Erotisme & Pornographie Le but de cette présentation est de définir le plus précisément possible ce qu’est la sexualité, en quoi elle est spécifique de l’humain et d’analyser les relations et liens qui existent entre elle et deux de ses formes cliniques, l’érotisme et la pornographie. Dia 2 « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement 1» disait La Rochefoucauld. Cela fait au moins une différence avec le sexe : le regarder fixement, voilà ce que peu d’hommes et de femmes, de nos jours, s’interdisent ou redoutent. Mais l’essentiel dans les trois cas, le sexe, la mort, le soleil, échappe au regard, ou l’aveugle, tout en continuant de le fasciner. L’essentiel ? Non pas le mourir comme agonie, mais la mort comme mystère ou comme néant. Non pas le soleil comme étoile banale, mais la lumière qu’il nous donne qui nous éclaire et nous aveugle, la chaleur et l’énergie sans les quelles nous ne serions pas. Non pas le sexe comme organe, mais la sexualité comme fonction, comme pulsion, comme abîme. Dia 3 La sexualité c’est l’ensemble des désirs qu’un être humain peut ressentir pour un autre (dans sa réalité charnelle et sexuée) et des plaisirs que procurent les organes génitaux et autres zones érogènes. Il s’agit moins de fécondité que d’éroticité, moins de reproduction que de jouissance, moins de perpétuation de l’espèce que de prendre ou de donner du plaisir. 1 La Rochefoucauld, Maximes, 26. Erotisme & Pornographie Le sexe n’a que faire des générations futures. Les amants le savent bien. Les violeurs aussi. La sexualité, c’est l’ensemble des affects, des comportements et fantasmes qui sont liés à la jouissance du corps d’un autre ou du sien propre. Le corps humain est sexué. La sexualité c’est ce qui permet d’en jouer ou non, et d’en jouir parfois. Dia 4 L’instinct est une tendance qui inclut son propre mode d’emploi : c’est un savoir-faire transmis biologiquement. La pulsion, à l’inverse, ne recèle aucun mode d’emploi, aucun savoir-faire inné : elle nous pousse à agir dans une certaine direction, mais il n’y a aucun résultat explicite à atteindre ni aucun moyen de l’obtenir. L’oiseau sait faire son nid, l’araignée sait tisser sa toile sans qu’on ait besoin de le leur apprendre. Les gènes suffisent à ces comportements instinctifs. Mais l’homme est fort démuni d’instinct à la naissance en dehors de la succion. La sexualité n’en est pas un. Elle n’inclut aucun savoir-faire. C’est pourquoi les enfants s’interrogent tellement sur la fonction et le fonctionnement de la chose, et les adultes, guère moins. Le désir sexuel ne nous apprend pas comment faire l’amour, ni ce que désire l’autre, ni même toujours ce qu’on désire soi-même. Le coït ? Une pulsion nous y pousse. Aucun instinct ne nous l’enseigne. D’où l’ignorance pendant les années d’enfance, puis l’inquiétude, les fantasmes, les interrogations, puis les préparatifs, puis la découverte, l’improvisation, les tâtonnements, l’initiation, l’apprentissage, jusqu’à une certaine maîtrise parfois, qui n’exclut ni les maladresses, ni les échecs, ni les insatisfactions, ni les angoisses. Il n’y a pas d’harmonie préétablie des sexes. Les organes correspondent à peu près. Les désirs, les fantasmes, les comportements, point toujours. Par quoi tout érotisme est culturel. 2 Erotisme & Pornographie Dia 5 Nous sommes des animaux, pas des bêtes. C’est ce que la sexualité ne cesse de nous rappeler qui la rend si dérangeante, si troublante, si choquante, si plaisante. Elle est le vrai pêché originel, qui n’est pas un pêché mais une pulsion, jointe à la peur qu’elle suscite en nous, comme une honte de n’être qu’un animal, de n’être que ce corps sexué, qui est en moi. L’esprit commence là peut être, dans la pudeur, dans la gêne, dans l’interdit (spécialement la prohibition de l’inceste) qui mettent la sexualité à distance – par l’habillement, par l’éducation, par le mariage – et ne la rendent que plus désirable, que plus attirante, que plus fascinante. Le mot grec phallos se dit en latin fascinus et nous savons tous que l’adjectif fascinant, en français, vaut tout autant pour le sexe des femmes. Le désir fascine : il est fasciné par son objet, fascinant pour le sujet. Dia 6 Comment l’aborder sans effroi et sans honte (pudor, en latin) ? Tout se passe comme si le sexe était obscène par nature, ou plutôt comme s’il était dans la nature, malgré son extrême banalité, ce que la culture ne peut jamais tout à fait accepter, assimiler, réduire, comme le trou noir du désir ou de la vie. Les deux mots Obscène et obscur ont la même origine étymologique. Ce qu’on doit cacher, l’obscène, doit rester quelque chose de ténébreux, obscur, même lorsqu’on le dévoile, et menaçant (obscenus en latin signifie de mauvais augure) même lorsqu’on essaie de l’apprivoiser. Le plus étonnant d’ailleurs, c’est que malgré le dévoilement massif du sexe dans la pornographie, le secret demeure presque inentamé et résiste à toute exhibition qui peut en être faite, comme s’il y avait dans la sexualité quelque chose qu’on ne peut tout à fait dévoiler, fût-ce en le montrant, ni dire, fût-ce en en parlant pendant des heures : nul ne sait ce que ressentent les comédiens, quel est leur plaisir, quelles sont les émotions et l’éroticité ressenties. Encore moins les comédiennes… Et notre vie privée le confirme : nul ne sait comment ses meilleurs amis font l’amour, ni l’émotion ou le plaisir qu’ils y trouvent, ni l’audace et la pudeur qu’ils y mettent. C’est vrai aussi de l’amour physique : « l’énorme secret » résiste même aux amants les plus libres. 3 Erotisme & Pornographie Dia 7 La culture se construit contre la nature, dont elle fait partie, comme l’humanité contre l’animalité. Comment serais-je tout à fait mon corps, puisque je le commande, puisque je lui résiste, puisque je le domine ou me laisse emporter par lui ? Mon corps c’est que je suis (du verbe « être »), sans l’être tout à fait puisque je ne le suis (du verbe « suivre ») pas toujours, puisque je peux aussi le devancer, le forcer, le violenter parfois. Il faut donc que je sois, au moins d’un certain point de vue, autre chose – une âme. Et la voilà qui se trouble pour un bout de peau entrevue, qui s’oublie dans un fantasme, qui s’affole pour une caresse, qui se perd dans un spasme ! Lequel d’entre nous, face à ses propres égarements, ne ressent pas, une fois qu’ils sont passés, quelque chose comme une surprise ou comme une gêne rétrospectives. Que l’âme et le corps soient une seule et même chose, c’est ce que je crois et que les neurosciences rendent de plus en plus vraisemblable. Mais que cette chose soit sexuée, l’âme ne cesse d’en ressentir le trouble, l’émotion, l’étonnement, l’embarras. Bien naïfs ceux qui croient que la religion (surtout judéo-chrétienne) explique cette gêne. C’est plutôt la gêne qui explique la religion, au moins pour une part. Il n’y a pas que la mort qui fasse peur. Dia 8 Expliquer la pudeur par les interdits dont la sexualité serait l’objet, c’est donner comme solution la question elle-même. Car pourquoi ces interdits ? Même chose pour qui voudrait expliquer ces interdits par la religion. Pourquoi s’en prend-elle au sexe plus qu’à d’autres organes ou fonctions ? Il faut que la sexualité ait quelque chose d’intrinsèquement particulier ou dérangeant que les religions ont pu constater ou dénoncer sans pouvoir l’expliquer. Avant le christianisme, les Grecs, si libres dans leurs mœurs, faisaient preuve, lorsqu’ils parlaient de sexualité, d’une grande réserve, voire d’une certaine inquiétude. Même les peuples qui vivent nus se cachent pour faire l’amour, ce que les grands singes ne font pas. Cela confirme que ce n’est pas la nudité qui nous fait problème, mais le désir. Non le sexe comme organe, mais la sexualité comme pulsion, comme fonction, comme animalité. C’est la bête en nous qui nous fait humains au sens biologique du terme et nous impose de le devenir au 4 Erotisme & Pornographie sens culturel du terme. Le sexe ni la mort n’échappent à la biologie, ni ne s’y réduisent. On peut dire que cette animalité se reconnaît tout autant dans la respiration, la nutrition, la défécation. C’est pour cela qu’il est recommandé de les pratiquer avec une certaine discrétion, un certain contrôle : on évite de faire du bruit en respirant, on ne mange pas n’importe quoi, ni n’importe comment, et on se cache pour la dernière. Mais ces fonctions là ne nous prennent pas tout entiers : l’esprit peut les considérer de l’extérieur, tranquillement, posément, ou même penser à tout autre chose pendant qu’elles s’effectuent. La sexualité en revanche nous laisse ordinairement moins libres, mois sereins, moins détachés ! C’est la part animale en nous la plus prenante, la plus difficile à oublier, à maîtriser, à civiliser. Cela fait une partie de son charme, non la moindre. Comme il est troublant et délectable, pour un être humain, de retrouver en soi et en l’autre, l’animal qu’on n’a jamais cessé d’être. C’est le prix à payer de la civilisation, et sa récompense peut-être. Même les bonobos, s’ils en avaient l’idée, nous envieraient. « Ma bête » : un mot d’amour bien troublant, dont aucune bête n’est capable. La sexualité n’est donc pas une faculté mais une fonction, pas un instinct mais une pulsion. Elle n’implique ni pouvoirfaire, ni savoir-faire. C’est pourquoi nous avons besoin d’éducation sexuelle, et de sexologues parfois. Dia 9 Le sexe ni la mort ne dépendent de nous : il est rare qu’on les choisisse, impossible qu’on leur échappe. Ils marquent plutôt notre dépendance essentielle, sans laquelle nous ne serions pas. Vivre c’est dépendre : de son corps, donc du monde. De soi, donc des autres. Je n’ai pas choisi de naître, ni d’être mortel, ni d’avoir un corps et ce corps-ci, ni d’avoir un sexe et ce sexe-là. Il faut faire avec. Même les transsexuels et les eunuques n’y échappent pas. Faire autrement ou faire sans, c’est encore une façon de faire avec. C’est comme un destin à la première personne. Reste à le vivre, à l’assumer, enfin à y conquérir, si on le peut, une marge de liberté. Nul ne choisit de naître, aucun adulte valide ne continue à vivre sans l’avoir choisi. Nul n’est coupable d’avoir un sexe, ni innocent tout à fait de sa sexualité. 5 Erotisme & Pornographie Dia 10 Le sexe ni la mort ne sont le propre de l’homme 2, si ce n’est que seuls les humains s’interrogent sur les problèmes que leur posent la mort et la sexualité. L’érotisme et la morale sont liés. La sexualité nous confronte à l’autre et c’est dans ce rapport à autrui que se joue pour l’essentiel la morale. Le vivre ensemble sous entend des devoirs à l’égard d’autrui. Tout n’est pas permis. C’est là que la morale commence. Et que l’innocence s’arrête. Il y a dans la sexualité comme un paradoxe insoluble : qu’on veuille s’approprier le corps de l’autre comme une chose, tout en sachant qu’il n’est pas une chose, ou pas seulement. Sans quoi, il n’y aurait rien d’érotique dans sa possession. L’angélisme dans ces domaines est tout aussi ridicule que la diabolisation. Condamner le sexe ? C’est se condamner soi et toute l’humanité, et toute vie peut être. Faut-il pour autant n’y voir qu’un loisir agréable ? « Comment est il arrivé, demande Diderot, qu’un acte dont le but est si solennel, et auquel la nature nous invite par l’attrait le plus puissant, que le plus grand, le plus doux, le plus innocent des plaisirs soit devenu la source la plus féconde de notre dépravation et de nos maux ? ». C’est que le but, le plus souvent n’a rien de solennel (Diderot pense à la procréation, mais ce n’est guère, sauf exception, ce que poursuivent les amants). Le plaisir en l’occurrence n’est pas si innocent que cela, puisqu’il jouit comme d’un objet de cela même (le corps d’un autre) qui ne saurait tout à fait en être un. C’est la vérité de la pornographie qui hante le désir comme sa tentation ou sa caricature. Dia 11 Tapez « sexe » sur n’importe quel moteur de recherche pour voir ce qu’internet vous propose : des sites innombrables et interminables, gratuits ou payants, professionnels ou amateurs, tous différents, tous convergents, tous répétitifs et d’autant plus déprimants qu’ils ne laissent pas tout à fait indifférent. Extrême crudité, audace banalisée et stéréotypée, toujours les mêmes gestes souvent dans le même ordre, les mêmes caresses, les mêmes positions, les mêmes André Comte-Sponville. Le Sexe ni la mort. Trois essais sur l’amour et la sexualité. Ed Albin Michel, 2012. 2 6 Erotisme & Pornographie cadrages, les mêmes mots lorsqu’il y en a, les mêmes gémissements ou halètements. Vulgarité, bassesse, bêtise. Cela fascine d’abord. Puis cela effraie, effare, déprime. Le sexe sans amour ressemble à de la haine. Mépris, brutalité, violence, volonté de déshumaniser l’autre, la femme presque toujours, de l’abaisser, de la soumettre, de l’humilier, de la souiller, de l’avilir. On n’accepterait pas d’un film qu’il soit raciste même si ce n’est que du cinéma. On accepte en revanche qu’un porno soit sexiste, ce qui montre la place particulière de la sexualité entrée dans une phase de déculpabilisation après plusieurs siècles de culpabilisation. Dia 12 La surabondance de ces films malgré leur médiocrité exprime une partie de l’air du temps, révèle quelque chose de la sexualité ordinaire. Comme le viol et la prostitution, trop fréquents à l’échelle de nos sociétés pour qu’on n’y voie qu’une simple aberration pathologique et dont on aurait tort d’en minimiser les conséquences. Ce sont des faits et aucun discours vrai sur l’érotisme ne peut ignorer ces 3 possibilités qui disent quelque chose sur la sexualité, en tout cas masculine. Voyez les films pornos : qui peut croire qu’il n’y ait là que déviances et pathologies ? Et par rapport à quelle sexualité supposée « naturelle ou normale » ? On pourrait dire, comme Freud nous y invite que la perversion est l’état originel de la sexualité à quoi on échapperait, au moins partiellement, que par le refoulement, la sublimation ou l’amour. Si l’on qualifie de perverse « toute activité sexuelle qui, ayant renoncé à la procréation, recherche le plaisir comme un but indépendant de celle-ci », il faut en conclure que tout érotisme est pervers, par définition. Dia13 Si le pervers suppose la loi même qu’il défie, si la transgression réussie maintien l’interdit pour en jouir, lequel d’entre nous n’est pas pervers, au moins par moments, dans sa vie érotique ? Il n’y aurait sans doute pas de perversion sans loi. Mais pas d’humanité non plus, ni d’érotisme. L’érotisme commence quand la sexualité cesse d’être un moyen au service de la reproduction pour devenir à elle-même sa propre fin. Point d’érotisme dans les rapports à 7 Erotisme & Pornographie heure fixe des couples en mal d’enfant. Mais cette définition est insuffisante car des comportements sexuels déconnectés de la reproduction, par la contraception par exemple, peuvent parfaitement manquer sévèrement de toute connotation érotique. L’activité sexuelle des humains, même lorsqu’ils ne se soucient pas de reproduction, n’est pas nécessairement érotique. Il y a de plus des degrés dans l’érotisme. Dia 14 L’érotisme commence en fait là où la physiologie s’arrête, quand on fait l’amour pour le seul plaisir de le faire, mais pas seulement pour le seul plaisir de l’orgasme qu’on en attend. Un rapport sexuel n’est érotique que lorsqu’il s’agit d’autre chose que de « tirer un coup » ou de « décharger ses vases » pour parler comme Montaigne. L’érotisme touche plus à la psychologie qu’au simple fonctionnement des organes, est plus concerné par le désir que par le plaisir. Il n’est d’érotisme que pour l’esprit. Il y a un rôle fondamental de la transgression et de l’interdit dans l’érotisme. Quelle est la principale différence entre la sexualité animale (si tant est qu’on puisse utiliser ce terme) et la nôtre ? La loi : l’interdit donc aussi le langage. C’est ce qui nous sépare de la nature sans nous en faire sortir (le corps suffit à nous y maintenir). L’érotisme se joue tout entier dans cette dualité. Nous sommes des animaux moraux, que nous le voulions ou pas. Faire l’amour pour nous ne sera jamais tout à fait naturel. C’est pourquoi nous sommes aussi des animaux érotiques. L’érotisme c’est l’association inextricable du plaisir sexuel et de l’interdit. L’érotisme est essentiellement transgression, infraction à la règle des interdits. C’est cela qui explique qu’il y a des degrés dans l’érotisme. Plus grave ou plus osée sera la transgression, plus érotique sera l’acte. L’érotisme se développe et se complexifie ainsi de degré en degré selon que le caractère de transgression s’accentue. Dia 15 En partie seulement, car à ce compte, rien ne serait plus érotique que le meurtre ou la torture. Et le premier viol venu serait plus érotique que la plus délicieuse des caresses librement offerte ou 8 Erotisme & Pornographie consentie. Les transgressions en cascade qui illustrent les romans de Georges Bataille par exemple qui les trouve lui très excitantes viennent confirmer que la transgression ne saurait à elle seule définir ni quantifier l’érotisme. D’ailleurs beaucoup de transgressions n’ont rien d’érotique. Et beaucoup de nos moments les plus érotiques n’ont rien à voir, même fantasmatiquement, avec une quelconque violence ou quelque transgression extrême. La transgression fait donc partie de l’érotisme, sans en épuiser le contenu ni les charmes. Tout érotisme est transgressif au moins en partie, mais la transgression n’y est pas tout, ni même l’essentiel. Une autre définition est donc nécessaire : l’érotisme est l’activité sexuelle d’un ou plusieurs êtres humains qui se prend ellemême comme but, qui vise à autre chose que la reproduction, et à autre chose que l’orgasme qui marque son terme et non pas son but. L’érotisme, c’est jouir de désirer ou d’être désiré, plutôt que désirer jouir (même si ces deux dimensions existent simultanément et se renforcent l’une l’autre). Le désir des amants dans l’érotisme en acte ou du lecteur spectateur dans l’érotisme littéraire ou cinématographique, devient à lui-même sa propre fin : il tend moins à sa satisfaction (l’orgasme) qu’à sa propre perpétuation, qu’à sa propre exaltation, qu’à sa propre dégustation. Un rapport sexuel est érotique lorsque les amants font l’amour pour le plaisir de le faire, non pour faire des enfants, pas non plus simplement par amour (lequel peut exister aussi) ni pour le plaisir ou l’orgasme qu’ils en attendent. L’érotisme est moins un art de jouir qu’un art de désirer et de faire désirer jusqu’à jouir du désir même, le sien, celui de l’autre, pour en obtenir une satisfaction plus raffinée ou plus durable. C’est s’aimer soi-même désirant, et l’autre, tellement désirable ! Il ne s’agit pas de réduire ou de supprimer une tension désagréable, mais au contraire de maintenir ou d’accroître une tension agréable ou délicieuse. C’est la tendance à maintenir, varier ou augmenter (et non plus à réduire, contenir ou supprimer) les excitations que la sexualité nous permet ou nous impose. S’il est vrai comme le dit Freud que le principe de plaisir soit au service de la pulsion de mort, l’érotisme, lui, est au service de la pulsion de vie 9 Erotisme & Pornographie parce qu’il tend à maintenir l’excitabilité de l’appareil psychique à un niveau aussi haut et diversifié que possible. Dia 16 L’orgasme est à la portée de n’importe qui : chacun pour soimême y suffit. La masturbation, qu’on aurait bien tort de s’interdire, n’est pourtant qu’un pis-aller : mieux que rien, mais faute de mieux. Qui voudrait s’en contenter ? Quoi de moins érotique ? Si ce n’est par les fantasmes qui l’accompagnent. C’est aller au plaisir par le plus court chemin, quand ce sont les détours qui sont érotiques. La masturbation n’en demeure pas moins un acte sexuel qui ne peut devenir érotique qu’à la condition de s’offrir au regard de l’autre comme stimulation du désir bien plus que comme instrument de plaisir. Même chose pourrait se dire du coït ou des caresses qui le précèdent : ils sont d’autant plus érotiques qu’ils visent au maintien du désir davantage qu’à son assouvissement. La gastronomie commence quand la nourriture vise autre chose que la satiété. L’érotisme, pareillement, lorsque le désir tend à autre chose qu’à son propre apaisement. Cela n’annule pas le plaisir (l’orgasme et la mort auront le dernier mot, ou le dernier silence), mais en retarde voluptueusement l’application. C’est entretenir le feu plutôt que de tendre à son extinction : jouir du désir même, davantage et plus longtemps que du plaisir qui l’abolit en le satisfaisant. Désirer jouir en matière d’érotisme, c’est déjà un plaisir, certes moins vif, mais parfois plus délectable que la volupté elle-même. L’érotisme pourrait se définir comme la poésie des corps, en tant qu’ils sont sexués. Dia 17 Nous restons cependant, malgré la culture qui est notre loi, des animaux : quelque chose en nous précède la culture, lui résiste et en joue. C’est ce que Freud appelle le ça qui représente le passé de l’espèce, son hérédité. Le corps est le présent de ce passé. « Il y a un peu de testicule ou un peu de saloperie disait Diderot au fond de nos sentiments les plus sublimes ou les plus délicats ». Qu’il y ait du sexe dans tout amour et de l’animal dans tout homme, bien peu, aujourd’hui, le contestent. L’homme n’est ni ange ni bête, mais il est homme et animal, et c’est ce que le sexe en chacun ne cesse de nous 10 Erotisme & Pornographie rappeler. L’érotisme joue de la loi et de la pulsion, il permet de jouir humainement de notre animalité, bestialement de notre humanité. C’est de quoi aucune bête ni aucun ange n’est capable. L’érotisme est donc le propre de l’homme avec le langage. Dia 18 L’homme est un animal transgressif : le seul qui jouisse de son animalité en s’en distanciant, voire, raffinement suprême, en se la reprochant. Ne voir dans l’interdit sexuel qu’un préjugé dont il est temps de se défaire, c’est une véritable sottise. C’est le sexuellement correct de notre époque, libéré, apaisé, hygiénique. Retrouver une impossible innocence originelle ? Comme ce serait ennuyeux ! Comme ce serait bête dans tous les sens du terme. Autant souhaiter la disparition de la politesse, de la gastronomie, de l’art. La loi n’est pas le contraire du plaisir ; c’est sa contrainte et il n’y a pas d’art digne de ce nom sans contraintes, ni d’humanité. Une sexualité libérée ? Il ne peut y avoir de libération que là où une loi existe et peut donc être transgressée. C’est le plus beau cadeau que Dieu ou Eve firent à l’humanité ou plutôt que l’humanité se fit à elle-même : la loi, donc aussi la liberté de s’y soumettre ou non. Pas de loi qui n’ouvre à la possibilité de sa propre transgression. Pas de transgression qui ne confirme à sa façon la loi même dont elle prétend s’affranchir. La transgression lève l’interdit sans le supprimer. C’est où l’humanité commence : par l’interdit du meurtre, par l’interdit de l’inceste, par le confinement de la sexualité réglée et cachée, donc aussi par la pudeur, la honte et l’érotisme. L’homme n’est un animal transgressif que parce qu’il est d’abord un animal culturel, le seul qui se donne à lui-même sa propre loi ou plutôt qui la reçoit de ses parents et qu’il ne peut transgresser sans une forme de mauvaise conscience. Il serait plus simple, et moins érotique, d’être des bêtes. Ce n’est pas une raison pour regretter les grands singes que nous fûmes, que nous sommes encore par le corps, et dont la culture définitivement nous sépare. Dia 19 Comment passe t-on de l’animal à l’homme pour Bataille? Par la fabrication d’outils et la conscience de la mort, mais aussi par 11 Erotisme & Pornographie l’interdit et la transgression en matière sexuelle, en glissant de la sexualité sans honte à la sexualité honteuse dont l’érotisme découle. De là ce goût de péché qui, même chez les athées, fait partie de la sexualité et en rehausse la saveur. L’amour physique, pour chacun, et quelle qu’en soit la fréquence, garde quelque chose d’exceptionnel, d’insolite, d’inconvenant. Les bêtes ne savent pas ce qu’elles perdent. Quel érotisme sans liberté et quelle liberté sans libération ? Donc sans loi, sans résistance, sans angoisse. « L’homme est un animal qui demeure interdit devant la mort et devant l’union sexuelle » écrivait Bataille. Cela ne l’empêche pas d’aimer la vie, bien au contraire, et le sexe ! Quoi de plus spécifiquement humain, outre les rites funéraires, que l’érotisme, que le libertinage même au sein du couple, que les fantasmes, que la pudeur délicieusement offensée ou surmontée ? Et quel plus bel hommage à la vie, au désir, à l’humanité ? Le sexe ni la mort ne sont proprement humains. L’érotisme et les funérailles, si. Dia 20 Le sexe et l’amour sont pour les humains des problèmes qu’il faut affronter et surmonter, sinon résoudre, et qui définissent au moins une partie de notre humanité. L’homme est un animal érotique : le seul qui fasse l’amour en tant que cela ne se réduit ni au coït ni à l’orgasme, le seul pour qui la sexualité pose problème, le seul qui soit capable de mettre le désir plus haut que le plaisir, le seul qui le cultive au lieu de se contenter, comme la première bête venue, de l’assouvir. C’est qu’il est un animal moral et l’érotisme ne va pas sans la moralité. On ne fait pas l’amour comme on boit un verre d’eau. L’acte sexuel a toujours une valeur de forfait. C’est pourquoi c’est si bon, si fort, si troublant. Dieu nous préserve de l’innocence ! « Alors leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus ». La pudeur qui est le sentiment de l’obscénité est un comportement acquis et variable, donc culturel. On ne s’habille pas seulement contre le froid. On s’habille pour se parer, pour se protéger, pour se faire voir et se cacher. La nudité ne nous est plus naturelle. Et d’ailleurs elle devient signifiante. Et que peux t-elle signifier d’autre que le sexe ? C’est lui ultimement qu’on cache ou qu’on dévoile. C’est une chance plutôt qu’une malédiction car tout érotisme serait cela impossible. 12 Erotisme & Pornographie La pudeur comme vertu est indissociable de l’impudeur qu’elle suppose. La honte de ce qui n’est pas honteux fait partie de son charme. C’est le devenir obscène de la nudité donc aussi son devenir érotique. Quel beau cadeau ! La pudeur et l’impudeur naissent ensemble et l’une par l’autre. Double plaisir, double liberté pour les amants. Double séduction pour tous. Pour enfermer l’impudeur, la Burqa. A l’opposé le naturisme est triste quand il prétend abolir la pudeur. Dia 21 Une sexualité purement naturelle n’aurait rien d’érotique. Un plaisir innocent serait insipide. Une sexualité sans concupiscence comme celle d’avant la faute ? A quoi bon. Autant rêver d’une sexualité sans trouble, sans tabous, sans transgression, sans tentation, sans fantasmes, sans audaces, sans rêves, sans passion, sans érotisme. La gastronomie alors vaudrait mieux ! Dia 22 Erotisme ou pornographie ? Celui-là, dit-on parfois, traiterait du corps comme sujet ; celle-ci comme objet ou comme simple assemblage de morceaux de viande. Mais un pur objet ou de simples morceaux de viande, même dans un film n’aurait rien de pornographique. Et l’érotisme se plaît bien souvent à réduire l’autre à son objectivité corporelle ou charnelle. Où placer la frontière ? Certains films ou livres sont classés par les uns comme pornographiques alors que d’autres n’y voient que des œuvres érotiques. Pourquoi faudrait-il trancher ? La différence entre les deux genres est probablement plus esthétique, puisque les mêmes affects sont à l’œuvre dans l’un comme dans l’autre comme ils le sont dans la sexualité la plus ordinaire. La pornographie décrit ou montre le plus crûment possible et sans recherche esthétique ce que l’érotisme préfère suggérer, mettre en scène ou en mots. C’est pourquoi la pornographie est toujours plus dérangeante. Le sexe ni la mort ne se peuvent exhiber sereinement. « La pornographie, pour Robbe-Grillet, serait l’érotisme des autres ». Ce qui souligne que la frontière entre ces deux notions reste floue, mobile et incertaine et à tout le moins marquée de subjectivité. 13 Erotisme & Pornographie L’érotisme peut en fait se vivre à la première personne du singulier ou du pluriel (le je du désir et le nous des amants) et en actes alors que la pornographie n’existe guère que comme spectacle ou récit qui ne peut être perçu que de l’extérieur. C’est d’ailleurs ce que suggère l’étymologie. Pornographie vient du grec « pornè » (la prostituée) et « graphein » (écrire ou dessiner). Erotisme vient d’éros, le dieu de l’amour ou de la passion amoureuse. Ainsi peut il y avoir quelque chose d’aimant ou d’aimable, de passionnant ou passionnel, voire de religieux, dans l’érotisme. Alors qu’il y a inévitablement quelque chose de vulgaire ou de bas et souvent de mercantile (« pornè » vient « pernènai » qui veut dire vendre) dans la pornographie. Il n’y a pornographie que là où il y a graphie, c’est à dire représentation écrite ou visuelle d’un acte sexuel. L’érotisme, dès qu’il se donne en spectacle tend vers la pornographie. La même scène peut ainsi être érotique, dans le secret de la chambre, ou pornographique, sur un écran de télévision ou de cinéma. Le sexe est obscène dès qu’il se montre. Dia 23 Qu’est ce que la pornographie ? C’est la représentation explicite d’un acte sexuel qui tend à l’excitation sexuelle du lecteur ou du spectateur. Que le mot soit universellement perçu comme péjoratif en dit long sur notre rapport à la sexualité. Sont jugées pornographiques des représentations non seulement obscènes, ce qui pourrait être moralement neutre, mais presque toujours méprisantes et avilissantes. Plutôt mercantiles qu’amoureuses ou esthétiques. Si l’érotisme peut être un art, la pornographie n’est le plus souvent qu’un commerce. Cela n’interdit pas de faire de la pornographie un usage privé qui peut être pour certains plaisant voire légitime. Pour Ruwen Ogien, la différence entre érotisme et pornographie n’est pas descriptive car les deux termes font référence à la même chose, mais normative : « Erotique » est positif ; « pornographique » est négatif ou péjoratif. Pour la littérature et le cinéma, le choix entre l’un ou l’autre de ces adjectifs est moins en rapport avec le contenu de l’œuvre qu’avec le style de traitement qu’on lui applique. L’érotisme suggère davantage qu’il ne montre, ou ne montre qu’en esthétisant. Il peut donc être élégant, distingué voire artistique. 14 Erotisme & Pornographie Le beau lui tient lieu d’excuse ou de justification. La pornographie au contraire montre tout, de préférence en gros plan, et se soucie moins d’esthétique que d’efficacité : la vulgarité, la crudité, la bassesse et la rentabilité font partie de son projet. L’obscénité peut exister dans les deux cas, mais plutôt sublimée dans l’érotisme, toujours exhibée dans la pornographie. Dia 24 Tout acte sexuel, dès qu’on le représente, demeure impudique, scabreux et choquant. Quelque soit la banalité et la fréquence de cet acte, il reste troublant et incongru. L’acte sexuel le plus courant, dès qu’on le montre en gros plan, reste étonnamment scandaleux. Quel père, quelle mère montrerait ces scènes à son enfant ? Pourtant, c’est notre vie banale et innocente. Le sexe est cette innocence en nous qui reste en quelques façons choquante ou coupable, cette banalité qui garde une part d’audace ou d’opprobre. La pornographie s’en nourrit. L’érotisme en joue. La pornographie est l’exploitation de l’obscénité. L’érotisme, sa mise en scène ou en œuvre. La dimension d’audace, d’impudeur ou de forfait, même atténuée, subsiste cependant et c’est heureux : tristes amants, que leur nudité ou leurs désirs n’émeuvent plus ! Dia 25 Montrer, exhiber, regarder, toucher, oser, défier, transgresser, profaner, ce sont des dimensions de notre vie sexuelle, au même titre que l’amour et la tendresse. Pas besoin, pour en ressentit le trouble, d’être particulièrement porté à la culpabilité, ni à la perversion. « Dans le désir sexuel, dit Sartre, la conscience se fait corps, pour s’approprier le corps d’autrui ». Mais ce corps n’est désirable que parce qu’on sait que nul ne saurait le posséder. C’est le paradoxe du désir qui le voue à l’échec et à la répétition. Il s’agit bien de s’approprier l’autre, du moins dans un certain sens. Les caresses sont appropriation du corps de l’autre ; elles transforment le corps en chair, le sujet en objet, l’activité en passivité. La caresse est dévoilement de la chair de l’un par la chaire de l’autre. Le désir est à l’origine de son propre échec, non seulement parce que l’orgasme y met un terme, mais surtout parce qu’il est désir de prendre et de s’approprier l’autre. 15 Erotisme & Pornographie Je voudrais posséder l’autre, mais on ne peut posséder qu’un objet et désirer, au sens sexuel du terme, qu’un sujet. Cette contradiction voue le désir à l’impossible. Désirer un corps conscient, et personne ne saurait désirer sexuellement autre chose. Une conscience sans corps ne serait pas désirable. Un corps sans conscience, sauf en fantasme, ne l’est guère davantage. Aussi veut-on posséder les deux à la fois et ça c’est impossible. De là l’échec. Jouir du corps de l’autre, même après des années de vie commune, ce n’est jamais anodin. Tout être humain est aussi un objet, par son corps, et comme tel possiblement soumis à la violence du viol, à l’achat dans la prostitution ou à l’instrumentalisation dans la pornographie. L’interdit du viol n’a de sens que parce que celui-ci peut paraître désirable au moins fantasmatiquement pour certains, plutôt des hommes d’ailleurs. Dia 26 Il y a bien comme une contradiction entre la morale et le sexe. La sexualité est par essence amorale, voire immorale. Le sexe est égoïste, avide, irrespectueux : le contraire à peu près de l’amour et de la charité ou même de la morale. On devrait considérer l’autre comme une fin en soi, autrement dit comme une personne. Et l’on n’en jouit que davantage à le considérer, au moins à certains moments, comme un moyen, comme un objet, comme une chose. Pas question pour autant d’y renoncer. Traiter comme un moyen, ce n’est pas bien, mais ce n’est pas toujours mal. La faute serait de ne le traiter que comme un moyen. Et d’ailleurs, quand le désir s’en mêle entre partenaires consentants, qu’est ce c’est bon… Il y a de la profanation dans l’acte sexuel, qui souligne ce qu’il y a de sacré dans l’être humain. On ne peut profaner que ce qui est sacré. C’est la transgression première dont toutes les autres dépendent : traiter l’autre comme un objet, ce qui n’est désirable que parce qu’il est en fait autre chose qu’un objet, tout en l’étant aussi par son corps. Transgresser, c’est joue avec les limites de l’humanité, pour en jouir. L’érotisme est donc un humanisme. Dia 27 « L’érotisme commence où finit l’animal » écrit à juste titre Bataille. Mais l’animalité n’en est pas moins le fondement. 16 Erotisme & Pornographie L’humanité jouit dans l’érotisme en se détournant de l’animalité par la culture, l’interdit, l’amour. Cela explique que partout, et sans doute dès les temps les plus anciens, notre activité sexuelle soit astreinte au secret et contraire à notre dignité. La sexualité humaine se détache donc de la simplicité animale y compris lorsqu’elle la mime : la transgression, donc l’érotisme, est le propre de l’homme. La nature nous contient. Elle ne nous gouverne pas. Ses lois ne sont pas susceptibles d’être enfreintes. Les nôtres, si. C’est par quoi elles touchent à l’esprit. L’homme, animal dénaturé, disait Vercors : le seul qui s’oppose à la nature, qui se révolte contre elle et par là s’en distingue. Il ne cesse pas pour autant d’en faire partie. Ainsi restonsnous des animaux, dénaturés sans doute ou plutôt surnaturés par la culture et le langage. Seul un être moral est capable de vices, de crime, de barbarie. Mais seul aussi il peut jouer avec les interdits qu’il se donne, ou qu’on lui a légué, voire en nourrir ses désirs et ses fantasmes, les renforcer, les raffiner, les réguler, les sélectionner. Et c’est ce qu’on appelle, en matière de sexualité, l’érotisme. 17