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venu de la biologie, il s’est d’abord penché sur l’étude des rapports des Lapons avec leur
environnement : d’un côté, une culture (celle des éleveurs de rennes) transmise de
génération en génération, de l’autre, un environnement obéissant à des contraintes
naturelles. De manière classique, on dira que la culture est le schéma global permettant aux
Lapons d’organiser cet environnement et d’agir sur lui. Mais pas de l’expliquer. Insatisfait de
cette partition, T. Ingold a emprunté au psychologue James Gibson la théorie de la
« perception directe ». Elle fait l’hypothèse que les espèces vivantes, humaines et animales,
perçoivent l’environnement comme autant d’opportunités de s’y déplacer et d’agir, en
fonction de leurs possibilités somatiques et sensorielles. Ainsi, le bord d’une falaise est-il,
pour un aigle, une piste d’envol, et pour un homme, une barrière infranchissable. Agir dans
un environnement donné n’exige pas de recourir à une fonction mentale supérieure, ne fait
pas appel à des représentations, mais seulement une à perception directe donnée dans
l’expérience. Décrire les comportements humains dans ces termes pose évidemment
quelques problèmes. Les ethnographes ont pour habitude de recueillir de la bouche de leurs
informateurs des traditions, des normes, des croyances, sans lesquelles il semble
inenvisageable que leurs descendants puissent grandir conformément à leur « culture ».
Pour T. Ingold, la description n’est pas bonne. « Apprendre à percevoir, écrit-il, ne dépend
pas tant de schémas nous permettant de construire l’environnement que de l’acquisition
d’aptitudes nous permettant d’engager des relations perceptuelles directes avec ses
différents composants, humains et non-humains. » Pour lui, l’apprentissage, puisque
apprentissage il y a, « est une éducation de l’attention », une question d’acquisition
d’aptitudes, non « d’enculturation ». Ainsi, « nous apprenons à connaître les autres selon
des voies toujours singulières, non en les catégorisant comme des personnes d’un certain
type selon un schéma global de parenté, par exemple. »
Reste un problème : ce que les anthropologues appellent « culture » s’incarne aussi dans
des objets manufacturés et dans les transformations que les hommes font subir à leur
environnement naturel. Ne sont-ils pas des modèles à suivre ? Pour T. Ingold, c’est une
description trompeuse de la réalité qui nous les fait voir ainsi. D’abord parce que ces choses
ne sont pas stables : chaque individu se les approprie en les modifiant. Ensuite, parce que
ces artefacts ne sont pas des modèles à reproduire, mais des « résidus d’expériences
mortes », des traces qui n’ont pas de valeur « en soi », dont il faut faire l’expérience pour en
éprouver la teneur.
Dans le monde de T. Ingold, il n’y a pratiquement pas de place pour quelque chose que l’on
appellerait « la culture », et celle-ci est si spécifique qu’elle ne ressemble pas du tout à sa
définition classique. Même si P. Descola et T. Ingold partagent la même admiration pour
l’idée de « perception directe », leurs façons de voir se divisent sur la suite à donner à cette
théorie. P. Descola, avec ses schèmes et ses modes de relations, parvient à relativiser la
nature, mais prolonge une tradition culturaliste modélisatrice. Pour T. Ingold, ni l’animisme, ni
le totémisme n’ont vraiment d’existence.
On le voit très bien dans un débat réunissant les deux anthropologues publié en 2014 (1).
Alors que P. Descola rappelle que, pour lui, la comparaison des « manières de composer le
monde » (les ontologies) est fondamentale, T. Ingold affirme que « l’anthropologie n’a pas à
comparer des différences qui existeraient déjà, elle doit faire une différence, participer au
cheminement de la vie en comparant une action donnée non pas à une autre action autre
part, mais à un ensemble d’autres actions possibles au même endroit ». Comme l’écrivent
deux commentateurs, l’entreprise de T. Ingold consiste « d’abord à éliminer la nature, puis la
culture, pour parvenir à dresser une écologie capable de renouer avec le processus de la vie
elle-même, c’est-à-dire avec une écologie de la vie (2) ». L’universalisme de cette
proposition reste marqué par la formation naturaliste de T. Ingold. Du reste, explique lui-
même l’anthropologue, « la compréhension suppose l’engagement dans les mêmes
mouvements que les gens qu’on veut comprendre ». La bonne manière de connaître une
façon d’agir ou un mode vie, c’est de s’y engager soi-même : c’est de tisser des paniers, et
non de les décrire. C’est ce qu’il fait lorsqu’il donne ses cours à l’université de Manchester.