CHAPITRE II
THÉORIE DE L‟AGIR COMMUNICATIONNEL
ET PERCEPTION DANS L‟HORIZON SOCIOLOGIQUE
Dans cette partie, nous sirons évaluer la théorie de l‟agir communicationnel (TAC) dans sa
contribution potentielle à une théorie sociologique générale et, plus particulièrement, à une
théorie des normes sociales En effet, nous espérons avoir fait ressortir les prétentions
sociologiques de la TAC et la façon dont elle définit, à partir de son modèle de
l‟intercompréhension langagière, les principaux concepts d‟activité symbolique, d‟action
sociale, de relation sociale, de coordination sociale, d‟ordre social et de normes sociales pour
les articuler au sein d‟un procès de rationalisation contenant une logique de développement
intrinsèque menant à une moralisation de l‟ensemble des rapports sociaux. À la suite de la
description du procès de rationalisation social préconisé par la théorie de l‟agir
communicationnel, et après avoir relevé les principaux présupposés théoriques qui affectent
sa conception de l‟esprit dans la production des catégories, la procédure et le processus de
rationalisation par lesquelles les normes sociales sont constituées, nous désirons situer ces
affirmations théoriques dans le champ des sciences sociales contemporaines. De même, avant
de développer plus à fond notre hypothèse générale selon laquelle une théorie holistique,
dynamique et ancrée de la perception inspirée de la tradition phénoménologique permettrait
de répondre aux apories intellectualistes de la conception de l‟esprit mise de l‟avant par la
pragmatique universelle, nous pouvons nous demander si cette hypothèse répond à quelques
interrogations de la part des sciences sociales contemporaines.
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Bien sûr, dans l‟état actuel des connaissances, nous ne prétendons pas pouvoir rendre
compte de l‟ensemble des courants et approches en sciences sociales. Notre but, plus
modeste, consiste simplement à trouver à notre problématique des points d‟ancrage dans le
champ des sciences sociales, de façon à démontrer : a) sa pertinence quant au traitement de la
rationalité dans le cadre de certains courants reconnus ; et b) sa contribution potentielle à une
théorie de la perception pour une théorie sociologique générale qui doit, entre autres, couvrir
les phénomènes normatifs. De même, lorsque nous parlons de théorie sociologique générale,
il ne faut pas entendre par là une synthèse des principales théories sociologiques actuellement
à notre disposition, mais plutôt, à l‟image de la TAC, une théorie susceptible de fonder de
façon cohérente les principaux concepts fondamentaux des sciences sociales et leur
articulation. Et par fondamentaux, il faut entendre les concepts à partir desquels sont
formulés les problèmes des sciences sociales.
Bien que sa synthèse soit monumentale, Habermas a déjà effectué pour nous un certain
découpage. Prenant Weber pour point de départ, Habermas se situe d‟emblée dans le champ
de la sociologie compréhensive. Il part de son concept fondamental, l‟action sociale, et
interroge la compréhension à travers le procès d‟interaction. Le changement de paradigme, de
la conscience au langage, permet cependant d‟infléchir une sociologie tournée vers le sens de
l‟action individuelle vers un fonctionnalisme systémique qui interroge en premier lieu la
société, conçue comme une structure holiste. Habermas se situe donc dans un courant général
qui, concevant le procès social comme un procès d‟établissement du sens, tente de ramener la
sociologie compréhensive et sa théorie intentionnaliste de l’action individuelle dans le giron
d‟une théorie structuraliste de la société. C‟est, bien sûr, dans ce procès d‟établissement des
significations que le langage prend toute son importance et que sa structure complexe
participe à la formation des normes sociales au sein de stades d‟interaction, et les influence.
C‟est-à-dire que l‟usage du langage modifie la structure fonctionnelle de la société prise
comme un tout formé du monde vécu et des systèmes autonomes d‟interaction qui s‟en
dégagent.
La signification de laction qui investit l‟horizon psychologique et biographique de
l‟acteur est ainsi rattachée à une forme de « représentation collective » qui participe à
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l‟institution sociale. Le pragmatisme de Mead et la philosophie du langage développée sous
l‟impulsion de Wittgenstein, voire la jonction de la sémantique intentionnelle et de la théorie
des actes de langage, orientées par Habermas vers la théorie de l‟action, permettent donc une
jonction des tendances individualistes et holistes des sociologies d‟inspiration wébérienne et
durkheimienne. La théorie des actes de langage proprement dits réalisant l‟intégration de
l‟intentionnalité de l‟agent à la structure propositionnelle du langage. La psychologie
individuelle et l‟intentionnalité de lacteur participent ainsi au procès social et obéissent à ses
règles structurales.
Ainsi, dans la pragmatique universelle de Habermas et conformément à la récupération
de la mantique intentionnelle par son modèle langagier, la structure d‟interaction sociale
implique un processus psychologique et intentionnel de la part des acteurs. Plus précisément,
ce processus psychique est associé aux trois présupposés que nous avons identifiés et
qualifiés d‟intellectuels. La structure propositionnelle des actes de langage exprime donc la
forme d‟une structure intentionnelle, ses contenus d‟unités sémantiques, autant de
représentations thématiques, et ses verbes performatifs, des jugements. Leur structure
complexe témoigne des rapports au monde et de la position prise implicitement par le
locuteur. Habermas étend ce modèle d‟analyse langagière à l‟ensemble de l‟activité
symbolique et aux actions implicites, elles-mêmes, donc, traitées comme des actes expressifs
sur le modèle langagier.
Ainsi, chez Habermas, la constitution des « représentations collectives » durkheimiennes
appartient tout entière à la « mise en langage du monde » opérée par les « facultés »
intellectuelles de l‟esprit. Car, à ne pas s‟y tromper, les origines néokantiennes de la
philosophie de l‟esprit qui participe à la sémantique intentionnelle la rapprochent de la
mécanique procédurale du champ de discussion d‟une psychologie des facultés. Les éléments
cognitifs qui prennent part au champ de discussion et d‟interaction demeurent soumis à
l‟enchaînement mécanique, newtonien, d‟actes assimilés à des facultés mentales comme le
jugement et la volonté. Il s‟agit d‟une « friction » entre les idées de champ transactionnel
les contenus de sens évoluent dans une dynamique relationnelle, et celle d‟interaction
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mécanique entre des consciences substantielles qui produisent ces contenus593. Problématique
que nous mettrons de côté pour l‟instant, pour mieux cerner les enjeux autour du modèle
langagier et de sa philosophie intellectualiste de l‟esprit.
Afin d‟évaluer la proposition de Habermas et la pertinence de notre propre critique, nous
commencerons en premier lieu (1) par situer le « constructivisme » de Habermas
parallèlement au courant constructionniste qui émerge dans les sciences sociales. Celui-ci,
nous le verrons, s‟abreuve à des inspirations philosophiques et sociologiques qui rejoignent
les considérations de Habermas. À côté des similitudes, les différences majeures entre la
TAC et le courant constructionniste, essentiellement dues à la position cognitiviste et
franchement kantienne de Habermas, justifient une distinction que nous rendrons par le terme
de « constructivisme »594. En second lieu (2), nous rendrons compte de la perspective
critique, quant à la théorie traditionnelle de l‟intentionalité, de trois sociologues qui
participent à l‟entreprise de concilier la sociologie compréhensive avec une approche plus
holiste, voire structuraliste. Ces trois théoriciens des sciences sociales en viennent à
considérer le problème de la perception et, plus précisément, de l‟ancrage social de la
perception. Problème pour lequel la phénoménologie et la Gestaltheorie, d‟une part, et le
pragmatisme classique, d‟autre part, sont identifiés comme des courants philosophiques
pouvant amener une contribution pertinente.
Cet aperçu d‟un courant sociologique, d‟abord, puis de trois théoriciens, ensuite, sera
complété par (3) le portrait de l‟école de représentation sociale (RS). Il s‟agit là, nous le
verrons, d‟une école de psychosociologie déjà constituée autour d‟une théorie holistique,
dynamique et externaliste de la perception qui, d‟une certaine façon, incorpore plusieurs
considérations pragmatistes et gestaltistes. Nous verrons que cette école peut effectivement
prétendre à fonder une théorie sociologique générale. Toutefois, cette théorie de la perception
n‟est encore que très générale. Elle se développe rapidement dans la théorie d‟un champ
psychosocial externe ou évolue à partir des RS, concept tirant son origine des représentations
593Sur cette distinction, voir : John Dewey et Arthur F. Bentley, « Interaction and Transaction » op. cit.,
1946, p. 505 à 517, voir également leur remarque sur la théorie des actes de langage, p. 511, note 12.
594Voir la remarque de Theodore R. Sarbin et John I. Kitsuse (ed.), « A Prologue to Constructing the
Social » in Constructing the Social, London - Thousand Oaks - New Delhi, Sage Publications, 1994, p. 8. Les
auteurs distinguent le « constructivisme » par son aspect critique.
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collectives de Durkheim. Mais surtout, en renouant avec l‟antagonisme durkheimien entre
holisme et individualisme, cette école rompt avec la subjectivité et l‟expérience sensible, ce
qui soulève des apories théoriques, voire une contradiction entre la théorie et la méthode
qui traite de l‟agir individuel et des propos déclaratoires –, d‟la difficulté de réincorporer
les représentations sociales dans un champ de réalité matérielle et sensible accessible par une
méthodologie empirique plutôt classique et développée dans un esprit positiviste. Cette école
est ainsi tentée de placer les RS en situation d‟« homologie structurale » avec une structure
matérielle d‟interaction dont elle ne peut expliquer ni le statut ni l‟irréductibilité au rang de
RS, et dont la méthode positive d‟accès empirique a été répudiée avec le modèle empiriciste
et physicaliste que l‟empirisme logique et le programme d‟unité des sciences ont voulu
appliquer aux sciences humaines et sociales. À ce stade, la description de la théorie des RS
(TRS) nous servira simplement à exposer une solution de remplacement à la conception
intellectualiste dont fait preuve la TAC et à démontrer la pertinence contemporaine d‟une
théorie de la perception pour une théorie sociologique générale. (Nous reviendrons sur
l‟entreprise d‟une théorie sociologique holiste et non mentaliste et les apories de la TRS dans
le cadre de notre thèse annexe.)
2.1 Le courant constructionniste
Le constructionnisme est un courant dont les origines remontent aux années 60 et qui traverse
la psychologie et les sciences sociales contemporaines. Ce courant ne constitue pas une école
au sens propre, qui serait constituée autour d‟une théorie unitaire. Mais il se rassemble autour
de l‟idée générale que la société est un processus de formation du sens qui oriente et réoriente
l‟action. Notons que, face aux thèses épistémologiques dominantes depuis l‟après-guerre,
cette idée générale réoriente la méthode sociologique vers la saisie du sens que les acteurs
donnent à leurs pratiques, et elle accentue la prise en considération de l‟interaction et de la
communication entre le chercheur et l‟acteur sur le plan méthodologique. Nous ne nous
intéresserons ici qu‟à l‟aspect théorique du constructionnisme, conscient du lien intrinsèque
existant entre théorie et méthode. Un lien qui se précise aussi selon la façon de concevoir la
rationalité et ses expressions.
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