indications bibliographiques 1 J'emploie ce terme de manière cavalière. On trouve sur le net des articles de Patrice Bailhache sur Leibniz et la musique dans lesquels il est est expressément contesté que Leibniz puisse être dit pythagoricien. insolitement précises, directives même. Au lieu de protéger ses trouvailles par l’hermétisme , il donne ce qu’il comprend. C’est donc un livre qu’on aimera pratiquer longtemps. On revient rarement à une de ses pages sans y trouver du neuf: un fait, une idée.