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Pareilles conceptions fleurissent dans toute l’aire amazonienne, avec une
curieuse variante, théorisée par l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros
de Castro sous le nom de « perspectivisme » : certains peuples ne pensent pas
seulement que les animaux se comportent comme des humains mais que, réci-
proquement, les animaux perçoivent les humains comme des animaux,
comme si le point de vue d’une espèce sur les autres dépendait toujours du
corps où elle réside (Viveiros de Castro se référant sur ce point à la monado-
logie de Leibniz). Descola montre toutefois que ce perspectivisme reste
confiné à une aire limitée. La conception plus ordinaire, qu’il qualifie simple-
ment d’« animiste », se contente d’humaniser le monde animal sans imaginer
que les animaux animalisent les hommes. Dans tous les cas, néanmoins, la
continuité psychique est si forte d’une espèce à l’autre que les hommes et les
animaux, ainsi que les diverses espèces entre elles, peuvent aisément troquer
leurs enveloppes physiques et se métamorphoser, singulièrement dans les
rêves et dans les mythes. Par exemple, une fois rentrés chez eux, les animaux
dépouillent leur apparence animale pour reprendre une livrée humaine que
l’homme ne voit jamais qu’en rêve.
D’où viennent de telles conceptions ? Descola réfute la thèse diffusionniste
défendue par Mircea Eliade. Certes, on retrouve des formes analogues d’hu-
manisation des non-humains dans l’aire subarctique canadienne, chez les
Inuit et dans le monde sibérien, qui pourrait donc en être la source. Mais le
même phénomène est attesté à des milliers de lieues de ce foyer supposé, par
exemple chez des groupes autochtones de Malaisie, de Nouvelle-Guinée (île
de Seram), de Nouvelle-Calédonie (Descola réhabilite au passage le beau récit
de Maurice Leenhardt, Do kamo, paru en 1947), voire d’Afrique (comme les
Kuranko de Sierra Leone ou les Dogon de Tireli, au Mali). Une telle récur-
rence ruine la thèse diffusionniste. Faut-il penser que la propension à anthro-
pomorphiser le monde animal émerge spontanément dans les sociétés de
chasseurs-collecteurs sans écriture ? L’Inde ancienne et le Japon témoignent
du contraire, selon Descola : on y retrouve la vision d’un continuum
cosmique qui intègre les hommes, les animaux et les plantes, selon des
conceptions qui ne sont plus les nôtres. Dans le sacrifice indien, par exemple,
Charles Malamoud a montré que l’homme était le premier des animaux qu’il
convenait de sacrifier aux dieux.
Descola complète sa démonstration par une étude sémantique qui parcourt
les civilisations : à y regarder de près, aucun des couples d’opposition classi-
ques – espace sédentaire et parcours nomade, jardin cultivé et forêt sauvage,
lieu habité et montagne, terre sèche et terre humide – ne recouvre les dichoto-
mies propres à nos cultures : domestique/sauvage, culture/nature, ager/silva.
Si aride qu’elle soit, la nature est toujours humanisée. L’idée d’une nature
vierge extérieure à l’espace cultivé est peut-être « notre fétiche », conclut
Descola, mais elle n’a rien d’universel.
Comment l’anthropologie avait-elle l’habitude d’analyser les conceptions
autochtones des relations avec le monde environnant ? Descola identifie trois
théories classiques. La plus ancienne réduit ces conceptions à des croyances
irrationnelles, mais, du coup, peine à expliquer comment les mêmes peuples
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Revue française de sociologie